Chapitre 4. Un lecteur actif, dans « l’infini de la tâche »
p. 141-146
Texte intégral
Une exigence éditoriale : un lecteur compétent
1Jeux narratifs, jeux sur la langue, les albums du Rouergue peuvent ainsi être inscrits dans la lignée de textes littéraires qui revendiquent leur dimension ludique. Michel Picard1 évoque ainsi les « joutes, jeux de gages et prouesses littéraires orales du Moyen Âge », les fatrasies, les menteries, les inventions des Grands Rhétoriqueurs. Il souligne également le « jalon capital » que constitue Rabelais à qui nous avons fait un léger clin d’œil dans la partie précédente. Une lignée qui passe également par certains romans d’Ancien Régime, ces anti-romans qui « jouaient avec la littérature du passé ou jugée dépassée2 », pour se retrouver, sous d’autres formes encore, dans les pratiques d’écriture de Queneau ou des nouveaux romanciers. Certes, cela fait peser un bien lourd héritage sur les épaules des albums du Rouergue qui ne revendiquent pas ouvertement ces parentés. Cependant leur dimension ludique permet d’établir des intentions sinon communes, du moins similaires.
2Ces intentions ont été à plusieurs reprises affichées dans les interviews de la directrice de collection Danielle Dastugue. Ainsi dans la revue Animation et Éducation, elle affirme :
Nos choix éditoriaux reposent sur la qualité de l’écriture, la qualité de l’expression, quelque chose qui ne soit pas fabriqué, qui soit une vraie création littéraire, une œuvre véritable3.
3Sous le terme de « fabriqué », on peut entendre le refus de la facilité associée parfois à la littérature de jeunesse ainsi que l’utilisation de formes toutes faites, préfabriquées, dans lesquelles certaines productions choisissent de se fondre comme dans un moule. L’intention est bien d’inventer, sans pour autant renoncer à des formes anciennes mais d’en jouer, tout comme certains albums déjà cités jouent à partir des formules figées pour faire émerger d’autres sens. Or ces jeux « tous azimuts4 » proposés par les albums du Rouergue postulent d’autres relations entre l’enfant, l’auteur et le texte. Dans le même interview, Danielle Dastugue affirme : « Nous cherchons à mettre l’enfant et l’adulte dans un espace d’échange5. »
4De fait, le jeu littéraire suppose non seulement l’activité créatrice mais aussi celle d’un lecteur dont les différents théoriciens de la réception ont démontré l’indispensable activité coopérative. Or les albums du Rouergue qui cherchent à établir de nouvelles relations entre l’adulte et l’enfant à travers le texte et l’image, exigent un lecteur qui se livre à un jeu particulièrement complexe, expérience ludique sans doute, mais qui n’exclut ni l’épreuve ni le risque.
Le lecteur à l’épreuve de la narration
5Fictions en creux, effacements de liens logiques et chronologiques, jeux sur des formes traditionnelles assurent au lecteur, certes, une grande liberté qui résulte en grande partie de l’effacement du narrateur ou d’une remise en cause de son autorité. Cependant cette liberté qui invite à l’activité créatrice et fictionalisante du lecteur peut aussi constituer un véritable danger car « l’espace d’échange » peut vite se transformer en lieu d’égarement.
6Il serait difficile de déterminer toutes les figures d’un lecteur modèle. Dans le cas de ce type d’albums, le lecteur est invité à faire l’expérience des voix qui éclatent sur la page ou la double page, à comprendre comment elles se répondent, se succèdent ou se superposent, à saisir leur dynamique au sein de la scène représentée. Mais, en même temps, il ne peut saisir l’enjeu d’une telle représentation que s’il construit un récit qui n’est jamais explicitement donné. Sans doute la lecture de tout texte suppose ce va-et-vient entre micro-et macro-structure ; mais pour un certain nombre d’albums du Rouergue la tâche est rendue d’autant plus difficile que le lecteur est aussi chargé de déduire de la succession des scènes les éléments qui contribuent à l’élaboration du récit général et que les scènes elles-mêmes sont fragmentées. C’est donc au lecteur d’établir des liens, à l’image du petit garçon de Plus tard, et l’on voit comment l’acte de lire consiste d’abord à relier. La lecture ne consiste pas à se faire raconter une histoire mais de manière évidente dans certains albums du Rouergue à se raconter une histoire que les différentes composantes de l’album rendent possible. Le lecteur doit devenir en quelque sorte son propre narrateur.
7L’autorité passe donc du côté du lecteur. Cela signifie certes une reconnaissance complète de son indispensable présence, mais cela suppose aussi de manière symbolique qu’il prenne en charge une parole détenue traditionnellement par le père, l’auteur ou par un de ses avatars, détenteur de la loi et de ses codes. Ce déplacement d’autorité est d’ailleurs assez souvent thématisé dans les albums où les codes utilisés par des figures d’autorité sont détournés ou déplacés.
8Certes, les images peuvent parfois le guider quand leur succession met en relief des liens logiques et chronologiques. Toutefois, certains essais plastiques et graphiques peuvent aussi constituer des lieux d’égarement quand l’intention plastique devient dominante et que les indices permettant d’assurer les liens entre les images sont complètement absents. La mise en page et en forme des différentes voix peut constituer une autre difficulté. Surcharge, message tronqué, graphisme qui reproduit des caractères manuscrits parfois peu lisibles : autant de jeux sous-tendus par le désir d’inventer de nouvelles formes qui peuvent toutefois constituer des entraves au récit à construire. Malgré ces difficultés, ou peut-être aussi grâce à elles, les albums du Rouergue proposent au lecteur une expérience périlleuse et déstabilisante qui, à travers la diversité des discours et les lacunes de la voix narrative, l’invite à faire l’essai des pouvoirs de sa propre parole, à prendre véritablement la parole.
Le lecteur face à l’invention d’un nouveau dialogue entre le texte et l’image
9Comme nous avons pu le constater à travers l’analyse de certains albums, les deux codes de représentation linguistiques et iconiques sont étroitement imbriqués, empruntant des caractéristiques que l’on attribue généralement à un seul de ces codes. Le verbal devient iconique et la représentation iconique se nourrit souvent de composantes linguistiques, suggérant par là un déplacement des normes de la représentation et des relations qui font apparaître les spécificités de l’album.
10Les représentations iconiques incorporent des éléments verbaux, soit en inscrivant dans le dessin les paroles des personnages, soit en y incorporant de courts textes qui correspondent à des enseignes, des textes pseudo-publicitaires, des slogans, des formules de modes d’emploi. Ce dernier procédé atteste d’une volonté de faire se croiser les discours au sein de l’album et en les déplaçant de leur support ou de leurs canaux de transmission habituels. Devenant image, ils continuent certes à renvoyer aux discours de la réalité (discours publicitaire, slogan) mais leur visée est détournée et ils ne s’adressent plus au même destinataire. Le lecteur n’est plus la cible d’un message univoque comme dans la communication publicitaire, mais un partenaire dans l’élaboration même d’un ou de plusieurs messages. De ce fait, il est invité à les voir ou à les lire comme une des composantes du décor – ce qui est également le cas dans la réalité – et à leur donner un autre sens, à prendre de la distance par rapport à ces discours qui supposent généralement une communication injonctive. Ce jeu d’incorporation de textes dans l’image est sous-tendu par des intentions idéologiques et esthétiques qui exigent du lecteur une réflexion axiologique.
11Les jeux graphiques sur les voix du narrateur ou des personnages sollicitent le lecteur d’une manière originale et amènent à s’interroger sur les régimes de lecture. En effet, les paroles du narrateur ou des personnages inscrites dans le dessin, cherchent à suggérer une intonation, un volume et parfois un rythme, créant, comme nous l’avons dit, une parole vive. Le lisible et le visible sont associés pour faire résonner des voix. Ce choix plastique et poétique invente donc selon nous une nouvelle forme d’expérience de la parole. Les procédés que nous avons rapprochés de ceux des calligrammes tentent de recréer le geste et la voix du conteur, invitent à redécouvrir une forme d’oralité. La voix perdue du conteur traditionnel est réinventée, sans nostalgie, à travers la création de nouveaux rapports entre le texte et l’image. Ce tissage relève du métissage au service de l’invention d’une troisième voix qui ne demande pas seulement à être lue et vue mais entendue. Le lecteur dont nous avons dit qu’il était parfois amené à être son propre narrateur est alors invité aussi à se faire conteur d’un nouveau genre, à mettre en voix l’image du texte.
12Il en va de même pour les paroles des personnages, en attente d’oralisation. Le jeu sur les caractères suggère le volume des voix, leur mise en page cherche à représenter leur chevauchement ou leur simultanéité. Et si leur lecture – visuelle – peut permettre de saisir ces caractéristiques orales, certains albums semblent inviter à prolonger cette lecture par la mise en voix effective. Dans les jeux graphiques, les paroles sont dotées de potentialités que seule une lecture oralisée peut concrétiser à travers la voix d’un ou plusieurs lecteurs. Aussi les albums du Rouergue peuvent-ils parfois s’apparenter à de petites scènes théâtrales et suggèrent au(x) lecteur(s) le partage d’une expérience discursive.
13Jocelyne Beguery parle « d’opéra de papier », formule assez juste qui souligne la prédominance des voix dans ces albums mais aussi les jeux rythmiques et musicaux qui se font entendre à travers la mise en forme des voix. Evoquant certains jeux de langage elle rapproche les essais du Rouergue de « la prédilection enfantine pour la saveur, la sonorité, la vocalité du langage6 ». Elle ajoute : « La rencontre de l’image et du texte est comme une troisième voix qui prend sa cadence propre. » Ainsi les albums du Rouergue font l’essai de nouvelles formes polyphoniques à partir d’une interaction originale entre texte et image.
Une prise de parole nécessaire et enjouée : vers une expérience de la littérature
14Si nous souscrivons à la plupart des riches analyses de Jocelyne Beguery, l’idée qu’elle développe sur la recherche de l’originaire nous semble discutable. Pour elle, les albums du Rouergue retrouvent la voix de l’enfance, l’esprit d’enfance issu « d’une conception du sublime en art et du sublime de l’art7 ». Prenant appui sur l’analyse très détaillée de Navratil 8, elle montre que cet album est « exemplaire d’une rêverie sur l’enfance », le mettant en parallèle avec les œuvres de Des Forêts et notamment avec les Poèmes de Samuel Wood. Or il nous semble que si les auteurs du Rouergue créent une image de l’enfance extrêmement originale, elle n’est jamais alourdie de nostalgie ni de mélancolie : c’est une image qui est faite de présences ou de présences possibles, non pas retrouvées, mais à inventer sans cesse dans un mouvement dominé par l’euphorie quel que soit le thème abordé. La parole n’est jamais source de souffrance. Bien au contraire elle ouvre au lecteur un espace de jeu et de réflexion ; par sa mise en forme singulière et plurielle, elle l’invite à faire l’expérience de la « diversité des langages sociaux » et de « la divergence des voix individuelles qui y résonnent9 » pour reprendre les termes de Bakhtine à propos de la prose romanesque.
15Les jeux sur la langue ne rélèvent donc pas d’un désir d’atteindre un originel, une enfance perdue. Maingueneau met d’ailleurs en garde contre cette « conception naïve » de la lecture :
Une bataille ayant eu lieu sur la banquise, les paroles et les bruits ont gelé ; avec le réchauffement de la température les sons fondent, restituant le tumulte originel. Mais la lecture n’est pas ce réchauffement qui permet de libérer une parole gelée dans les signes typographiques, de revenir à l’énergie d’une énonciation originelle, authentique. En fait, la lecture construit toujours des chemins inédits à partir d’agencement d’indices lacunaires ; elle ne permet pas d’accéder à une voix première, mais seulement à une instance d’énonciation qui est une modalité de fonctionnement du texte10.
16Si les albums du Rouergue invitent à observer le gel des paroles, le figement des discours, ce n’est jamais pour tenter de retrouver leur sens originel, mais pour proposer des possibilités d’inventer des sens nouveaux à travers la parole même du lecteur, contenue en creux, dans chaque ouvrage. Le lecteur est amené à faire entendre sa propre voix, à assumer sa part d’énonciation sans quoi ces albums restent lettres mortes. Sans doute faut-il une certaine assurance pour s’autoriser un tel rôle, une assurance qui s’appuie sur la maîtrise du fonctionnement du récit, du dialogue, du double code iconique et verbal. C’est ce caractère quelque peu élitiste que l’on peut reprocher aux albums du Rouergue. Mais leur exigence même et l’activité du lecteur, posée comme nécessaire à leur fonctionnement, en font précisément des supports privilégiés pour construire des compétences de lecteur, pour amener de jeunes élèves à de véritables expériences littéraires.
Notes de bas de page
1 Michel Picard, 1986 La Lecture comme jeu, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 195-196.
2 Ibid., p. 196.
3 Joseph Ulla, « Entretien avec Danielle Dastugue », Animation et Éducation, mai-juin 2002, n° 168, p. 24.
4 « Toutazimute » est une collection du Rouergue qui se propose par le biais de l’image d’explorer les thèmes les plus variés et qui affiche explicitement une stratégie de détournement, en forme de palimpseste.
5 Joseph Ulla, op. cit., p. 24.
6 Jocelyne Beguery, Une Esthétique contemporaine de l’album, de grands petits livres, L’Harmattan, 2002, p. 210.
7 Ibid., p. 226.
8 Olivier Douzou, Charlotte Mollet, 1998. Dans cet album très émouvant, un vieux monsieur qui a survécu au naufrage du Titanic essaie de raconter cet épisode tragique et sa vie disloquée. Le thème et le point de vue adopté en font, selon nous, un album à part parmi les albums du Rouergue. Le regard sur l’enfance marqué par l’accident est plus probant que dans la plupart des autres albums et ne peut constituer un exemple de la démarche du Rouergue.
9 Mickaël Bakhtine, op. cit., p. 90.
10 Dominique Maingueneau, Pragmatique pour le discours littéraire, Paris, Nathan, Université, 2001, p. 28.
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