Chapitre 2. Fabrications scientifiques pour une théorie du soi, du non soi et du comme soi
p. 31-98
Texte intégral
1L’histoire du monde est une histoire de conflits, dont les motifs sont presque invariablement des questions de pouvoir et de domination. Celle de l’Orient et de l’Occident n’échappe pas à la règle. Les relations entre ces deux blocs ont toujours oscillé entre rejet et acceptation, entre admiration et horreur, parfois les deux en même temps, dans un rapport inscrit dans une dialectique de contradictions, d’ambivalences et d’ambiguïtés. Les relations anglo-indiennes sont, à ce titre, un exemple qu’historiens et critiques des deux pays étudient encore aujourd’hui tant les enjeux et les motivations de la colonisation sont complexes. La biologie, ses interprétations, est l’élément unificateur des discours sur l’Orient, l’impetus de l’ensemble du système colonial basé sur une équivoque (voulue et entretenue) entre gène et culture qui a permis de justifier la colonisation anglaise en Inde. C’est par la conviction intime puis l’entente tacite entre les différents acteurs de l’entreprise coloniale que la biologie a petit à petit pris une place prépondérante puis omniprésente dans les discours qui ont sans cesse dérapé vers des arguments de plus en plus méprisants vis-à-vis de l’étranger. Tout commence à partir de notions récurrentes. La notion d’étrangeté est l’un des premiers lieux communs des descriptions des xviiie et xixe siècles, et celui qui va le plus dégénéré dans le sens d’une exclusion progressive des Indiens, de l’Inde, de ses institutions, de ses religions puis par glissements progressifs de toutes les composantes de sa culture.
2La fixation sur la race a pris une ampleur sans précédent dans les discours coloniaux, et a permis aux racialistes de tirer toutes les conclusions voulues pour justifier la mission civilisatrice. Homi Bhabha, dans The Location of Culture, nous rappelle le fait suivant :
The objective of colonial discourse is to construe the colonized as a population of degenerate types on the basis of racial origin, in order to justify conquest and establish systems of administration and instruction. (p. 101)
3Les deux principales générations d’observateurs, dont il sera question plus loin, malgré leurs dissensions, malgré aussi leurs similitudes dans le choix de l’objet d’étude, se rejoignaient sur cette idée de l’étrange. Ce point de rencontre marquera la fiction anglo-indienne des xixe et xxe siècles. L’étrange sera très vite associé à un sentiment d’inquiétude qui lui-même, par ricochet, sera remplacé, à travers une série de jeux de rhétorique, par la conviction de l’infériorité de certains et la supériorité des autres. Ces trois axes de représentations, l’étrange, l’inquiétude et la supériorité prendront la forme d’une mise à distance de l’Inde et des Indiens. Paradoxalement, les divisions entre les différents observateurs, venus de l’Occident, les ont soudé, et leurs conclusions ont abouti à une dichotomie nette entre Orient et Occident, mais surtout à la certitude de la supériorité occidentale. Il apparaît, en fait, que l’étrange et l’inquiétant soient les résultats lexicaux déformés d’un autre mot, celui de complexité, une faille dans le domaine de la connaissance. On qualifie d’étrange et d’inquiétant ce qui se situe en dehors de notre sphère de connaissance. Dès lors, il fut décidé de réformer l’Orient pour lui retirer toute trace d’étrange, d’inquiétude, et de le remodeler selon des normes connues, donc occidentales. Le revirement d’opinion, après une vague d’orientalistes en apparence plutôt bienveillante envers l’Inde, disposée à lui reconnaître une Histoire et une identité culturelle spécifique, n’a fait que s’accentuer au fil des décennies, en particulier à partir de la révolte des cipayes. Le changement d’opinion fut irréversible. L’Oriental, cette étiquette généralisante mais commode pour les méthodes comparatistes, devint une aberration voire une menace parce qu’il n’entrait pas dans les cadres connus des structures occidentales.
4À partir de ce constat, la notion de complexité, qui n’apparaît pas en tant que telle dans les discours puisqu’elle aurait pu laisser entendre que l’Inde, finalement, avait de quoi opposer à l’esprit occidental, fut traduite par une somme d’expressions de bout en bout négatives dans le but de démontrer la nécessité d’un pouvoir extérieur fort, fiable et stable, étant entendu que l’Inde était incapable de s’auto gouverner. Chaque époque a eu ses figures de proue, et chacune d’elles a fortifié la conviction de l’ingérence britannique dans les affaires indiennes, quasiment jusqu’au dernier souffle de l’empire. Écoutons Winston Churchill en 1932, soit seulement quinze ans avant l’Indépendance :
Elections, even in the most educated democracies, are regarded as a misfortune and as a disturbance of social, moral, and economic progress ; even as a danger to international peace. Why at this moment should we force upon the untutored races of India that very system, the inconveniences of which are now felt even in the most highly developed nations […]. (Churchill : Four Faces and the Man, Robert Rhodes James, p. 101)
5Cette déclaration est d’autant plus surprenante que Churchill avait une connaissance très limitée de l’Inde comme l’atteste, à deux reprises, l’historien Roy Jenkins :
Although India was for several years in the early 1930s to dominate his political activity, and considerably to damage his political prospects, he never felt it necessary to refresh his direct knowledge of the sub-continent, which he regarded as a geographical expression and « no more a country than is the equator ». (p. 44)
6Et
The sad fact was that India, which Churchill chose to make the focus of his political activity between 1931 and the first months of 1935, was a subject about which he knew little. He had never been there since his essentially polo-playing visit at the end of his time as a subaltern of Hussars in 1899. Nor was his degree of briefed information about the India of thirty years later as good as that which he normally sought and achieved before one of his major campaigns, […] « his lack of detailed knowledge of the subject », according to Rhodes James, « was most painfully exposed ». (ibid., p. 435)
7L’Inde est une quantité négligeable (nous y reviendrons) et/ou un terrain de jeu (nous y reviendrons aussi) aux yeux de Churchill.
8Quoi qu’il en soit, les formulations négatives associées à l’Inde peuvent se résumer de la façon suivante : désordre absolu, chaos indien, jungle, anarchie, bazar oriental ou le fameux « muddle » de A Passage to India du romancier britannique E. M. Forster. En définitive, ces termes sont autant de preuves d’une frustration et d’une impuissance à comprendre. Confrontés à une déconcertante altérité, les chercheurs ont tenté de trouver une cohérence ou une unité, en utilisant comme seules références celles de leurs propres valeurs occidentales, des valeurs mues par un esprit rationnel et analytique. La nécessité de mettre de l’ordre là où ils considéraient qu’il n’y en avait pas était née, et lorsque l’unité tant recherchée leur échappait, ils la construisaient. Cette unité, ils l’ont trouvée dans la négation. Faute de pouvoir comprendre, faute de pouvoir déchiffrer, de pouvoir « lire » l’Inde, ils l’ont écrite. Mais avant de l’écrire, ils l’ont observée. Ils ont classé les individus en les écartant petit à petit du modèle occidental, en les repoussant vers des marges qu’ils avaient eux-mêmes imaginées, pour en faire des individus autres, avec la certitude qu’ils étaient investis d’une mission susceptible de sortir le peuple de son obscurantisme. L’Indien était devenu un être à part, incompréhensible, autre.
9Nous verrons dans ce deuxième chapitre que le xviiie et le xixe siècle, tout particulièrement, ont exacerbé les dissonances de ces rapports de force, sans doute parce que les Européens, convaincus de leur immense savoir et de la rationalité de leur conduite, n’ont jamais su ou pu s’accorder sur leurs perceptions de l’Inde et sur l’expérience d’altérité, parce que le pays qu’ils convoitaient n’entrait dans aucun cadre connu, d’où la multiplicité des interprétations et des contradictions, d’où la conclusion facile, lapidaire et sans appel d’une Inde inférieure ; une infériorité déterminée par la race de son peuple. Comme le démontre le biologiste Albert Jacquard, dans son ouvrage Éloge de la différence, certaines contradictions sont plus inexplicables que d’autres :
L’Angleterre participe, avec d’autres nations européennes, à l’aventure coloniale, si exaltante pour ceux qui la vivent ; cette aventure aboutit à la mise en tutelle de peuples entiers, considérés comme inférieurs aux peuples de races blanches dont le succès apparaît définitif. Pour une société imprégnée d’une religion qui prêche l’amour du prochain, une attitude aussi dominatrice peut poser problème. (p. 123)
10Certains acteurs de la colonisation avouaient que les raisons profondes de leur présence dans le sous-continent leur échappaient, d’autres, c’est-à-dire la plupart, échafaudaient des constructions qui divergeaient au gré des buts recherchés. La majorité des Indiens ont pâti de ces indécisions – les doutes des uns, les impératifs des autres –, quelques-uns en ont profité, mais pour le chercheur d’aujourd’hui, quel que soit son domaine d’étude, et quelle que soit sa nationalité, il persiste un enchevêtrement de données difficile à démêler.
11Le narrateur de A Passage to India évoque « The celebrated oriental confusion » (p. 143) tandis que l’écrivain Pankaj Mishra, déclare dans l’introduction de ce même roman, que « muddle » fait partie du lexique favori de E. M. Forster. La perception de l’Inde de ce narrateur particulier est donc celle du chaos, et le discours du roman tend vers une certaine remise en ordre de ce chaos. Il me semble, de façon plus générale, que la plupart des discours sur l’Inde tendent vers le même but, qu’ils soient fictionnels, scientifiques, politiques ou qu’ils relèvent du domaine de l’expérience personnelle, du journal intime au récit de voyages. Mais si tous les narrateurs sont d’accord sur le fait que l’Inde est un lieu où règne le désordre et qu’il est nécessaire d’y remédier, tous ne sont pas d’accord en revanche sur la nature du désordre. Une première incohérence se situe à ce niveau : comment peut-on décider et déclarer qu’un peuple est dans un état permanent de confusion ou de désordre, puis prétendre restructurer l’ensemble tout en produisant des discours qui ne sont eux-mêmes que confusion ou désordre ? Dans ce deuxième chapitre nous essaieront de répondre aux questions fondamentales caractéristiques de cette époque, à savoir, pourquoi le monde occidental représente t-il l’Inde, comment le fait-il, et pourquoi et comment fait-il des Indiens une entité qu’il nomme « les Autres » à travers des discours qui font preuve de la plus grande incohérence, si ce n’est de la pure mauvaise foi ? Le but de cette étude n’est pas de reprendre les différentes et nombreuses théories, parfois elles aussi contradictoires, énoncées sur le sujet, cela a été fait maintes fois, mais de centrer le propos sur le sujet qui nous intéresse à savoir le lien avec la biologie, élément primordial à tout débat sur la colonisation.
« Muddle » ou le bazar occidental
[…] as though I had to be forever reminded of its hopelessness and the splendour of its sorrow.
James Cameron, An Indian Summer, p. 10.
12Lorsque les Européens, venus en Inde pour des raisons variées, (qu’ils furent missionnaires, simples voyageurs, marchands ou chercheurs) ont commencé à s’interroger sur le fonctionnement de la société indienne, ils se sont trouvés démunis face à la diversité et à la complexité de la civilisation se présentant à eux. D’où la présence quasi obsessionnelle d’oxymores dont la phrase mise en exergue ci-dessous est un exemple type. Ainsi, un Orient romantique, mystérieux, éternel, regorgeant de richesses, ou encore un Orient modèle de sagesse a côtoyé un Orient attardé, mystique, barbare où les philosophies et les sciences manquaient cruellement jusqu’au moment où seules ces dernières caractéristiques, négatives, ont prévalu.
13Pendant les xviiie et xixe siècles, l’Inde fut l’objet d’un certain nombre de discours qui au fil des décennies l’ont figée dans des schémas stéréotypés et souvent antagonistes. à travers les observations et les fantasmes des observateurs occidentaux, une vision de l’Inde s’est construite autour d’idées-forces et de sentiments inspirés par ces dernières, plus que par des preuves, formant un ensemble composite mais néanmoins suffisamment solide pour avoir perduré pendant toute la période de la présence anglaise en Inde. En fin de compte, ce qui reste de ces recherches, est une suite de discours et de contre discours dans lesquels règne la plus grande incohérence. Ce que le critique contemporain retient de la pensée occidentale de l’époque revient au contraire de ce qu’elle avait tant voulu faire croire et prouver au monde : son esprit analytique, hérité de la tradition aristotélicienne, sa foi en l’unité, sa tolérance, la richesse de sa culture, miroir d’un Occident universaliste, depuis les Lumières, un monde fondé sur les droits de l’Homme et la liberté des idées.
14Dans The Argumentative Indian, un recueil d’essais sur l’Inde, l’économiste indien Amartya Sen interroge la multiplicité des perceptions que l’Inde a suscitée au fil des siècles. Ses analyses sur l’imagination occidentale éclairent les différents jugements portés sur son pays par une étude de trois principaux points de vue.
Attempts from outside India to understand and interpret the country’s traditions can be put into at least three distinct categories, which I shall call exoticist approaches, magisterial approaches and curatorial approaches. The first (exoticist) category concentrates on the wondrous aspects of India. The focus here is on what is different, what is strange in the country […]. The second (magisterial) category strongly relates to the exercise of imperial power and sees India as a subject territory from the point of view of its British governors. This outlook assimilates a sense of superiority and guardianhood needed to deal with a country that James Mill defined as « that great scene of British action ». […] The third (curatorial) category […] includes various attempts at noting, classifying and exhibiting diverse aspects of Indian culture. […] the curatorial approaches have inclinations of their own, with a general interest in seeing the object – in this case, India – as very special and extraordinarily interesting. (p. 141-142)
15Dans cette répartition, la troisième catégorie d’observateurs (dans l’ordre cité ci-dessus) correspond aux orientalistes, maîtres d’une discipline née au xviiie siècle. Il s’agit d’une première génération de Britanniques que tous les domaines intéressaient, de la médecine à l’agriculture en passant par la rhétorique et le commerce. Ce groupe s’occupait à un recensement précis de l’ensemble des questions indiennes. Parmi les orientalistes, se sont illustrés des personnages comme Warren Hastings, premier gouverneur général britannique, Sir Williams Jones, philologue, homme de loi et traducteur ou Charles Wilkins, fondateur de l’épigraphie indienne, premier Anglais à maîtriser le sanskrit et premier traducteur du Bhagavad-Gita. D’autres savants sont venus se joindre aux premiers. James Prinsep, secrétaire de la Société Asiatique du Bengal, fut le premier à avoir déchiffré les écrits d’Ashoka l’empereur Maurya, tandis que Henry Colebrook fut l’initiateur de l’étude critique des Veda et Horace Hyman Wilson, sanskritiste de renom. L’une des manifestations concrètes de cet intérêt fut L’Asiatik Society of Bengal, la première institution orientaliste, fondée à Calcutta en 1784 dont les membres étaient tous des Britanniques jusqu’en 1829, date à laquelle des érudits indiens furent enfin admis en son sein. Les orientalistes se passionnaient pour tous les sujets indiens (hindous serait plus exact), et prônaient un enseignement en langue vernaculaire, autre « preuve » d’une politique d’ouverture. Précurseurs et initiateurs d’une nouvelle discipline nommée indologie, ils comptaient faire connaître et mettre en valeur le passé indien. On le voit, l’Inde attirait des chercheurs de toutes disciplines, et exerçait sur ces derniers une fascination et un enthousiasme évidents. Romila Thapar, historienne indienne, définit l’indologie en ces termes : « the study of India by non-Indians, using methods of investigation developed by European scholars in the nineteenth century » (Early India, p. 11). On peut déjà entrevoir les problèmes que pose une telle méthode d’investigation. Les chercheurs exaltés se posèrent en observateurs. L’étude de l’Inde sans les Indiens est une première anomalie à l’entreprise. Tout se passe comme s’ils s’arrogeaient le droit de s’approprier la culture d’un peuple, selon leur propre méthode, sans requérir la participation de ce peuple aux recherches. On peut se demander, à ce stade, si ce comportement, celui de tenir les Indiens à l’écart, n’était pas une première manifestation de supériorité de l’Occident sur l’Orient, comme si ces chercheurs détenaient à eux seuls les compétences scientifiques et intellectuelles à déchiffrer le passé indien. Certains livres d’Histoire en sont convaincus. Voici ce que révèlent les trois auteurs d’un ouvrage intitulé L’Inde antique et la civilisation indienne publié en 1951 :
Sans doute, on peut, avec précaution, tirer de la littérature indienne quelques données historiques. Mais c’est surtout par les peuples qui ont une histoire, dans la mesure où ils ont été en relations avec l’Inde, que l’on est renseigné sur le passé de celle-ci. (p. vi-vii)
Les premiers renseignements sur la langue et la littérature sanskrite nous viennent des missionnaires. (p. 263)
A.-L. Chézy, premier professeur de sanskrit au Collège de France, avait appris cette langue seul, sans maître et sans aller aux Indes, grâce aux travaux des Anglais et aux manuscrits de la Bibliothèque Nationale. (p. 265)
16Il est clair, à travers ces trois citations, que les Occidentaux se passent sans difficulté du concours des Indiens, et encore moins de leurs commentaires. Notons aussi, dans la troisième citation, les références aux institutions du savoir, agrémentées de majuscules, qui à elles seules font autorité. Nul besoin des Indiens dans l’apprentissage d’une langue de l’Inde. Nul besoin non plus d’un déplacement dans le pays.
17Ainsi, le lecteur imagine aisément ces chercheurs, tels des pirates devant une malle aux trésors, sans se demander s’ils peuvent s’emparer du contenu. Sans se demander qui en est le propriétaire, ils ont examiné la malle, en ont pillé le contenu, et ont fait le tri selon qu’ils considéraient que tel ou tel objet pouvait ou non leur être utile. Dans ce contexte, le prétexte de connaissance pure et désintéressée est remis en doute.
18L’interprétation exotiste d’Amartya Sen, s’apparente, dans l’esprit, à celle dont il vient d’être question. Sans aller jusqu’à l’idéalisation du bon sauvage et l’apologie des « Autres » comme l’a fait Thomas More, cette approche témoigne en faveur de l’Inde, et réhabilite le passé du pays, mais cette fois dans une perspective définit comme romantique ou idyllique. Les partisans de cette approche font partie d’un groupe de romantiques, presque tous d’origine allemande, parmi lesquels se sont illustrés les frères Friedrich et August Wilhelm Schlegel, le philosophe panthéiste Friedrich Schelling ou Johann Gottfried Herder. Ces enthousiastes d’une Inde, certes mystérieuse, acclamaient la dimension spirituelle constitutive de l’essence du pays. Ce groupe de penseurs défendait un point de vue opposé à celui de la génération suivante représentée par Mill ou Thomas B. Macaulay, comme le précise Ronald B. Inden dans Imagining India : « Romantics typically took the stance not of supporters of Western values and institutions, but of critics of them. » (p. 67). Dans la perspective romantique, l’Occident est décadent et doit apprendre à tirer ses leçons des traditions indiennes. Mais comme bon nombre d’autres interprétations européennes sur l’Inde, celles des romantiques n’étaient ni plus ni moins que des créations, des mises en scène destinées à alimenter les fantasmes de leurs auteurs, et que la réalité s’est empressée de désavouer.
Not surprisingly, many of the early enthusiasts were soon disappointed in not finding in Indian thought what they had themselves put there, and many of them went into a phase of withdrawal and criticism. (The Argumentative Indian, A. Sen, p. 152)
19Les désillusions et les frustrations de ces romantiques, inventeurs d’un mythe des origines douteux, annonçaient d’autres critiques, plus virulentes, celles des utilitaristes, le groupe de chercheurs de la génération suivante qui, comme la précédente, ne trouva pas ce qu’elle cherchait. Les déceptions sont toujours d’autant plus grandes, cela est particulièrement vrai lorsque les enjeux coloniaux entrent en ligne de compte, qu’elles sont fondées sur des illusions reposant sur les motivations avouées ou non de l’observateur, la tension entre « la description d’un réel » et « la formulation d’un idéal » (Nous et les autres, Tzvetan Todorov, p. 355).
20Conflit permanent donc entre le monde et la vision que l’on en a ou que l’on veut bien lui donner. Ce phénomène est semble t-il inévitable si l’on en croit Henri Laborit :
La création est déterminée, car la collecte des informations indispensables l’est aussi. Elle l’est par l’affectivité avec ses facteurs multiples, par le déterminisme génétique, sémantique et personnel de l’individu, qui tentera de trouver dans les choses ce qu’il attend d’elles, ce que le déterminisme de ses désirs lui laisse espérer. (L’Homme imaginant, p. 144)
21Quoi qu’il en soit, les intérêts culturels portés à l’Inde, par les plus enthousiastes des chercheurs, auraient pu être l’occasion de réfléchir sur l’humanité. Ils auraient pu aussi constituer un apprentissage afin d’échanger les cultures, ils auraient pu être un moyen de faire partager un savoir et de le transmettre, de participer au progrès dans la connaissance de l’Autre, puisque le progrès, selon la définition qu’en donne Jacques Ruffié dans De la Biologie à la culture, signifie « donner et recevoir » (p. 195). Or, les intérêts variés et multiples des chercheurs de la civilisation indienne comportent un certain nombre de points noirs. En effet, les motivations réelles de ce groupe d’érudits divisent encore de nos jours les critiques contemporains. Pour certains, les orientalistes ont fait preuve d’ouverture sur un monde étranger au leur, et ont porté un intérêt sincère au peuple indien, à son histoire et à ses traditions en étudiant les langues et les religions. C’est aussi le parti pris par les auteurs de L’Inde antique et la civilisation indienne dont il a été question plus haut :
Quoi qu’on puisse dire des malheurs que la mauvaise politique de la Compagnie [des Indes Orientales] a attirés sur les Indiens, il faut reconnaître, à l’honneur des Anglais, qu’ils ont désiré connaître leurs nouveaux sujets. (p. 264)
22Les Anglais ont donc fait preuve de bonne volonté. Mais pour la plupart des critiques, en revanche, les écrits produits par les spécialistes portent à croire que leurs travaux résultaient d’une curiosité calculée : condescendance à l’égard de l’Inde et volonté de mieux dominer le sous-continent. Ces derniers s’accordent sur le fait que toutes ces motivations, qu’elles que furent leurs justifications ou tentatives de justification, n’avaient d’autre but que celui de dominer les populations que l’Occident avait déclaré incapables de s’autogouverner. Edward Said, dans le sillage de la pensée de Michel Foucault et de son ouvrage Surveiller et punir, fut l’un des principaux défenseurs de cette théorie. Said définit ce lien entre savoir et pouvoir dans son célèbre ouvrage Orientalism.
[…] Orientalism can be discussed and analysed as the corporate institution for dealing with the Orient – dealing with it by making statements about it, authorizing views of it, describing it, by teaching it, settling it, ruling over it : in short, Orientalism as a Western style for dominating, restructuring, and having authority over the Orient. (p. 3)
23Ailleurs, dans le même ouvrage, il dénonce la perfidie des projets orientalistes caractérisés par une démarche comparatiste typique de l’époque, une démarche consciente du déni de l’étranger. La cible de Said, dans le cas présent, concerne William Jones.
To rule and to learn, then to compare Orient with Occident : these were Jones’s goals, which, with an irresistible impulse always to codify, to subdue the infinite variety of the Orient to « a complete digest » of laws, figures customs, and works, he is believed to have achieved. (p. 78)
24La soif de connaissance associée à la volonté de transcrire, d’ordonner ou de reproduire ce qui était observé, dans le contexte colonial des xviiie et xixe siècles, même ce qui concernait les sujets au premier abord dénués d’une charge idéologique forte ou évidente, cachait ainsi la volonté d’établir un corpus de données, utiles pour les visées impérialistes. Les auteurs de l’ouvrage collectif, Histoire de l’Inde moderne : 1480-1950, suivent en partie le même raisonnement, et considèrent que « l’orientalisme, comme domaine de savoir spécifique, à la fin du xviiie siècle, s’inscrit dans un contexte politique » (p. 395). La position de Warren Hastings était très claire à cet sujet : pour exploiter au mieux les richesses de l’Inde, il était indispensable de connaître le fonctionnement de la civilisation indienne. Il souhaitait ainsi « instaurer au Bengale un véritable partenariat avec les élites locales » (ibid., p. 395). Ce souhait montre que la recherche occidentale effectuée en autarcie avait ses limites, et que le contact, pourtant peu recherché, devenait obligatoire pour approcher au plus près l’objet d’étude, et ainsi mieux le maîtriser. L’intérêt porté à la culture indienne était donc à double tranchant et complètement contradictoire. Du côté indien, la participation ou la coopération des élites locales aux projets britanniques fut perçue par certains comme un acte de haute trahison faisant de ces élites des informateurs au service de l’empire plus que des collaborateurs.
25D’autres écrivains ne partagent pas ce point de vue, et semblent reconnaître chez certains orientalistes un élan de pure curiosité. C’est la thèse que défend David Gilmour dans son livre, The Ruling Caste :
No serious survey of the scholars of the ICS could conclude that they were a body of men who employed their skills to define an Indian « Other » and create a body of knowledge for the purpose of furthering colonial rule. (p. 251)
26Dans le même état d’esprit, mais tout en nuançant quelque peu son propos, Amartya Sen déclare dans The Argumentative Indian que « […] the process of learning can accommodate considerable motivational variations without becoming a functionalist enterprise of some grosser kind » (p. 143).
27Bien sûr, ce propos est juste dans l’absolu. Mais l’ingérence de l’empire britannique dans les affaires indiennes porte à croire que l’équation savoir et pouvoir ne formait qu’une seule et même idée. Les commentaires suivants fortifient cette conviction.
28La perception du passé de l’Inde, que A. Sen nomme magisterial approach, est celle des utilitaristes, dont James Mill et Thomas B. Macaulay se font les champions. L’état d’esprit des chercheurs européens avait radicalement changé par rapport aux orientalistes, et le travail de sape des utilitaristes a touché la plupart des domaines. à l’heure où l’empire britannique asseyait son pouvoir en Inde, une génération de fonctionnaires prit en tout le contre-pied de la première, sauf quand cela les arrangeait, comme nous le verrons plus loin avec le portrait de Macaulay. Hermétiques et hostiles à la culture indienne, cette deuxième vague d’Occidentaux a accentué l’attitude comparatiste, déjà sous-jacente au xviiie siècle, en créant des différences de plus en plus marquées. L’un des plus véhéments détracteurs des orientalistes fut le journaliste James Mill que tous les critiques d’aujourd’hui vilipendent pour son incompétence et sa malhonnêteté intellectuelle.
29Le but des utilitaristes se résumait en la négation pure et simple des résultats obtenus par les orientalistes, et par conséquent, la négation pure et simple de l’existence d’une histoire indienne. Les découvertes scientifiques sont passées sous silence. Les matières qui nous sont essentielles aujourd’hui, parmi lesquelles l’invention du système décimal, l’introduction du zéro, l’astronomie ou la géométrie, ne sont pas reconnues par les utilitaristes comme des découvertes indiennes. Ces dernières étaient pourtant attestées depuis de nombreux siècles comme le démontrent les deux extraits ci-dessous.
Notre histoire débute à Bagdad au ixe siècle […]. Abu Abdallah Muhammad ibn Musa al-Khwarizmi ne se contentait pas d’enseigner le système d’écriture décimale des nombres, aujourd’hui courant et que les Arabes venaient d’importer d’Inde. […] il importa d’Inde le calcul décimal de position. (« L’invention des algorithmes et la naissance de l’algèbre », Peter Schreiber, p. 14)
Très tôt, les mathématiciens arabes font la jonction entre les traditions grecque et indienne. De la première, ils tirent les bases de la géométrie. De la seconde, ils empruntent le système de numération à dix chiffres incluant le zéro […] les fameux chiffres arabes sont donc, en réalité, d’origine indienne. (« Les sciences arabes, de Cordoue à Samarcande » Stéphane Foucart)
30Dans An Area of Darkness, V. S. Naipaul dresse une liste impressionnante des inventions indiennes et de la modernité de la civilisation :
The aeroplane was known to ancient India, and the telephone, and the atom bomb : there is evidence in the Indian epics. Surgery was highly developed in ancient India ; […] Indian shipbuilding was the wonder of the world. And democracy flourished in ancient India. Every village was a republic, self-sufficient, ordered, controlling its own affairs ; […]. (p. 201-202)
31Les découvertes scientifiques indiennes avaient pénétrées l’Europe à travers les Arabes. Ces confirmations montrent comment James Mill a opéré une sélection du passé indien en éliminant ces découvertes purement et simplement de son Histoire de l’Inde britannique en déclarant que les seuls progrès dont on pouvait créditer les érudits indiens n’étaient ni plus ni moins qu’une appropriation déloyale de travaux précédemment effectués par les Européens. James Mill, entre autres, ne pouvait concevoir que l’Inde ait pu, à elle seule, être à l’origine de découvertes scientifiques. Amartya Sen rappelle l’influence particulièrement néfaste de James Mill et de sa célèbre et prétentieuse histoire philosophique, The History of British India, publié en 1817.
James Mill’s comprehensive denial of Indian intellectual originality evidently sprang from his general belief that Indians had taken only « a few of the earliest steps in the progress to civilization ». […] « Our ancestors, though rough, were sincere ; but under the glosing exterior of the Hindu, lies a general disposition to deceit and perfidy. » […] Perhaps I should in fairness note the mitigating circumstance that Mill made a conscious decision to write his history of India without learning any Indian language and without ever visiting India. (The Argumentative Indian, p. 79)
32Le jugement moral porté sur le « caractère » hindou est un thème constant de la deuxième partie du xixe siècle, et sera abordé dans les pages suivantes. Mais en attendant, The History of British India fut, malgré ses erreurs de jugement et ses partis pris, un ouvrage de référence, un classique étudié par les futurs candidats au concours de l’Indian Civil Service pour obtenir un poste d’administrateur en Inde.
33Certains acteurs de l’Inde coloniale, ont été plus néfastes que d’autres dans le procès attenté à une Inde « attardée ». En dehors de James Mill, Thomas Babington Macaulay figure en bonne place. Historien, homme politique et administrateur britannique en Inde au xixe siècle, Macaulay faisait partie du même clan que James Mill, et considérait que l’ouvrage de son collègue était l’un des documents les plus fiables publiés sur l’Inde. La génération de James Mill et de Macaulay fut la plus nuisible à l’image de l’Inde, et marqua le pays de façon durable. Les esprits se sont en particulier arrêtés sur ce qu’ils prenaient pour des défauts majeurs de la civilisation indienne et de son fonctionnement : manque de rationalité, immobilisme, inefficacité de toutes les structures (économiques, politiques et sociales), despotisme, manque d’unité, manque de maturité des Indiens ou inexistence d’un système de pensée complexe. La population indienne était, en résumé, captive de ses superstitions et de ses traditions obsolètes, des « maux » sources du sous-développement du pays. Mais reconnaître à l’Inde, à l’époque, un passé scientifique ou une histoire était chose impossible, puisque cela entrait en contradiction avec la mission civilisatrice que ces fonctionnaires s’étaient donnée de poursuivre. Il fallait fixer l’Inde dans un système homogène de caractéristiques négatives pour prouver, aux Indiens et au reste du monde, la nécessité d’une intervention extérieure. Le mépris de Macaulay pour la culture indienne fut clairement exposé lorsqu’il affirma, dans un discours retentissant sur l’éducation, l’infériorité qualitative et quantitative de la civilisation indienne. Bien qu’inculte dans ce domaine (il le dit lui-même !), tout comme James Mill, le ton employé dans ses affirmations est autant assertif que condescendant.
I have no knowledge of either Sanscrit or Arabic. But I have done what I could to form a correct estimate of their value. I have read translations of the most celebrated Arabic and Sanscrit works. I have conversed both here and at home with men distinguished by their proficiency in the eastern tongues. I am quite ready to take the Oriental learning at the valuation of the Orientalists themselves. I have never found one among them who could deny that a single shelf of a good European library was worth the whole native literature of India and Arabia. The intrinsic superiority of the Western literature is, indeed, fully admitted by those members of the Committee who support the Oriental plan of education. (« Minute on Indian Education »)
34En dehors de l’ignorance manifeste de son auteur, cet extrait est révélateur de la portée des discours et de la confiance accordée à des jugements de valeur issus de ces discours. Il paraît en effet superflu pour Macaulay de vérifier par lui-même puisque d’autres, des spécialistes, l’ont fait. La question de la vérification ne se pose pas. C’est bien là que se situe le cœur du problème. Il a suffi de quelques « témoignages », d’un écho suivi d’un autre puis d’autre, de ce son originel omniprésent que l’on retrouve dans le roman de E. M. Forster, A Passage to India, pour construire c’est-à-dire détruire l’Inde. L’incompétence de Macaulay en matière indienne, due à un manque d’expérience personnelle sur le terrain et à une confiance aveugle en des écrits qu’il ne vérifie pas, est évoquée dans le célèbre roman anglo-indien de Edward Thompson, An Indian Day, lorsque l’un des personnages fustige le comportement de l’administrateur.
Macaulay was a fool, if ever a man was. He spent five years in India, and he never saw it for a minute. No man, not even another Englishman, ever took less away. He wasn’t a man, he was what Sydney Smith called him, « a book in breeches ». He just sat in a Calcutta office, and read his fellow-books. (p. 233)
35L’Inde est dores et déjà victime de la rumeur. Roger Pauly déplore un phénomène identique dans le milieu scientifique, dont il étudie les spécificités dans un article sur le lien entre race et science et leurs répercussions culturelles. Il condamne l’acte de transmission conduisant implicitement à la rumeur, elle-même érigée en vérité et diffusée par des autorités dignes de confiance, comme nous venons de le voir avec l’exemple de Macaulay.
Most of the evolutionists were « armchair » scholars who based their conclusions on second-hand evidence gathered by other travellers. (« The Colonial Imperative : Nineteenth Century British Anthropology and the Civilizing Mission », in Science and Race, p. 268)
36La foi dans la parole écrite comme source de vérité, au détriment de la vérification et du vécu, est une caractéristique des discours coloniaux, qu’ils prennent la forme d’œuvre de fiction ou non, et que la littérature transcoloniale combat et condamne. Que Macaulay ait été incapable de justifier ses « découvertes » ne l’a pas empêché de les rendre authentiques et de déclarer que la culture indienne était insignifiante et arriérée. D’où la nécessité d’éduquer le peuple si ce dernier prétendait un jour accéder à l’indépendance. Ainsi fort de cette conviction, il soutenait la théorie selon laquelle la civilisation britannique, prétendue exemplaire, devait servir de base à la société indienne qui, sans ce fonds culturel occidental, demeurerait dans un état d’ignorance totale et d’anarchie, donc encore une fois, incapable de s’autogouverner. Selon lui, ce processus devait passer par l’adoption et l’enseignement de la langue anglaise comme véhicule des grands développements européens dans les domaines scientifiques, technologiques, littéraires et moraux. Macaulay considérait les dialectes indiens comme « grossiers et pauvres » d’où son idée d’enrichir, en fait de coloniser les langues vernaculaires en y insérant des mots du lexique de l’anglais scientifique. Or, comme nous le verrons au troisième chapitre, l’histoire littéraire en a décidé autrement, et de façon tout à fait ironique, le contraire se produit aujourd’hui quelque cent cinquante ans plus tard : les langues vernaculaires viennent enrichir l’anglais. Son rapport de 1835, « Minute on Indian Education » sur la formation d’une classe moyenne d’Indiens anglicisés, décida le gouvernement britannique à remplacer le persan par l’anglais comme langue officielle des tribunaux. En disqualifiant les langues vernaculaires au profit de la langue anglaise, Macaulay annulait les résultats des orientalistes dont il s’était pourtant servi pour mener à bien son dessein hégémonique. Grand prêcheur de l’idéal européen, il multipliait les discours sur la supériorité occidentale en même temps qu’il dévaluait la culture orientale. Par nécessité. Pour justifier la démarche culturelle coloniale. Cela signifie, outre l’ambition d’uniformiser la pensée à l’échelle du sous-continent, et l’irrespect pour une civilisation étrangère, la volonté d’une destruction identitaire progressive de cette même civilisation. C’est ce que les biologistes appellent le monomorphisme. Pour Jacques Ruffié, l’uniformité met en danger l’équilibre du monde dont la raison d’être est pourtant la diversité.
Depuis deux ou trois siècles, une certaine conjoncture historique a commencé à imposer la culture occidentale européenne comme culture dominante, à une partie sans cesse croissante de l’espèce humaine. L’avance technologique de l’Occident et les conditions qui régnèrent pendant toute la période industrielle (qui fut aussi la période coloniale) n’ont fait qu’amplifier ce mouvement. […] pour le groupe humain, cet appauvrissement culturel est aussi dangereux que l’appauvrissement génétique au niveau animal : qu’il se situe au niveau biologique ou culturel, le monomorphisme porte en lui les mêmes périls. (p. 83, De la biologie à la culture, deuxième volume)
37Voici ce vers quoi tendaient les visées de la politique culturelle de Macaulay et de la politique d’ensemble utilitariste : le grignotage progressif de l’Europe sur l’Inde par l’étude puis l’interprétation du passé indien enfin par l’infiltration de la culture européenne, dont la langue anglaise.
38La présentation rapide des trois mouvements scientifiques des chercheurs met en relief les contradictions et les incohérences flagrantes des observateurs. Les raisonnements occidentaux sont difficiles à suivre tant les motivations diffèrent d’un observateur à l’autre, chacun voulant faire le portrait-robot de l’Inde telle qu’il l’imaginait, preuves à l’appui ou pas, expériences sur le terrain ou pas. L’altruisme des orientalistes souffre de motivations douteuses, et la manière dont ils procèdent, de même que les résultats qu’ils tirent de leur travail, prennent une forme insidieuse d’appropriation et de contrôle. La position utilitariste, au contraire, affiche dédain et mépris en dépréciant, sans ambages, le peuple et la civilisation de l’Inde.
39Certes, les générations du xviiie et du xixe siècles étaient divisées : les partisans d’un échange de culture (les orientalistes et les laudateurs d’une Inde spirituelle) d’un côté, les farouches défenseurs d’un enseignement en anglais et des valeurs occidentales de l’autre. Mais ce qu’il y a de remarquable (au sens neutre du terme) dans cet éventail de discours, est la constatation que leurs recherches tendent invariablement vers les mêmes sujets d’étude et les mêmes conclusions. Quelles que furent les opinions, il serait plus juste de dire constructions, favorables ou non à l’Inde, il faut souligner la convergence des domaines de recherches, lesquels relèvent d’obsessions quasi pathologiques. La fixation sur l’hindouisme et le système des castes, par exemple, faisait partie des obsessions prioritaires et incontournables des chercheurs, comme s’il était entendu que les Hindous seuls constituaient la civilisation indienne, comme s’il était entendu aussi que l’hindouisme ne se définissait que par son système des castes, ce qui est évidemment une analyse réductrice d’une réalité complexe comme le souligne Amartya Sen, dans The Argumentative Indian.
[…] the diversities that characterize Hinduism relate not just to caste. They also encompass divergent beliefs, distinct customs and different schools of religious thought. (ibid., p. 309)
40Les orientalistes, au moins, auraient dû en tenir compte, James Mill, le « spécialiste » de l’histoire indienne aussi. Cela nous autorise à affirmer que le choix de l’hindouisme et de la sélection opérée en son sein, ne relève pas du hasard mais bien plutôt d’une nécessité liée aux enjeux de la colonisation. Il y avait donc une réelle coalition dans la négation de l’évidence, dans la volonté consciente d’éluder certains aspects fondamentaux, et de trouver à tout prix les failles dans ce qui existait. Tout se passe comme s’il s’était agi de créer un vide pour mieux démontrer les lacunes, pour mieux souligner les incohérences. Ce n’est donc pas seulement au xxie siècle, avec le recul du temps et les moyens d’investigation modernes, que l’on peut se permettre de parler de la diversité du système religieux hindou. Sen rappelle qu’au moins au xive siècle, Madhava Acarya, le grand spécialiste des religions, avait souligné l’immense variété de l’hindouisme. Il était écrit, et par conséquent vérifiable que l’indianité de l’Inde ne pouvait se mesurer uniquement à l’aune de l’hindouisme et de son système des castes. Pourquoi alors les utilitaristes, si prompts à se fier à l’écrit, ont-ils refusé l’évidence ? La diversité existait. Elle existait mais elle était dérangeante car insaisissable. Pourquoi alors cette monomanie ?
41Il est fort probable que la diversité culturelle de l’Inde, ce que certains appellent « la mosaïque culturelle », fut ce que les orientalistes et en fait l’ensemble des observateurs, redoutaient le plus. La diversité les dépassait. L’hindouisme impliquait un degré de connaissance qu’ils n’avaient pas atteint et un mode de pensée qu’ils ne pouvaient maîtriser tant le monde qui s’ouvrait à eux leur paraissait incompréhensible. Rien n’entrait dans leur sphère de connaissance ou du familier. Comme le précise Romila Thapar, « It was not monotheistic ; there was no historical founder, or single sacred text or dogma or ecclesiastical organization […] » (Early India, p. 3). En somme, tout était étrange et étranger. Ils se trouvaient dans l’incapacité à rendre compte de ce qu’ils observaient parce que leurs intérêts se trouvaient ailleurs. Il semblait préférable de fixer les recherches sur un aspect spécifique par souci de commodité, pour tenter de mieux le dominer et de le contraster avec la civilisation occidentale. Ils pouvaient ainsi fermer les yeux sur ce qui pouvait se révéler gênant pour l’édifice de l’empire. Aller au fond des choses, faire apparaître les subtilités d’un système et confronter les résultats risquait d’entacher les conclusions et de miner les certitudes. Chacun devait rester à sa place, une place assignée par l’Occident. En même temps, reconnaître la diversité comportait des avantages puisque cela fournissait une raison d’argumenter sur l’irrationalité de la pensée indienne. Ou encore, il était plus sécurisant de généraliser sur le soi-disant mysticisme typiquement indien ou de construire une fiction, grâce à un catalogue systématique sur le caractère imaginatif, passionnel et sensuel des Indiens, pour être certain de pouvoir prouver les différences par rapport aux normes occidentales. Les Occidentaux avaient créé une essence indienne (autre obsession), un pays hors du temps ou figé dans un temps ancien, étranger au modernisme, ignorant de la notion de progrès quel que fut le domaine considéré. L’Inde était momifiée. A. Sen conclut son essai The Argumentative Indian en précisant que les commentateurs ont tous en fin de compte, chacun à sa façon, accentué les différences entre l’Orient et l’Occident, et systématiquement exclu « the rationalist part of India’s tradition » (p. 160). Une partie de l’histoire indienne évincée, sans doute parce que, là aussi, cela arrangeait l’idéologie de l’époque.
42La citation de James Cameron, mise en exergue plus haut est tirée d’un récit de voyages écrit en 1974 par un spécialiste de l’Inde, et est, par conséquent, censé apporter une vision personnelle du pays. Le lecteur s’attendrait à découvrir une Inde autre, débarrassée des anciens clichés. Or le regard que porte l’auteur n’est au fond pas très différent de celui de ses prédécesseurs. En l’occurrence, on y retrouve le même « muddle », les mêmes contradictions qu’un siècle auparavant. James Cameron précise, dans la préface, que ce livre est dédié à une Indienne dont on apprend qu’elle est sa propre épouse, ce qui laisserait supposer que ses propos sont différents et plus justes que d’autres. Mais, il suffit de lire les vingt premières pages pour s’apercevoir que le décor est le même, que les impressions sont identiques à celles que l’on connaît déjà et que l’on voudrait oublier pour aborder le pays sous un angle neuf. Le pays étranger revêt une parure familière. Le lecteur reconnaît, de ses lectures précédentes, des portions de phrases telles que « India’s cruelties and follies and enchantments » (p. 10) ; « the wondrous and the terrible » (p. 11) ou « the sudden burst of barbaric beauty » (p. 28). Rien de neuf donc dans l’alliance des contraires et des suites d’oxymores, technique récurrente pour décrire l’étrange mais surtout manifestation d’une incapacité à comprendre. Ce n’est pas un procédé nouveau, mais il n’en finit pas de séduire les narrateurs. On pensera aussi à M. M. Kaye dont les personnages en usent et en abusent dans des remarques du type « the beautiful, barbaric city of Lucknow » (p. 379, Shadow of the Moon). Ainsi, James Cameron décrit une soi-disant confusion de la manière dont elle a été écrite des milliers de fois avant lui. Ce qui lui échappe est que la confusion provient de lui, de son refus de voir comme les Indiens voient. Il a, sous les yeux, un ordre qu’il ne peut admettre, donc qu’il nomme désordre que d’autres ont appelé chaos, que le narrateur de E. M. Forster a appelé « muddle », et que le narrateur de An Indian Day d’Edward Thompson désigne comme « this hybrid mess » (p. 133) Dans un ouvrage sur la littérature indienne, le critique Sudhir Chandra, fait la remarque suivante :
If one merely attempts to comprehend the unfamiliar by translating it in terms of what is familiar, no proper understanding of it is possible. One needs to be aware that there are no exact equivalents for the Other in one’s own language. (The Oppressive Present, p. 4)
43Le vocabulaire utilisé par l’auteur de An Indian Summer est doublement dépourvu de signification. D’une part, il s’agit de généralités vides de sens : quelles « cruelties », quelles « follies », quels « enchantments » ? Et selon quels critères doivent reposer ces affirmations ? D’autre part, il s’agit d’un vocabulaire éculé, d’une idée de la civilisation indienne construite sur des abstractions qui pourraient s’appliquer, de plus, à n’importe quelle autre civilisation. L’Europe, l’Occident ne sont pas exempts de ces « cruelties », « follies » et autres « enchantments » si l’on se donne la peine de chercher un peu. Mais il n’y a pas que le fond. Le style n’a rien d’original non plus : la technique, consistant à associer les contrastes et les extrêmes, de façon à rendre le tableau encore plus effrayant, est toujours actuelle. Le vocabulaire utilisé est celui du corpus occidental, et ne peut en aucun cas être valide pour l’Inde. à cet égard, Henri Laborit fait remarquer la chose suivante :
[…] notre expérience personnelle se fixe dans des mots et […] les mêmes mots serviront à fixer l’expérience d’autres hommes que tout différencie. (Biologie et structure, p. 22)
44La conclusion des auteurs de L’Inde antique et la civilisation indienne est éloquente lorsqu’ils déclarent que :
En commençant ce livre, nous avons mis en garde le lecteur contre une conception simpliste de l’indianité ; nous avons dit et répété que l’Inde est, à tous égards, un chaos. (p. 459)
45L’extrait ci-dessus constitue la première phrase de la conclusion d’un ouvrage de presque cinq cents pages sur la civilisation indienne. Si l’intention des auteurs, comme ils le prétendent, était de fournir une vision originale, du moins différente, de ce qu’ils appellent l’indianité, cette phrase est pour le moins surprenante et difficile à interpréter, et finalement ne semble pas à la hauteur de l’enjeu. Car, en effet, qu’y a-t-il de moins simpliste que de présupposer que « l’Inde est, à tous égards, un chaos » ? Elle est simpliste de notre point de vue, dans la mesure où elle n’est qu’une reprise d’un point de vue éculé. Quel sens alors doit-on donner à « chaos » ? Le lecteur est en droit de se demander si ce mot n’a pas été choisi pour exprimer autre chose, autrement dit s’il n’est pas pris dans un sens positif : chaos comme synonyme de diversité ?, de complexité ? Si cette interprétation est correcte, les auteurs usent d’un terme négatif pour exprimer une idée positive et détruisent de facto leur démonstration.
46Ce bref rappel des différentes façons de se représenter l’Inde a voulu démontrer que le désordre, ou tout autre terme qui lui est synonyme, a plus à voir avec une vision du monde qu’à une quelconque réalité. La vision du monde, en l’occurrence, est étroite. Elle réduit l’importance et la portée d’une culture, envisagée à travers le prisme d’un mode de pensée occidental, inadapté à la réalité indienne. J’ai voulu aussi démontrer combien cette vision réductrice s’est renforcée au fil des siècles, au gré des chercheurs et des visées politiques de chaque époque, et dont les conséquences sont encore visibles aujourd’hui. Il faut se souvenir, pour la suite de la démonstration, de la conclusion à laquelle on aboutit, à savoir que ce désordre, finalement créé par les résultats aux effets contradictoires des chercheurs, s’est retourné contre l’objet d’étude, l’Inde, qui fut transformée en anomalie, en tare, desquelles sont nées les urgences d’une mission civilisatrice. Comme je l’ai dit plus haut, les différences ont transmué en négations à travers une fixation sur un certain nombre de points dont l’hindouisme est le fer de lance.
L’hindouisme, l’hindouisme !
India is Hinduism and Hinduism is India.
James Cameron, An Indian Summer, p. 28.
47L’économiste Amartya Sen nous prévient.
Il est […] impossible d’envisager la civilisation de l’Inde contemporaine sans prendre en considération le rôle déterminant que les musulmans ont joué dans l’histoire du pays. (Identité et violence, p. 77.)
48Cette mise au point fonctionne comme un avertissement à quiconque tenterait d’enfermer l’Inde dans un système de classification arbitraire niant la diversité. La cible d’Amartya Sen, dans le présent extrait, est Samuel P. Huntington, auteur d’un ouvrage très controversé The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order publié en 1996. Huntington, en effet, réduit la civilisation indienne à une « civilisation hindoue » (ibid., p. 79), ce qui, pour A. Sen est « une vision simpliste et biaisée de l’Inde […] politiquement très dangereuse » (p. 79-80). Les inquiétudes de A. Sen sont fondées dans la mesure où une position telle que celle de Huntington ne peut aboutir qu’à des comportements sectaires. Huntington a opéré une sélection. Sa vision du monde, plus particulièrement sa saisie de l’Inde, conditionne le lecteur par une vision unilatérale du pays. La date de publication du Choc des civilisations, traduction française, nous intéresse particulièrement. Nous sommes en effet à la fin du xxe siècle, une époque où justement la vision du monde se veut plurielle. Par conséquent, Samuel P. Huntington se situe à contre-courant de la tendance actuelle. Mais pire encore peut-être, au vu de la citation de James Cameron mise en exergue de ce chapitre, est le constat d’une rétrogression. Une trentaine d’années auparavant, en effet, James Cameron se reposait sur une idéologie. Et avant, qu’en était-il ?
49Il fut un certain nombre de chercheurs du xixe siècle à se servir de l’hindouisme comme fondement de leurs thèses sur les différences raciales. Ces chercheurs ont, pour ainsi dire, chercher les marques de la « race » dans l’hindouisme. C’est cette partie de l’hindouisme qui nous intéresse ici, celle qui, à partir de théories raciales, a conclu à l’infériorité d’une religion, et par ricochet, celle d’une culture. Bien qu’étant étrange et barbare selon la logique de la terminologie coloniale, aux yeux des chercheurs, l’hindouisme s’est finalement révélé utile pour justifier la colonisation et les supputations qui en découlèrent concernant l’origine des races et la valeur de ces dernières. Biologie et culture sont ici inextricablement liées. Les formes de la religion hindouiste ont alimenté des débats raciaux qui n’ont fait que s’accentuer au fil des décennies, et ont placé la biologie au cœur de l’élaboration des discours scientifiques. Les recherches effrénées sur l’hindouisme constituèrent un prétexte pour donner impulsion aux théories raciales via le système des castes et la focalisation sur le peuple aryen, venu d’Europe centrale selon certains chercheurs, ou d’Asie centrale selon d’autres, aux alentours de deux mille ans avant Jésus Christ. Il est admis que les travaux effectués par les premiers indianistes avaient comme seul point départ des sources écrites. Selon le postulat de A. L. Basham, auteur de The Wonder that was India, « If History […] is the study of the human past from written sources, then India’s history begins with the Aryans. » L’expression écrite est donc liée aux Aryens. Or, chacun connaît la propension des historiens occidentaux de l’époque à ne tenir compte que des traces écrites. En effet, n’est digne de ce nom, qu’une civilisation qui connaît l’écriture. Les chercheurs ne commencèrent donc à prendre en considération l’histoire de l’Inde qu’à partir des invasions aryennes. Ce qui n’était pas écrit n’existait pas, ce qui n’était pas écrit n’était pas de l’Histoire, et une nation qui n’a pas d’Histoire n’est pas une nation. Les Aryens furent, par conséquent, pour cette première raison, la référence des indianistes. Un hasard, s’il en est, qui fait bien les choses. Mais d’autres raisons sont venues se greffer à la première, dont l’une d’elles est d’ordre morphologique.
Les tribus aryennes étaient des tribus nomades d’hommes grands aux yeux bleus, dolichocéphales […]. (Histoire de l’Inde, Alain Daniélou, p. 61)
50Friedrich Nietzsche complète le portrait de l’Aryen, tel qu’il nous a été enseigné à tous :
Il se pourrait que le latin malus […] caractérise l’homme du commun par sa couleur sombre, avant tout par ses cheveux noirs […], comme l’autochtone préaryen présent sur le sol italien que sa couleur distinguait le plus nettement de la race blonde, à savoir aryenne, des conquérants, devenue dominante ; le gaëlique m’a du moins fourni le cas exactement analogue – fin (par exemple le nom Fin-Gal), le terme désignant de manière distinctive la noblesse, et finalement le bon, le noble, le pur, originellement le blond par opposition à l’occupant primitif de couleur sombre, aux cheveux bruns. (La Généalogie de la morale, Première dissertation, § 5, p. 73)
51En Inde, les Aryens avaient conquis les Dravidiens qui eux-mêmes avaient repoussé les tous premiers habitants, les adivasis, vers les forêts. Ces derniers sont décrits comme étant « somewhat negroid in their features » (India : An Introduction, Khushwant Singh, p. 14) tandis que les Dravidiens sont « dark and ill-favoured, bull-lipped, snub-nosed, worshippers of the phallus, and of hostile speech » (The Wonder that was India, Basham, p. 33). Cette description est tirée d’un des hymnes du Rig Veda, texte aryen écrit en sanscrit. Livre sacré des Hindous, le Rig Veda décrit la civilisation aryenne mais également les anciens habitants de l’Inde, aussi représentés comme « des démons à peau sombre » (Histoire de l’Inde, Daniélou, p. 74).
52La dichotomie entre peaux sombres d’un côté et peaux claires de l’autre puis la similitude physique du groupe adivasi et dravidien d’un côté et du groupe britannique et aryen de l’autre furent, sans aucun doute, un facteur déterminant dans les débats raciaux du xixe siècle. Ces deux pôles de comparaisons ne sont pas sans rapport avec l’esprit de conquête : un groupe d’hommes, au teint pale, face à un autre peuple à la peau sombre, ne pouvait qu’attirer l’attention d’Occidentaux blancs venus imposer en Inde leurs critères de la civilisation et leur culture à un autre peuple à la peau sombre. Par ailleurs, en se mêlant à la population locale, les Aryens, soucieux de préserver la pureté de leur race, ont redéfini les contours de la société hiérarchisée déjà existante dans leurs propres tribus, et ont accentué les différences entre individus. Ils ont créé un nouveau groupe, les Dasas (du nom de l’une des tribus dravidiennes assujetties). Le mot dasa signifie esclave.
As they settled among the darker aboriginals the Aryans seem to have laid greater stress than before on purity of blood, and class divisions hardened, to exclude those Dasas who had found a place on the fringes of Aryan society, and those Aryans who had intermarried with the Dasas and adopted their ways. Both these groups were low in the social scale. (The Wonder that was India, Basham, p. 35-36)
53C’est donc sur des critères raciaux que les Aryens ont procédé à une nouvelle répartition de la population. La fin de la période védique marque la création des quatre groupes fondamentaux de la structure de l’hindouisme, en clair la création du système des castes. Il s’agit, par ordre d’importance, des prêtres (Brahmanes), des guerriers (Kshatriya), des paysans et des artisans (Vaishya) enfin des esclaves (Shudra). Dans The Wonder that was India, Basham précise que le mot sanskrit pour ces quatre groupes, est varna, qui signifie « couleur » (p. 36). Si cette répartition avait pour origine un avantage fonctionnel, il est évident qu’elle discriminait, dans le même temps, les individus par la couleur de leur peau. Dans ce système, la loi de la conquête est donc celle de la biologie. La biologie, ici, sert de modèle aux différences dans l’échelle sociale et aux différences purement humaines. Khushwant Singh rappelle que le Mahabharata, la grande épopée indienne écrite par les Aryens, décrit la connexion entre la fonction sociale et la couleur de la peau : « Brahmins are fair, Kshatriyas are reddish, Vaishyas are yellowish, Sudras are black. » (India : An Introduction, p. 42). Cette répartition biologique est le fruit d’une création artificielle de la part d’un peuple de conquérants sur un peuple réduit au statut de dominé alors même que ce dernier avait atteint un degré de civilisation supérieur à celui des envahisseurs, comme l’atteste la citation suivante :
Les Dravidiens, que les Védas appellent Dasa ou Dasyu, sont représentés dans les textes aryens comme des peuples prestigieux et démoniaques, fameux par leur science, leurs institutions et la splendeur de leurs cités. La conquête aryenne mit fin à la civilisation de Mohenjo Daro. Cela […] a correspondu à un long processus de destruction et d’assimilation d’une civilisation urbaine très développée par des hordes de pasteurs et de guerriers barbares venus du nord. (Histoire de l’Inde, Daniélou, p. 40)
54Si l’on en croit Alain Daniélou, le peuple aryen avait tout à envier et tout à apprendre de la population qu’il avait pourtant l’intention d’asservir.
Les occupants aryens, tels qu’ils se présentent dans les hymnes du Rig Veda, étaient des nomades intellectuellement et matériellement assez peu développés. […] La descente des Aryens sur l’Inde fut progressive […] détruisant les grands centres culturels et monuments et imposant la langue d’un envahisseur relativement primitif à des peuples culturellement plus évolués. (ibid., p. 63)
55Le contraste entre les deux peuples est saisissant, et montre l’arbitraire d’une justification à conquérir, l’irrationalité d’un droit pourtant acquis chez certains. Dans le contexte historique ci-dessus décrit, la ségrégation, décidée à partir de critères biologiques, s’est pourtant révélée infructueuse puisque les mélanges sont inévitables, aussi bien au palier humain qu’au niveau culturel, car comme l’indique Jacques Ruffié « Quand deux peuples se rencontrent, ils se battent souvent, mais ils se croisent toujours. » (De la biologie à la culture, p. 191). Qui plus est, c’est grâce au contact avec les civilisations précédentes que les différentes invasions aryennes ont puisé leur force, et ont finalement bouleversé le monde ancien de l’Inde. Sur le plan linguistique, la création du sanskrit classique, par les Aryens, « une langue artificielle, inventée pour prendre la place de langues littéraires non aryennes plus anciennes » (Histoire de l’Inde, Daniélou, p. 79), ne fut possible que grâce au système d’écriture dravidien. Cette création eut un retentissement sans précédent sur la vie culturelle indienne puisque le sanskrit est devenu la langue des savants, la langue de référence des belles lettres indiennes. La soi-disant pureté n’a donc aucun sens puisqu’elle n’existe tout simplement pas. Si elle existait, elle serait, pour reprendre une expression de Jacques Ruffié, « un non-sens biologique » (De la biologie à la culture, tome 1, p. 9). Pourtant les dichotomies raciales, entraînant dans leur sillage d’autres clivages en particulier dans le domaine culturel, ont perduré jusqu’à et pendant la période britannique. Et il y a des raisons à cela.
56Ronald B. Inden, dans son essai Imagining India, entrevoit trois strates de l’hindouisme forgées par les orientalistes du xixe siècle, dans le souci de classer c’est-à-dire de mettre de l’ordre dans ce qu’il nomme le chaos, et par lesquelles ils opèrent une hiérarchie bioculturelle.
I look first at their construct of « Brahmanism », religion of the Aryans or of the highest level, that of the « intellectual » priesthood, the essence of which is an impersonal pantheism. […] Next […] its lower opposite, the depiction of a wider or « popular » Hinduism as the religion of a lower level, that of the emotional laity, the essential feature of which is a devotional theism. […] a third religion, one opposed to the religion of both the Brahman and the educated, urbane laity. […], a religion of the illiterate folk level, as a changeless, animistic religion of survival and as the religion of a Dravidian or pre-Aryan race. (p. 89)
57Ainsi découpé en trois strates, l’hindouisme a permis une division raciale. Via la comparaison avec les Aryens, cette religion a servi à dresser un portrait de ses pratiquants comprenant, en haut de l’échelle, ce qu’on pourrait appeler un hindouisme « noble » dont les Brahmanes sont les représentants et en en bas de l’échelle, un hindouisme que l’on peut qualifier de « vulgaire » d’origine dravidienne. Autrement dit, plus l’épiderme est clair, plus l’hindouisme trouve ses lettres de noblesse, plus l’épiderme est foncé, au contraire, et plus l’hindouisme est critiquable, ou encore, ce qui ne vient pas des Aryens et de leur culture est considéré comme inférieur.
58Pour schématiser, les orientalistes concluent, d’après leur lecture des textes anciens, à l’existence de deux grandes tendances de l’hindouisme, mais constatent dans le même temps que sur le terrain, la réalité est différente, et la deuxième tendance prédomine, celle d’un hindouisme vulgaire. Que s’est-il passé ? Et quand ? La situation est d’autant plus regrettable que certains spécialistes européens pensaient avoir trouvé les racines de leur propre héritage linguistique et religieux dans la tradition aryenne, et se sont attachés à exalter un âge d’Or, un passé glorieux représenté par les Aryens, mais longtemps disparu.
Âge d’Or et décadence
The distant past had had an advantage, for it allowed greater recourse to imagination in recreating that past.
Romila Thapar, Early India, p. 280.
59La découverte de la présence aryenne et de l’influence de leur culture en Inde a incité les chercheurs à creuser la question des similitudes entre l’Inde et l’Europe. Ainsi William Jones, chercheur frénétique de tous les points communs. Voici en quels termes Thomas R. Metcalf dans Ideologies of the Raj décrit les domaines de recherche de William Jones :
This activity took several forms. One was the search, almost obsessive in character, for shared origins and « resemblances ». Jones, for instance, arduously contrived equivalences between Hindu and classical gods – between Ganesh and Janus, Krishna and Apollo, and many others ; and he thought as well to link the Hindu chronology of Kalpas and yugas with the established signposts of the Deluge, the dispersion of Babel, and the Mosaic revelation. The structure of the Hindu religion too, as he wrote in an extended essay on « The Gods of Greece, Italy, and India », shared a fundamental resemblance with that of the classical world. (p. 14)
60L’énergie déployée par William Jones, associée à la quantité des domaines explorés, sans compter le ton de Metcalf dans l’énumération de cette liste, prêtent à sourire. Mais cela mis à part, on ne doit pas oublier que ces recherches n’auraient jamais vu le jour, n’auraient même jamais été entamées sans la découverte d’une origine aryenne.
61William Jones s’était par ailleurs illustré dans le domaine linguistique qui l’avait à nouveau amené à noter des ressemblances (d’autres avant lui en avaient déjà trouvé), sur le plan grammatical et lexical, entre le sanskrit et certaines autres langues comme le grec et le latin. À la suite de cette découverte, il avait conclu à une genèse commune, qui lui permettait dans le même temps, et la conscience tranquille, de glorifier le peuple aryen : le sanskrit, langue noble, langue des classes supérieures donc digne d’intérêt. La famille linguistique, pressentie par William Jones, évoque tout naturellement un lien génétique. Il a consacré une partie de sa vie à l’étude du sanskrit pour se convaincre de cette filiation. En effet, la conviction d’appartenir à une même famille, ne serait-ce que du seul point de vue linguistique, est en soi un élément de plus dans l’argumentation échafaudée sur les distinctions entre le soi, le non soi et le comme soi qui se manifestera plus tard après un revirement de situation. Cela dit, l’idée de Jones n’était pas neuve, et Luca Cavalli-Sforza rappelle que l’Italien Filippo Sassetti avait déjà, au xvie siècle, tenté de démontrer les ressemblances entre l’italien et le sanskrit (Qui sommes-nous ?, p. 235).
62En dehors de William Jones, on se souviendra des érudits allemands dont Hegel, Schlegel ou Max Müller. Ces derniers voyaient en les Aryens, le berceau de leur propre civilisation. Puis il y eut le sanskritiste M. Monier-Williams qui, d’après Ronald B. Inden, « was sure that the religion of the Vedas was the same in origin as the religion of Ourselves » (Imagining India, p. 99). Même chose pour l’orientaliste Horace Hayman Wilson. L’historien, Henry Sumner Maine, pour sa part, glorifiait les bases communes à l’Inde et à l’Europe au point de déclarer qu’en Inde se trouvait le passé de l’Europe : « India shared with Europe […] a “whole world” of Aryan institutions, customs, laws and beliefs. India was thus part of that “very family of mankind to which we belong”. » (Ideologies of the Raj, p. 66).
63On peut donc observer une phase de « reconnaissance » de la part des Européens, qui se sont servis de cet argument des origines pour établir des similitudes. La question à ce stade est de savoir pourquoi ces chercheurs dépensaient autant d’énergie à établir des similitudes quand on prend conscience que le but ultime fut de les transformer, plus tard, en différences ? Il semblerait que le processus comparatif fut, en fait, une stratégie destinée à conforter la supériorité de la civilisation européenne. Fondées sur l’existence d’origines communes, les comparaisons permettaient de démontrer comment l’Europe était passée de l’âge primitif à celui de civilisation, comment elle était sortie du cœur des ténèbres pour atteindre la lumière. Il fallait révéler, de surcroît, la rapidité avec laquelle elle avait progressé. L’Europe devait afficher son dynamisme par rapport à l’Inde, demeurée dans un état de stagnation, et apporter la preuve de la capacité européenne à sortir du barbarisme. La méthode comparative fut, semble t-il, le meilleur moyen de mettre en évidence les contrastes. Ce processus permettait, par ailleurs, de résoudre la contradiction de la question suivante : comment les Indiens, descendants des Aryens, pouvaient-ils être inférieurs aux Européens ?
64D’autres discours se sont superposés aux premiers, et sont allés plus loin dans l’élaboration des différences. Les auteurs de ces discours affirmaient que la progression des Aryens vers le sud du pays, où prédominaient des religions dravidiennes ou du moins non aryennes, avait eu pour conséquence de multiplier les contacts avec la population dravidienne. Les conséquences furent désastreuses à la fois sur le plan racial et sur le plan culturel. Le mélange, selon ces discours, aurait altéré la pureté raciale aryenne, soi-disant restée intacte au nord, et aurait affecté l’hindouisme, devenu grossier et indigne d’une religion de ce nom. Henry Maine fait partie de ce groupe de chercheurs, aussi paradoxal que cela puisse paraître. En même temps qu’il élaborait le théorie des origines communes à l’Inde et à l’Europe, et qu’il louait les analogies qui en découlaient, il lui fallait admettre que cette époque appartenait à un temps révolu : « […] those Aryan institutions had “been arrested at an early age of development”» (Ideologies of the Raj, p. 66). Quoi qu’il en soit, le résultat du mélange des peuples et des religions avait donné lieu à un métissage synonyme de dégénération ou plutôt de dégénérescence. Nathalie Saudo précise la différence :
Au xviiie siècle, l’emploi des termes « dégénérer » et « dégénération » était relativement neutre : […] « dégénérer » dénotait l’idée d’un écart par rapport à une norme de l’espèce ou du genre. à la période plus tardive dont nous parlons, les connotations morales du préfixe ne sont jamais absentes et l’emploi du mot « dégénérescence » sous-entend l’idée de chute ou de détérioration. (« Théories de la dégénérescence en Grande-Bretagne dans la moitié du xixe siècle », in Changements d’aire : de la « race » dans l’aire anglophone, p. 57)
65L’hindouisme « pur » du début de la conquête aryenne aurait été abâtardi par les adorateurs d’une religion populaire dans un long processus de déclin allant du viie au xviiie siècle. Le soi-disant âge d’Or aurait ainsi fait place à un soi-disant âge de décadence et de dégénérescence dont les Dravidiens étaient les responsables désignés. De dégradations en dégradations, les Indiens avaient atteint le niveau le plus bas sur l’échelle des valeurs religieuses et par conséquent, morales. Le constat fut le même concernant les langues, et via les langues, la culture puis, par ricochet, les individus eux-mêmes.
66Il y eut ainsi deux mouvements, l’un de reconnaissance, l’autre de dénigrement, deux points de vue ou deux écoles apparemment antagonistes. Mais apparemment seulement. Ce que laisse transparaître ce contraste est, en réalité, la certitude que les Aryens faisaient partie d’une race supérieure contaminée par l’assimilation avec les peuples qui les précédaient. Tous les composants culturels issus des civilisations pré-aryennes furent ainsi frappés d’anathème. à partir de ce moment-là, sont apparues les prémisses d’un amalgame de grande ampleur entre gènes et culture.
67Si, pour citer à nouveau A. L. Basham, et avec lui l’historien du xixe siècle, Henry Maine, « l’histoire est l’étude du passé des hommes à partir de sources écrites, et que par conséquent l’histoire commence avec les Aryens », il n’est guère étonnant que les Britanniques aient trouvé de quoi alimenter et prouver leurs théories raciales à partir de la deuxième partie du xixe siècle. Les bases raciales et racistes posées par les Aryens ont servi de référence à certains chercheurs occidentaux du xixe siècle. De même, les conséquences des invasions aryennes et de l’inévitable métissage avec une race dite inférieure ont retenti jusqu’à la période anglaise. Si les Aryens, références en matière de pureté, avaient initié les débats sur les différences raciales, pourquoi ne pas poursuivre dans cette direction ? Les philologues et les scientifiques, dont Max Müller et H. H. Riesley se sont servis du métissage culturel, issu du mélange des populations, pour argumenter du déclin et de l’infériorité de la civilisation indienne. Max Müller considérait que puisque la langue indoeuropéenne avait été importée en Inde par un peuple de conquérants, les Aryens appartenaient de facto à une civilisation supérieure. Riesley, nous le verrons plus loin, se chargeait d’apporter les « preuves » scientifiques. La preuve par la biologie de la supériorité d’un peuple sur un autre fut établie par ce type de discours.
Race theory, ideas about primitive origins and primitive classifications, modern decadence, the progress of civilization, the destiny of the white (or Aryan) races, the need for colonial territories – all these were elements in the peculiar amalgam of science, politics, and culture whose drift, almost without exception, was always to raise Europe or a European race to dominion over non-European portions of mankind. (Orientalism, Said, p. 232)
68Les chercheurs sont responsables de l’image de l’hindou et de l’hindouisme divulguée en Europe tout au long du xixe siècle, et cette même image sera répliquée, parfois amplifiée dans la fiction anglo-indienne, surtout dans les romans ayant pour cadre historique la révolte des cipayes. La fiction a en effet pris le relais d’instances officielles, scientifiques ou politiques, par simple mimétisme ou peut-être parce que, face à l’arsenal de « preuves », la plupart des auteurs pressentaient qu’ils n’avaient pas d’autres choix et suivaient, par conséquent, les lignes idéologiques tracées par les hommes de pouvoir et de savoir. La citation suivante montre que certains politiciens n’ont pas hésité à proférer, en public, l’image négative qu’ils avaient de la religion hindoue.
Grant and Wilberforce won Parliament over to an Evangelical policy – that England should take responsibility for the morality and religion of India. Wilberforce told Parliament in 1813 that the Hindu divinities were monsters of lust, injustice, wickedness, and cruelty. (Dreams of Adventure – Deeds of Empire, Martin Green, p. 371)
69Si l’on admet que plus le statut social ou politique d’un orateur est élevé, plus son discours a des chances d’être considéré comme vrai et fiable, cette déclaration lapidaire d’un homme politique, avait toutes les chances de toucher un large public. William Wilberforce était une figure influente du monde politique, et il est fort probable qu’il ait rallié des opinions de tous bords : d’un côté, un public déjà convaincu de l’infériorité de l’Inde, de l’autre, ses alliés dans sa lutte pour l’abolition de l’esclavage. Comment, en effet, douter de ce que déclare aussi solennellement, publiquement, devant le Parlement, un personnage aussi engagé à défendre les liberté individuelles ? On pourra arguer qu’il s’agit de deux choses différentes et qu’on ne peut mettre sur le même plan les deux attitudes. Pourtant, il me semble que le commentaire de Wilberforce sur les divinités du panthéon hindou, participe d’une forme d’esclavage, dans la mesure où ses propos jugent une religion étrangère et la rendent dépendante de la sanction occidentale.
70Au-delà, cette déclaration rend compte de la complicité des narrateurs ou des locuteurs dans la construction négative de l’Autre. Les arguments les plus inimaginables furent employés pour justifier l’assujettissement d’une culture. à cet égard, la palme de la mauvaise foi, concernant l’hindouisme, est à chercher dans les arguments puisés dans cette religion même et dont les Occidentaux se servent pour les retourner contre les Indiens. Un professeur indien, Arvind Sharma, écrit un billet mensuel sur la culture indienne dans un bulletin littéraire. Dans celui d’avril 2005, Arvind Sharma démontre comment la doctrine du Karma fut appropriée par les envahisseurs, y compris les Occidentaux, et utilisée pour prouver la nécessité de la mission civilisatrice.
[…] we get treated the way we treat others. So some were denied a better future on the basis of their birth and others continued to enjoy their privileged status, again based on birth. So if we are going to deny a better future based on birth to others, […] then we should expect the same to happen to us. During the prolonged period of foreign rule of over eight hundred years, the Hindus themselves came to be treated as an inferior people, because of being born that way ! (MLBD Newsletter, avril 2005.)
71À travers cet exemple, nous nous apercevons que l’étude approfondie de la civilisation indienne n’avait rien d’une démarche altruiste. La remarque du professeur Sharma revient à dire que l’Autre reste Autre parce que sa culture, sa religion, sa conception de la vie font de toute façon de lui un être autre, et en l’occurrence un être inférieur. On peut se demander, finalement, pourquoi les Occidentaux ont cherché autant d’arguments sur l’infériorité des Indiens puisque celui-là leur suffisait amplement à se justifier.
72Toute volonté de domination d’un pays par un autre, quel que soit le moyen employé, est inacceptable, mais lorsque cette volonté s’accompagne de contrevérités et de contradictions, on est en droit de se poser des questions sur la légitimité d’un soi-disant modèle. Pourtant l’empire britannique en Inde s’est fondé sur ces contradictions, et leur a résisté pendant plusieurs siècles. La succession de tableaux indiens élaborée par les observatoires coloniaux signés par des historiens, philosophes, orientalistes, traducteurs, missionnaires ou administrateurs, qu’ils furent James Mill, Georg Wilhelm Hegel, ou William Jones, a eu pour effet d’aboutir, au fil du temps, des obsessions, des fantasmes et des exigences, à la même constatation que les Indiens devaient être éclairés par les phares de l’Occident. Ils ont contribué, soit par leurs traductions d’ouvrages des langues vernaculaires vers l’anglais et vice versa, soit par leurs discours et théories sur l’Orient, à la construction de stéréotypes, et cette représentation, presque systématiquement négative a, encore une fois, facilité la mise en valeur de l’Occident, la justification de la colonisation et la mise en place d’un système éducatif censé corriger les défauts de l’Inde. Certes les observateurs étaient divisés, leurs discours le prouvent : contradictions, incohérences, dualités, « muddle » mais d’un autre côté, ils avaient, chacun à sa façon, crée de l’ordre dans le désordre, créé l’unité dans la discordance pour construire leur Orient. Les différentes perceptions européennes de l’Inde vont donc finalement dans le même sens, vers un même but qui est celui de démontrer le déclin général du pays depuis un soi-disant âge d’Or, puis d’installer l’Inde dans l’immobilisme enfin dans le vide et le néant.
Du vide et du néant
Let not England forget her precedence of teaching other nations how to live.
John Milton, The Doctrine and Discipline of Divorce, 1643.
73À partir de la deuxième moitié du xixe siècle, les opinions sur l’infériorité de certains peuples ont eu tendance à se généraliser. Mais, comme le montre la citation mise en exergue de ce chapitre, l’idée était née bien avant. Et chose curieuse, si nous examinons des textes nettement plus récents, comme par exemple l’essai de James Cameron, An Indian Summer, publié en 1974, qui, semble t-il, n’a ni visée colonialiste ni volonté intentionnelle de nuire, nous nous apercevons que les discours occidentaux sont restés au même stade de dénigrement de l’Autre. Écoutons James Cameron.
[…] a thousand years then passed with nothing that a geologist or archaeologist for example could claim as history – no statuary, no temples, no memorials. The words endure, to be sure, expressing messages of great profundity and beauty, but uttered only by legendary figures, myths, gods, unreachable psalmists. No recognisably human figures emerge at all. There are summits of Sanskrit literature, but there is no history, nor formal tragedy, no Sophocles, no Herodotus, no Euripides. (p. 148)
74Il est tentant de rajouter « no comment ». Force est de constater que ce commentaire n’a rien d’idiosyncrasique. Les certitudes de l’infériorité d’une partie des habitants de la planète ont fait les beaux jours des colonisateurs et des impérialistes, car elles ont longtemps permis de justifier les « croisades civilisatrices » et ont, en fin de compte, légitimé toute l’histoire coloniale de l’Europe. à partir de ce moment-là, le monde fut divisé en blocs distincts, et perçu à travers une série d’oppositions binaires du type civilisé/primitif, humain/sauvage, pur/impur, maître/esclave, blanc/noir, dont le résultat donna les deux équations simplistes que l’on connaît : noir égale inférieur, blanc égale supérieur. La biologie a dès lors servi de pierre angulaire à ces dichotomies et aux théories racistes qui en découlèrent. Parce qu’elles ont sans cesse confondu et amalgamé biologie et culture, ces thèses ont permis, dans le même temps, l’édification de la relation dominant/dominé, humiliant des générations d’individus et des civilisations entières. Relégués dans l’antichambre de la civilisation (comme s’il était acquis qu’il n’y en avait qu’une), certains peuples dont il fut dit qu’ils étaient sans Histoire, et donc sans mémoire, ont été réduits au silence et enfermés dans un rôle de subalterne tels des serviteurs dans leur propre maison. Sans Histoire donc sans identité ? Sans identité donc sans dignité ? L’Afrique en a fait les frais, et continue au xxie siècle, d’être victime des mêmes a priori. Si l’on en croit les propos du président de la République française, Nicolas Sarkozy, lors d’un voyage à Dakar le 26 juillet 2007,
Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. Jamais il ne s’élance vers l’avenir, jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin. (Le Monde, Dimanche 29-Lundi 30 juillet 2007, p. 2)
75En dehors de l’arrogance du ton de ce discours, le portrait de l’Afrique et des Africains, n’est que négation. Les deux phrases sont construites autour du vide et du néant. Par ailleurs, désigner l’Afrique signifie que le locuteur la compare ou la contraste, implicitement, avec d’autres continents, et on imagine lesquels. Pourtant, on ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire tant cette phrase finalement se retourne contre son auteur. « […] jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition » dit le président français. Or, non seulement il use lui-même de la répétition dans cette déclaration, ce qui, somme toute, est le propre des discours politiques, en martelant « jamais », « jamais » mais surtout, il ne semble pas se rendre compte qu’il ne fait que répéter des arguments dont l’existence remonte à une époque ancienne où l’Occident s’était autodéclaré maître de l’Histoire. On pourrait alors renvoyer le message en sa direction : « jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition ». Ce discours, écrit par Henri Gaino, le conseiller du président, mais lu par le président lui-même a provoqué un tollé général, et fut à l’origine d’un ouvrage collectif dont le titre, Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy, est à la fois une manifestation d’un cri d’indignation et une réponse claire au président français : « l’empire contre-attaque ».
76Voilà pour l’Afrique. L’Inde, sous le regard de Karl Marx par exemple, n’a pas non plus échappé à l’insulte. Dans ses « Chroniques anglaises », Marx en effet, justifie l’intervention britannique en Inde en prouvant le vide de son Histoire.
Un pays non seulement divisé entre mahométans et hindous, mais entre tribus, entre castes, une société dont la structure reposait sur une forme d’équilibre résultant de l’antagonisme général et du rapport égoïste de ses membres, un tel pays et une telle société n’étaient-ils pas la proie prédestinée du conquérant ? […] L’Inde ne pouvait donc échapper à la fatalité d’être conquise et tout son passé historique, pour autant qu’elle en possède un, se réduit à celui des conquêtes successives qu’elle a subies. Quant à la société indienne, elle n’a aucune histoire, à tout le moins pas d’histoire connue. Ce que nous appelons ainsi n’est que l’histoire des envahisseurs successifs qui fondèrent leurs empires sur la base inerte de cette société passive et immuable.
77La position de Karl Marx est révélatrice de celle d’un grand nombre de penseurs occidentaux du xixe siècle. L’Inde n’a pas d’Histoire au sens que l’Occident lui donne c’est-à-dire une Histoire digne de ce nom.
European scholars searched for histories of India but could find none that conformed to the familiar European view of what history should be, a view influenced in part by the thinking of the European Enlightenment. (Early India, R. Thapar, p.1)
78Mais qu’est-ce qu’une Histoire digne de ce nom pour l’Occident ? C’est d’abord une Histoire occidentale ou plus précisément, comme le constate Serge Gruzinski dans son ouvrage La Pensée métisse, une histoire de soi :
L’historien européen a d’ordinaire privilégié l’histoire de l’Occident par rapport à celle du reste du monde, l’histoire de l’Europe par rapport à celle de l’Occident et, plus souvent encore, l’histoire nationale par rapport à l’histoire de ses voisins. (p. 50)
79L’Histoire se résume aussi à des événements, des dates, des inventions en mesure de changer la face du monde, de grands noms susceptibles de laisser des traces écrites comme ceux, par exemple, qui se donnent pour tâche de refaire l’histoire de l’Inde. Dans l’introduction à l’ouvrage The Portable Victorian Reader, Gordon S. Haight, professeur de littérature anglaise, cite et commente l’historien et essayiste Thomas Carlyle dont l’opinion est révélatrice de ce sens donné à l’Histoire :
To him « the history of the world is but the biography of great men », those Heroes who tower above the rest and point the way. (p. xxxiii)
80Erik Neveu et Armand Mattelart, dans leur essai Introduction aux Cultural Studies, font un portrait similaire de Carlyle :
Persuadé que l’histoire universelle consiste essentiellement dans les biographies réunies des héros, qu’elle est le résultat matériel des pensées des grands hommes, […]. (p. 9)
81L’Histoire se résume donc à des figures de proue aux dimensions surhumaines. Ailleurs, dans une conférence, intitulée On Heroes and Hero Worship, et publiée en 1840, Carlyle déclare ceci :
For, as I take it, Universal History, the history of what man has accomplished in this world, is at bottom the History of the Great Men who have worked here. They were the leaders of men, these great ones ; the modellers, patterns, and in a wide sense creators […]. (ibid., p. 377)
82Cette seule citation se fait l’écho d’une époque où le héros historique est porté aux nues comme s’il détenait des pouvoirs quasi surnaturels. Il fait l’Histoire ou comme le dit Mircea Eliade « l’homme historique […], qui sait et se veut créateur d’histoire » (Le Mythe de l’éternel retour, p. 163). D’où le lexique choisi par Carlyle, « modellers », « patterns », « creators », autant de mots à la hauteur de la tâche historique, des mots synonymes de l’autorité de ces surhommes et de leur capacité à créer de l’Histoire. Ils deviennent ainsi des références, des modèles à imiter.
83Ainsi, puisque l’Inde n’a pas d’Histoire, on lui en fabrique une, écrite par l’Europe, et dans laquelle de grands noms (européens) apparaissent enfin. L’Europe fait l’histoire de l’Inde, l’Europe donne un sens historique à l’Inde.
84Comme nous le voyons, Marx n’était pas un cas isolé. Des penseurs de tous horizons, qu’ils soient philosophes, historiens et écrivains européens ont participé à l’infamie, soit en niant l’existence historique de certains pays comme le fit Friedrich Hegel, soit en faisant des nations européennes les phares du monde parce que leurs membres appartenaient à une race biologiquement supérieure, légitimée par l’existence d’une Histoire. En France, Jules Ferry, Arthur de Gobineau ou Ernest Renan firent aussi partie du complot. L’Histoire était liée au progrès, le progrès lié à la civilisation ou plutôt à l’idée qu’on se faisait de la civilisation, la civilisation à la race. Tzvetan Todorov rappelle qu’au xviiie siècle, « C’est la noble mission des nations européennes que d’éliminer la sauvagerie de la face du globe. » (Nous et les Autres, p. 341). à cet égard, il cite Condorcet dont l’utopie est de « civiliser ou faire disparaître les nations sauvages » (p. 341). C’est l’idée que reprend Marx un siècle plus tard lorsqu’il déclare, dans ses « Chroniques anglaises » que « L’Angleterre doit accomplir une double mission en Inde : l’une de destruction, l’autre de régénération – faire disparaître la vieille société asiatique et jeter les fondements matériels de la société occidentale en Asie. »
85L’Histoire, en Occident, fut le critère par lequel se définissaient la valeur et la grandeur d’une civilisation, parce que l’Occident a toujours été persuadé d’en détenir le monopole. Sophie Bessis, dans L’Occident et les autres, constate que l’histoire de l’Occident commence par une fabrication qu’il a lui-même initiée.
[…] le mythe de l’exclusivité fondatrice de la source gréco-romaine fonctionne, dès le xive siècle durant lequel Pétrarque et d’autres lui donnent forme, comme une implacable machine à expulser les sources orientales ou non chrétiennes de la civilisation européenne. (p. 17)
861492 est, pour l’auteur de cet ouvrage, une date décisive dans la création de l’Europe moderne puisque c’est à partir de la conquête du Nouveau Monde que naissent les idéologies qui permettront la justification des colonisations. Les humanistes du xvie siècle accentuent les différences en construisant un passé « largement imaginaire » par lequel « l’Europe nouvelle s’invente des frontières au-delà desquelles est rejeté tout ce qui est supposé n’être ni gréco-romain ni chrétien » (ibid., p. 19). Si l’on accepte le point de départ proposé par Sophie Bessis, l’Histoire en Occident se mesure en termes de conquêtes, à l’aune de ses propres normes, et à sa façon de justifier l’existence ou pas de l’Histoire d’un autre pays. Comme nous avons pu le constater depuis le début de cette étude, l’Occident a sans cesse fabriqué de l’Histoire, pour lui-même et pour les autres quand il considérait que ces derniers n’en n’avaient pas, pas assez ou qu’elle ne correspondait pas à leurs visées. Ainsi, les indianistes avaient aussi créé, à leur manière, un vide historique en s’appuyant sur une conception temporelle qu’ils ne pouvaient concevoir comme productrice d’Histoire.
Societies were divided into those who have no sense of history and those who lack it. Indian civilization was described as a-historical. Not only were there no history of India, but the absence of history was also explained by arguing that the concept of time in early India was cyclic. This was inimical to a historical perspective that required each event to be seen as unique, a view endorsed by a linear concept where time moves not in a circle but in a straight line, from a given beginning to a stipulated end. (Early India, R. Thapar, p. 2)
87De cette constatation s’en était suivi une déduction sur le retard né de l’immobilisme et le statisme de la civilisation indienne que le progrès ne pouvait atteindre en raison, entre autres, de l’éternel retour sur soi. Pour les indianistes, l’Histoire était liée au progrès, plus exactement à leur définition de progrès. Par conséquent, ils ne pouvaient concevoir que, selon les sociétés, leur fonctionnement, leur vision du monde différente, les intérêts et les priorités d’une nation puissent se trouver ailleurs. Les progrès techniques tant vénérés par l’Occident, et élevés au sommet de l’échelle de la réussite, peuvent paraître dérisoires et non prioritaires pour une autre société dont les buts et les intérêts sont opposés. Claude Lévi-Strauss évoque les fausses constructions dichotomiques de type « histoire stationnaire » et « histoire cumulative » et définit la notion de progrès de la façon suivante.
[…] il procède par sauts, par bonds, ou, comme diraient les biologistes, par mutations. Ces sauts et ces bonds ne consistent pas à aller toujours plus loin dans la même direction ; ils s’accompagnent de changements d’orientation, […]. (Race et histoire, p. 38)
88C’est justement ce que semblent reprocher les indianistes à l’évolution indienne. Ou alors, est-ce ce qu’ils préféraient ne pas voir ? La tendance historique cyclique, stationnaire est subjuguée à la tendance linéaire, cumulative, pensée comme la seule et unique voie de développement. Mais cet argument ne tient pas puisque toute histoire est cumulative. Une culture « est toujours donnée en coalition avec d’autres cultures, et c’est cela qui lui permet d’édifier des séries cumulatives » (Race et histoire, p. 70). Axel Kahn propose une argumentation du même type dans sa définition du progrès.
[…] le progrès des civilisations a toujours reposé sur l’échange entre des cultures différentes, favorisant l’émergence d’une nouvelle diversité, elle-même promesse d’innovations futures. Coexistence de cultures diverses et riches d’autre part, échanges entre elles, d’autre part, constituent les principes du progrès des civilisations. (L’Homme, ce roseau pensant…, p. 190-191)
89L’ouvrage, L’Inde antique et la civilisation indienne peut à nouveau nous servir de référence concernant la persistance d’un courant de pensée résolu à faire de l’Occident la référence en matière historique. En 1951, les auteurs établissaient les faits suivants dès l’avant-propos :
Ainsi l’Inde n’a pas eu d’historiens. Mais ce n’est pas tout. […] Elle est sans histoire, en ce sens, d’abord, que son passé n’offre pas des phases nettement distinctes, – tel notre antiquité et notre Moyen âge, l’ère d’avant et l’ère d’après le Christ. (p. vii) Et voilà sans doute […] la raison foncière pour laquelle on peut dire que l’Inde n’a pas d’histoire : c’est que son passé est trop « émietté » […]. L’Inde a quelques épisodes ; elle n’a pas d’histoire, parce qu’elle n’a été ni un empire, ni une « patrie », ni une nation. (p. ix)
Pas plus qu’elle n’a le sens historique, l’Inde n’a l’idée d’évolution. (p. x)
90Ces trois citations mettent en évidence l’incapacité de ces trois historiens à comprendre leur objet d’étude. Comme pour tant d’autres avant eux, l’Inde leur est inaccessible, et puisqu’elle est inaccessible, elle est réduite à une somme d’assertions négatives.
91Avec le recul, on s’aperçoit que ce qui a manqué à l’Occident est ce regard de l’intérieur du pays étudié, l’abstraction de soi, ce sacrifice momentané de soi au profit de l’Autre, nécessaire à la compréhension d’un peuple. Les Européens se sont placés à l’extérieur, et ont contemplé la réalité qui se déroulaient sous leurs yeux en s’appuyant sur les caractéristiques de leur propre mode de fonctionnement. Ils n’ont pas tenté de voir comme les autres se voyaient et voyaient le monde. Mais à bien y réfléchir, là n’était sans doute pas la question. Ils avaient compris la nécessité de comprendre et de connaître un peuple, certes, mais pas par altruisme ou par souci de partage et d’échange. La question était ailleurs, dans des motivations et des exigences autres, commerciales, politiques, stratégiques. L’esprit cumulatif de l’Histoire occidentale s’était forgé un devenir autre, dans une relation unilatérale, et les conquêtes étaient en droite ligne avec cet esprit. Accumuler les conquêtes était un signe supplémentaire de progrès parce que cela signifiait une supériorité de fait. Un point de vue divergent de l’Histoire et de l’évolution était par conséquent inenvisageable, car il risquait de miner l’édifice des certitudes, et surtout d’entraver les plans d’une mainmise culturelle sur l’Inde. Henri Bergson, dans L’Évolution créatrice, déclare que « […] d’une manière générale, le travail humain consiste à créer de l’utilité ; et tant que le travail n’est pas fait, il n’y a “rien”, – rien de ce qu’on voulait obtenir » (p. 296). L’Orient et l’Occident du xixe siècle (et sans doute aussi ceux du xxie siècle) s’affrontent sur les différentes perceptions de cette notion d’utilité. Plutôt que d’accepter une autre définition de l’utilité, les observateurs européens ont créé un espace vide, sur le fondement que seul l’Occident avait la prérogative des développements qui en font sa grandeur, et pouvait faire celle des autres pays de la planète si ces derniers prenaient la peine de l’imiter.
92Il a donc fallu créer une absence pour obtenir une présence, créé un vide pour obtenir un plein. Ce plein est fait de négations. L’abolition de la réalité historique indienne devint un objet de création, une ligne de conduite. Il fallait fabriquer du vide, du néant. L’absence de l’un créant la présence de l’autre. L’Inde fut dépouillée de son Histoire pour permettre à celle de l’Occident de se consolider, d’ajouter du cumulatif et de se poser en détenteur du savoir et du pouvoir. La non-existence, le non palpable prenait corps par une série d’arguments mettant en relief les absences et les lacunes. En s’interrogeant sur le rapport entre le rien et l’existence, Henri Bergson déclare que « L’existence […] apparaît comme une conquête sur le néant. » (L’Évolution créatrice, p. 276). Une conquête de plus qui s’ajoute à toutes les autres, mais cette fois il s’agirait de la conquête d’un objet qui n’aurait pas d’existence. D’où le paradoxe soulevé par Bergson.
Penser l’objet A inexistant, c’est penser l’objet d’abord, et par conséquent le penser existant ; c’est ensuite penser qu’une autre réalité, avec laquelle il est incompatible, le supplante. […] En d’autres termes, se représenter un objet comme irréel ne peut pas consister à le priver de toute espèce d’existence puisque la représentation d’un objet est nécessairement celle de cet objet existant. (ibid., p. 285)
93En resituant la citation de Bergson dans le contexte colonial, et en remplaçant « l’objet A » du philosophe par « l’objet histoire indienne », un objet inexistant qui est pensé, donc qui est existant, on s’aperçoit qu’en accumulant les conquêtes, les Européens ont aussi accumulé les contradictions, une de plus dans le répertoire de leurs discours. La logique implacable de la démonstration anéantie une fois encore les arguments des « spécialistes » de l’Inde. Ils ont créé et écrit des discours, à l’image de ceux d’un Karl Marx, d’un James Mill, d’un Thomas B. Macaulay et de tant d’autres, sur ce qu’ils considéraient comme inexistant, comme s’il était possible d’échapper à l’Histoire. En subordonnant leurs analyses à la dimension synchronique, il leur était aisé de construire une histoire stationnaire.
94En tout cas, les discours qu’ils produirent comportaient une double valeur, l’une didactique, l’autre utilitariste. D’une part, ils les comprenaient puisqu’ils les avaient créés eux-mêmes ; ils évoluaient sur un terrain familier. Puis ils avaient les moyens de les diffuser. D’autre part, ces discours servaient leurs visées. À un autre niveau, ces constructions furent le résultat d’un refus d’admettre le caractère complexe de la société indienne, le résultat d’une incapacité totale à comprendre, d’une profonde insatisfaction et frustration de ces observateurs désorientés. La civilisation occidentale, s’estimant supérieure au reste du monde, dans tous les domaines y compris dans celui du monopole de l’Histoire, et en s’arrogeant le droit exclusif de diffuser son savoir, ne pouvait reconnaître un tel échec. Une reconnaissance de ce type était tout simplement inconciliable avec l’idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes. De là sont nées des vérités négatives qui ont dessiné en creux la politique britannique en Inde.
95Ces vérités négatives ont donné lieu à des théories, qui petit à petit ont servi de modèles permanents. Le supposé désordre de la culture indienne se trouvait résolu par l’ordre de l’écriture. Le supposé vide de la civilisation indienne fut comblé par le supposé plein de savoir de la civilisation occidentale. L’ignorance se mue en une multitude de récits sur le vide et le néant. Avec le vide et le néant, ils avaient trouvé un substitut à leur propre ignorance « nous possédons le savoir, les Autres non ». Il fallait remettre de l’ordre dans ce bazar oriental, incompréhensible. Écrire c’est rendre réel. Parce qu’écrire permet non seulement de classer le monde et de mettre de l’ordre dans une réalité qui se dérobe, l’écriture donne une existence aux pensées et les contrôlent. L’absence d’Histoire ou plutôt la volonté de ne pas considérer celle de l’Inde comme telle, à laquelle il faut ajouter la notion de vide et de néant, ont fini par recouvrir tous les secteurs de la civilisation indienne.
96De nombreuses traditions comme la sati, le mariage des enfants, ou des pratiques comme celles observées par les thugs, la secte au service de Kali, déesse de la Destruction, furent considérées comme barbares, œuvres de sauvages, reflets de l’absence de civilisation. Des coutumes indignes d’un pays civilisé, une pensée que le soulèvement anti-britannique de 1857 n’a fait que consolider. La révolte des cipayes, en effet, fut le premier traumatisme éprouvé par les britanniques, le seul événement que certains Britanniques retiennent de la présence de leurs ancêtres en Inde, même encore aujourd’hui en ce début de xxie siècle. Le sentiment de traîtrise associé à la barbarie consciente et systématique dont firent preuve les Indiens, furent une occasion supplémentaire de stigmatiser l’ensemble de la culture indienne, de l’enfermer dans des stéréotypes négatifs, et de faire de l’Indien un sauvage, un être qui n’a rien, pas même les bases de la civilisation. Or, chacun connaît les implications d’une telle qualification. Voici la définition qu’en donne Ter Ellingson dans The Myth of the Noble Savage.
They were said to have « no laws », « no property », « no religion », no analogue of almost any feature that Europeans assumed to be an indispensable characteristic of civilisation but even of human society. (p. 25)
97Les Britanniques ont interrogé la civilisation indienne à partir d’une série d’observations de l’étranger, en construisant une frontière entre civilisés (les Occidentaux, dont eux-mêmes) et non civilisés (les Autres) selon ce que Ter Ellingson nomme un système de négations comparatives. La comparaison est synonyme de condamnation. Le sauvage est celui qui ne possède rien. Cette idée n’était pas neuve. En effet, Montaigne, dans son essai « Des cannibales », dressait une longue liste de négations à partir de ce qu’il avait entendu dire (« ce que m’ont dit mes témoins » p. 309) sur les Antillais et les Sud-Américains.
C’est une nation, dirais-je à Platon, en laquelle il n’y a aucune espèce de trafic ; nulle connaissances de lettres ; nulle science de nombres, nuls usages de services, de richesse ou de pauvreté […] nulles occupations qu’oisives […] nuls vêtements, nulle agriculture ; nul métal […] Les paroles mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la détraction, le pardon, inouïes. (p. 308)
98Même si la comparaison est absente de l’énumération de Montaigne, la négation s’établit obligatoirement à partir d’un système de références connu. Chaque proposition sous-tend la présence de ces éléments dans un autre pays. La démarche comparatiste, bien qu’effacée, est donc en vigueur, et fonctionne de la même manière que si elle avait été clairement énoncée. Même si Montaigne n’est personnellement coupable d’aucune entreprise coloniale, même s’il avoue que « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes » (p. 307), même si donc il se protège derrière ce préambule, de tels propos ne passent pas inaperçus et contribuent à une fabrication des Autres comme des êtres dont l’existence n’a pas la moindre utilité dans l’organisation du monde. Quoi qu’il en soit, le vide et l’absence, sous toutes leurs facettes, ont servi les idéologies coloniales, y compris en Inde.
99Au vide historique s’ajoute, aux yeux des observateurs occidentaux, un vide matériel puis un vide total concernant tout thème indien y compris un vide moral. Vider l’Inde de son contenu fit partie d’une politique programmatique destinée à justifier, à confirmer les valeurs occidentales puis à asseoir les certitudes à chaque fois que l’occasion s’en présentait, comme s’il fallait sans cesse se rassurer du bien fondé de la mission civilisatrice. Thomas R. Metcalf évoque cette nécessité absolue de construire l’Autre dans sa différence.
To describe oneself as « enlightened » meant that someone else had to be shown as « savage » or « vicious ». […] As the British endeavoured to define themselves as « British », and thus « not Indian », they had to make of the Indian whatever they chose not to make of themselves. (Ideologies of the Raj, p. 6)
100Créer un vide hyperbolique, telle fut la stratégie rhétorique récurrente et calculée. En dépouillant l’Inde de tout contenu, les observateurs pouvaient ainsi déployer leur talent de découvreurs, d’inventeurs d’histoires et d’Histoire, comme s’ils avaient passé leur temps à construire sur du vide. Le vide culturel, le néant de l’Histoire a eu d’autres répercussions, celle de la nudité, par exemple, autre obsession de l’Anglo-Inde.
101La nudité au sens littéral, qui n’est finalement que le pendant métaphorique du vide de la civilisation indienne, fut aussi synonyme d’infériorité et participe de la même volonté de classer l’Autre, et de l’exclure de la modernité, de la richesse, de la décence ou de la morale. La nudité, au sens propre, est évoquée par bon nombre de personnages de la fiction anglo-indienne, et apparaît comme une caractéristique des Indiens. C’est le cas de Jason Savage, jeune héros de Coromandel ! un roman de John Masters. à peine arrivé à Coromandel, alors que l’équipage se prépare à jeter l’ancre, alors que le lecteur n’en n’est qu’à la troisième page de narration descriptive, Jason Savage est d’emblée frappé par la nudité du premier Indien qu’il voit s’approcher du navire. C’est la seule chose qu’il remarque.
Jason stared down in fascination. He wore no clothes at all. His boat was three rough logs, unplanned and uncut, loosely tied together with cord at bow and stern. […] Jason muttered to himself, «‘Tisn’t a boat », ‘tis no more than a bundle of waterlogged tree roots. (p. 108)
102Au dénuement physique viennent s’ajouter les préfixes négatifs rattachés aux adjectifs décrivant l’aspect technique du bateau : la marque de l’absence, de l’inachevé. La conclusion de Jason Savage est définitive et sans appel «’Tisn’t a boat. » On peut se demander s’il tire une conclusion similaire concernant l’être humain qu’il aperçoit. En tout état de cause, l’altérité est d’abord perçue en termes négatifs. Qui est le sauvage, et selon quels critères est-il défini ? Est-ce celui qui n’a pas de vêtement et possède un bateau qui ne correspond pas à des normes préétablies ? Ou est-ce celui (comme son nom de famille voudrait le suggérer) qui décide qu’un bateau n’en n’est pas un même quand cela en est un ?
103Qui plus est, le rapprochement entre la nudité (ou la semi nudité), les sentiments que cette dernière inspire et la supériorité implicite du locuteur et de ce qu’il représente (et de ceux qu’il représente), est aussi un phénomène fréquent des récits anglo-indiens. Dans la fiction, tout comme le fakir, le Sâdhu est une cible narrative favorite. Sa nudité, symbole du renoncement, semble être ce que le lecteur doit retenir de ce personnage « étrange ».
[…] his naked body gleaming silverly with its smear of ashes. […] there was mark of neither age nor youth upon him, he was impersonal and timeless. […] he was not usually greeted as « Findlay » by an Indian met for the first time – and that Indian a naked, ashen-hued ascetic, with elf-locks as matted and as earthly as the dangling roots of the banyan above him. (An Indian Day, Edward Thompson, p. 132-133)
104Ici, il semble que, selon la description du personnage anglais, le cliché de la nudité entraîne dans son sillage une autre série de clichés communs à d’autres romans anglo-indiens, à savoir l’atemporalité et la perte de l’identité. Même s’il ne le déclare pas nettement, Finlay, est frappé par la façon dont le Sâdhu s’adresse à lui. L’homme blanc, habillé, identifiable et identifié par son nom de famille, ne s’attend pas à ce qu’un Indien nu le salue de manière aussi familière. Il y a, dans cette citation, un contraste flagrant entre les deux personnages, dans leur reconnaissance ou leur acceptation de l’Autre. Alors que chez l’un, l’Anglais, la distance est palpable (« impersonal », « timeless »), chez l’autre, au contraire, le contact passe par une reconnaissance immédiate. L’Anglais est reconnu comme un être singulier c’est-à-dire comme un individu unique à qui on s’adresse comme tel : il n’est ni atemporel ni impersonnel. Le roman d’Edward Thompson ne fait pas figure d’exception à ce sujet. Il se situe au contraire dans la mouvance d’une tendance générale à associer nudité et absence de civilisation.
105D’autres personnages, réels, éminents, des personnages qui ont fait l’Histoire, au sens occidental du terme, ont retenu le critère de la nudité pour exprimer leur mépris des Indiens. Pensons à Winston Churchill et au sentiment de dégoût que lui inspire la tenue de Gandhi et qu’il évoque, en public, en 1931 :
[…] alarming and also nauseating to see Mr Gandhi, a seditious Middle Temple lawyer, now posing as a fakir of a type well known in the East, striding half-naked up the steps of the Viceregal Palace, while he is still organizing and conducting a defiant campaign of civil disobedience, to parley on equal terms with the representative of the King-Emperor. (Churchill : Four Faces and the Man, p. 98, Robert Rhodes James)
106Ainsi, la tenue que porte Gandhi, c’est-à-dire un vêtement traditionnel, est synonyme, aux yeux de Churchill, d’indécence et par conséquent d’infériorité : Gandhi ne peut prétendre s’adresser d’égal à égal avec un représentant de la Couronne. Nombre de critiques (compatriotes de Churchill ou pas) soulignent l’aversion de Churchill pour l’Inde et les Indiens. Cette citation dont les termes sont sans appel, en est un exemple convaincant.
107Dans son pastiche de l’univers fictionnel anglo-indien, Burmese Days, George Orwell ne manque pas d’évoquer, à plusieurs reprises, ce tic narratif typiquement anglo-indien. Ainsi, Elizabeth, la jeune Anglaise tout juste de débarquée d’Angleterre, est épouvantée à la vue de ce qui semble être des fakirs :
Half-naked men with their long hair knotted behind their heads moved to and fro in torchlight, hideous as demons in Elizabeth’s eyes. (p. 96)
108La nudité au sens physique, utilisée comme argument sur l’infériorité, trouve son équivalent au sens métaphorique en l’occurrence dans le domaine de la vie quotidienne.
109Des témoignages extraits de récits de voyages, tels que ceux de l’écossaise Anne Campbell MacLeod, plus connue sous le nom de Lady Wilson, sont révélateurs de l’état d’esprit du xixe siècle, et de cette volonté comparatiste négative. Arrivée en Inde en 1889, elle avait rejoint son mari James Wilson, administrateur au Punjab, et y resta jusqu’en 1909. Pendant ces vingt années, elle a maintenu une relation épistolaire avec sa famille et ses amis, et décrivit son quotidien dans le sous-continent. Les premières lettres relatent son installation dans un bungalow, et on s’aperçoit que les toutes premières impressions de sa nouvelle maison ne sont qu’un catalogue de l’absence.
There is no home-like pantry, with dresser and endless shelves, press, and hot and cold water arrangement. There is no kitchen with plate-rack, scullery and larder. […] there is, of course, not a bell in the house […]. Needless to say, there is not an English shop within a radius of a hundred miles, and I have yet to find out what the native bazaar can supply, and how I am to procure what it does not contain. (Letters from India, p. 8-9)
110Il est intéressant de noter la succession d’énoncés négatifs dans cette liste relative à l’intendance domestique, comme si Lady Wilson avait commencé par repérer ce qu’il n’y avait pas. Son discours se construit sur du vide. Le contexte négatif est construit à partir d’une comparaison avec ce qu’elle s’attendait à trouver, c’est-à-dire une réplique de cuisine anglaise. On le voit, le point de vue occidental domine l’environnement dans ses moindres détails, y compris dans les aspects quotidiens. La cuisine, infime détail dans cette immense entreprise qu’est la colonisation, est néanmoins symbole d’une tournure d’esprit qui ne vise qu’à prouver la supériorité occidentale. Elle est un rouage de plus dans l’ensemble des rouages de la machine idéologique de l’empire.
111Que dire de A Passage to India, un roman qui a bien des égards se démarque du traditionnel roman anglo-indien, mais qui semble, à l’occasion, happé par ses manies narratives ? Dans les extraits ci-dessous, la géographie est la cible d’un narrateur désabusé par l’absence d’intérêt du paysage. La première page du premier chapitre de la première partie du roman, intitulée « Mosque », dépeint un paysage dénué de tout intérêt, dénué de tout, pourrait-on dire :
Except for the Marabar Caves – and they are twenty miles off – the city of Chandrapore presents nothing extraordinary. […] There are no bathing-steps on the river front, as the Ganges happens not to be holy here ; indeed there is no river front […] The streets are mean, the temples ineffective […]. Chandrapore was never large or beautiful […] In the bazaars there is no painting and scarcely any carving. (p. 31)
112La première ligne de la première page du premier chapitre de la deuxième partie, « Caves », utilise le même procédé narratif :
The Ganges, though flowing from the foot of Vishnu and through Siva’s hair, is not an ancient stream. (p. 137)
113L’explication concernant cette instance narrative marquée par la négation que fournit Sara Suleri, dans son essai The Rhetoric of English India, va à l’encontre de ma démonstration puisque, pour cet auteur, il s’agit d’une technique visant à prendre le contre-pied de la technique anglo-indienne traditionnelle. Sara Suleri suggère, en effet, que le narrateur de A Passage to India, cherche à présenter une Inde différente, loin des représentations stéréotypées, par une écriture « antiexotic » (p. 144).
In place of the exotic, the ordinary is privileged, so that the narrative need express no desire for either overt possession or a concomitant repulsion. (p. 144)
114Cette observation est juste d’un certain point de vue, si l’on prend en compte tout un pan de la littérature coloniale et postcoloniale empressée de dépeindre des paysages grandioses, une Inde à couper le souffle, dans un style souvent hyperbolique. La remarque de Sara Suleri est corroborée par le commentaire d’un autre critique, Norman Page, lorsqu’il déclare,
[…] it is almost as though Forster were reversing, and hence exposing the hollowness of, the too-enthusiastic style of guide-books or passing tourists […]. (E. M. Forster, p. 98)
115Mais d’un autre côté, et à l’autre extrême, comme nous l’avons vu précédemment, il existe un pan littéraire négatif de l’Inde auquel semble adhérer le roman de Forster. Si Suleri et Norman ont raison, le lecteur est aussi en droit de se demander pourquoi « l’ordinaire » devrait se traduire par une série de négations. En d’autres termes, tout se passe comme si le narrateur tombait dans le travers opposé. Une approche « antiexotic » de l’Inde n’implique pas systématiquement une description telle que la propose le narrateur du roman. Il y a sans doute une position intermédiaire, non extrémiste, non hyperbolique, dans un sens ou dans un autre. La structure grammaticale, uniquement basée sur la négation, semble plutôt signifier une incapacité à comprendre la géographie naturelle et la motivation des hommes qui ont façonné leur environnement. Cette construction grammaticale laisse supposer qu’à travers ou au-delà des paysages, le narrateur condamne les hommes puisque l’un fait ou modèle l’autre et vice-versa. Voyons ce que dit Carole Crumley, citée par Robert Markley dans un article intitulé « Monsoon Cultures : Climate and Acculturation in Alexander Hamiltonn’s A New Account of the East Indies ».
[…] the landscape, she argues, is a manifestation of « ongoing dialectical relations between human acts and acts of nature ». (« Biocultures », New Literary History, p. 529)
116L’incapacité à comprendre, dans le cas précis de A Passage to India, se manifeste par une incapacité à produire du discours affirmatif, et c’est sur ce point précis que le roman de Forster ressemble à ceux de ses prédécesseurs. Bien sûr, nul ne peut lui (leur) reprocher ne de pas comprendre, et E. M. Forster avoue lui-même sa difficulté à « saisir » l’Inde, mais il existe des alternatives à la négation pure et simple. Dans son introduction à l’édition de A Passage to India de 2005, Pankaj Mishra cite une phrase de l’auteur en proie à un sentiment d’impuissance :
Forster once explained that in A Passage to India he had « tried to indicate the human predicament in a universe which is not, so far, comprehensible to our minds ». (p. xix)
117L’emploi du mot « universe » est en soi assez étrange dans la mesure où Forster (il s’agit bien ici de l’auteur empirique et non plus du narrateur de A Passage to India) donne l’impression de se tenir à distance des Indiens et de leur pays, comme s’il s’agissait de créatures venues d’une autre planète, avec qui il ne partage pas la même biologie. Cette distance ne fait qu’augmenter l’écart entre l’Orient et l’Occident, entre Nous et les Autres.
118Les exemples dont il a été question dans ce chapitre soulignent les lacunes du système cognitif des Européens mais aussi un refus de connaissance. Nous pouvons aussi remarquer comment les discours sont construits de façon à ce qu’une réflexion sur le vide et le néant de tel ou tel aspect d’une civilisation irradie vers les autres domaines de cette civilisation. Tout porte à croire que l’inventaire des points négatifs sert à dresser un faisceau de preuves destiné à une prise de contrôle massive de tous les aspects d’une civilisation. Dans leurs récits, l’Inde est dénudée, dépouillée de son Histoire, du savoir, du progrès, et n’a aucun espoir d’égaler l’Europe. Disons plutôt qu’on ne lui en laisse aucune chance. Le savoir est l’apanage d’un peuple appartenant à une autre région du monde. Comme l’indique Bankimchandra Chatterji, écrivain nationaliste indien du xixe siècle, « no know-ledge to them is true unless it has passed through the sieve of European criticism » (The Oppressive Present, p. 69). Les Européens, selon ces propos, s’attribuent des droits et imposent des diktats dans le but de saper toute initiative. Tout se passe comme s’il était nécessaire de maintenir le pays dans un état d’infériorité, par le biais de descriptions négatives, d’insistances sur le vide et sur le néant, dans une logique où la biologie a pris une place prépondérante, pour justifier la colonisation. Ci-après, nous allons voir que l’Europe s’arroge aussi des droits sur la personne.
Le patient indien
The conquest of the earth, which mostly means the taking it away from those who have a different complexion or slightly flatter noses than ourselves, is not a pretty thing when you look into it too much.
Joseph Conrad, Heart of Darkness, p. 10.
119Les comptes rendus sur le vide et le néant de la civilisation indienne seraient restés incomplets et finalement peu satisfaisants pour la légitimation coloniale sans les comptes rendus effectués à partir de l’observation du pays et des individus. À la fixation sur l’hindouisme et le système des castes, dont on se souvient qu’elle a eu pour conséquence l’idée d’une dégénérescence raciale progressive, il faut désormais ajouter une fixation sur le « caractère » indien. Dans la logique du xixe siècle qui affirmait que les différences physiques déterminaient les différences culturelles, l’Indien fut observé à travers le microscope colonial, dans le laboratoire colonial, et déclaré Autre, un Autre, une fois encore, inférieur. Mais comment cet Autre se définit-il ?
120L’Autre est autre parce qu’il est étranger. Il est étranger parce qu’il est différent. Il est différent parce qu’il est loin du centre, parce qu’il appartient à la marge, cet espace inventé pour qu’il reste Autre. Dans un essai intitulé, L’homme, ce roseau pensant…, dont un chapitre est consacré à l’étranger, le biologiste Axel Kahn déclare que « Lorsque la distance s’accroît avec l’autre, il devient étrange. » (p. 42). Cette remarque s’applique a fortiori au domaine colonial puisque c’est l’un des présupposés des discours du « centre ».
121Il est nécessaire qu’il reste Autre pour que l’Européen puisse justifier son propre « devoir » vis-à-vis du pays colonisé. L’étranger est un objet d’étude, jamais un sujet au sens qu’en donne Descartes dans l’expression « Je suis, j’existe », c’est-à-dire un homme libre, un homme comme sujet à même de revendiquer sa place dans le monde. L’Autre n’est sujet, dans le discours colonial, que lorsqu’il est assujetti, lorsqu’il devient un individu que l’on peut manipuler, comme le sujet d’une cour royale. Dans cette perspective, les Indiens sont pris dans l’étau de la contradiction sémantique du mot sujet. Il y a donc sujet et sujet. Tout comme il y a Autre et Autre. Selon sa position dans la hiérarchie sociale, selon son aptitude à s’identifier au modèle occidental, l’Autre sera plus ou moins autre.
They (the British) yearned to understand the Indians. An Indian adapted to western ways would never lack for friends. In his company the British breathed a sigh of relief. He was « one of us ». (The Great Indian Mutiny, Richard Collier, p. 112)
122Ces deux phrases méritent une attention particulière. Écrites à la suite l’une de l’autre, elles n’ont aucun sens si ce n’est celui d’une contradiction flagrante, qui ne semble pas avoir dérangé l’auteur de ce récit sur la rébellion (qu’il appelle « mutiny ») des cipayes. Ni conjonction ni adverbe ne viennent interrompre l’enchaînement des deux premières phrases, comme si elles faisaient partie d’une suite logique, comme si elles allaient de soi. Le désir de comprendre les Indiens est, selon les dires du narrateur, réel, comme le prouve le début de la phrase. à condition toutefois, comme l’indique la suite, que les Indiens ressemblent aux Anglais. La construction de ce paragraphe relève d’une réelle volonté d’annihiler l’existence de l’Indien en tant qu’individu libre. L’Indien n’existe que s’il est devenu un Autre, l’image d’un Autre, en l’occurrence un Anglais. C’est donc bien par le regard de l’un que l’Autre devient autre. Selon les propos de Sophie Bessis, dans son essai L’Occident et les autres, « […] l’Occident ne sait voir l’Autre que lorsque ce dernier lui renvoie un reflet de lui-même, […] » (p. 237). C’est, semble t-il, le sens de la phrase de Richard Collier.
123Le mimétisme est souhaité, voire rassurant pour ces Anglais « désireux de comprendre les Indiens » en particulier en temps de crise, comme ici dans le contexte de la rébellion des cipayes : chercher et trouver des alliés pour fortifier la certitude de sa propre grandeur d’âme et de la sauvagerie des Autres. Mais faire de l’Autre un autre, un Autre autre, c’est-à-dire un miroir de soi, est une méthode qui, me semble t-il, fonctionne comme un chantage à l’indépendance. Seuls ceux qui auront bien appris leurs leçons occidentales pourront, un jour, accéder à la liberté. Macaulay avait comme idéal de transformer l’Indien selon cette logique, en imaginant une classe d’individus « Indian in blood and colour […] English in taste, in opinions, in morals, and in intellect. » (« Minute on Indian Education »). Nous reviendrons sur cette question au cinquième chapitre de cette étude.
124En attendant, la logique voudrait pourtant que, dans le système colonial, l’Autre soit justement l’Anglais, l’intrus. En effet, dans le contexte de la colonisation, l’Autre n’est pas celui vers qui on va mais celui qui « va vers » pour imposer sa présence physique sur un autre territoire, avec l’intention de bouleverser l’équilibre de ce territoire en le soumettant à ses propres exigences et valeurs. Pour « faire » de l’Indien un Autre, dans le sens de différent et d’inférieur, il a fallu déployer tout un arsenal de moyens. Il fut nécessaire de l’observer, de disséquer ses attitudes, son caractère, ses traits physiques. L’observation du sujet, en tant qu’objet d’étude, fut l’une des techniques majeures pour établir des comparaisons, et se servir de ces dernières pour maintenir le pays sous l’autorité coloniale. De nombreux discours scientifiques, romans, essais, comptes rendus ou récits de voyages sont construits sur l’observation du pays colonisé, à commencer par sa géographie. L’un des plus illustres exemples est le roman de Kipling, Kim, que le critique Edward Said a analysé minutieusement afin d’établir le lien entre cette œuvre de fiction et sa portée idéologique. Dans sa préface à Kim, il considère que le rôle du colonel Creighton n’a pas pour autre but que celui d’observer pour mieux contrôler.
Creighton embodies the notion that you cannot govern India unless you know India, and to know India means understanding the way it operates. (p. 34)
125En effet, le colonel Creighton enjoint Kim à « enregistrer » et à consigner tout ce qu’il observe le long de ses pérégrinations :
[…] thou must learn how to make picture of roads and mountains and rivers – to carry these pictures in thine eyes till a suitable time comes to set them down on paper. (p. 166)
126L’observation prit la forme d’une surveillance constante dont l’aboutissement fut une connaissance approfondie destinée à servir les desseins coloniaux, à justifier, encore une fois, la colonisation. Ce fut ensuite le tour des individus et du peuple pris dans son ensemble. La corrélation entre l’aspect physique d’un humain et sa conduite en milieu social ne faisait aucun doute au xixe siècle comme l’implique la remarque de Jacques Ruffié :
Le pseudo-darwinisme culturel qui inspire la pensée anthropologique du xixe siècle légitime le colonialisme qui ne serait pas le produit d’une certaine conjoncture politique, mais celui d’une structure biologique : en somme, un cas particulier de la compétition naturelle. L’anthropologie du xixe siècle donne bonne conscience à l’Europe impérialiste. (De la biologie à la culture, p. 155)
127Les caractéristiques du groupe étalon, selon le critique James H. Mills dans son ouvrage Madness, Cannabis and Colonialism, reposaient sur trois notions essentielles, à savoir, « robust, European, heterosexual gentleman » (p. 35). En dehors de ces critères, un individu était jugé hors normes, inapte, éventuellement source de problèmes pour les autorités, et par conséquent méritant l’assujettissement. Assujettir un peuple n’est pas un acte à la portée de tous les peuples. Certains critères sont requis. La domination aryenne, nous l’avons vu, fut érigée en exemple par les acteurs de l’empire britannique de tous bords, mais en dehors du prestige, déjà évoqué, dont jouissait le peuple aryen, les indianistes ont également vu chez ce peuple un précurseur de l’unité indienne dont l’absence, signe de faiblesse, était considérée comme l’un des facteurs majeurs de l’arriération du pays. Cette conviction faisait partie des arguments phares du xixe siècle pour justifier leur mission. Le rôle de la biologie dans l’élaboration des thèses sur la nécessité de dominer un pays, est à nouveau incontestable et prédominant. Les arguments de l’historien Vincent Smith, selon Ronald B. Inden, sont essentiellement fondés sur la biologie.
That past, which in his scheme meant empire, was necessarily the product of an active male and Aryan rationality that was foreign. It arrived by conquest and imposed itself on a non-Aryan populace that was inherently divisive and not contingently divided. Indians, thus, needed outside rule in the remote past, as they did now, if they were to remain in a single, unitary state. (p. 185, Imagining India)
128On peut noter le lien entre « male », « rationality », « conquest » et « empire », quatre facteurs essentiels de la pensée utilitariste de l’époque. Robert Orme, historien militaire de la Compagnie des Indes, déclarait déjà en 1782, que l’Indien était « the most effeminate inhabitant of the globe » (The Rhetoric of English India, Suleri, p. 16). L’Inde construite, dans la logique binaire occidentale comme une entité féminine, ne pouvait être dominée que par une force masculine à laquelle les Dravidiens, les indigènes, n’appartenaient pas. En effet, la construction de la métaphore Inde féminine ou efféminée/Europe masculine fut à la base d’une autre série de discours, un argument de plus pour créer une essence indienne de plus. Ce fut une construction pratique d’un point de vue rhétorique pour permettre la justification de la domination britannique : d’un côté l’Europe rationnelle et masculine, de l’autre l’Inde émotionnelle et féminine. Selon cette logique, le rapport de force allait de soi : le masculin l’emportant toujours sur le féminin dans la grammaire des sociétés occidentales. L’unité participe donc de la nature de la force, du masculin. Un siècle plus tard, une femme cette fois, Lady Wilson dont il a déjà été question, réitérait l’idée de la main de fer pour remettre de l’ordre dans le sous-continent.
It would be nearer the mark to picture the population of this country as a bundle of sticks, each possessed by the ambition to belabour the others, and only held together in external unanimity by the British flag ! (Letters from India, p. 131)
129L’observation du patient indien a donné lieu à une somme considérable de données sur le caractère indien, des données responsables de portraits types, de généralités et de stéréotypes. On se souviendra de James Mill qui, non content de retirer à l’Inde tout espoir de dignité, « […] entendait définir la place de l’Inde « sur l’échelle des civilisations ». Elle s’y trouva tout en bas, car, « par la combinaison du despotisme et de la prêtrise, les hindous sont physiquement et moralement la partie la plus asservie de la race humaine » (Histoire des colonisations, Marc Ferro, p. 302-303).
130L’amalgame entre le physique, le moral et l’intelligence est patent dans toutes les théories racistes développées au xixe siècle, et aucun détail n’échappe aux observateurs pour leur permettre d’échafauder les thèses des bienfaits et de la nécessité de la colonisation. La race aryenne a donné naissance à des mythes, définis par Jacques Ruffié comme étant « créés pour remplir des besoins psychologiques » (De la biologie à la culture, p. 165). Le besoin psychologique de l’empire britannique de l’époque est d’établir des différences, or ces différences ne peuvent s’organiser qu’en fonction des vides réels ou imaginés, et sur une construction négative de l’Autre.
131Si les Indiens sont efféminés, ils sont aussi considérés comme des enfants dont la reine Victoria s’attribue la « maternité », comme en témoigne une phrase d’Elizabeth Longford dans un ouvrage sur la reine Victoria : « Queen Victoria’s instinct [was] to mother her dark-skinned children […]. » (The Ruling Caste, David Gilmour, p. 5). En témoignent aussi des pensées telles que celles que l’on peut trouver dans la fiction : « Findlay, the Englishman, alone in the wilderness and amid childish minds […]. » (An Indian Day, E. Thompson, p. 262). Puis les Indiens sont sournois et menteurs, deux notions que les romans anglo-indiens ressassent à l’envi, en particulier ceux dont la diégèse a pour cadre la révolte des cipayes. Mais en dehors du cas particulier de la révolte, de longs chapitres de ce roman sont consacrés au « caractère » indien (sans doute pour compléter la liste des justifications de la mission civilisatrice) où l’on trouve des échanges d’impressions comme suit :
« […] Now there’s nothing that Indians resent so much as being called liars. »
« That’s because they know they are liars » […] (An Indian day, E. Thompson, p. 232)
132Cette phrase, prononcée lors d’une discussion entre deux Anglais, « prouve » que cette caractéristique n’est pas une vision de l’esprit d’un peuple décidé à trouver tous les défauts possibles chez un autre peuple puisque c’est, selon la citation, un fait reconnu par les Indiens eux-mêmes. L’échange, dans ce dialogue, fortifie ainsi l’opinion commune et permettra par la suite de la transmettre sans mauvaise conscience. Et même si certains personnages, de ce même roman, tentent de rattraper l’outrage par une phrase du type : « They would rather tell a lie than give pain […] » (p. 233), les Indiens (notons la dénomination générique) n’en demeurent pas moins des menteurs.
133La liste des « défauts » pourrait être complétée à l’envi, chaque auteur ayant sa pierre a ajouté à l’édifice de caractérisation. Mais ceux que l’on soupçonne le moins, contribuent pourtant aussi au portrait négatif de l’Indien. Parmi eux, Romain Rolland n’échappe pas à l’attrait du stéréotype. Dans son introduction à La Jeune Inde, il fait un bref portrait de Gandhi, et souligne les efforts du Mahatma dans un pays où les habitants réagissent de façon épidermique, un défaut supplémentaire qui parcourt les discours coloniaux. Voici un extrait de ce qu’il écrivait en 1924 :
Seul, chargé de l’écrasante responsabilité d’un peuple de trois cent millions d’hommes, de races, de religions, de langues différentes, la plupart incultes, et presque tous ultra-émotifs, réagissant violemment aux moindres excitations – qu’il doit unifier, former et diriger – […] le frêle Mahâtmâ […]. (p. v)
134Gandhi est présenté comme un surhomme, malgré sa constitution, à la tête de la masse non seulement ignorante mais qui plus est imprévisible que constitue le peuple indien. Le lecteur pourrait presque lire, derrière cette déclaration, une apologie de l’entreprise coloniale. Si l’on rajoute à cela les clichés occidentaux et la volonté d’« unifier », de « former » et de « diriger », des projets caractéristiques de la politique coloniale, nous sommes en droit de nous demander si l’auteur de ces lignes ne préconise pas lui aussi l’intervention d’une main de fer pour remettre de l’ordre dans le chaos. On ne peut que s’étonner de tels propos de la part d’un écrivain pourtant loué, par les critiques, pour son indépendance d’esprit et pour une idéologie généreuse envers l’humanité quelle qu’elle soit. Saisi en tant qu’individu ou dans une entité collective, le patient indien subit les méthodes de caractérisation du système colonial.
135On s’aperçoit que la technique de l’observation, comme moyen privilégié de comparaison, fut adoptée par la plupart des acteurs de la colonisation, présents sur le territoire indien, quels que furent leurs rôles, leurs statuts ou leurs motivations. Il a été question plus haut de Lady Wilson, de ses remarques sur la configuration d’une cuisine indienne, et de son insistance sur les failles d’une telle cuisine. Lady Wilson n’avait « que » le rôle d’une memsahib, c’est-à-dire la femme du sahib, de l’administrateur qu’elle était seulement venue rejoindre. Elle n’avait aucun rôle officiel, aucune mission à accomplir d’un point de vue politique, économique, scientifique ou humanitaire. Pourtant elle a, à son tour, observé et consigné ses observations, et s’en est servi pour démontrer la supériorité du peuple de conquérants auquel elle appartenait. Ce rôle, justement parce qu’il était non officiel, aurait dû l’inciter à regarder la réalité environnante d’un œil détaché des projets coloniaux. Or, elle a mis à profit ces vingt années passées dans le sous-continent pour construire un discours sur l’Inde peu diffèrent de ceux de ses compatriotes de l’époque. Son discours regorge des mêmes généralités, des mêmes préjugés, parfois du même mépris même si, à l’occasion, elle s’est intéressée à des sujets jusque-là ignorés parce que considérés sans valeur, comme par exemple la musique indienne. Il n’en reste pas moins que ses conclusions sur l’infériorité des Indiens, tirées de ses observations sur le terrain, font partie du corpus qui a alimenté les théories raciales de l’époque. Comme ses compatriotes donc, elle idéalise « the great Aryan race » (Letters from India, p. 377). Cette trace de sang aryen qu’elle retrouve chez les Eurasiens, qu’elle valorise et méprise tour à tour : « our Aryan brother » (p. 182) et « the unfortunates who have fallen between two stools, and have neither inherited the thrift and resource of one side of the house nor the energy of the other » (p. 295). Cinq ans après son arrivée en Inde, elle avait tiré des conclusions formelles et définitives sur les différences biologiques du globe. Voici ce qu’elle déclarait en 1894 :
There is no comparison between the two continents which does not illustrate the greater disintegration of the Eastern races, as compared with the bonds which hold the Western together. (Letters from India, p. 130)
136Chaque argument sur l’aspect physique était censé renseigner sinon sur l’infériorité intrinsèque des Indiens, du moins sur la supériorité inhérente des Britanniques. Les scientifiques n’étaient pas en reste concernant les discours sur l’infériorité des races, et méritent à cet égard, une attention particulière.
137Anthropologues et médecins (dont les anatomistes) continuaient à affirmer depuis le xvie siècle, l’existence des races, et à maintenir une hiérarchie à l’intérieur de ces dernières, situant la race blanche en haut de l’échelle : mesures et formes des crânes et études détaillées de la pigmentation de la peau faisaient partie des observations cliniques récurrentes dont le but était de définir l’Autre comme décidément autre. Le scientisme, « c’est-à-dire l’utilisation de la science pour fonder une idéologie » (Nous et les autres, Todorov, p. 162) avait construit une biologie indienne à partir de recensements et d’observations.
138Les discours du xixe siècle sur l’Inde faisaient partie d’un schéma plus global de dénigrement de l’Orient et de tous les pays qui ne pouvaient prétendre rivaliser avec la grandeur occidentale. La création d’une biologie différente selon les pays et les peuples étudiés n’en n’était donc pas à ses débuts. En reprenant les fameux propos d’Ernest Renan, Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme, montre combien le monde extra européen s’est vu divisé et soigneusement découpé en catégories.
La nature a fait une race d’ouvriers, c’est la race chinoise […] une race des travailleurs de la terre, c’est le nègre […] une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. (p. 14)
139Le monde est un catalogue sous la plume de Renan. Le monde ou plutôt une partie du monde : « la race chinoise », « le nègre », « la race européenne » semblent constituer l’essentiel de la planète. Où sont les autres ? Et d’ailleurs existent-ils dans l’esprit de Renan ? En dehors du caractère raciste évident du commentaire de Renan, la répartition effectuée est plus que douteuse. Alors que « le nègre » ne semble appartenir à aucune « race », qu’il semble être une sorte d’électron libre, détaché de tout peuple en particulier, la « race européenne » forme un ensemble compact, uni et donc fort. Les arguments de Renan comportent pourtant de nombreuses failles. L’absence de détails et de nuances à laquelle s’ajoute l’impossibilité de penser la pluralité détruisent ipso facto les arguments biologiques de cette prétendue démonstration. Pourtant ces théories ne manquaient pas d’adeptes et, en Inde, comme ailleurs, l’aspect physique d’un individu devait coïncider avec ses aptitudes intellectuelles, sa conduite morale et sociale, et devait expliquer ces dernières. Le travail des spécialistes consista alors à élaborer des théories sur le caractère oriental.
140Pour James H. Mills, l’auteur de Madness, Cannabis and Colonialism, un ouvrage situé dans la lignée de la pensée de Michel Foucault, les médecins britanniques en Inde ont clairement contribué à la création de l’image négative propagée en Occident, par le biais de l’observation, dans le cas présent en milieu psychiatrique. Selon l’auteur, les asiles et les prisons étaient des sites d’observation idéals pour fournir des informations sur le « caractère indien », à partir de son aspect physique, puis de tirer des conclusions générales à partir de quelques cas.
Those populations over which Europeans attempted to assert control were watched, controlled and reordered by medecine. (p. 8)
141On notera la précision avec laquelle les médecins élaborent leurs théories. Les trois étapes « watched », « controlled », « reordered » attestent de la minutie du travail, de l’aspect systématique des opérations pour faire ressortir le moindre détail, comme par une espèce d’acharnement thérapeutique à l’envers. Il fallait que le patient soit malade ou inapte. Il fallait que les représentations maintiennent l’Autre dans la position dans laquelle il avait été décidé qu’il occupe c’est-à-dire une position d’être inférieur. Les observations « scientifiques » du sujet colonisé furent consignées et compilées, sans doute pour les rendre plus « réelles », pour leur donner corps pour ainsi dire, en tout cas pour produire un corpus de données devant servir de modèle et de justification à l’empire. Il s’agissait moins d’observer pour guérir par exemple ou pour prévenir les maladies que d’accumuler les « preuves » de l’existence de différences et d’anomalies, de faire circuler ces preuves, et de les représenter de façon à ce qu’elles coïncident avec les résultats voulus. C’est ce qu’on pourrait appeler un déguisement ou un habillage des données. Tout l’art des médecins du xixe siècle résidait dans la façon dont étaient présentés les faits et les comptes rendus rapportant ces faits. Pour se convaincre et pour convaincre un peuple de sa supériorité, et un autre peuple de son infériorité. Puisque toute manipulation a toujours comme fin une recréation, celle des médecins n’échappait pas à la règle. C’est ce que James H. Mills met en évidence lorsqu’il démontre comment des informations furent façonnées à l’image des résultats escomptés, comment la présentation des informations prend plus d’importance que les informations elles-mêmes. Selon des critères définis par la tradition occidentale, les scientifiques ont jugé la population indienne, et ont décidé selon quelles normes tel ou tel individu était dément ou pas, dangereux ou pas, moral ou pas. La relation entre discours et médecine, dans le cas présent, met à jour la fabrication d’une Histoire autre.
Once the idea is accepted that language functions ideationally in depiction then the information contained in historical documents is seen as the product of the circumstances in which those documents were written rather than as transparent representations of the subject of the text. (ibid., p. 25)
142À l’instar des historiens, des voyageurs ou des administrateurs anglais, les médecins ont participé à l’écriture d’une partie de l’histoire de l’Inde. En laissant des traces écrites de leurs observations réarrangées et de leurs résultats, ils ont contribué à enfermer le patient indien dans un carcan d’impressions négatives susceptibles de servir l’idéologie de l’époque. Le patient indien, tout comme l’hindou efféminé ou l’Indien enfant ou violent selon les circonstances, présentait ainsi tous les symptômes de l’individu que le gentleman occidental, « robust, European, heterosexual » ou « l’homo occidentalis » pour reprendre Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs (p. 154,) devait éduquer. La preuve par la biologie avait pour objectif de représenter les Indiens comme des sujets qu’il était nécessaire de contrôler, et que seule une race supérieure était en droit de faire. Exclure une partie du monde de la modernité dont l’Occident s’était auto-déclaré le droit exclusif, permettait de maîtriser cette partie du monde. On a assisté à l’établissement d’une échelle de valeurs, à « une distribution des rôles », selon Ruffié (De la biologie à la culture, p. 153). Dans cette perspective, cet auteur précise qu’il « existe donc des races supérieures, faites pour mettre en valeur, innover, commander, et des races inférieures, faites pour suivre et exécuter » (ibid., p. 153).
143D’autres discours, dont celui de la fiction, se sont emparés de ces thèmes désignés à construire un type de caractère. On se souviendra, en particulier, du célèbre et très controversé roman de Joseph Conrad, Heart of Darkness, lequel fournit un exemple précis des méthodes d’investigation du corps humain. Dans l’extrait ci-dessous, il s’agit de mesures prises par le médecin chargé d’ausculter Kurtz avant son départ pour le cœur des ténèbres.
[…] he […] with a certain eagerness asked me whether I would let him measure my head. […] he produced a thing like callipers and got the dimensions back and front and every way, taking notes carefully. […] « I always ask leave, in the interest of science, to measure the crania of those going there », he said. (p. 16-17)
144Dans l’intérêt de la science, nous dit le médecin. La science, certes, mais la science au service de l’empire, au service de ses obsessions à classer les individus et à les diriger. La science au service des discours coloniaux. L’observation clinique, associée à la prise de notes, indique clairement la méthode comparatiste sous-jacente. Si Kurtz, l’Européen, est soumis à des tests anatomiques, c’est dans le but spécifique d’utiliser les résultats contre un autre individu, un non européen, cela va de soi. L’observation de la forme des visages et la mesure des crânes firent partie, dans la mécanique idéologique, des méthodes que les scientifiques du xixe siècle considéraient comme les plus probantes pour justifier l’assujettissement d’un peuple. L’historien et critique A. Appadurai, cité et commenté par James Mills dans Madness, Cannabis and Colonialism, explique la fonction et l’implication de ces recensements.
[…] the stage of categorization, that is the observation of characteristics and the assignment of type, is only one part of the process that Appadurai says is crucial to the production of official knowledge. […] Appadurai identified enumeration as the second crucial stage of the process of producing colonial knowledge as « numerical glosses constituted a kind of meta-language for colonial bureaucratic discourse within which more exotic understandings could be packaged ». (p. 56)
145Les scientifiques de l’Europe des xviiie et xixe siècles s’accordaient sur le lien entre biologie et intelligence. Dans son ouvrage, L’Impérialisme, Hannah Arendt reprend les propos de l’anthropologue français Paul Broca par lesquels il affirmait que « le cerveau a quelque chose à voir avec la race et que mesurer la forme du crâne est la meilleure méthode pour évaluer le contenu du cerveau » (p. 304). L’historien Guy Bechtel, de son côté, dans Délires racistes et savants fous, rappelle le rôle des scientifiques anglo-saxons :
Sous le nom de phrénologie s’était aussi répandue au début du xixe siècle, surtout dans les pays anglo-saxons, la théorie selon laquelle les facultés mentales correspondaient à certaines régions précises de l’encéphale […] la même théorie assurait que ces régions, lorsqu’elles étaient très développées, saillaient à l’extérieur, se manifestaient par des bosses ou gibbosités visibles […]. (p. 17)
146Plusieurs romans transcoloniaux font des gorges chaudes de ces techniques utilisées à l’époque coloniale. Ainsi, Amitav Ghosh consacre les trente premières pages de son roman, The Circle of Reason, à la phrénologie dans un chapitre intitulé « Head ». C’est à travers un personnage indien, Balaram, passionné pour cette science, que le narrateur expose la théorie de la craniologie tout en démontrant son absurdité. Son cobaye favori n’est autre que son propre neveu, Alu. Il se lance dans des expériences « scientifiques » dont il tire une multitude de conclusions. Puis il écrit des articles et les envoie à deux organismes susceptibles d’approuver ses travaux, tel « The Bombay Natural History Society » ou « The Asiatic Society in Calcutta. » Il se gargarise de mots qui ne comprennent pas moins de quatre syllabes comme si la longueur du mot était, a priori, un critère de l’exactitude et du sérieux de la dite science. Ainsi, après avoir observé Alu, il conclut que les résultats obtenus ne laissent rien présager de bon pour l’avenir de son neveu.
[…] for the founders of the science of phrenology were all agreed that the organs which govern the lowest and least desirable propensities all grow on the back and sides of the head. […] Destructiveness perhaps, mixed with Amativeness or Secrecy and peppered with Combativeness or Acquisitiveness. And if he could find no way of identifying and combating those organs it would be just a matter of time before they drove the poor by to some hideous crime. But eventually it all turned out well, for Balaram discovered that the lump cloaked nothing more serious than the organs of Philoprogenitiveness or the love of children, Adhesiveness or Friendship and regrettably, Combativeness. (p. 9-10)
147À la longueur des mots, nous pouvons observer, à notre tour, l’utilisation des majuscules dont l’effet est de souligner l’importance de la recherche et des résultats. L’examen du pauvre neveu s’étend sur des pages, preuves à l’appui grâce à des sources sérieuses. D’éminents spécialistes servent de référence à Balaram. L’Italien Cesare Lombroso qui, au xixe siècle, avait démontré le lien entre morphologie et criminalité, est l’un d’entre eux. Voici ce qu’en dit Guy Bechtel :
Cesare Lombroso (1836-1909) eut un jour une idée de génie, […]. Tout devint clair en lui : le criminel n’était pas un homme comme tout le monde. Non seulement le délinquant différait de chacun de nous par une histoire, des pulsions, des sentiments particuliers, mais il n’avait pas la même tête. Son crime était marqué dans son corps et même sur son visage. (op. cit., p. 13)
148Tout aussi significatif, pour Balaram, sont les résultats des recherches de l’Allemand Ernst Kretschmer qui, de son côté, pensait que la morphologie avait à voir avec certains troubles du comportement. En dehors de ces sommités internationales, il s’appuie sur Practical Phrenology, l’ouvrage de références en la matière puisque c’est dans ce livre qu’il découvre un principe fondamental qu’il explique à l’un de ses amis :
Don’t you see ? said Balaram, […]. Haven’t I always told you ? What’s wrong with all those scientists and their sciences is that there’s no connection between the outside and the inside, between what people think and how they are. Don’t you see ? This is different. In this science the inside and the outside, the mind and the body, what people do and what they are, are one. Don’t you see how important it is ? (p. 17)
149Le personnage de Balaram est présenté comme une caricature de l’Indien occidentalisé. Obsédé par la recherche scientifique, Balaram est « intoxiqué » par l’Occident. L’Occident, dans The Circle of Reason, est la cible d’un narrateur hostile à la soi-disant rationalité des découvertes scientifiques, élaborées dans le seul but de créer des différences, elles-mêmes synonymes d’infériorité, une notion que l’Indien doit accepter, du moins, reconnaître, puisque des savants de l’autre bout de la planète en ont décidé ainsi. Les études phrénologiques, comme le démontre si habilement ce roman, ont donc apporté de l’eau au moulin colonial, et n’ont fait que conforter les idées reçues sur le « caractère indien ». Ce que démontre The Circle of Reason est la complicité des scientifiques européens et plus largement occidentaux dans la création d’une image négative de l’Autre. L’image que reçoit l’Indien de lui-même est donc une image nécessairement déformée, comme l’indique Gandhi lorsqu’il s’insurge contre les manuels scolaires imposés aux jeunes Indiens par les Britanniques.
Sa propre civilisation lui a été représentée comme stupide, barbare, superstitieuse et inutile […]. (La Jeune Inde, p. 264)
150The Impressionist, autre roman transcolonial et première œuvre de Hari Kunzru, traite également du rapport entre biologie et caractère à travers le portrait du personnage principal, et fera l’objet d’une sous-partie au cinquième chapitre.
151D’autres critères ont joué en la défaveur des Indiens. L’un d’eux est la religion. Les Indiens étaient classés selon leur appartenance religieuse, comme si des spécificités biologiques pouvaient émerger de la dévotion à tel ou tel dieu, et forger le caractère du fidèle ou de l’infidèle. On pourra noter, à cet égard, que les Indiens sont rarement « Indiens » dans les discours coloniaux. Ils sont divisés en trois catégories principales : les Orientaux, les hindous et les musulmans, trois catégories distinctes qui laissent sur le bas-côté toutes les autres religions et surtout la nationalité. L’Indien n’existe pas en tant que citoyen. Cette attitude est, selon Tzvetan Todorov, la définition même de l’individu raciste. Contrairement à l’attitude nationaliste, « le raciste […] voit l’homme, non le citoyen » (Nous et les autres, p. 333). Harriet Tytler, pour qui les Indiens sont des « specimens » (An Englishwoman in India, p. 145), le lien entre race, religion et caractère ne fait aucun doute. Ainsi, ses généralisations l’amènent à comparer deux « caractères » : « the Hindus, who are for the most part a very ignorant and gullible race », (p. 110, ibid.) et « the subtlety of the Mohammedan, or I should say the Asiatic, character » (ibid., p. 133). Selon l’effet qu’elle désire produire, dans son fameux recueil de mémoires autobiographiques, Harriet Tytler affine les distinctions, et intègre d’autres religions ou clans. C’est ainsi que dans le contexte de la révolte des cipayes, elle évoque la loyauté de ceux qui ont manifesté leur soutien aux britanniques et se sont rangés à leurs côtés : « A Gurkha and a Sikh soldier, when led by European officers, are equal to if not better than their European comrades in arms. » (p. 146). Il s’agit d’une généralisation mais c’est une généralisation restrictive puisque le but de la démonstration est de prouver la supériorité militaire de l’empire.
152Le droit et le devoir de gouverner les peuples déclarés arriérés étaient donc fermement institués dès le xixe siècle. Dans Delusions and Discoveries, Benita Parry réaffirme la conviction de la mission civilisatrice :
India’s rulers continued to present the purpose of British rule as the improvement of both the physical fabric and the moral fibre of Indian society. (p. 40)
Déchirure et dérapage
No one is born a rebel. Rebellion is something we have to be trained in.
V. S. Naipaul, The Enigma of Arrival, p. 221.
153Le dérapage du biologique au culturel et la déchirure des relations anglo-indiennes se sont accentués à partir d’une période qui commença approximativement au début du xixe siècle pour ne finir qu’avec la fin de la présence anglaise en Inde. Pour bon nombre de critiques, cela est dû à deux événements principaux distants d’une soixantaine d’années : l’arrivée des femmes anglaises en Inde puis la révolte des cipayes. La rupture s’inscrit, selon moi, dans un double mouvement de confrontation et d’indifférence.
154L’une des plus violentes diatribes contre les Anglaises en Inde, les memsahibs, se trouve dans le roman transcolonial de David Davidar, The House of Blue Mangoes. Selon le narrateur, leur arrivée en masse a rompu la relative harmonie ou du moins l’entente cordiale entre les deux peuples, et est de plus responsable de la dégradation des relations et de la rupture finale entre Indiens et Anglais. Ses termes sont sans équivoque et sans appel pour celles qu’il dénomme « these daughters of Birmingham grocers and Cheltenham school-teachers » (p. 340). Son propos, résumé en une phrase : « It was all a matter of attitude. » (p. 340), coïncide avec d’autres commentaires sur le comportement de ces Anglaises qui n’ont pas su ou voulu, pour la plupart, s’adapter à leur nouvel environnement. Les romans anglo-indiens la représentent, en général, en victime de l’ennui, de la peur, de la chaleur et de la poussière. La présente étude n’a pas pour but de retracer leur histoire, ni même de porter un jugement. Si je fais allusion à elles, c’est simplement pour montrer que leur présence dans la littérature anglo-indienne a servi à bon nombre d’auteurs à stigmatiser les Indiens et à attiser cette peur du biologique dont parle Frantz Fanon. Pour se faire une idée plus précise de ce que fut la vie des memsahibs, on peut se reporter à l’ouvrage de Margaret MacMillan, Women of the Raj, une analyse prudente et mesurée de l’influence de ces Anglaises en Inde.
155La révolte des cipayes (1857) fut un tournant décisif dans les rapports angloindiens et l’amorce d’une dégradation marquée par un sentiment d’outrage éprouvé par l’ensemble des Britanniques en Inde et en Angleterre : outrage au bon sens, outrage à la raison, outrage à l’honneur, outrage à la civilisation. « It was a horror story such as England had never known », déclare Joanna Trollope dans son essai Britannia’s Daughters : Women of the British Empire (p. 123). Peu d’événements dans l’histoire britannique ont soulevé autant d’indignation que la révolte des cipayes, et la nouvelle des atrocités s’est répandue comme une traînée de poudre avec une violence à l’image du choc ressenti. Les superlatifs qui chargent les discours en témoignent, et certains auteurs n’hésitent pas à mélanger les genres et les époques pour rendre compte de l’ignominie. C’est ainsi que dans The India Fan, un roman de Victoria Holt publié en 1988, la narratrice, témoin direct des événements de 1857, ne recule devant aucun anachronisme en évoquant la révolte dans les termes de « holocaust » (p. 388) ou « débâcle » (p. 399) ! Le choc et l’incompréhension furent probablement à l’origine de cette « débâcle » de vocabulaire. En tout cas, les propos et attitudes racistes se multiplièrent, et l’Indien devint un individu dont il fallait se méfier et éviter. La majorité des récits anglo-indiens, comme nous le verrons au troisième chapitre, s’accordent sur la sauvagerie des cipayes. La révolte des soldats fut l’occasion de stigmatiser l’ensemble de la population indienne, et nombre de Britanniques se sont servis de l’argument biologique pour étancher leur colère et en même temps justifier leur propre aveuglement. La flambée de haine raciale suscitée par la révolte, est évidente dans les propos de Robert Tytler, administrateur britannique, pour qui les Indiens sont « a truly savage, treacherous, and ungovernable race of people, devoid of civilisation, in every sense of the word » (An Englishwoman in India, p. 179). L’Indien, dans les récits anglo-indiens, était devenu tout ce que l’Européen n’était pas, c’est-à-dire sournois, violeur, menteur, non humain, bref tout ce à quoi l’étude du patient indien avait mené, et que la révolte démontrait enfin. Nombreuses sont les références anglo-indiennes sur la déchéance de l’Indien, sur le passage de la biologie humaine à la biologie animale dans le contexte de la révolte des soldats indiens. Ainsi le narrateur de Nightrunners of Bengal, de John Masters, tente d’apaiser l’humiliation subie par le peuple britannique en imaginant une inscription sur un monument commémoratif.
A hundred years hence the inscriptions must be there to read on the memorials : Here English children were burned alive in their cots, and English women cut in pieces by these brown animals you see around you. DO NOT FORGET. (p. 278)
156De la même manière, le narrateur de Shadow of the Moon de M. M. Kaye exploite la métaphore de l’animal dans une scène d’autant plus cauchemardesque que le style est hyperbolique, et que le narrateur abuse des conjonctions de coordination :
The last of the Europeans […] dragged up from the heat and stench and darkness of the dungeon in which they had spent five days, to be butchered in the harsh sunlight by men whom the sight and scent of blood had turned into beasts : men who cut and slashed and howled in frenzy until the last scream and the last moan was silenced […]. (p. 457)
157La polysyndète a pour effet de mettre en relief chaque mot, substantifs et verbes, et est censée provoquer l’indignation du lecteur.
158Autre exemple, ce passage où le narrateur de Flashman in the Great Game de George MacDonald Fraser qualifie les agissements des cipayes de « beyond bestiality » (p. 159), comme si le vocabulaire, pour exprimer l’indignation, lui faisait défaut.
159Tout comme les indianistes étaient obsédés par l’hindouisme et le système des castes, les romanciers de l’après-révolte trouvèrent dans le viol, ou la crainte du viol, leur point ultime de convergence. La certitude du viol systématique des femmes blanches par les Indiens durant la révolte (bien qu’il n’y ait jamais eu de preuve formelle à ce sujet) a alimenté la plupart des discours anglo-indiens de la deuxième moitié du xixe siècle, et d’une grande partie du xxe, dans les récits d’auteurs féminins et masculins, desquels sont nés des héros indiens types dont, selon Jyotsna G. Singh, « the prototype of the Mutiny rebel-cumterrorist/rapist » (Colonial Narratives/Colonial Dialogues, p. 83). L’impossible, l’impensable, l’impardonnable (les préfixes négatifs n’étaient jamais assez nombreux dans les discours sur la révolte) s’était produit en 1857. Non seulement les rebelles avaient osé défier l’autorité des maîtres, mais ils avaient doublement enfreint les lois de la biologie. Le mélange interracial, inconcevable à l’époque victorienne, suscitait l’indignation générale a fortiori quand ce mélange était la conséquence d’un viol. La femme anglaise, symbole de vertu et garante de la moralité via la pureté du sang, devait plus que quiconque être protégée de l’Indien lascif et violeur. La déchirure a opéré à deux niveaux, dans ce que l’on pourrait appeler un comportement de la confrontation et de l’indifférence vis-à-vis des Indiens : l’un ou l’autre ou les deux en même temps. Les Britanniques ont adopté ces deux attitudes distinctes, communes à tout peuple occidental se sentant menacé par l’étranger. L’ethnologue Robert Jaulin dans La Paix blanche les réunit en une phrase : « L’autre est l’ennemi, ouvert ou caché, ou bien il n’est rien, il n’est pas. » (De la biologie à la culture, Jacques Ruffié, tome 2, p. 150).
160L’un des exemples les plus explicits de confrontation et d’indifférence dans la fiction anglo-indienne se trouve sans doute dans The Jewel in the Crown, le roman de Paul Scott. Dans cette œuvre, dont le cadre diégétique se situe en 1942, période d’agitation et de climat politique tendu, s’affrontent deux hommes dans un conflit signé par la biologie. La victime est évidemment un Indien, Hari Kumar, amant d’une Anglaise, Daphne Manners, et accusé du viol de cette dernière. Ces éléments font de lui un personnage doublement coupable au regard de ce que nous avons dit précédemment sur la morale victorienne ou de ce qui en reste. Un sentiment de jalousie éprouvé par Ronald Merrick, le policier anglais chargé de l’enquête, est évoqué par la narration pour justifier l’acharnement de l’Anglais sur l’Indien. Mais le discours narratif a du mal à cacher que la biologie est à l’origine de la suspicion, de l’arrestation, de la condamnation puis de l’exil de Hari Kumar. En effet, la présentation physique (transcrite ci-dessous) des deux personnages laisse présager, à elle seule, de la suite des événements : Hari Kumar est accusé parce qu’il est Indien ; sa biologie l’accuse de facto. La jalousie ne semble plus alors qu’un prétexte narratif inutile puisque de toute façon la convention littéraire anglo-indienne tacite de la fin xixe et du début du xxe siècle nécessite a) une référence au viol ou à la tentative de viol, b) que ce viol ou sa tentative soit commis par un Indien à l’encontre d’une femme blanche, en l’occurrence une Anglaise. Les dés sont donc pipés, et la biologie s’est imposée d’elle-même.
He was a black-haired deep brown boy, a creature of the dark. Handsome. Such sinews. […] He was handsome in the western way, in spite of his dark skin. (p. 157) I always suspected the policeman. Blond, also good looking, also he had sinews, his arms were red and covered with fine blond hairs, and his eyes were blue, the pale blue of a child’s doll […]. (p. 158)
161Si la jalousie, sentiment humain ordinaire, avait réellement été l’objet de l’acharnement de Merrick sur Kumar, pourquoi ces deux portraits à la suite l’un de l’autre ? La jalousie, en soi, n’a pas de couleur. Le thème de la jalousie aurait très bien pu se développer sans ce contraste physique flagrant et inutile entre les deux personnages. Or il en est autrement : la narration impose, peut-être malgré elle, des critères raciaux. Quoi qu’il en soit, cette vision manichéenne, ce cliché en noir et blanc de la description morphologique, expose les tensions raciales héritées de la révolte des cipayes et en même temps révèle la dichotomie classique de la plupart des romans sur le Raj où l’Anglais, brave et vaillant, est prêt à tout pour sauver l’honneur perdu de la jeune Anglaise physiquement et moralement souillée, quitte à accuser n’importe qui, sans preuve formelle, sans témoignage, du moment qu’il s’agit d’un Indien. La méthode comparatiste est à l’œuvre ici, comme au temps des indianistes, comme si la description physique de Hari Kumar ne pouvait se passer de celle de l’étalon occidental. De plus, l’allusion à la couleur des yeux de Merrick, et la comparaison avec ceux d’une poupée, dévoile la technique narrative immuable de ce style de roman. La description est figée comme les yeux d’une poupée.
162Les trois personnages directement ou indirectement impliqués dans le viol sont victimes de ces conventions littéraires, elles-mêmes issues d’autres discours. La terreur du mélange racial, quand celui-ci était occasionné par un viol ou (pire ?) lorsqu’il était dû à l’attraction réciproque entre deux êtres de races différentes, a hanté la période coloniale à partir du xixe siècle. Cela n’a pas toujours été le cas. En effet, les liaisons, officielles ou non, entre Indiennes et Européens (rarement l’inverse), étaient fréquentes aux xviie et xviiie siècles pour des raisons spécifiques. Mais elles furent découragées par les autorités et disparurent presque totalement à partir du xixe siècle avec l’arrivée en masse des memsahibs. Jyotsna G. Singh résume la situation de la façon suivante.
Administrators tacitly understood that more young Europeans should be allowed to marry and take their wives to colonial outposts, in order to escape temptations that may lead to varied kinds of cultural contamination, ranging from disease to illegitimate children. (Colonial Narratives/Colonial Dialogues, p. 113)
163En 1942 donc, date à laquelle a lieu le viol dans The Jewel in the Crown, la situation était claire concernant les mélanges raciaux. Ce qui semble compter n’est pas tant le viol, agression révoltante en soi, que le fait qu’il ait été commis par un Indien, et les conséquences de cet acte sur la notion de pureté occidentale. Dans ces conditions, Kumar est le bouc émissaire tout indiqué de Merrick que les préjugés et les opinions racistes de sa génération et d’autres avant lui ont façonnés : « Le blanc est enfermé dans sa blancheur. Le noir dans sa noirceur » rappelle Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs (p. 7). Chacun, « enfermé » dans sa couleur, est l’objet de stéréotypes, toujours positifs pour les uns, toujours négatifs pour les autres. L’Indien, par cette logique, devient violeur parce qu’on a fait de lui un violeur après la révolte des cipayes. Les deux citations suivantes montrent combien Merrick est mu par la force instinctuelle qui condamne un individu par sa biologie.
For he had long ago chosen him as a victim, having stood and watched him washing at the pump, and afterwards taken him away for questioning, to observe more closely the darkness that attracted the darkness in himself. (p. 188)
That’s the oldest trick in the game, to say colour doesn’t matter. It does matter. It’s basic. It matters like hell. (p. 500)
164Pour Merrick, la culpabilité de Kumar ne fait aucun doute, parce que ce dernier est d’origine indienne, et rien ne le retient de déclarer clairement sa position sur le sujet. Kumar est d’emblée un individu suspect, une certitude qui autorise des méthodes appropriées à tout individu suspect. L’une de ces méthodes consiste à observer le présumé coupable, d’en tirer les conclusions utiles et de le punir. La première citation révèle cette construction méthodique de la culpabilité à travers les détails de la vie quotidienne. La technique de l’observation comporte plusieurs « avantages » dans ce cas particulier. Elle évite de privilégier le mode de communication, dispense d’entrer en contact directement avec l’Autre et permet, par conséquent, de ne pas lui donner la parole et donc de ne pas l’écouter. Cette technique ne laisse aucune chance à l’observé. Par ailleurs, elle permet d’observer sans se faire voir, et ainsi d’acquérir un pouvoir sur l’observé : le pouvoir du maître des lieux sur le subalterne qui n’est pas en position de défendre son espace de liberté. Elle permet enfin de maintenir une distance, d’abord physique puis psychologique. La biologie, exprimée par la haine raciale, dans la relation Kumar/Merrick, est le premier obstacle à la connaissance et à la reconnaissance de l’Autre. Kumar est victime de l’amalgame entre « physique et moral » pour reprendre une expression de Tzvetan Todorov ou du « syncrétisme psycho-biologique » selon Fanon (Peau noire, p. 107). Ce personnage est par ailleurs le bouc émissaire de l’échec de la mission civilisatrice, échec représenté par la révolte de 1857, cet événement autour duquel se sont cristallisées toutes les déceptions et frustrations de la défaite. à partir de ce moment-là, la fabrication de l’Indien violeur justifie d’autant plus la mission civilisatrice. Kumar pourrait être l’exemple type de la description de l’Autre (l’ennemi ou rien) évoquée plus haut dans la citation de Robert Jaulin, à cela près que ce personnage peut entrer dans les deux catégories répertoriées : il est l’ennemi et rien. Avant le viol, il n’est rien, et éprouve à maintes reprises un sentiment d’inexistence. Après le viol, il est l’ennemi désigné. On pourrait rajouter une troisième catégorie dans laquelle il ne serait ni véritablement ennemi, ni véritablement rien mais un entre deux créé par les fantasmes d’une partie de la société coloniale, en l’occurrence les femmes. Les citations ci-dessous font ressortir l’ambiguïté des rapports dont la seule origine est la biologie.
He told me once that he had become invisible to white people. But I saw white women, how they watched him on the sly. He was handsome in the western way, in spite of his dark skin. (p. 157)
But I saw other white women, the way they looked at him. Well, they found it easy enough to resist temptation because they saw him as if he stood on the wrong side of the water in which even to dabble their fingers would have filled them with horror. (p. 178)
« […] I have become invisible to white people. » Perhaps he had not noticed the way the white women eyed him. Perhaps only he had noticed the way they pushed past him, or turned their backs, or called to the assistant he was already speaking to. (p. 191)
165Ces passages présentent le point de vue féminin, typique lui aussi des romans anglo-indiens : celui des Anglaises, qui au contact de l’Indien, ont ce triple comportement d’attirance, de méfiance et de terreur. Kumar est le symbole du « danger biologique », pour citer à nouveau Fanon (Peau noire, p. 134) en même temps qu’il est objet de désir et menace érotique. Mais il n’en demeure pas moins, aux yeux des Anglaises, saisies par « la peur du biologique » (Peau noire, p. 134), un objet tout court, quel que soit le cas de figure. C’est cette même hypocrisie qui conduit les memsahibs, en quête de pittoresque lors de leurs visites touristiques, à être à la fois fascinées et révoltées à la vue des postures érotiques sculptées sur les monuments indiens comme ceux de Khajurâho pour ne citer qu’un exemple. Une hypocrisie évidente dans cette façon qu’elles ont de vouloir regarder tout en fermant les yeux. Kumar est pour ainsi dire à la fois le symbole vivant des personnages de ces sculptures et le symbole présent de la révolte des cipayes. La tentation et le désir mentionnés dans la citation précédente, sont sapés par les fondements de la morale occidentale qui, encore une fois, interdit toute attirance physique avec un Indien. Kumar représente à la fois le désir et le danger biologique.
166Daphne Manners, de son côté, est deux fois victime : victime du viol et victime des préjugés de ses congénères et de son époque. Parce qu’elle a osé franchir la frontière biologique, qu’elle est passée « on the wrong side of the water », qu’elle a défié les règles en vigueur et qu’en même temps elle met à jour les frustrations des memsahibs, elle est ostracisée. Le passage ci-dessous est révélateur de la triple dimension du viol.
For them, perhaps, it would be simple. An obligation even. To get rid. To abort. To tear the disgusting embryo out of the womb and throw it to the pi-dogs. That’s what I heard a woman say. A white woman. […] « Well, what are we to make of that ? That she enjoyed it ? » Poor Miss Manners. How short a time it took for her to become « that Miss Manners girl ». (p. 190)
167Comme nous le verrons plus loin, la « peur du biologique » n’est pas le seul apanage de la civilisation européenne. Le roman d’Arundhati Roy, The God of Small Things, est entièrement consacré à ce sujet, à la frontière entre touchables et intouchables, à la question du biologiquement correct en Inde. Dans The God of Small Things comme dans The Jewel in the Crown, le personnage féminin refuse de se soumettre aux règles érigées par leur société respective, à ces lois qui décident
who should be loved, and how.
And how much. (God, p. 33)
168Mis au regard l’un de l’autre, les deux romans décrivent des personnages féminins, portés par « la rage du kamikaze » (God, p. 44), « traversent la rivière » et paient très cher leur insubordination. Daphne, Ammu et leurs partenaires masculins, qui paient aussi très cher, sont chacun à leur manière, intouchables et prisonniers des conventions de leur entourage. Les deux hommes sont considérés comme des subalternes pour des raisons biologiques. La conscience, chez les personnages féminins, du risque encouru et des conséquences, est exprimée par la métaphore de l’eau dans The Jewel in the Crown, et par la rivière « réelle » de The God of Small Things, qui portent la même charge symbolique de la frontière et du courage de la franchir.
Perhaps there were times when the girl felt the horror of it too, but resisted such a feeling because she knew it to be contradictory of what she first felt when she saw him. And then she rejected the notion of horror entirely, realizing that it was no good waiting for a bridge to be built, but a question of entering the flood, and meeting there, letting the current take them both. It is as if she said to herself : Well, life is not just a business of standing on dry land and occasionally getting your feet wet. (Jewel, p. 178)
169Ce point de vue de Sister Ludmila, sur les sentiments et la position de Daphne Manners, évoque la prévisibilité de l’échec, car dans des cadres aussi hiérarchisés et aussi rigides que ceux de la société indienne et de la société coloniale britannique, le choix individuel n’est jamais pris en compte. La société indienne comporte aussi ses tabous, comme nous venons de le voir, mais, à la différence des Britanniques, les Indiens n’ont jamais conquis aucun peuple pour imposer leur vision du monde. La différence se situe à ce niveau : les Anglais ont physiquement envahi l’Inde mais ils ont aussi introduit et imposé leurs préjugés raciaux.
170Quoi qu’il en soit, la seule solution envisageable, pour le peuple anglais, afin d’échapper autant à la menace qu’à l’attraction fut celle du repli.
Isolationnisme et rejet
[…] it [the club] was developed as an enclave of power and privilege in an alien setting, its members patently different from the un-admitted millions not only in colour and status, but also in race.
Jan Morris, The Spectacle of Empire, p. 199.
171Si à l’époque de Macaulay l’Indien n’était pas un ennemi, du moins pas encore (la révolte des cipayes n’ayant pas eu lieu), il était bel et bien une quantité négligeable à ses yeux et à ceux d’un grand nombre de ses compatriotes. Après la révolte, les relations anglo-indiennes se sont aggravées de façon spectaculaire. Dépossédé de son histoire et de toute dignité humaine, l’Indien fut progressivement, pour emprunter au lexique de psychiatrie, disqualifié, c’est-à-dire non existant, invisible, nié. Or, décréter qu’un peuple n’a rien à dire ou à apporter, dispense de l’écouter et valide, en quelque sorte, le droit de le surveiller, de le contrôler, de le manipuler et de lui imposer une culture étrangère. Pour son bien. Pour le sortir de son ignorance et de son immobilisme. Pour le sauver de lui-même. Comme l’indique Noam Chomsky,
Pour dominer, la violence ne suffit pas, il faut une justification d’une autre nature. Ainsi, lorsqu’une personne exerce son pouvoir sur une autre […] elle a besoin d’une idéologie justificatrice, toujours la même : cette domination est faite « pour le bien » du dominé. […] le pouvoir se présente toujours comme altruiste, désintéressé, généreux. (Le Monde diplomatique, août 2007, p. 8)
172Pour son bien donc, il fut moins question de montrer à l’Indien qu’il était différent que de prouver que l’Européen lui était supérieur sur tous les plans. Selon Tzvetan Todorov, « la modification la plus importante qui affecte la notion de race à la fin du xixe siècle est celle qui la transpose du plan physique au plan culturel » (Nous et les autres, p. 213). Certes les tendances se sont accentuées à partir de la révolte des soldats indiens, mais comme nous l’avons vu, le xviiie siècle avait amorcé ce passage du physique au culturel. Tous les domaines de la culture indienne furent stigmatisés au profit des valeurs « sûres » de « la société blanche – basée sur les mythes : progrès, civilisation, libéralisme, éducation, lumière, finesse » (Frantz Fanon, Peau noire, p. 157). Fortes de leurs jugements, les thèses racialistes ont consolidé l’idée d’un Occident dont la seule existence était un modèle de pureté et de supériorité, un présupposé que Zareer Masani dans Indian Tales of the Raj résume par « […] the denigration of Indians as racially inferior and culturally backward » (p. 71). Et même si le Raj n’avait pas institué de ségrégation à proprement parler ou créé une situation d’apartheid totale et systématique, les tensions raciales étaient réelles dans la vie de tous les jours : « […] Indians were expected to know their place » (p. 69, ibid.). Khushwant Singh rappelle le contenu et le ton des notices à l’adresse des Indiens, affichées dans certains lieux publics, comme le club ou le train : « No dogs or Indians allowed » ou « For Europeans and Anglo-Indians only » (India : An Introduction, p. 148).
173L’Occident ferme ses portes à l’Orient par une logique difficile à saisir. Le club, un exemple classique de ségrégation, fonctionne autant comme lieu d’exclusion raciale que comme lieu d’exclusion culturelle. Alors que l’Occident s’arroge le monopole de la culture, de l’excellence dans la plupart des domaines, et que l’idée ou le but de la colonisation, à la suite des premières et uniques motivations commerciales, était de montrer au peuple indien les voies du développement et de la modernité, on a du mal à comprendre un tel repli sur soi. Bien sûr, la révolte des cipayes fut le point de départ de la grande déchirure, mais la logique ne voudrait-elle pas que ces administrateurs britanniques cherchent toutes les occasions d’exposer et de rappeler les préceptes imprescriptibles de leur civilisation, et le bien-fondé de leur mission en intégrant des Indiens au sein du club ? Or, après la révolte, que certains historiens anglais nomment plus volontiers mutinerie, il semblerait que l’Indien, aux yeux des Britanniques, avait atteint le point de non retour et que le mépris demeurait la dernière manifestation de leur indignation. Mais le club était surtout la preuve tangible de la distance créée par les Anglais. La fonction de cette micro société consistait à ériger une forteresse inattaquable, garante de la morale occidentale, une sorte de bunker ou d’abri anti-Indien. Le club était cet espace de protection quotidienne, celui du dernier repli lorsque le danger menaçait : « There was a plan […] to move English women and children into places like the club […]. » (The Jewel in the Crown, p. 143). C’est au club aussi que les Européens puisaient leur force : « sense of community », « clan-gathering », « solidarity », (ibid., p. 17) ces sentiments que tant de narrateurs ont récupérés, comme celui de The Jewel in the Crown. La dialectique du repli et du rejet est tout entière exprimée dans cette entité nommée le club. Et ce n’est pas un hasard si tout roman traditionnel anglo-indien à une histoire de club à raconter, car cet espace confiné, au fond, est structuré et fonctionne comme un roman. Le club, comme le roman, refait le monde. Les membres du club se construisent un univers duquel l’Indien est ostracisé où l’Anglais règne en roi. Le club est ce lieu privilégié, porteur des structures idéologiques de l’empire, où le petit monde anglais peut recréer, le temps d’une bière ou d’un gin tonic, une scène idéale loin de la chaleur et de la poussière indiennes. Le roman, de son côté, est ce lieu privilégié où il est possible de dresser des portraits d’hommes et femmes dont les manières sont celles d’un peuple civilisé. Si l’on considère le roman anglo-indien comme un genre à part entière, formé d’un « club de textes » pour reprendre une expression de Umberto Eco (Lector in fabula, p. 284), le lecteur comprend mieux la relation entre les deux univers et l’impact de l’un sur l’autre. C’est pourquoi le club est sublimé par la narration. Chacun, à sa manière, manipule les opinions et ainsi nourrit l’idéologie impériale. L’un est le miroir de l’autre et vice-versa, chacun se renvoit sa propre image. Dans sa parodie du roman anglo-indien, Burmese Days, George Orwell n’épargne pas, bien sûr, le club. Peu de narrateurs, comme celui de Burmese Days, ont démonté, avec autant d’habileté, la mécanique idéologique du club. Il lui retire toutes ses lettres de noblesse et ridiculise sa politique du soi, du non soi et du comme soi inscrite dans une logique biologique. Le narrateur expose la situation dès les premières pages du roman :
In any town in India the European Club is the spiritual citadel, the real seat of the British power, the Nirvana for which native officials and millionaires pine in vain. […] it was the proud boast of Kyauktada Club that, […] it had never admitted an Oriental to membership. (p. 17)
174Ce lieu de pouvoir est avant tout un lieu de ségrégation dans lequel la convention collective est d’interdire l’accès à toute personne étrangère, c’est-à-dire toute personne « Oriental », l’appellation admise par les Européens signifiant le rejet en masse de tout ce qui n’est pas européen ou plus généralement occidental. Tout ce qui n’est pas blanc est « niggers » (p. 23), « evil or unclean » (p. 24) ou « black hides » (p. 30) pour ne citer que quelques exemples. Une dichotomie en noir et blanc renforcée par un vocabulaire insultant et méprisant. Le rejet de la sphère privilégiée du club, fondé sur la biologie, est aussi l’occasion pour la narration de dénoncer les contradictions du système colonial. L’un des administrateurs britanniques du roman, Ellis, émet, sans s’en rendre compte, l’une de ces contradictions :
After all this Club is a place where we come to enjoy ourselves, and we don’t want natives poking about in here. We like to think there’s still one place we’re free of them. The others all agree with me absolutely. (p. 30)
175Ce commentaire d’Ellis, qui semble être le porte-parole des membres du club, comme l’indique la fin de la citation, comporte une contradiction tellement flagrante que le lecteur se demande comment le locuteur a pu la laisser passer. Compte tenu du fait que les Britanniques se sont « invités » sur le territoire indien, il est surprenant qu’un personnage britannique tienne à être débarrassé de la présence des Indiens, qui après tout, sont sur leur propre terrain. La logique biologique n’a donc, à nouveau, aucun sens. Ce coup porté à la rationalité occidentale a par conséquent la double intention de dénoncer les théories racistes, toujours en vogue dans la première moitié du xxe siècle, et de miner l’argumentation de la mission civilisatrice de l’empire britannique. Paradoxalement pourtant, ce commentaire aboutit à l’effet recherché, à savoir, la démonstration que l’Orient et l’Occident ne peuvent se rejoindre et que la distance doit être maintenue pour que l’Occident continue à prouver sa supériorité. La présence britannique en Inde est, à elle seule, une manifestation de cette supériorité.
176Burmese Days, un discours narratif sur la manière dont les discours (le « club » de récits fictionnels anglo-indiens) sont façonnés, n’a pas pour seule cible le personnage fictionnel anglais. L’Indien ou l’Oriental de la fiction anglo-indienne est également mis en scène dans tous ses états. Comme dans chaque roman sur l’Inde britannique, le lecteur retrouve ce jeune Anglais, ami des Indiens, incompris des Anglais, déchiré entre son désir de justice et son obédience à l’empire. Ici, ce personnage se nomme Flory et l’un de ses amis est un médecin indien, le docteur Veraswami, une caricature, au même titre que tous les autres personnages. Il est ce personnage sycophante, on en trouve un dans chaque roman anglo-indien digne de ce nom, qui n’a pas d’autre obsession que son intégration au club, la « citadelle », et qui ne recule devant rien pour obtenir son admission, comme le démontrent ses propos :
My friend, my friend, you are forgetting the Oriental character. How iss it possible to have developed us, with our apathy and superstition ? At least you have brought to us law and order. The unswerving British Justice and the Pax Britannica. (p. 41)
177L’argument du « caractère oriental », récupéré à des fins parodiques, reprend le raisonnement biologique du discours européen. Quelques pages plus loin, ce même personnage évoque « the horrible sloth of the Oriental » (p. 42), « the degeneracy of the East » (p. 44) « Oriental, cunning » (p. 46), etc. Ici, Veraswami a compris les règles d’entrée au club : il joue le jeu du discours occidental, se fustige au nom de son peuple, (« we Orientals » p. 44), et espère ainsi voir s’ouvrir les portes de la gloire et du pouvoir.
And you do not know what prestige it gives to an Indian to be a member of the European Club. In the Club, practically he iss a European. (p. 47)
178Le docteur Veraswami a compris que le principe d’adhésion au club, l’inclusion au sein des membres autorisés, passait par le principe de sa propre exclusion du monde de ses compatriotes. Ce qui revient aussi à dire que vouloir adhérer au club, malgré les conditions drastiques imposées par les membres, signifie qu’il adhère aussi aux théories biologiques du discours britannique. Telle est la caricature de l’Indien que présentent la plupart des romans anglo-indiens. Dans ces romans, l’Indien accepte le jugement occidental, et en répète les arguments, ce qui conforte les auteurs de ces romans dans leur sentiment de supériorité. Finalement c’est ce qui les autorise à reproduire leur discours.
179Burmese Days est un condensé des stéréotypes, des clichés et des obsessions de la fiction des xixe et xxe siècles sur l’Inde britannique. Les arguments anti-indiens, assortis de leur mauvaise foi et de leurs contradictions, sont, un à un, mis à nu par un narrateur qui connaît le « club » des récits et dont il se sert pour le tourner en dérision et finalement le dénoncer. Les textes sont disséqués sous l’angle d’un trait narratif, comme on dirait un trait de caractère, typique de la littérature anglo-indienne, qui est la répétition ou le mimétisme. Cette opération est rendue possible par l’utilisation du même procédé. Si la répétition est un art, le roman de George Orwell, Burmese Days, en est une preuve magnifiquement réussie. Mais son roman n’aurait sans doute jamais vu le jour si d’autres, avant lui, n’avaient poussé l’exercice dans ses limites. C’est effectivement grâce aux répétitions narratives obstinées de ses prédécesseurs et de ses contemporains que Orwell a pu construire un univers à la fois familier et antithétique.
180Après avoir observé la façon dont les intellectuels occidentaux ont écarté ce qu’ils appellent l’Orient de leur modèle de référence en se basant sur des critères fondamentalement biologiques, nous allons examiner à présent la façon dont les discours scientifiques ont déteint sur la fiction de l’époque coloniale et postcoloniale, et font partie intégrante des mécanismes de production idéologique. Il est à nouveau question de biologie au troisième chapitre, mais elle est analysée sous un angle métaphorique, à savoir la circulation et la transmission des textes. Discours de la biologie et biologie des discours par conséquent constituent l’argumentation principale de ce début d’étude.
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