Chapitre 4. Multiplicité et instabilité des voix
p. 179-204
Texte intégral
1Utilisant les potentialités de l’album, Corentin s’appuie sur la spécificité de chaque code de représentation mais aussi sur les possibilités d’interaction entre ces codes, créant des effets de polyphonie propre à l’album. Pour analyser ces jeux polyphoniques, nous nous appuierons sur les travaux d’Oswald Ducrot, exposés dans le chapitre final de Le Dire et le Dit 1. Ducrot y propose des outils linguistiques pertinents pour décrire ce qui se joue entre les voix du texte et celle(s) de l’image dans le cadre de l’album, même si l’auteur ne pense pas aux relations texte-image. L’objectif de Ducrot est de « contester le postulat de l’unicité du sujet parlant ». Il distingue le locuteur et l’énonciateur en ces termes :
Le locuteur responsable de l’énoncé donne existence au moyen de celui-ci à des énonciateurs dont il organise les points de vue et les attitudes. Et sa position propre peut se manifester soit parce qu’il s’assimile à tel ou tel énonciateur, en le prenant pour représentant (l’énonciateur est alors actualisé) soit simplement parce qu’il a choisi de les faire apparaître et que leur apparition reste significative même s’il ne s’assimile pas à eux2.
2Cette distinction qu’il met en parallèle avec ce qui se passe dans la double énonciation au théâtre, lui permet de proposer des analyses sur la forme particulière de polyphonie qu’est l’ironie. Appliquée à l’analyse du fonctionnement narratif de l’album, elle permet d’envisager l’album comme un tout, produit par un locuteur qui donne voix à des énonciateurs qui se manifestent aussi bien dans le texte que dans l’image et dont les « points de vue et les attitudes » peuvent renvoyer à la position de ce locuteur ou au contraire s’en démarquer. L’existence possible de plusieurs énonciateurs implique donc de saisir les caractéristiques des relations qui s’établissent entre ce locuteur et les énonciateurs mais aussi les rapports entre ces différents énonciateurs, ainsi que la place et la fonction qui leur sont assignées dans la construction du récit.
3La difficulté et l’intérêt des albums de Corentin – malgré leur apparente simplicité – pourrait résider dans le fait que chaque ouvrage propose des configurations différentes de ces relations entre énonciateurs et qu’à l’intérieur de chaque album, leur place et leur fonction ne cessent de changer. Cette hypothèse confirmerait alors le refus d’un simple mécanisme narratif et permettrait de saisir les traits d’une poétique de la dissimulation et du travestissement qui s’appuie sur l’instabilité des places et des fonctions assignées aux différents énonciateurs. Instabilité qui fait donc de la lecture une activité nécessairement dynamique et sans repos.
L’Afrique de Zigomar : l’ironie ou le « spectacle d’un aveuglement3 »
4Le récit est d’emblée placé sous le signe du comique et de l’absurde : Pipioli, le souriceau est désespéré de voir partir son amie l’hirondelle et voudrait, lui aussi partir en Afrique. Sourd aux arguments scientifiques de sa mère qui lui explique qu’étant des granivores, ils n’ont pas besoin pour survivre d’aller en Afrique, Pipioli, très entêté, part à la recherche d’un oiseau qui voudra bien l’emmener. L’hirondelle est trop légère pour le transporter, les cigognes, mangeuses de souris, apparaissent comme un moyen de transport peu fiable. Le merle Zigomar accepte pour sa part d’aller en Afrique, sûr de son fait et de sa direction, même si, et cela n’est pas dit dans le texte, le merle n’est pas vraiment un oiseau migrateur. Le jour du départ, ils prennent avec eux une grenouille qui rêve aussi de l’Afrique, réduite dans ses propos à quelques stéréotypes :
« Hep ! hep ! attendez-moi ! » crie une grenouille. « J’ai entendu votre conversation hier soir. L’Afrique, les éléphants, les singes, et tout et tout, ça doit être rigolo ! Je peux partir avec vous ? »
5L’image montre alors les voyageurs affublés d’attributs non moins stéréotypés. Au cours de leur vol, ils croisent des oies qui vont dans le sens inverse, ce qui n’a pas l’air de troubler Zigomar qui trouve à cela une explication loufoque : les oies sont bêtes, elles ont dû oublier quelque chose. Après la traversée d’un océan, ou d’une mer non identifiée, Zigomar jubile, ils sont arrivés en Afrique puisque selon ses propos il est très simple d’atteindre l’Afrique et d’identifier les animaux :
Tu regardes où le soleil se lève, tu vas tout droit et au premier éléphant, c’est l’Afrique.
Zigomar reconnaît un éléphant à ses défenses.
6affirme-t-il à la page suivante.
7Zigomar, apercevant des défenses, et appliquant sa logique, qui a tout l’air d’un syllogisme (un éléphant a des défenses ; quand on voit un animal qui a des défenses, c’est donc un éléphant), s’exclame : « L’Afrique ! », « Un éléphant ! ». L’image montre alors un morse. La suite de l’aventure se poursuit sur le même mode : les pingouins sont pris pour des singes, les phoques pour des crocodiles, l’esquimau devant son igloo pour « un indigène devant sa case », un élan pour un hippopotame et enfin un ours pour un lion.
8Ainsi les stéréotypes de l’Afrique sont remplacés dans l’image par les stéréotypes du Pôle Nord, tout aussi identifiables pour un jeune lecteur. Les images disent ce que ni Zigomar ni ses compagnons de voyage, ni même le narrateur (on nuancera un peu plus loin) ne disent : les voyageurs se sont complètement trompés de direction, ce qui est ici source d’un comique quasi immédiat. On assiste bien « au spectacle d’un aveuglement », absolument jubilatoire et qui s’appuie sur des formes d’ironie dont les signaux sont nombreux et visibles. L’ironie à l’œuvre ici place très évidemment le lecteur dans la position du complice et permet facilement d’identifier la ou les cibles de la moquerie : Zigomar qui prétend tout savoir mais qui se fourvoie entièrement. Mais s’il y a ironie, c’est que tout n’est pas dit : ce qui est dit et montré, suggère, d’une manière plus ou moins explicite, l’élaboration d’une interprétation fort différente. Ce qui est montré, dans la confrontation du texte et de l’image, c’est donc que les voyageurs se sont fourvoyés. Ce qui n’est ni directement montré, ni directement dit, c’est la prétention et la bêtise entêtée et réjouissante de Zigomar, bêtise amplifiée par l’utilisation des stéréotypes : cette interprétation est laissée au soin du lecteur qui repère les signaux iconiques et verbaux, dans les silences du narrateur.
9Les signaux iconiques sont lisibles selon des degrés divers : la représentation directe des animaux du pôle nord et de l’esquimau emmitouflé devant son igloo ne laisse pas beaucoup d’hésitation. En revanche, avant leur arrivée, d’autres signes annoncent l’erreur de Zigomar. S’ils peuvent être plus difficiles à saisir pour de jeunes lecteurs, la relecture de l’album peut constituer justement un apprentissage à l’attention et à la perception de ces signaux. Ils concernent la représentation du sens (de la direction dans l’image) et le jeu des regards. J’en prendrai deux exemples. Ainsi, l’image de couverture représente les trois personnages au milieu du ciel bleu : leur regard et leur expression respectifs sont complètement divergents. Ainsi Zigomar regarde au loin avec un air un peu stupide. Pipioli, pour sa part, regarde vers le bas, l’air assez effrayé. Quant à la grenouille qui regarde aussi en bas, elle a le sourire aux lèvres. Soit ils ne regardent pas la même chose, soit, s’ils voient la même chose, ils ne semblent pas en avoir la même perception. La divergence de leur regard invite le lecteur (alors spectateur, viewer) à s’interroger sur d’éventuels propos des passagers que l’on n’entend pas et sur les objets de leur inquiétude ou de leur satisfaction qui restent hors champ. La quatrième de couverture réitère le même principe, en modifiant le sens des regards et des expressions. Ces images illustrent parfaitement l’obliquité du regard à l’œuvre dans l’ironie, en rendant visible un procédé qui consiste à dire/montrer une chose pour en suggérer une autre qui entre dans un rapport sinon d’opposition, du moins de divergence.
10Un autre signal annonciateur se trouve dans la mise en espace du mouvement des personnages pendant le vol, combinée encore une fois, avec un jeu de regard. En effet, à partir du moment où débute l’expédition, Zigomar est représenté en sens inverse de la direction normale du mouvement de la lecture de l’album : il est toujours orienté vers la gauche. S’il n’y a pas de convention stricte du sens d’une image, le sens de la lecture implique d’habitude que le mouvement vers l’avant se concrétise dans l’image dans une orientation vers la droite. Zigomar vole donc à l’envers et cette incapacité d’orientation se double d’une absence d’attention : quand il explique qu’il s’agit de regarder l’endroit où le soleil se lève, Zigomar, à ce moment-là, précisément est dos au soleil4. Quand les oies passent en sens inverse, il leur tourne le dos pour parler à ses passagers. Autant de signaux visuels qui suggèrent son manque de lucidité, mais qui ne sont pas relayés par le texte ou quand ils le sont restent relativement implicites. En effet, le texte joue aussi nettement sur l’implicite. Comme très souvent chez Corentin, il est essentiellement constitué de la parole des personnages, rapportée au style direct. Le narrateur reste en retrait et se contente d’intervenir pour introduire les propos des personnages. Ces verbes d’introduction sont dès lors rarement anodins (insister, s’obstiner, s’exclamer, implorer, s’inquiéter, rassurer, s’étonner, s’esclaffer, s’insurger pour n’en citer que quelques uns) : ils soulignent les divergences des points de vue et suggèrent que certaines paroles ne doivent pas être prises au pied de la lettre. Ils renforcent aussi le scepticisme des passagers qui rythment leur découverte par une formule paradoxalement litanique « je ne voyais pas ça comme ça5 ». C’est bien ce que le texte demande aussi au lecteur !
11Les autres rares interventions du narrateur contribuent selon des modalités différentes à produire de l’ironie, par le texte ou à l’aide de l’image. Ainsi, en amont du voyage, lorsque Pipioli se rend chez les cigognes pour leur demander de l’emmener en Afrique, le narrateur affirme : « Les cigognes sont des oiseaux aimables et souriants. » Le rétablissement de la situation dans l’image affirme précisément le contraire, du moins si l’on adopte un point de vue de souris. Cette ironie est cependant signalée dans la restriction faite par le narrateur : « c’est du moins ce que pense Pipioli », et par la prise de conscience du souriceau et l’évocation du plat dont seule l’image nous donne directement le contenu (une souris morte)6.
12Un autre procédé, assez fréquent chez Corentin, consiste à utiliser un terme évaluatif propre à l’un des personnages en l’intégrant à la narration. Ainsi, Pipioli et la grenouille sont désignés, dans l’épisode de l’ours, comme les deux insolents : « Zigomar, furieux, se pose et fait descendre les deux insolents ». Le terme absent des propos directs de Zigomar ne peut être cependant que la traduction de la pensée du merle. Or l’insolence consiste ici à formuler son scepticisme face à une réalité qui leur donne raison. Cette ironie est plus implicite mais elle est encore repérable par de jeunes lecteurs. La phrase finale prononcée par la grenouille révèle tout ce jeu de voix :
Oui, formidable, mais il faisait tellement froid qu’on se serait cru au Pôle Nord !
13Phrase désopilante car le scepticisme de la grenouille et de Pipioli qui, pendant tout le voyage, constituait en quelque sorte un rempart face à l’aveuglement de Zigomar, peut se lire soit comme un énoncé ironique de la grenouille elle-même, soit comme une affirmation qui les associe à la bêtise de Zigomar. La rapidité de la fin, en forme de chute comme souvent chez Corentin, tout en participant à son effet comique laisse en suspend la question de la position de Pipioli et de la grenouille qui peuvent être les naïfs du schéma de Hamon, et donc aussi les cibles de l’ironie alors même qu’ils ont fait figure, par leur doute permanent, de « gardiens de la loi ».
14L’ironie ne se situe pas directement dans les propos des personnages. Elle pourrait se définir comme une tension entre l’image et les propos de certains des personnages. Cela suppose, comme le dit Ducrot, un locuteur qui se manifeste à la fois dans son discours tout en retenue mais laisse à un ou plusieurs énonciateurs la production de propos dont il suggère plus ou moins clairement qu’il n’en assure pas la responsabilité. C’est sur ce principe, lisible/visible, qu’elle fonctionne ici. Cependant la compréhension de l’ironie suppose de la part du lecteur un certain nombre de compétences : un savoir extra-textuel qui permet d’identifier les animaux et les hommes de différents endroits de la terre et d’établir les liens qui existent entre eux pour expliquer la méprise de Zigomar et apprécier son entêtement ; des compétences linguistiques qui permettent de comprendre certaines formes d’implicite ; des compétences de lecture d’image qui ne se réduisent pas à la reconnaissance de représentation analogique mais à l’identification de tout un jeu de signes, notamment les attributs ultracodés des voyageurs d’Afrique (savoir iconique et extra-iconique) ou encore le savoir plus technique des jeux de convention pour représenter les mouvements et les directions. Certes, les signaux de l’ironie restent très visibles. Mais la simplicité cache des formes d’énonciation relativement subtiles et l’implicite reste très important dans ces albums où le lecteur est convié à proposer des interprétations qui vont au-delà du factuel. Ainsi la bêtise aveuglée de Zigomar, si elle se donne à voir, n’est jamais directement affirmée. Au lecteur de la comprendre et de s’en réjouir dans un double mouvement de prise en charge d’énoncés et de mise à distance.
Patatras ! : instabilité et tension des voix et des points de vue
15Le titre en forme d’onomatopée met l’accent sur la chute qui fait bien partie de l’intrigue mais n’est sans doute pas le point le plus important du dénouement. L’effet de surprise n’en sera que plus efficace grâce à cette annonce qui dissimule le dénouement.
16L’intrigue de Patatras ! est très simple : c’est l’histoire d’un loup qui a très faim et qui descend dans un terrier, traverse les galeries sans apercevoir les lapins qui pourtant semblent fort mal cachés. Arrivé dans la salle de bain, il s’installe dans la baignoire, tournant le dos à un lapereau assis sur les cabinets. Il sort du bain, probablement à cause du bruit du petit lapin qu’il aperçoit et qu’il tente de rattraper. Arrivé en haut d’un escalier qu’il descend trop vite, il glisse sur une carotte et tombe au beau milieu d’une assemblée de lapins qui lui ont préparé une agréable surprise pour son anniversaire.
17Ce premier résumé s’appuie essentiellement sur les images qui, par leur séquentialité, prennent en charge une grande part de la narration. La progression chronologique est assurée par la progression spatiale dont les enchaînements sont très visibles. Ainsi l’une des premières images (p. 10) montre le loup devant l’entrée d’un terrier qui se situe en bas à droite de l’image et qui laisse entrevoir les premières marches d’un escalier. Sur la page suivante où le loup est en train de descendre l’escalier, on continue à apercevoir l’entrée du terrier mais cette fois en haut à gauche de l’image. La descente du loup est donc d’une grande visibilité grâce à la représentation dans l’image d’une multiplicité de signes comme autant de petits cailloux blancs – qui prennent, contexte oblige, la forme de carottes –, visibilité qui prépare la surprise du dénouement dissimulant momentanément d’autres interprétations.
18La succession des images assure donc presque entièrement la fonction narrative que le texte ne prend pas en charge car il s’impose d’abord comme un discours sur l’image qu’il commente. Si ce texte augural fait entendre la voix de ce qui pourrait être le narrateur à proprement parler, dès la deuxième page, cette voix en met en scène une autre, celle du loup sous la forme d’un monologue intérieur en discours indirect libre. Mais ce glissement n’est aucunement signalé. Ainsi, certains énoncés peuvent aussi bien être rattachés à la voix du narrateur qu’à celle du loup. La suite de l’album entretient la confusion de l’origine des voix : les exclamations « le voilà ! le voilà » (p. 26) peuvent aussi bien être le propos du narrateur qui réitère son geste en direction de l’image – montrant le loup en train de descendre – que celui des lapins qui justement attendent son arrivée, alors que le texte suivant (« Patatras ! le voilà par terre ») relève plus nettement de la parole du narrateur.
19Les paroles de la chanson dans les deux pages suivantes ne sont pas signalées typographiquement comme un discours direct produit par un énonciateur spécifique, ce qui pourrait laisser entendre que le narrateur joint sa voix à celle des lapins pour entonner la traditionnelle chanson d’anniversaire. Le lecteur lui-même est sans doute convié à la chanter, ce que suggère la présence de la partition qui redouble l’information de l’image et du texte. Dans cette double page, la convergence des voix se signale par la convergence des différents codes, soulignant apparemment l’harmonie de cette situation inattendue. Or cette scène donne aussi un tout autre sens à la déambulation du loup : s’il descend dans le terrier, poussé par la faim, il est surtout manipulé par les lapins qui cherchent à l’y attirer. Cette double page amène donc une relecture de l’image et du texte, en indiquant le piège dans lequel le loup, mais aussi le lecteur, sont tombés par un jeu de manipulation habile de la conduite narrative.
20Dans l’interview accordé à Bernadette Gromer, Philippe Corentin évoque certaines difficultés matérielles concernant cette page. Il explique qu’au départ il voulait qu’elle s’ouvre en déclenchant la véritable musique d’anniversaire. Mais les droits à payer pour l’utiliser étant exorbitants, il a opté pour la solution que l’on connaît mais où la partition n’est en fait pas celle du « joyeux anniversaire » mais celle de « Malbrough s’en va-t-en guerre », dont la tonalité est moins réjouissante ! La partition dans un troisième niveau de représentation fait résonner une autre voix décalée. Ce jeu de dissimulation dévoilé par l’anecdote – mais lisible aussi pour certains lecteurs musiciens – nous paraît très révélateur du jeu de voix mis en œuvre dans les albums de Philippe Corentin : sous des apparences qu’il impose souvent comme une évidence, se dissimule une diversité de voix qui suggèrent de nouvelles interprétations.
21Ainsi, les voix du texte et celle de l’image semblent d’abord converger en apportant les informations nécessaires à la compréhension de la situation initiale (histoire d’un méchant loup affamé que personne n’aime). Le monologue du loup se déploie ensuite, sans lien évident avec la progression spatiale : parfois, le loup s’interroge certes sur l’absence insolite de lapins dans le terrier, mais le plus souvent son discours est entraîné par sa logique interne, ressassant sa triste situation de mal-aimé. Le choix de ce monologue implique l’adoption du seul point de vue du loup avec qui le lecteur pourrait être en sympathie, touché par ce personnage quelque peu pathétique. Mais du désespoir du loup, l’image ne dit rien. Elle tendrait plutôt à en faire simplement un personnage ridicule et idiot. Or si l’on s’interroge sur le point de vue adopté dans l’image, au moins deux interprétations paraissent possibles. Il peut s’agir du point de vue complètement extérieur d’un narrateur omniscient qui suit le loup dans tous ses déplacements, mais sans adopter sa vision. Les images proposent alors différentes scènes (plans) qui se situent dans divers endroits du terrier, symbolisant les errances psychologiques du loup. On pourrait aussi considérer que les images adoptent le point de vue d’un ou plusieurs lapins, qui épient la progression du loup. La page où il arrive dans la dernière pièce et chute place très évidemment le lecteur dans la même position que les lapins vus de dos. Dès lors, les changements de perspective très nombreux pourraient s’expliquer par la démultiplication des points de vue.
22Cette deuxième hypothèse nourrit le comique, proche de l’absurde, puisque que dans le même espace de la page, se donnerait à voir et à entendre une même scène saisie de deux points de vue a priori incompatibles, celui du loup et celui des lapins. Le lecteur se trouve alors partagé entre l’empathie suggérée par le monologue du loup et la distance railleuse imposée par le point de vue des lapins, distance qui se révèlera finalement fausse et qui invalidera les propos du loup en donnant un autre sens à ce qu’il perçoit ou ne perçoit pas mais que l’image montrait sans que le lecteur n’y prenne garde.
23C’est encore ce que l’on peut constater sur la dernière page de l’album : les propos renouent avec le discours initial du narrateur, mais ils peuvent aussi renvoyer au monologue du loup, pourtant remis en cause puisque, contrairement à ce qu’il pense, tout le monde semble l’aimer. La dernière image, en forme de médaillon, signale hyperboliquement la clôture du récit et vient de manière idéale souligner la différence de situation entre le début et la fin : alors que le loup était représenté isolé, hors de tout contexte, il est ici doublement entouré par les lapins et par le cadre arrondi qui fait office de « clausule plastique » selon la formule d’Isabelle Nières7. Là encore, les voix semblent converger. Or on s’aperçoit que si le loup est bien au centre, les oreilles de certains lapins dépassent du cadre, comme si le sens débordait cette clôture de pure convention et qu’il valait mieux continuer à tendre l’oreille, être à l’affût des pièges de ce récit polyphonique et polyscopique.
Les mouvements de l’image : redoublement et débordement de la voix du narrateur
24Dans les trois albums suivants, Philippe Corentin poursuit le jeu des possibilités plastiques : remettant en cause la fixité de l’image, son format et sa disposition, il donne voix aux images qui redoublent ou débordent la voix du narrateur.
25Deux de ces albums sont inspirés directement ou indirectement de récits préexistants : l’histoire du loup dans Plouf ! rappelle en effet la fable Le renard et le bouc de La Fontaine qui l’a lui-même reprise à Ésope mais plus nettement encore l’épisode du puits dans le Roman de Renart. Chez Corentin, le personnel est un peu modifié, mais c’est encore le loup qui sera la victime. L’Ogre, le loup, la petite fille et le gâteau fait songer à des récits à énigme, des devinettes, comme celle du passeur qui doit dans sa petite barque transporter successivement un loup, une chèvre et un chou en évitant qu’ils s’entredévorent. La réécriture ne cache pas sa dimension parodique : dans le premier album, elle se traduit notamment par la répétition de la situation, la multiplication des personnages et par l’effet de circularité du récit. Dans le second dont l’incipit annonce d’emblée une autre forme de réécriture (« C’est l’histoire d’un ogre, mais celle-là elle est rigolote8 »), la parodie se manifeste dans la modification partielle des personnages : le loup est maintenu, le passeur est un ogre, la chèvre devient une petite fille (ce qui n’est pas à l’avantage de celle-ci), quant au chou, par un jeu de mot implicite, il change seulement de catégorie alimentaire puisque le gâteau représenté à l’image ressemble fort à un chou à la crème.
26L’intertextualité participe de la polyphonie de ces albums et reprend le motif récurrent chez Corentin de la similitude et de la différence, de l’être et du paraître. Toutefois leur originalité narrative ne relève pas tant de cette intertextualité que de la forme et du rôle des images qui invitent à s’interroger sur les enjeux et les leurres de la représentation.
Plouf ! Une aventure verticale
27L’histoire de Plouf ! est celle d’une succession de chutes et de remontées, de va-et-vient entre le haut et le fond du puits que le narrateur relate et commente dans le temps même de l’action : son récit est même interrompu par certains événements comme la chute du seau sur la tête du loup. Ce choix énonciatif crée donc un effet d’immédiateté qui contribue amplement au comique de l’album. Or cet effet est amplifié par le choix de la présentation plastique : en effet, la lecture ne se fait plus selon un sens horizontal de la gauche vers la droite mais selon une orientation verticale du haut vers le bas, sur l’ensemble de la double page. L’image représente un espace en coupe verticale qui permet de visualiser le puits dans toute sa hauteur. Ce procédé repris dans la plupart des pages souligne les mouvements des personnages et redouble le commentaire du narrateur qui rend compte de ces descentes et montées successives. Il est d’autre part amplifié dans plus de la moitié des doubles pages par les marges latérales noires qui font songer à celles de certains films : elles encadrent l’image en haut et en bas et créent un effet de défilement.
28Or cet effet d’immédiateté dissimule un paradoxe de la représentation iconique. En effet, le point de vue adopté est improbable, voire absurde dans la mesure où, pour observer le puits dans toute sa hauteur, il faudrait qu’il soit ouvert du côté de l’observateur, à la manière d’une scène de théâtre ou selon une convention similaire. Or, s’il est ouvert, les aventures des animaux n’ont plus lieu d’être puisque précisément ils ne sont pas enfermés. Dès lors le lecteur est placé lui-même dans une position paradoxale : il est spectateur d’une suite de péripéties qui semblent se dérouler sous ses yeux mais il est aussi chargé d’entretenir le mouvement par le geste et l’orientation de sa lecture.
29Ainsi ce dispositif iconique se joue des possibilités et des impossibilités de la représentation : la verticalité rend visibles et souligne les propos du narrateur en adoptant un point de vue improbable qui pourrait désigner l’illusion même produite par la fiction. À l’instar du fromage, la fiction n’est peut-être qu’un reflet auquel le lecteur veut bien se laisser prendre. L’aventure verticale peut alors aussi être une aventure métafictionnelle.
L’Ogre, le loup, la petite fille et le gâteau : surplace et progression
30À la verticalité de Plouf ! s’oppose l’horizontalité de L’ogre… qui toutefois met en place un dispositif iconique relativement similaire dans la mesure où les va-et-vient de l’ogre rapportés par le narrateur sont soulignés par ses allées et venues dans l’image. Le jeu des demi-pages permet à l’image de conserver le cadre général, comme un plan cinématographique et de signifier les mouvements : l’aller gardant le sens conventionnel de la lecture de gauche à droite et le retour étant représenté par l’orientation inverse de droite à gauche9. Ce dispositif constitue aussi un discours sur l’absurdité de ces allées et venues et renforce l’impression de sur-place, d’une énergie inutilement dépensée, ce que le texte ne signale pas. L’image qui semble répéter sans cesse la même situation, introduit une tension dramatique absente du texte, en représentant des crocodiles et des hippopotames toujours plus nombreux et menaçants qui font attendre un dénouement peu satisfaisant pour l’ogre.
31Le dispositif permet de faire résonner d’autres voix que celle du narrateur, d’entendre d’autres commentaires et de construire un horizon d’attente différent de celui qui est proposé dans le texte. Par le jeu des demi-pages, il s’appuie sur des procédés de dissimulation et de dévoilement successif qui modifient le sens de l’aventure au propre comme au figuré. Cependant ce dispositif se donne à la fin de l’album comme un artifice toujours possible. Ainsi le verso de la demi-page qui comporte le mot fin et qui suggère que l’ogre a été dévoré, fait réapparaître le personnage sain et sauf face aux animaux du fleuve, ravis de lui avoir fait cette farce. Cette dernière image peut constituer la morale de l’histoire du dévorateur dévoré, mais on peut sans doute la lire aussi comme le signe de ses propres pouvoirs de suggestion et d’illusion.
Les deux goinfres : images, tangages et débordements
32Dans cet album, comme dans les deux autres, l’image vient d’abord souligner et amplifier un mouvement, ou plus précisément une sensation de mouvement : elle relaie le texte pour rendre compte du mal de mer éprouvé par le narrateur avant et pendant son cauchemar, en jouant sur les mouvements par rapport au cadre qui la délimite. Ainsi quand le récit se met véritablement en place, les lignes intérieures du dessin (p. 12 à 15) ne sont pas parallèles à celles du cadre, ce qui crée une impression de déséquilibre. Puis lorsque le narrateur raconte sa mésaventure sur le bateau des gâteaux, ce n’est plus le dessin qui est déséquilibré mais le cadre de l’image qui se met à tanguer de manière de plus en plus nette sur la page qui finit même par ne plus pouvoir le contenir (p. 24 et p. 27). Enfin, dans la dernière page, alors que le cadre de l’image retrouve sa stabilité, c’est l’intérieur de l’image qui est envahi sur le côté droit par une vague, tout droit sortie du cauchemar du narrateur.
33Ces jeux de tangage et de débordement rendent donc visible la sensation du mal de mer et renvoient aussi à une réflexion sur les cadres et les frontières de la fiction, thématisée dans l’album à travers le récit du rêve. Ainsi le narrateur ne signale pas le passage de la réalité au rêve10. Seules les images peuvent suggérer de diverses manières qu’il s’agit du récit d’un cauchemar : la représentation du garçon et du chien dans le lit (p. 14) ; la montée des escaliers symbolisant le passage à un autre plan fictionnel (p. 15) ; l’unique pleine page sans cadre qui paraît insolite et où le texte lui-même se retrouve dans l’image (p. 16) ; enfin, plus nettement, la dernière image qui représente les deux personnages à peine réveillés. A cet effacement des frontières simplement suggéré par l’image, viennent s’ajouter les débordements précédemment évoqués : Corentin remet en cause certaines conventions de représentation et déplace les frontière de l’image et de la page. Il remotive l’image, lui donne une voix qui n’est pas au service de celle du narrateur et qui bien souvent la déborde. L’image finale est ainsi très significative de ce jeu sur le cadrage et le débordement comme souvent dans les clôtures des albums de Corentin. En effet, les deux personnages semblent pris dans un triple cadre : celui du lit, puis celui des deux mer/mère, enfin celui de l’image. Or la vague qui constitue l’une des bordures affirme non pas la séparation mais bien au contraire la continuité des différents plans (celui de la réalité interne, celui du rêve). La fiction est alors précisément ce jeu qui permet de déplacer, voire d’effacer les frontières et d’assurer ainsi une continuité entre le dedans et le dehors, le vrai et le faux, la réalité et le rêve : un jeu qui met en cause la possibilité d’une lecture tranquille.
Zigomar n’aime pas les légumes : les pièges du découpage
34Dans cet album déjà évoqué à propos de son double titrage et de son incipit insolite, Philippe Corentin met le lecteur à l’épreuve de nouveaux pièges narratifs : comme les légumes dans le rêve que fait Pipioli, le récit est « coupé », « épluché », proposé au lecteur dans une subtile désorganisation où il est à la fois amené à se perdre et à prendre conscience du jeu auquel il est soumis. Le motif du désir de changer de nature, récurrent chez Corentin, ne touche pas seulement l’univers imaginaire de l’album, mais la narration elle-même, à travers des leurres qui mettent à l’essai les possibilités et les impossibilités de la parole narrative.
35Le résumé consécutif à une première lecture pourrait être le suivant : un oiseau et une souris se posent en volant sur un arbre. Le narrateur explique alors que Pipioli, la souris, ayant cru voir un lapin volant, désire aussi apprendre à voler et demande conseil au merle Zigomar. Après plusieurs essais infructueux, Pipioli finit par voler, mais les deux amis sont pris dans un gluau et se retrouvent bientôt devant un tribunal de légumes qui décident de se venger de tous les malheurs qu’on leur fait subir. Certains légumes se font de plus en plus menaçants et Pipioli, effrayé, appelle sa mère à son secours. Celle-ci survient, éloigne les dangers. Lors du goûter final, Pipioli, refusant de manger du gâteau à la cerise et de la tarte aux noix, tient des propos bizarres que les deux autres ne reconnaissent pas mais qui ressemblent étrangement au langage des légumes.
36Ce premier résumé postulerait une lecture purement linéaire qui ne saurait satisfaire le lecteur lors de la découverte de la dernière page : l’incompréhension de Zigomar face aux propos de Pipioli paraît inexplicable si l’on considère l’histoire telle que nous l’avons résumée. Dès lors, on est amené à envisager une autre possibilité à partir d’un certain nombre d’indices plus ou moins visibles/lisibles qui font apparaître deux plans fictionnels : lors de ses essais de vol, Pipioli fait une chute, perd connaissance et rêve qu’il est fait prisonnier, avec Zigomar, par les légumes. Le premier plan correspondrait alors aux tentatives de vol, à la chute (p. 6-11) puis au goûter final (p. 26-27), le second à toutes les scènes rêvées (p. 5 puis p. 12-25). Ainsi, après avoir mis en scène, dans la première page, les animaux volants, le narrateur dans une analepse, apporte des explications à cette situation, puis poursuit son récit à partir de la page 13. Or cette schématisation n’est qu’en partie recevable car un certain nombre d’indices posent encore problème, notamment la présence du deuxième titre qui sépare de manière apparemment immotivée deux moments successifs inscrits dans le récit du rêve-cauchemar. La distinction des plans fictionnels et la mise à plat de l’organisation temporelle ne suffisent donc pas à lever tous les pièges d’une narration qui donne à la fois des indices de son propre jeu de dissimulation et continue à en cacher d’autres.
37La première page met en place, dans l’image comme dans le texte, une situation absurde. Toutefois, les signes de rationalisation et d’explication dans les pages suivantes font accepter cette situation ainsi que le glissement non explicité dans le rêve. En effet, dans les pages 6 à 11, le narrateur multiplie les indices temporels soulignant la progression et faisant accepter l’improbable :
Bien sûr qu’une souris ça ne vole pas. Jusqu’à lundi dernier. C’est ce jour là que tout a commencé…
38La concession initiale est un artifice rhétorique qui valide en apparence l’incrédulité du lecteur que d’autres artifices vont ébranler. Ainsi dans les pages suivantes, les marques temporelles vont constituer un véritable piège :
« Présent ! » lui a immédiatement répondu son ami Zigomar qui dès mardi matin lui donnait sa première leçon.
Avec un tel professeur, les choses ne traînèrent pas.
Les leçons ont duré toute la semaine.
39En effet, elles mettent en place une progression chronologique que le récit du rêve prolonge, masquant ainsi le passage d’un plan fictionnel à l’autre. Ainsi, à la page 12, on peut lire :
Et puis le grand jour est arrivé. C’était hier, samedi.
40Les explications du narrateur s’achèvent à la page suivante sur un constat qui force la crédulité du lecteur :
Bref, Pipioli n’est peut-être pas un oiseau, mais aujourd’hui, dimanche, il sait voler.
41La force rhétorique de cette artificielle progression temporelle va jusqu’à oblitérer – du moins provisoirement – ce qui dans l’image pourrait signaler une autre interprétation : en effet, si l’image met en scène les essais successifs de la souris, elle indique aussi le changement de plan fictionnel par les modifications physiques des personnages. Pipioli ne porte plus les mêmes habits11 et Zigomar, qui n’a dans le premier plan qu’une simple allure de merle, est dans le second plan affublé d’un caleçon, de chaussette vertes et de chaussures rouges. Certes, le passage d’un jour à un autre pourrait justifier ce changement d’habit. De plus, le fait que dans le plan 1 Pipioli soit déjà habillé minimise l’attention que l’on pourrait porter à ce changement partiel. L’effet aurait été sans doute plus saisissant si aucun des deux animaux n’avait été en quelque sorte déjà travesti.
42La volonté explicative est aussi un moyen de passer sous silence l’événement-clé pour comprendre et distinguer les deux plans : l’évanouissement de Pipioli. L’image représente bien le personnage assommé, toutefois dans le texte constitué du discours de Zigomar, le narrateur reste en retrait et ne confirme pas le prolongement de l’étourdissement, pas plus qu’il ne signale le passage au plan du rêve. Ainsi, ce que nous avons constaté à propos des titres est confirmé ici au niveau de l’économie narrative : l’excès d’information (trop dire) dissimule en fait des silences volontaires du récit (pour ne pas dire).
43Nous avons déjà observé le cas très particulier du double titrage qui vient d’une autre manière confirmer la stratégie narrative que nous venons d’évoquer puisque le deuxième titre relève à la fois d’une volonté de visibilité incontournable et d’une stratégie de dissimulation. En même temps qu’il impose le découpage incongru d’une séquence narrative cohérente, il s’appuie sur un jeu sémantique et énonciatif, comme s’il cherchait à proposer une autre motivation. Ainsi, le titre reprend les dernières paroles de Zigomar à qui Pipioli a annoncé qu’il a vu des légumes :
« Des légumes ? Tu es sûr ? », s’inquiète Zigomar. « Je n’aime pas ça ! »
44L’affirmation de Zigomar pourrait alors expliquer le titre général « Zigomar n’aime pas les légumes », alors que le contexte énonciatif et syntaxique dans lequel elle s’inscrit renvoie à la situation et non pas aux seuls légumes (l’ambiguïté est toutefois rendue possible par l’utilisation du pronom démonstratif « ça ») : Zigomar exprime sa crainte face une situation menaçante. Le second titre ne semble pourtant pas tenir compte de ce sens et réutilise les propos de Zigomar en ne gardant que l’idée du dégoût face aux légumes. Seul l’ajout commentatif (« et il a bien raison ») pourrait indiquer une autre piste interprétative que celle du simple constat gustatif.
45Ce deuxième titre apparaît donc comme un jeu de dissimulation complexe : dissimulation sémantique qui se donne à lire comme une motivation narrative, affichage non dissimulé de ce titre qui impose un découpage sans raison apparente. Il semble concentrer toutes les contradictions possibles. Il est un signal de la présence d’un autre plan fictionnel et narratif mais un signal décalé – comme est décalé le sens du propos de Zigomar qu’il rapporte en le décontextualisant. À la fois leurre12 et signe, il constitue un geste dont les significations potentielles seraient à chercher ailleurs, à recontextualiser ou à actualiser à un autre moment du récit.
46Mais le jeu énonciatif ne s’arrête pas là et place le lecteur face à d’incessants paradoxes liés à cette stratégie de dissimulation/monstration, jusqu’au paradoxe même de l’impossible existence de la voix narrative. En effet, sous l’effort manifeste pour expliquer la situation incongrue au début de l’album, l’énonciation affiche et masque le moment de son surgissement. Les embrayeurs temporels qui ancrent la parole dans la situation d’énonciation et créent un effet d’immédiateté pour le lecteur, imposent cette situation d’énonciation comme une évidence. Or si l’on cherche à identifier le moment de l’énonciation, on s’aperçoit qu’il s’inscrit dans le temps du rêve : « Aujourd’hui dimanche » (p. 13). Cet énoncé recevable en tant que tel renvoie à une énonciation qui se met en œuvre dans un non-temps, une énonciation que nous caractériserons d’uchronique. Ainsi la logique paradoxale du récit atteint ici son comble puisque dans le temps où la parole narrative produit un récit, elle affirme, à travers les données du récit, sa propre impossibilité.
47Le jeu est donc vertigineux. Il se trouve renforcé par le dédoublement des voix entre le texte et l’image, par la présence de l’image qui s’impose parfois comme une évidence mais qui, en tant que voix d’un énonciateur parmi d’autres, est finalement aussi incertaine que la ou les voix du texte. L’image impose une présence qui se donne aussi à lire comme une illusion ou comme un jeu d’illusion plus exactement. À l’uchronie énonciative s’ajoute, dans l’image, une énonciation en quelque sorte utopique, du moins ancrée dans un espace incertain ou illusoire.
48En cela, Corentin rejoint sans doute certaines problématiques de la modernité littéraire, évoquées notamment par Dominique Rabaté dans Poétiques de la voix 13 à propos des voix d’outre-tombe qui disent à la fois leur possibilité et leur impossibilité, soulignant en même temps les spécificités du jeu littéraire. Sa conclusion pourrait d’ailleurs parfaitement caractériser la posture paradoxale impliquée non seulement par la lecture de Zigomar n’aime pas… mais aussi par la plupart des albums de Corentin :
Paradoxe premier qui fonde la littérature : le texte me donne à lire le présent (dans le temps de ma lecture) de ce qui n’a pas de présence ; c’est le présent d’un impossible rapport à la présence. Mais ce présent impossible (à tous les sens du mot) est aussi le don du livre, de ce livre que, comme lecteur, je peux fermer et rouvrir sans crainte de l’épuiser.
49Dans le cauchemar de Pipioli, le petit monde des légumes manifeste sa révolte sur le sort qu’on lui fait subir. La représentation carnavalesque des légumes et la formulation même de leur plainte écartent la possibilité d’une interprétation morale qui amènerait à s’attrister du destin des légumes. Bien au contraire, l’image de tous les légumes anthropomorphisés placés si l’on peut dire « en rangs d’oignons » entraîne le rire immédiat et la longue liste des tortures procure un véritable plaisir :
Tout le monde est là. Et tout ce petit monde est en colère. C’est qu’il en a assez d’être cueilli, récolté, moissonné, arraché, coupé, mis en pot, en boîte, épluché, réduit en compote, en purée, macéré, infusé, bu ou croqué…
50Mais au-delà de ce plaisir lié au caractère insolite de la situation, on pourrait y voir une métaphore du jeu auquel se livre la parole narrative dans les albums de Corentin. En effet, ce qui, dans les propos des légumes est donné à entendre, c’est le malheur de changer de statut et de forme, d’être coupé, découpé pour prendre une autre forme, une autre consistance, d’être recomposé pour prendre peut-être un autre goût ou un autre sens, c’est d’être aussi dégusté selon diverses modalités. Il ne s’agira pas de traduire mot à mot ce qui dans ce discours pourrait dissimuler une image du jeu narratif, mais il semble être un écho du jeu de découpage et de montage qui est mis en œuvre dans cet album, selon un principe cher à Corentin qui consiste à inscrire, dans la fiction même, un discours sur la parole narrative. Ainsi, les propos des légumes rapportés au style direct dans les pages suivantes pourraient confirmer cet effet de miroir du récit. En effet, à partir de la page 19, les légumes font entendre un langage insolite transcrit dans une police et une couleur différentes qui en soulignent l’étrangeté :
« vouman jédep lente matondi ? » dit le roi.
« Moi ? Jamais ! », dit Zigomar. Oh !
« Moi non plus ! », dit Pipioli. Oh !
Oh ! les gros menteurs.
//
« keske vouman jéalore ? » dit le roi étonné.
« Que des vers de terre ! » ment effrontément Zigomar qui, comme tous les merles, adore les cerises.
« Moi, que du gruyère ! » ment effrontément Pipioli qui, comme toutes les souris, raffole des noix.
/
« héduche oufleur ? » demande un chou-fleur
« Pouah ! Ca pue trop ! » fait Zigomar
« héja médeuce houpe depoiro ? » s’étonne un poireua.
« jamais, monsieur le poireau, c’est trop pouah ! »
« ça c’est bien vrai, c’est très pouah ! » perroquette Pipioli.
//
« hissonr i golo ! keskon leurf è ? » demande une fraise. « fez onlep leur è ! » propose un oignon.
« fez onlé envie négrette ! » dit une tomate.
51Ce qui se présente comme une autre langue dans ce monde à l’envers, n’est en fait qu’une modification dans la transcription graphique et dans le découpage de la chaîne écrite, modification qui respecte par ailleurs, sinon le rythme, du moins la prononciation orale. L’invention graphique ne tient donc qu’à réagencement des graphèmes. Si elle ne modifie pas le sens du message, elle en ralentit cependant l’accès par la nécessité du déchiffrement et de l’oralisation, et adjoint au sens littéral une impression d’étrangeté à l’origine de son effet comique.
52Ainsi, le jeu du travestissement se donne à voir et à lire jusque dans les paroles des personnages, perçues d’abord comme une langue étrangère qui se révèle être la même langue que celle du récit. L’invention linguistique est alors à l’image des albums de Corentin où ce qui est donné à voir ou à entendre ressemble sans ressembler à d’autres récits, où l’agencement de la narration crée des faux-semblants, des leurres qui sont aussi des indices pour saisir leur artifice. Sa poétique traversée par le motif du travestissement (souvent représenté à l’image à travers les personnages anthropomorphisés, thématisé dans les fables proprement dites, mis en texte et en image dans le récit) est animée d’un dynamisme très particulier qui fait émerger des traits récurrents sans pour autant tomber dans le piège d’une mécanique, comme une grande machination qui s’invente sans cesse et sans cesse déborde les cadres qu’elle pose. C’est encore ce principe-là que l’on retrouve fictionnalisé à la fin de Zigomar… ou encore dans Les deux goinfres. Le retour à la réalité interne, la sortie du rêve ne signifie pas que les deux plans fictionnels sont définitivement clos sur eux-mêmes, Les paroles de Pipioli parlant la langue des légumes, tout comme la présence d’une vague dans la dernière page de Les deux goinfres, signalent la possibilité du débordement de la fiction dans la réalité, revendiquent même la perméabilité des deux univers qui fait sans doute la richesse infinie des jeux de la parole narrative14.
Machin Chouette : des dangers de la rhétorique
53Cet album se distingue des albums par son caractère peu narratif. En effet, il se présente sous la forme d’un discours monologique tenu, on ne le saura qu’au milieu de l’album, par un chat qui va déployer ses talents rhétoriques pour justifier son racisme envers l’espèce canine. Par la mise en scène d’une parole qui se met elle-même en scène, Corentin interroge les pouvoirs et les dangers d’une telle parole qui, comme toujours chez l’auteur, s’avance masquée, laissant ainsi au lecteur le soin de construire lui-même le sens des enchâssements. L’auteur renoue ainsi avec la forme de ses premiers albums, notamment Papa n’a pas le temps, qui suggérait déjà les perversions possibles de la manipulation du langage à travers le jeu rhétorique d’un discours à l’origine incertaine.
54Le discours initial se donne donc à lire comme un monologue adressé, pris en charge par un locuteur dont on ne découvre véritablement l’identité qu’au moment où il se met lui-même en scène à travers le récit d’une mésaventure qui l’oppose au chien de la maison. Or ce récit qui prend d’abord la forme d’un dialogue entre les deux animaux redevient vite un monologue où le chat tente indirectement de convaincre son ennemi de lui laisser le « fauteuil vert du salon ». La dernière page, sans texte, suggère par l’image une conclusion qui montre l’échec du chat mais n’épuise pas pour autant les interrogations sur les pouvoirs et les dangers de sa parole.
55Cette structure confirme l’habileté rhétorique du chat dont la stratégie persuasive consiste à introduire dans son discours un récit à valeur d’exemple et de démonstration. Elle se manifeste également dans son art ambigu et pervers de monstration et de dissimulation à l’intérieur de chaque plan.
56Dans le discours encadrant, le chat ne cherche pas à cacher le mépris qu’il éprouve pour le chien en le désignant par des termes particulièrement dévalorisants : ainsi, avant même d’avoir été nommé, ou plutôt surnommé, le chien est d’abord présenté comme un simulacre canin : « celui qui est habillé en chien ». Cette formule plutôt comique, car ce qu’on voit est bien l’image d’un vrai chien, sans aucun travestissement, trouvera plus loin un écho dans l’auto-présentation du chat : « Le chat, ça va bientôt faire cinq ans que je fais ça. » Le déguisement du chien est donc présenté comme une imposture, alors que le chat insiste sur l’effort qu’il produit pour correspondre à une nature inférieure à celle qu’il revendique, laissant ainsi entendre qu’il est un peu plus qu’un chat.
57Après cette présentation qui refuse de poser l’identité et donc l’existence du chien, les termes qui le caractérisent ne sont guère à son avantage : « le gros nigaud », « l’imbécile », « le rustre », « il ne doit pas être très malin », affirmation hypothétique suivie d’une affirmation plus tranchée, « tellement il a l’air complètement pas très malin ». Les termes « balourd », « le premier corniaud venu », dans les commentaires narratifs du deuxième temps, viennent compléter cette liste. Le monologue se clôt provisoirement sur deux formules sans ambiguïté, l’une à valeur générale et exprimée en une langue relativement soutenue où l’on peut retrouver des échos de La Fontaine15 : « le chien est un animal de petite cervelle », l’autre plus particularisante et plus familière : « Bref, il est complètement idiot. » Ce va-et-vient entre des jugements généraux et une critique singulière est d’ailleurs l’un des procédés récurrents du premier temps du monologue.
58La liste des termes péjoratifs est également complétée par les légendes qui accompagnent le dessin de toutes sortes de chiens (« gugusse », « complètement idiot », « abruti » ). Tous ces chiens ont un air de famille avec Machin Chouette, alors que dans l’image qui, quelques pages plus loin, représente de la même manière des chats, ceux-ci se distinguent plutôt par leur diversité, suggérant que les chiens sont rangés dans une catégorie unique, alors que les chats sont riches de leur originalité respective. Enfin, le nom donné au chien, « Machin Chouette » confirme, comme nous l’avons déjà dit dans l’analyse du titre, l’intention méprisante du félin.
59Ainsi c’est bien la rhétorique du racisme ordinaire qui est à l’œuvre dans le discours du chat. Le chat est en effet habile dans le maniement de la dénégation (« Qu’on ne s’y trompe pas, je n’ai rien contre les chiens ») et de la concession (« N’en déplaise à certains et dussé-je passer pour un raciste, il faut bien admettre que le chien… ») qui masquent mal la violence des énoncés. Il est également adepte de la prétérition. Enfin, cette habileté rhétorique qui consiste à dire sans dire, se retrouve dans une stratégie énonciative très perverse qui s’appuie sur les relations du texte et de l’image : en effet, la dissimulation du locuteur jusqu’au milieu de l’album est savamment orchestrée, non seulement par le chat mais aussi par un locuteur englobant qui répartit les voix sur les deux codes textuel et iconique, ce qui confirme la pertinence, pour l’analyse des albums, de la distinction opérée par Ducrot. En effet, si au fur et à mesure du monologue, un certain nombre d’indices (dans le texte et dans l’image) permettent de supposer que c’est le chat qui parle, les premières pages laissent dans une incertitude qui fait sans doute partie de la stratégie discursive du chat, renforcée par celle de ce locuteur englobant. C’est ce que l’on peut constater dès la première page où le texte et l’image ne permettent d’identifier l’origine de la parole et fournissent au contraire des indices qui écartent l’idée d’un locuteur animal :
Chez nous, ce qu’il y a de bien, c’est que tout le monde mange à la même table. Même les animaux.
60Le locuteur englobant se fait donc complice, pour un temps du moins, du jeu de dissimulation discursive du chat. L’incertitude énonciative n’est bien évidemment pas gratuite : au-delà du jeu de dissimulation qui peut être source de comique, elle suggère la possibilité que le discours tenu puisse être produit par plusieurs personnages, notamment des humains et cette possibilité tend à rendre le contenu du discours plus acceptable. Mais dès lors que le chat se présente comme le locuteur, manifestant aussitôt son auto-satisfaction (« un chat normal, quoi, certes un peu trop beau, mais sympa et tout et tout »), il adopte une autre stratégie qui consiste, par un procédé opposé au précédent, à se mettre lui-même en scène. Ainsi après une rapide présentation du différend où l’on entend pour la première fois la voix du chien – dépendante donc de celle du chat –, le dialogue amorcé entre les deux animaux est assez rapidement suspendu pour laisser de nouveau place à la seule parole du chat qui commente la scène mais surtout met en scène sa propre parole, dévoilant ainsi une nouvelle stratégie de persuasion. En effet, chacune de ses interventions consiste à valoriser le chien et à se dévaloriser pour justifier que certaines tâches relèvent des compétences canines (« Il y a là un savoir-faire qu’un simple chat ne peut prétendre à posséder ») et pour expliquer que, sa seule compétence étant de dormir dans le fauteuil vert du salon, il est tout à fait logique que cette place lui soit réservée. Or la démarche de persuasion s’appuie sur une logique souvent défectueuse, puisque les arguments proposés relèvent de l’absurde, de la tautologie ou du syllogisme, et font du discours du chat un discours de mauvaise foi. Ainsi dans la phrase « si je savais tant soit peu aboyer et montrer les dents, je n’hésiterais pas une seconde à faire le chien de garde », l’hypothèse consiste à dire « si j’étais un chien », proposition qui souligne l’irréalité de l’hypothèse. Dans une autre démonstration, le chat s’appuie sur une fausse équivalence qui conduit à un syllogisme :
Tiens, par exemple, c’est comme faire le beau. Il faut bien admettre que tu es le plus beau ; c’est donc toi qui fais le beau. Oh ! qu’il est beau le chien !
61 Être beau et faire le beau sont donnés comme des équivalents, alors même que dans la première formule l’adjectif garde son sens littéral (formulé à travers une concession dans le discours du chat) et que la seconde formule a un sens figuré. Cependant on peut aussi penser que le chat en fait trop, en répétant avec seulement quelques variantes, un même procédé. La dernière phrase (« Oh ! qu’il est beau le chien ! ») suivant la logique des fausses équivalences sémantiques du même adjectif est sans doute de trop et laisse transparaître la dimension ironique de son discours. De même, attestant d’une défaillance argumentative, les formules toutes faites (« le chienchien », « allez coucouche panier ») montrent les limites (à ne pas dépasser) du discours de la persuasion : en utilisant des formules saisies en tant que formule, on fait entendre à son interlocuteur (adversaire) le mépris dans lequel on le tient et la supériorité que l’on s’accorde.
62Le rôle des images dans ce jeu de persuasion est assez particulier : en effet, l’image propose une représentation de la situation évoquée comme une hypothèse, mais en en montrant le caractère paradoxal. En effet, quand le chat formule l’hypothèse d’être un chien policier, un chien de berger ou un chien de chasse, l’image représente non un chien mais un chat qui porte les attributs stéréotypés des humains qu’habituellement ces chiens accompagnent ou assistent : costume et loupe du détective, peau de mouton et bâton, treillis et fusil16. L’image pourrait fonctionner comme une hypotypose mais qui porterait en elle les signes de son propre décalage : en effet, elle apparaît comme un complément descriptif du discours, « mettant devant les yeux une chose, de façon animée et vivante », une scène vivante littéralement et plastiquement représentée. Or cette scène représentée qui suscite le rire immédiat par son caractère absurde, dit en même temps sa possibilité et son impossibilité, signale les paradoxes de la représentation : elle fait entendre ce que le discours du chat a d’irrecevable et de faux.
63La dernière image prend, quant à elle, le relais du discours du chat pour en signaler les défaillances : à court d’argument, cette parole s’achève sur un silence qui fait d’autant mieux parler la situation représentée par l’image. Le chien est au beau milieu du fauteuil et le chat doit se contenter de l’accoudoir. Ainsi l’énergie déployée pour tenter de convaincre a été absolument inutile face à la force tranquille du chien qui, à défaut de faire entendre vraiment sa voix, a su trouver et imposer sa place. La démarche du chat peut alors s’interpréter comme le déploiement d’une voix qui cherche sa place, en usant de diverses stratégies de persuasion et de multiples registres de langue17, en instrumentalisant le langage, comme l’affirme Serge Martin :
Corentin montre bien que le langage est langage relation ouvrant ou barrant les processus de subjectivation : l’interrogation porte sur l’instrumentalisation du langage et plus précisément sur celle qui le réduit à une rhétorique argumentative dont on perçoit la violence au moins également à celle qui n’est que physique18.
64En effet, si le discours du chat est finalement un échec, il ne met pas en péril tout discours ou toute parole qui joue de la dissimulation et de la monstration. Le chat échoue du fait même que son discours polymorphe reste un monologue au service d’un sens unique et exclusif. Au contraire, la parole qui crée l’espace de la fiction, parole du locuteur englobant qui se fait entendre aussi bien dans le texte que dans l’image, est un véritable discours polyphonique qui fait dialoguer des voix différentes : il invite le lecteur à les faire dialoguer et, à la différence du chien, à se déplacer.
65Nous terminerons l’analyse de cet album par quelques remarques sur les deux petites souris présentes sur la plupart des pages de l’album et que Serge Martin appelle les « sans voix19 » : petits personnages omni-présents, silencieux, mais qui semblent faire signe au lecteur. D’autres auteurs comme Geoffroy de Pennart mettent en scène de manière systématique ces petits animaux, possibles descendants de la facétieuse souris de Plantu dont les caricatures s’appuient sur des procédés ironiques20. Cependant à la différence de celles de G. de Pennart, qui se situent dans un monde parallèle, les souris de Corentin s’intègrent parfaitement à la fiction : elles font partie de l’intrigue au même titre que les autres animaux privés de paroles et que les personnages humains dont le silence indique une situation pervertie, un déséquilibre discursif où seul le chat est amené à déployer une parole logorrhéique et facétieuse. Dans la logique même de la fiction, la présence des souris signale surtout le caractère dénaturé du chat : prisonnier de sa parole et du désir de la maîtriser, il n’est plus capable de voir les souris comme des proies potentielles. Le désir de persuasion a remplacé le besoin de se nourrir, ou, pour le dire autrement, la pulsion orale ne se traduit plus chez le chat que par une volonté de contrôle du langage21. Ainsi ces « sans voix » suggèrent la présence d’un autre discours, d’un métadiscours qui est inséré dans la fiction même, ce qui nous semble un trait récurrent dans les albums de Corentin.
Conclusion
C’est un contrôle de divers et muables accidents et d’imaginations irrésolues, et, quand il y échoit, contraires ; soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets par autres circonstances et considérations. […] Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m’essaierais pas, je me résoudrais ; elle est toujours en apprentissage et en épreuve.
Michel de Montaigne, Les Essais, III, 2.
66Les albums de Philippe Corentin sont traversés par le motif du même et de l’autre, décliné sous des formes variées et renouvelées dans chaque ouvrage22. Les jeux de masque et de dévoilement successifs sont inscrits dans les fables elles-mêmes mais constituent également le principe d’élaboration du récit : alors que les personnages se déguisent, tentent de changer de nature ou de se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas, la parole narrative s’avance masquée et fait du récit un piège qui produit en même temps les indices de ses leurres, révélant sa double nature. Or cette double nature est aussi celle de l’album qui s’appuie sur la coexistence d’un double code de représentation dont Corentin expérimente les possibilités de manière singulière dans chaque ouvrage. L’auteur ne cesse d’explorer la duplicité du langage de l’album, la nature paradoxale des relations qui régissent le texte et l’image. Ainsi chaque album affirme le pouvoir de la représentation tout en faisant planer sur elle l’ombre d’un double.
67Le choix d’un pseudonyme partiel est à ce titre assez intéressant : Philippe Le Saux, alias Philippe Corentin renonce à son nom de famille, au nom du père, mais garde son prénom qui, seul, le distingue de son frère jumeau, Alain Le Saux, également auteur pour la jeunesse. Cette gémellité n’est sans doute pas étrangère au leitmotif de la ressemblance/dissemblance, du déguisement et de la contrefaçon. Cette problématique personnelle croise de manière singulière celle de la fiction narrative et se manifeste dans les albums par l’invention d’un univers et d’une écriture placés sous le signe du mouvement et de l’instabilité23.
68La citation de Montaigne mise en exergue peut paraître un peu incongrue pour tenter de caractériser des ouvrages de jeunesse. Toutefois, l’observation des personnages (humains, animaux mais aussi les arbres et les tables de chevet) fait apparaître un étrange air de famille, comme si l’auteur cherchait précisément à se représenter sous une forme à la fois identique et toujours changeante. Cette citation trouve aussi un écho dans l’instabilité et le mouvement permanent qui animent les albums de Corentin : le tangage, le débordement, les jeux de polyphonie sont bien le moyen pour l’auteur d’exprimer les incertitudes de son rapport au monde, de transcrire la mouvance des frontières qui séparent la réalité de la fiction, de formuler une multiplicité irréductible des êtres et de leur discours que l’on ne peut alors traduire que par essai et tâtonnement, dans une épreuve sans cesse renouvelée et reformulée.
69Pour poursuivre des filiations toujours périlleuses, le monde de Corentin semble avoir quelque parenté avec celui de Rabelais : c’est un univers parodique et carnavalesque dont Bakhtine a montré la dimension dialogique et polyphonique, un univers de l’excès, de l’inversion et de la confusion des genres qui fait s’entrecroiser une pluralité de langages. C’est ce que nous avons tenté de montrer à travers l’analyse d’albums qui jouent sur la mobilité des positions énonciatives, sur la variation des points de vue, sur la répartition des voix entre les différents codes de représentation. La mobilité et la multiplicité mises en œuvre dans les albums confirment, si l’on suit la démonstration d’Oswald Ducrot, la non-unicité du sujet parlant. Envisagée selon la distinction entre locuteur et énonciateurs, la pluralité discursive se manifeste dans la répartition des voix entre le texte et l’image, dans certaines formes de parodie, de contrepoint ou d’ironie. L’album peut apparaître alors comme une scène, un espace de théâtralisation de la parole, l’espace d’une épreuve et d’un apprentissage de la littérature que Philippe Hamon, en l’assimilant au fonctionnement même de l’ironie, définit indirectement de la manière suivante :
La communication dynamique qu’elle (l’ironie) instaure avec le lecteur (repérer des signaux, chercher des sens possibles, rétablir des sous-entendus) est aussi l’essence même de l’acte littéraire. Ensuite parce que les clivages, « mondes renversés », dédoublement et distances critiques que semble impliquer l’ironie forment aussi l’essence de la littérature comme mode de communication particulier : dédoublement de l’écrivain qui au moment de l’écriture est son premier lecteur et qui pratique le « mentir vrai » (Aragon) ; dédoublement du lecteur partagé entre la croyance de ce que dit le texte et la volonté de ne pas être dupe de ses fictions… La littérature se nourrit de ces clivages, de ces dédoublements, de ces distances et de ces distanciations24.
70Si le lecteur est d’abord pris au piège de la confusion organisée, il est cependant tenu en éveil par un certain nombre de signes : placé dans une position de lucidité, il peut aussi assister au « spectacle d’un aveuglement » ; il est parfois invité de manière plus discrète à s’interroger sur l’absurdité ou les dysfonctionnements d’une situation ou d’un discours et à relire autrement des signes qui s’étaient imposés à lui comme une évidence. Car la plupart des chutes chez Corentin appellent plus ouvertement sa participation : le texte clôt de manière arbitraire ou désinvolte le récit et l’image suggère un commentaire que le lecteur est amené à poursuivre.
71L’habileté et la réussite de Corentin résident dans le fait que le discours sur la fiction n’est pas un discours extérieur mais s’inscrit dans la forme et le contenu de la fiction, si bien que ses albums proposent une véritable épreuve de la parole fictionnelle. Le lecteur met en péril une parole que les albums rendent nécessaire, comme ils rendent nécessaire son rire qui traduit son aveuglement et sa lucidité. Ce jeu des voix permet la suspension de toute position morale ou didactique, et renvoie le lecteur à son propre jugement comme le souligne Serge Martin25. Ainsi à travers un univers loufoque et carnavalesque propice au comique, Corentin amène le lecteur à poursuivre à sa manière l’expérience infinie des pouvoirs et des limites de la représentation.
Notes de bas de page
1 Oswald Ducrot, Le Dire et le Dit, Édition de minuit, 1984. Ce chapitre intitulé, « Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation », est un prolongement des analyses de Bakhtine.
2 Ibid., p. 205.
3 Formule empruntée à Philippe Hamon dans L’Ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Hachette, p. 11. Hamon, commentant une photographie de Doisneau intitulée « le regard oblique » (1948), met en avant certaines caractéristiques de l’ironie (l’idée de perspectives multiples, de jeu des regards obliques, l’ironie comme aire de jeu, comme espace scénique) ce qui lui permet de proposer, un schéma des personnages de cette scénographie de l’ironie (Cf. chapitre IV sur l’affabulation).
4 Dans certaines rééditions de l’album, l’orientation a été modifiée si bien que le jeu voulu par l’auteur perd toute signification.
5 Litanie paradoxale, en effet, dans la mesure où la litanie exprime plutôt une croyance qu’un doute.
6 Cet épisode nous semble particulièrement intéressant pour aborder l’ironie avec de jeunes enfants, pour leur faire saisir, à travers la fiction même, la disjonction entre locuteur et énonciateur selon la terminologie de Ducrot présentée plus haut.
7 Isabelle Nières, « Et l’image me fait signe que le livre est fini », Culture, Texte et Jeune lecteur, J. Perrot (dir), Presses universitaires de Nancy, 1991, p. 209-217. Dans cet article, I. Nières parle également de clausule iconographique et relève les modifications de la taille et de la forme des images de fin.
8 Affichant une réécriture parodique (l’histoire de l’ogre) sans faire référence à la figure du passeur, selon un principe cher à Corentin de monstration et de dissimulation.
9 Corentin utilise aussi cet effet d’orientation dans L’Afrique de Zigomar.
10 C’est aussi le cas dans Zigomar n’aime pas les légumes et L’Arbre en bois.
11 Dans le plan de la réalité interne, il porte un caleçon et un gilet bleus, un pull jaune, des chaussettes blanches et des chaussures rouges alors que dans le récit du rêve, il n’a plus de gilet, son pull et ses chaussettes sont rouges et ses chaussures sont vertes.
12 L’idée de piège est redoublée au sein de la fiction : à ce second titre fait suite une scène où les deux personnages sont effectivement pris dans un gluau. La fiction interne signale donc le piège du niveau narratif enchâssant mais de manière inversée en quelque sorte puisqu’il s’agit au sein de la fiction d’un piège qui vient coller alors que le stratagème narratif s’appuie des artifices de découpage !
13 Dominique Rabaté, Poétiques de la voix, Corti, Paris, 1999, p. 75.
14 La fin de L’Arbre en bois laisse planer également une incertitude sur les personnages dont le récit a à peine suggéré l’endormissement et le passage au rêve qui rendent possible le discours de la table de chevet.
15 « Un rat, hôte des champs, rat de peu de cervelle », dit le narrateur dans Le Rat et l’Huître, Fables, La Fontaine, VIII, 9.
16 Dans le cas du chien de chasse, on voit même un lapin en train d’observer d’en-haut cet insolite chasseur.
17 En effet, le chat utilise des formes extrêmement élaborées comme le conditionnel présent deuxième forme (« dussé-je passer pour raciste ») ou des termes relevant d’une langue soutenue à côté de propos familiers, parfois syntaxiquement incorrects, imitant le langage enfantin (« Ça m’a très agacé, mais je n’ai rien dit »/ » Un chat normal, quoi, certes un peu trop beau, mais sympa et tout et tout »).
18 Serge Martin, « Donner la parole aux sans voix », Le Français aujourdhui, 150, 2005, p. 79-89.
19 Ibid., p. 79-89.
20 C’est un procédé très courant dans la bande-dessinée comique, notamment chez Gotlib.
21 Ce qui n’est pas sans rappeler un autre chat, celui de Perrault, dans Le Chat Botté ou le Maître Chat, qui par sa parole parvient avec plus de succès à modifier le statut social de son maître. Mais si le chat botté n’oublie pas sa nature première et finit par dévorer l’ogre transformé en souris, la fin du conte signale aussi que le félin, désormais établi, ne chasse plus les souris que pour se divertir.
22 Nous avons depuis développé cette proposition dans « Corentin dans tous les sens : une poétique du même et de l’autre », Modernités, 28, Presses Universitaires de Bordeaux, 2008, p. 187-196. En partant du dernier album, paru après notre travail de recherche, en octobre 2007, ZZZZ…. ZZZZ, nous montrons comment cet ouvrage reprend la plupart des procédés et des stratégies à l’œuvre dans les ouvrages précédents en jouant sur la variation et les auto-citations.
23 Dans ZZZZ….ZZZZ, le mouvement touche le geste même de la lecture puisque le lecteur est contraint de tourner le livre dans tous les sens pour pouvoir lire le texte inscrit dans des sortes de phylactères tourbillonnants. Cf. l’article cité plus haut.
24 Philippe Hamon, L’Ironie littéraire, p. 41.
25 Serge Martin, « Le mal de mère », Argos, 20, p. 26-27.
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