Chapitre 1. Pour une théorie transcoloniale : une écriture complexe pour la lecture complexe d’un monde complexe
p. 19-30
Texte intégral
1J’ai annoncé dans la préface que le propos de ce travail nécessitait de substituer le terme « postcolonial » (jusqu’ici utilisé dans la démonstration), unanimement adopté et acquis jusqu’à présent, par un autre terme. Le moment est venu de le faire, car il conditionne le développement logique de la démonstration.
2L’adjectif « postcolonial » est à lui seul un foyer d’interrogations et de frictions. Il fait l’objet d’infinies discussions et mérite des ouvrages à part entière. Il n’est pas dans le propos de ce travail de compiler ce qui a été dit sur le sujet, encore moins d’alimenter certaines polémiques fallacieuses, qui relèvent, à mon sens, de la masticatoire lexicale : celles, par exemple, concernant la présence ou non d’un trait d’union entre le préfixe « post- » et l’adjectif « colonial ». On pourra se reporter, à cet égard, à l’article de Vijay Mishra et Bob Hodge, « What is Post(-)colonialism ? » dans Colonial Discourse and Post-colonial Theory : A Reader ou à l’ouvrage intitulé Key Concepts in Post-Colonial Studies de Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin. Le débat ne se situe pas à ce niveau, ne peut se limiter à la présence ou non d’un trait d’union. Avec ou sans, le fait colonial est indéniable, et ne prend pas fin après le départ de l’occupant. Les différentes formes de violence que la colonisation a entraînées dans son sillage, à quel que niveau que ce fut, persistent. Les traits d’unions ou leur absence ne changent donc rien à l’affaire, n’amoindrissent en rien le fait colonial, définitivement inscrit dans l’histoire des relations anglo-indiennes. La cohabitation anglo-indienne forcée est un fait avéré, incontestable, et les traces sont visibles, sous différents aspects. Comme le souligne Robert Young […] most forms of colonialism are after all, in the final analysis, colonialism, the rule by force of a people by an external power (Colonial Desire, p. 165).
3L’adjectif « postcolonial » a ceci de paradoxal qu’il contient un préfixe, « post- », qui oblitère les traces coloniales tout en les admettant puisqu’il est rattaché ou lié à l’adjectif « colonial ». Ce rapprochement ne rend pas compte de la situation, et est, à mon sens, contradictoire.
4Quoi qu’il en soit, l’approche de ce travail, par la biologie, m’oblige à abandonner les termes de « post-colonial » et de « postcolonial » trop inadéquats pour la démonstration que j’entends faire.
5Partons de la constatation suivante. N’importe quel dictionnaire généraliste donne à « post- » le sens de « après ». « Après » signifie rupture, clôture, disparition de ce qui a été, et en même temps l’impossibilité de revenir en arrière. « Postcolonial » signifie donc « après le colonial », partir de zéro, comme si rien ne s’était passé. Dans cette acceptation, l’Inde d’aujourd’hui et la littérature de langue anglaise produite par ses écrivains ne sont pas postcoloniales c’est-à-dire « après coloniales », car la présence coloniale est là, la langue anglaise en est le premier témoin. Elleke Boehmer nous le rappelle en citant Upamanyu Chatterjee : « English is an unavoidable leftover » (Colonial & Postcolonial Literature, p. 209). Balayer d’un revers de la main des siècles de domination ou dire ou penser quelque chose comme « la période coloniale, c’est du passé, n’en parlons plus », comme certains, sans doute pris de remords le font encore, est à la fois impossible et trop facile. Nous parlons d’un fait historique irrécusable. Or, il me semble que le préfixe « post- » de « postcolonial » soit une forme de dislocation susceptible de générer des inclinations voire des incitations à l’oubli. Ecoutons aussi George Lamming sur la question du vécu colonial :
The experience is a continuing psychic experience that has to be dealt with and will have to be dealt with long after the actual colonial situation formally « ends ». (Cité par Peter Hulme, p. 121, « The Profit of Language : George Lamming and the Postcolonial Novel », in Recasting the World : Writing after Colonialism.)
6La mise entre guillemets du verbe « end » rentre en résonance avec mes critiques concernant l’usage du terme « postcolonial », c’est-à-dire l’évocation d’une fin qui n’en finit pas, d’un passé qui ne passe pas. Le terme « postcolonialisme » indique une rupture injustifiée, car beaucoup trop étroit.
7Cette mise au point signifie que des auteurs aussi différents par l’âge, par le lieu de naissance ou celui de résidence que Rabindranath Tagore, R. K. Narayan, V. S. Naipaul, Anita Desai, Kiran Desai, Jhumpa Lahiri, Salman Rushdie et tant d’autres, et tous ces auteurs dont le choix d’écriture est la langue anglaise ne sont pas, selon moi, postcoloniaux. Certains d’entre eux n’ont pas connu l’ère coloniale. Certains d’entre eux sont indiens, d’autres britanniques, d’autres encore américains. Les désigner comme écrivains postcoloniaux, signifierait qu’ils auraient gommé toute trace « coloniale » de leurs écrits, qu’ils auraient, par exemple et en premier lieu, abandonné la langue anglaise. Or que se passe t-il quand la langue anglaise est la langue maternelle d’un romancier ? Prenons Hari Kunzru. Il est né et vit en Grande Bretagne, sa langue maternelle est l’anglais, l’un de ses parents est indien, sa nationalité est anglaise. Cela fait-il de lui un auteur postcolonial ? Je ne le crois pas. L’identifier comme écrivain postcolonial reviendrait à lui demander d’écrire dans une autre langue que l’anglais, sa langue maternelle. Encore une fois, « postcolonial » signifie « après le colonial », donc sans le colonial, donc, dans le cas de Kunzru, sans langue anglaise.
8Que dire d’un auteur comme Arundhati Roy qui écrit en anglais, une langue qui n’est pas sa langue maternelle ? En écrivant en anglais, en renonçant par conséquent à sa langue maternelle pour l’écriture de son roman The God of Small Things, elle assume ou intègre une partie de l’héritage colonial, qu’elle le veuille ou non, pour des raisons qui lui sont propres, c’est-à-dire stratégiques. Par conséquent, elle ne fait pas partie non plus des auteurs postcoloniaux qui, selon la logique développée ici, devraient écrire dans une langue non coloniale, voire anti-coloniale, une langue du « post- », une langue de l’après. C’est justement parce que ces auteurs choisissent d’écrire en anglais et/ou qu’ils possèdent cette langue de naissance, qu’il ne peut y avoir de rupture à proprement parler. La rupture, car elle existe, est à chercher ailleurs comme nous allons le voir. Je garderai, en revanche, l’expression « postcolonial » pour les auteurs britanniques qui écrivent sur la période coloniale après la période dite coloniale, après le fait historique, après la date marquant le départ effectif de l’occupant britannique : M. M. Kaye, Paul Scott ou John Masters font partie de ce groupe. Le terme « colonial », quant à lui, sera réservé aux auteurs comme Rudyard Kipling ou E. M. Forster, des écrivains de la période coloniale stricto sensu. Ce sont les raisons pour lesquelles je propose un terme de remplacement qui n’existe pas dans les dictionnaires et que j’introduis pour la première fois ici.
9Il manquait un troisième terme, un autre regard que fournit, à mon sens, la notion de transcolonialisme. Nous avons ainsi le colonialisme, le postcolonialisme et le transcolonialisme, la troisième dimension. Je choisis le terme « transcolonial », écrit sans trait d’union pour l’instant, mais que quelqu’un finira par ajouter, un jour… peut-être… Je n’applique ce terme qu’à la littérature sur l’Inde en langue anglaise, et j’utiliserai aussi l’expression « indo-anglais(e) » pour caractériser l’écriture et les récits. Ce dernier terme n’a rien d’innovant puisqu’il existe déjà, mais il évite l’amalgame et les comparaisons hâtives avec d’autres littératures dites postcoloniales, étant entendu que chaque pays a sa propre histoire, sa propre expérience de la colonisation et donc sa propre façon de réagir à cette histoire. Mais revenons à la notion de « transcolonial ».
10Formé à partir du préfixe « trans- » et de l’adjectif « colonial », ce nouvel adjectif, que l’on pourra aussi employer comme substantif, comme lorsque nous disons « le colonial », élargit considérablement les domaines de recherche. Quatre définitions du préfixe « trans- », extraites de dictionnaires généralistes, fournissent une première explication à ce choix.
TRANS-, préfixe, du lat. trans « par-delà », prép. et préverbe, qui a en fr. le sens de « au-delà de » (transalpin), « à travers » (transpercer), et qui marque le passage ou le changement (transition, transformation). (Le Petit Robert)
Trans-, prefix [L trans-, tra- across, beyond, through, so as to change, fr. Trans across, beyond – more at through]. (Merriam Webster)
Trans-, prefix., […] across, beyond, on or to the other side, through, into a different state or place. […] beyond, surpassing, transcending. (The Concise Oxford Dictionary)
Trans- is used to form adjectives which indicate that something moves or enables travel from one side of an area to another. (Collins-Cobuild)
11La notion dominante de ces définitions est incontestablement celle de mouvement, laquelle entraîne celle de passage et de changement. Nous avons affaire à un processus actif. Si le préfixe « post » » assume en partie ces définitions, à savoir la notion de changement ; le mouvement et le passage, en revanche, sont absents. « Post- », est par conséquent synonyme du contraire, c’est-à-dire de statisme, de changement en faisant l’économie du passage et du mouvement. Cela fait toute la différence. À partir de là, les implications du préfixe « trans- » sont foison. Gardons à l’esprit l’argumentation principale : penser ce nouveau concept en terme de changement. Il ne peut être question de rupture franche mais de la mise en perspective d’une distanciation. Nous voyons clairement aussi que les notions de passage et de mouvement entraînent dans leur sillage d’autres termes dont les plus évidents sont ceux de contact, d’articulation et de transmission pour aboutir à un état nouveau. La mémoire joue un rôle de premier plan dans la définition et l’utilisation du terme « transcolonial ». Elle est à la base et l’une des conditions du changement, du nouveau, du neuf. À ce titre, le positionnement transcolonialiste est le primat d’un vrai projet d’écriture. Écoutons Barbara Stiegler sur le rôle de la mémoire dans Nietzsche et la biologie :
La mémoire ne se contente […] pas de réduire le nouveau à l’ancien ou d’assurer la conservation à l’identique : elle est aussi ce qui rend possible les transformations du vivant, la soumission de l’ancien à un nouveau qui attendait depuis longtemps son tour. (p. 70)
12Il ressort de cette réflexion que l’adjectif « transcolonial » est à la fois un point d’articulation et de rupture. Il est à la fois signe de présence et d’absence, de plein et de vide, de distance et de connexion, des entités qu’il faut envisager, non pas séparément, comme des structures binaires antagoniques, comme si elles s’opposaient radicalement, mais qu’il faut méditer dans leur dialectique, dans leur articulation, dans la façon dont elles s’interrogent et se répondent, s’attirent et se rejettent dans un mouvement de va-et-vient. L’image qui me vient à l’esprit est celle du rock, cette danse où « le cavalier fait exécuter des figures autour de lui à sa partenaire en la tenant par une main » (Petit Robert) ou « la partenaire, guidée à la main par le danseur, exécute des figures autour de lui » (Larousse). Ce préfixe libère les tensions liées au colonialisme autant qu’il les retient.
13Si à présent, nous nous tournons vers les définitions du mot « articulation », pivot si je puis dire du préfixe « trans- », nous nous trouvons au cœur de la présente démonstration. Le dictionnaire Petit Robert définit « articulation » en ces termes : « mode d’union », « charnière », « jeu », « mouvement », « déviation », « assemblage », « organisation en éléments distincts contribuant au fonctionnement d’un ensemble » ou encore « imbrications », autant de définitions prises aussi bien au sens littéral qu’au sens métaphorique. La littérature transcoloniale, par conséquent, est une littérature de combinaisons dont nous le verrons, les applications sont multiples. Surgit alors l’idée que le romancier se joue du colonial et joue avec le colonial dans des mouvements transversaux. Selon une théorie transcoloniale, la littérature passe « par » et « à travers » le colonial pour se rendre « au-delà de ». C’est une littérature du « passage » et du « changement », « across, beyond, through, so as to change ». Ce type de littérature investit le champ colonial, prend appui sur lui, et encore une fois le dépasse, quitte à forcer le passage. Le transcolonial est « avec » et « contre » le colonial tout à la fois dans un processus de résistance dont le but ultime est la création, la figure esthétique. Nous voyons combien nous sommes loin du « postcolonial », encore une fois synonyme de rupture. Le transcolonial n’est pas non plus à saisir dans une dimension temporelle exclusive. Son action se situe au-delà du temps, dans un espace d’intervention sur le monde des représentations passées et présentes. Il traverse le passé et le présent pour atteindre un avenir où l’hégémonie culturelle sera remise en question puisque chaque culture est en droit de revendiquer sa place sur la scène internationale. Ainsi, il n’y a plus d’avant et d’après, il y a les deux. Il y a un maintenant, avec. Une théorie transcoloniale permet une lecture raisonnée de l’écriture indo-anglaise comme une écriture de la transversalité : elle traverse ou transperce le colonial et le dépasse pour le distancier, le dominer, et s’en servir à d’autres fins que la continuation de la vieille loi du talion. L’écriture transcoloniale soumet le colonial à ses propres exigences. Elle guide sa langue, comme dans le rock, et lui fait exécuter ses figures.
14Les auteurs, cités plus haut, font par conséquent partie des auteurs transcoloniaux. Chaque roman utilise une technique particulière, et chaque technique particulière s’inscrit dans un procédé transcolonial. Les écrits de ces romanciers sont engagés dans une dialectique de l’« avec » et non plus dans l’« après », dans une esthétique du mouvement, du va-et-vient entre deux univers longtemps considérés inconciliables.
15Par ailleurs, l’adjectif « transcolonial » évoque la reconnaissance consciente ou l’aveu conscient et mesuré que l’écrivain ne peut échapper au legs colonial, qu’il l’a incorporé, peut-être parfois de manière inconsciente, mais qu’il peut en faire sciemment un outil de contestation et de résistance, qu’il ne peut y échapper, qu’il doit même le revendiquer comme sa capacité à le dépasser. De façon schématique, trois opérations sont en cours concernant la façon d’appréhender l’héritage colonial : reconnaissance – intégration – interrogation. Ces trois opérations simultanées sont une forme de réponse à la culture « majeure », celle qui fut longtemps considérée comme seul modèle, et détenue par des penseurs persuadés de leur savoir et de leur pouvoir. Le geste transcolonial consiste à ne pas renier cette culture majeure comme l’Occident a nié ce qu’il considérait comme mineur. Montrer qu’un continent n’est pas seul au monde, qu’il doit faire avec les autres dans un processus d’échanges et de partages. Eviler ce que déplore le critique Dipesh Chakrabarty :
Third world historians feel a need to refer to works in European history ; historians of Europe do not feel any need to reciprocate […]. (p. 44, in Postcolonial Theory : A Critical Introduction, Leela Gandhi)
16C’est l’une des leçons de la pensée transcoloniale que de rétablir l’équilibre des rapports du monopole de la pensée. Par conséquent, toute littérature indienne en anglais passe par le colonial, dans un mouvement de dépassement certes mais par et avec le colonial. C’est ce que Saleem Sinai, le narrateur de Midnight’s Children, appelle « the lesson of No Escape » (p. 383). C’est ce que ce même personnage répète encore lorsqu’il avoue au lecteur qu’il est l’enfant d’une Indienne et d’un Anglais, administrateur colonial dont la généalogie remonte à l’époque de la Compagnie des Indes Orientales :
In a kind of collective failure of imagination, we learned that we simply could not think our way from our pasts. […] In fact, all over the new India, the dream we all shared, children were being born who were partially the offspring of their parents – the children of midnight were also the children of the time : fathered, you understand, by history. (p. 118)
17Il est difficile de trouver preuve plus explicite que celle fournie par cette citation. Elle constitue toute la leçon de Midnight’s Children. La présence de Saleem, narrateur anglo-indien, au sens de sang-mêlé, est une allégorie du mariage arrangé entre l’Orient et l’Occident, elle est le résultat de ce que la présente étude entend démontrer avec la définition de l’adjectif « transcolonial ». Saleem est un personnage transcolonial. Publié en 1981, Midnight’s Children de Salman Rushdie est considéré comme le roman initiateur de la nouvelle vague indo-anglaise qui submerge le paysage littéraire mondial depuis plus de vingt ans. Et cela n’a rien d’étonnant. Ces enfants de la littérature sont tous des enfants de minuit, même s’ils sont nés après la partition de l’Inde et du Pakistan, même s’ils sont nés ailleurs, sur un autre continent. Ce sont des auteurs métisses, hybrides, transculturels, parfois au sens propre mais au moins au sens métaphorique. Si Saleem Sinai, le narrateur de Midnight’s Children est métis, si surtout il a été créé anglo-indien, ce n’est évidemment pas par hasard. Il est ce personnage à la fois nécessaire et obligatoire, conçu pour forcer le lecteur à saisir l’impact de la colonisation sur l’Inde, plus précisément l’impact de la présence britannique en Inde, ses conséquences dans la vie indienne, et en particulier dans la littérature. Pour comprendre le propos de Salman Rushdie, le lecteur doit impérativement garder à l’esprit la caractéristique fondamentale du narrateur, à savoir son double héritage biologique, au sens propre et au sens figuré. Les lois de l’œuvre de Rushdie, qu’elles soient stylistiques, linguistiques, thématiques, ou qu’elles relèvent du domaine du genre, sont régies par la biologie. Ce fait nous amène logiquement à envisager son propos à travers le prisme de la biologie, un terme qu’il faut entendre, nous l’avons vu, autant au sens propre qu’au sens métaphorique. Voyons ce qu’elle peut nous enseigner lorsque nous la mesurons à la littérature et plus spécifiquement au roman.
18La leçon de Midnight’s Children, « the lesson of No Escape », s’inscrit dans un système plus large d’appréhension et de compréhension du monde et de la littérature qui le décrit, et dans lequel le préfixe « trans- » prend toute sa raison d’être. La biologie, dans ce contexte et dans le système d’interprétations choisi ici, s’inscrit aussi en toute logique dans la problématique littéraire liée au concept de transcolonialité. Pour être à même de créer un lien avec la biologie, il faut, en premier lieu, admettre qu’un texte littéraire est un système vivant : par son rapport à la langue, par sa manifestation de l’existence vivante de l’auteur, de son œuvre et de son lecteur, de leur rapport dialogique, et par la transmission et la transformation de la langue et du langage qu’il utilise. La création littéraire transcoloniale ne peut se dispenser de la biologie, et nous verrons combien ce positionnement épistémologique ouvre de perspectives.
19L’examen des définitions de la biologie, telles qu’elles sont exposées, au strict niveau encyclopédique, donne tout son sens à la grille de lecture proposée. Des formules éloquentes de l’Encyclopédie Universalis, par exemple, apportent des arguments au débat présenté ici, et fortifient le lien entre biologie et roman anglo-indien et indo-anglais. Ces formules soulignent l’importance de la « description des formes externes et internes », du « développement de ces formes », de « l’analyse des fonctions et des comportements ». Par ailleurs, elle se penche sur « l’examen des sociétés, leur rapport avec les milieux, leur rapport entre elles ». J’ai également retenu la notion de structures, de leur organisation et de la « hiérarchisation de ces structures qui ne sont fonctionnelles que dans un ensemble ». D’autres points fondamentaux seront développés au fil des analyses littéraires proposées ci-après. Parmi eux : la mémoire, le temps, « l’un des paramètres essentiels de la biologie ». Puis, il faudra tenir compte de l’interfécondité, de la diversité, de l’unicité, ou encore de la « distinction entre le soi et le non-soi » à la base des injustices et des abus perpétrés au nom de la biologie. Sera évoquée la transgenèse qui, en biologie, signifie « intégration d’un ou de plusieurs gènes étrangers au patrimoine héréditaire d’un être vivant » (Petit Robert). J’ajouterai également les notions d’adaptation, de circulation de laquelle résulte la notion de métissage. Ces pistes de recherche nous renvoient, de façon évidente, au cœur du roman transcolonial qui répond à ces critères à tous les niveaux de sa structure.
20La transmission, substantif également porteur du préfixe « trans- », est probablement l’aspect le plus fondamental du lien entre biologie et littérature, et nous verrons combien il a aussi compté dans l’histoire du roman anglo-indien. En tout état de cause, ce mot est la deuxième leçon, liée à la première, de Midnight’s Children. Il est, dans ce roman, l’évocation de la façon dont Saleem Sinai réagit à la transmission coloniale et indigène, de la façon dont le narrateur lui-même l’explore, l’utilise et transmet, à son tour, ses conclusions au lecteur, qui, de son côté, réinterprétera et transmettra ses propres conclusions. La trame du récit repose sur l’interaction d’éléments intérieurs et extérieurs. C’est encore une fois parce qu’une œuvre littéraire est un système vivant qu’elle porte en elle la capacité de se transmettre et de se reproduire à des degrés divers. L’héritage transmis est parcellaire et toujours envisagé dans un mouvement de création et de renouvellement pour une nouvelle saisie du monde. Les enfants de minuit négocient avec cet héritage, en le manipulant, en malaxant la langue anglaise jusqu’à ce qu’elle se plie à la vision du monde qu’ils entendent faire passer. Ils s’engagent dans une écriture dont la règle d’or est l’articulation, fondée encore une fois sur le paradoxe de la rupture et de l’intégration simultanée, de la coopération et de la résistance, de l’acceptation et du rejet, de la mémoire et de l’oubli.
21La littérature transcoloniale est à comprendre comme site de luttes dont l’une d’elles est la lutte contre l’oubli. Le préfixe « trans- » représente la tension douloureuse entre la mémoire et l’oubli, la tension entre la nécessité de faire remonter les souvenirs, de les intégrer puis de les maîtriser et leur donner un sens. Le roman de Salman Rushdie est entièrement fondé sur un effort de réorganisation du passé par la mémoire, sur un effort de mémoire lié à la souffrance psychologique et physique du narrateur.
22Les trois pôles de mémoire, d’effort et de souffrance sont formulés par le critique Homi Bhabha de la façon suivante :
Remembering is never a quiet act of introspection or retrospection. It is a painful re-membering, a putting together of the dismembered past to make sense of the trauma of the present. (The Location of Culture, p. 90)
23La métaphore anatomique filée de Homi Bhabha évoque la douleur coloniale et la nécessité de la dompter. Cette opération difficile, ce « re-membering » de ce qui fut disloqué, passe par les deux extrêmes de l’intégration et du rejet de l’objet du mal, donc par une opération apparemment contradictoire mais nécessaire, et que certains écrivains transcoloniaux ont mené avec brio. L’opération mentale est similaire à celle dont parle l’écrivain américain F. Scott Fitzgerald dans son essai biographie « The Crack-Up » lorsqu’il déclare :
[…] the test of a first-rate intelligence is the ability to hold two opposed ideas in the mind at the same time, and still retain the ability to function. One should, for example, be able to see that things are hopeless and yet be determined to make them otherwise. (p. 39)
24C’est en effet cette faculté de maintenir en même temps dans l’esprit deux idées opposées que les écrivains transcoloniaux ont acquise, et qui leur évite l’écueil d’oppositions simplistes binaires. Il s’agit d’un acte complexe, c’est pourquoi la technique transcoloniale est une technique de négociations, obtenue par une friction entre deux mondes. La transmutation des formes culturelles est l’une des manières d’y parvenir. Réintégrer la douleur par l’intermédiaire de l’objet même qui en a permis la transmission, la langue coloniale, peut être une des applications du positionnement théorique envisagé avec l’adjectif « transcolonial ». L’acte de transgression littéraire s’inscrit dans cette démarche de contestation et de résistance.
25Le colonial est en quelque sorte absorbé puis dépassé. Le transcolonial est cet espace entre deux, ni figé ni définitif, jamais réduit à un énoncé unilatéral mais tissé dans la nasse d’autres discours. C’est un site d’énergies, un lieu de transformations, une négociation avec l’héritage colonial dans le sens de franchissement, de navigation, dans le sens aussi de traiter avec pour en obtenir une autre substance.
26Une théorie transcoloniale est la manifestation d’un acte transcendant, ce qui signifie, selon le dictionnaire, ce « qui s’élève au-dessus d’un niveau donné, ou au-dessus du niveau moyen. […] » et « qui dépasse un ordre de réalités déterminé ». Le transcolonial possède cette capacité à dépasser et à transformer grâce à un réseau de communications internes et externes et de dialogues que l’on appellera vertical et horizontal dont le résultat est un tissage, comme nous le verrons au fur et à mesure des chapitres de cette étude. Une théorie transcoloniale envisage et explore une structure narrative inclusive : tradition coloniale et apports ancestraux de la culture indienne forment un tout. La définition du mot « structure », prise dans ce sens, ne trouve pas meilleur écho que celle du biologiste Henri Laborit dans L’Homme imaginant :
L’imagination […] aboutit à la création de nouvelles structures, c’est-à-dire à la création de nouvelles relations entre les faits connus […]. (p. 126)
27Dans le même ordre d’idées, Le Dictionnaire des sciences humaines déclare la chose suivante :
Il faut partir du connu pour reconnaître. Il faut ressaisir ce qui est déjà inscrit, repensé ce qui a déjà été pensé, donc admettre une loyauté, pour éventuellement la renier, la dépasser. La reconnaissance est une condition pour permettre le changement. (p. 1192)
28Puis Henri Laborit va plus loin en affirmant que le rapport entre l’ancien et le nouveau dans la construction d’un univers autre est le principe même de la révolution.
Elle [la révolution] consiste avant tout à briser les structures mentales, toutes les structures mentales existantes. Comment y parvenir si l’on ne résout pas la question du dehors, c’est-à-dire, si l’on ne montre pas la possibilité d’existence de structures mentales nouvelles englobant les précédentes, comme la relativité a englobé la gravitation, comme la géométrie euclidienne est devenue un sous-ensemble de la géométrie tout court ? (L’Homme imaginant, p. 147)
29La théorie transcoloniale sous-tendrait par conséquent un principe révolutionnaire dans le sens de changement total de la vision du monde. L’intégration et la mise à distance prennent différentes formes dont les réécritures ou les remakes d’œuvres canoniques sont des exemples d’articulation créatrice. La disqualification du personnage anglais, comme superstar, est aussi une mise à distance par rapport à l’ancien schéma littéraire britannique. Le personnage anglais n’est plus le héros, ni même un anti-héros, il n’est tout simplement plus. Il est des situations romanesques où non seulement le personnage focal n’est pas anglais mais où il n’y a plus d’Anglais du tout, tandis que la langue anglaise est conservée. La langue anglaise, c’est-à-dire une langue manipulée, recontextualisée, retravaillée, déterritorialisée, pour reprendre une expression de Gilles Deleuze et de Félix Guattari dans Mille Plateaux (p. 132), ou encore pliée à de nouvelles exigences au point de devenir le centre d’intérêt d’un roman, son personnage focal. Des auteurs comme R. K. Narayan ou Anita Desai sont des maîtres dans l’art de gommer toute présence « physique » anglaise. L’Anglais est invisible, disqualifié de son propre terrain linguistique. « L’enjeu de la création » se situe dans cet espace défini par le préfixe « trans- », car, pour citer Nadine Gordimer, « […] c’est dans la tension entre rester à l’écart et être impliqué que l’imagination transforme l’un et l’autre » (L’Écriture et l’existence, p. 159). On comprend mieux comment un roman transcolonial ne se confond ni ne se détache totalement du colonial.
30La littérature indienne en anglais est, à l’heure actuelle, en pleine effervescence, et soulève de surcroît des questions d’actualité. À cet égard, les études transcoloniales seront aussi des études transdisciplinaires. Le positionnement transcolonial oblige le lecteur à examiner la pluralité de l’approche du fait colonial et de ses conséquences. L’écrivain propose la diversité, née du métissage et de la symbiose et l’oppose à l’essence, au figé fait de chaleur et de poussière. L’écrivain, choisissant la langue anglaise, qu’il soit d’Inde ou de la diaspora, se situe comme « être-au -monde », pour reprendre une expression de Robert Legros (L’Idée d’humanité, p. 9), en interrogeant les représentations du monde d’hier et celui d’aujourd’hui. Sous cet aspect, il ne s’adresse pas uniquement à l’Occident mais également à toutes formes de nationalisme forcené préconisant un retour aux origines, plus exactement à une certaine idée que certains individus se font des origines, à travers une culture « pure », des « origines ». La perspective transcoloniale pense les limites. Elle propose un regard métissé du monde. Autrement dit, le roman transcolonial, tel que je l’appréhende encore, désigne un processus d’échange de visions du monde. L’entrée « Regard » dans le Dictionnaire des symboles nous est utile :
Le regard du Créateur et le regard de la créature constituent l’enjeu même de la création, suivant la conception soufi du monde. Ils s’appellent l’un l’autre et n’existent pour l’un et pour l’autre que par l’un et l’autre. Sans ces regards, la création perd toute raison d’être. (p. 804)
31On pourra argumenter que cette définition s’applique à toute œuvre artistique, littéraire ou autre. Et cela sera vrai. Pourtant cette formule est, semble t-il, plus particulièrement appropriée à la littérature indo-anglaise. Le mot « regard » constitue le cœur du sujet abordé. La littérature transcoloniale a pour objectif de transformer notre regard habituel sur l’Inde, ce regard porté sur une certaine partie du monde (l’Occident sur l’Orient ou le Nord sur le Sud) à l’origine de la création d’un monde « autre », différent, et à l’origine de la construction de discours sur cette différence, comme nous le verrons dans les chapitres suivants. Le roman indo-anglais se définit ainsi par un renvoi de regards d’une part et un croisement de regards d’autre part. Ces regards combinés transforment le traditionnel bras de fer en échange. La mondialisation, dans ce qu’elle a de meilleur, oblige à observer le monde à travers le prisme d’un préfixe tel que celui de « trans- », tant elle est porteuse d’implications significatives : circulation, mouvement, échange des idées, des personnes, des technologies, des informations, éclatement des frontières.
32Pour conclure provisoirement sur les linéaments de ce projet transcolonial, il me faut ajouter que le fait d’employer un mot nouveau, a fortiori de l’inventer, suscite des craintes multiples. En dehors bien sûr de celle de se fourvoyer de bout en bout, il en est une autre, tout aussi fâcheuse, qui est la contradiction, fantôme que l’on tient à distance autant que faire se peut mais qui est bien réel, et qui entreprend tout ce qui est en son pouvoir pour nous rattraper. Il faut donc acquérir une tournure d’esprit suffisamment souple susceptible d’admettre la contradiction comme l’une des données du nouveau terme. La question coloniale, qui plus est, est par sa nature, un sujet pétri de contradictions. Edgar Morin propose une façon de penser fiable que je m’efforcerai de suivre au plus près. Voici ce qu’il dit dans Culture et barbarie européennes :
Je crois qu’il faut adopter un point de vue complexe qui souligne aussi bien les différences, les oppositions que les ressemblances et les analogies. (p. 65)
33Voyons à présent de quoi s’est nourrie la littérature transcoloniale. Le deuxième chapitre est consacré à la façon dont l’Indien, l’Autre, fut désigné comme être inférieur. Les théories racistes, au nom de la biologie, ont parcouru tout le xixe siècle, et ont défini des critères de sélection de l’espèce humaine selon une logique qui leur est propre. Les questions posées dans cette partie sont les suivantes. Qui est cet Autre ? Par rapport à qui et à quoi est-il Autre ? Pourquoi existent-ils « des hommes de deuxième ou de troisième catégorie » selon la formule des auteurs de Mille Plateaux (p. 218). Comment l’Autre est-il devenu l’Autre ?
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De Kipling à Rushdie
Ce livre est cité par
- Joubert, Claire. (2014) Littérature Hors Frontière Le postcolonial comparé. DOI: 10.3917/puv.joub.2014.01.0267
De Kipling à Rushdie
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