Indian English ou Masala English : quelle variété d’anglais pour le roman indien anglophone ?
p. 219-237
Résumés
Résumé
La langue anglaise dans les romans indiens d’expression anglaise se colore souvent d’altérité, accueillant des inflexions, des tournures, des étrangetés syntaxiques ou morphologiques qui semblent l’« indianiser » ; cependant ce phénomène ne se réduit pas à une imitation rigoureuse de l’anglais tel qu’il est parlé en Inde, représentant un « Indian English », une variété d’anglais propre au sous-continent indien, au même titre qu’il existe un American English ou un British English. Il s’agit plutôt d’un Masala English, c’est-à-dire un idiome poétique visant à suggérer, au sein même du texte en anglais, l’altérité des langues indiennes évoquées dans l’univers diégétique.
Abstract
The English language is often tinged with strangeness in Indian novels written in English, welcoming particular inflexions, turns of phrase and syntactic or morphological idiosyncrasies which seem to « indianize » it. This linguistic adaptation, however, does not amount to a strict reproduction of English as it is spoken in India, a representation of « Indian English » just as there is an American or a British English. The language in these novels might be more adequately described as « Masala English », i.e. a poetic idiom that suggests, within the English text, the alterity of the Indian languages evoked in the fictional context.
Texte intégral
1Les romanciers indiens anglophones dramatisent en permanence, au sein de leur fiction, le rapport d’altérité qu’ils entretiennent avec leur langue de création : écrivant dans une langue héritée du processus colonial, et s’adressant à un lectorat hétérogène, dont les références sont compliquées par les phénomènes contemporains de diaspora, de migration et de mondialisation, ces auteurs placent au cœur de leur entreprise de création les questions étroitement imbriquées de la langue et de l’Autre, de la langue de l’Autre, et de la langue autre. Auteurs comme critiques s’accordent ainsi à affirmer que c’est là une question centrale – et peut-être même LA question centrale – posée par la littérature indienne anglophone, et pourtant, contre toute attente, il n’existe guère de travaux approfondis et de qualité consacrés à la question de la langue dans le roman indien en anglais. Les analyses sur le sujet restent souvent limitées et relèvent généralement plus de l’ordre de l’intuition d’auteur que d’un véritable examen critique, lorsqu’elles ne sont pas tout simplement surdéterminées par des considérations exclusivement idéologiques sur le statut (post-)colonial, donc fondamentalement ambigu, de la langue anglaise1. Comment doit-on décrire la langue du roman indien anglophone ? Peut-on l’assimiler à une variété d’anglais singulière, propre au sous-continent indien ? C’est la première hypothèse que nous examinerons ici en détail. Mais il semble qu’au-delà d’un idiolecte régional, la langue du roman indien en anglais se caractérise comme un idiome dont la spécificité est avant tout littéraire, expression poétique d’une recherche de l’étrangeté au sein de la langue.
L’« Indian English » existe-t-il ?
2Tout d’abord, peut-on identifier un anglais de l’Inde, standard et reconnu, au même titre qu’un anglais d’Amérique ou un anglais d’Écosse, dont les existences sont aujourd’hui largement admises par les linguistes ? Et, si tant est qu’elle existe, cette variété correspond-elle à la langue employée dans le roman indien anglophone ?
3La première difficulté qui se présente lorsqu’on tente d’élaborer une description rigoureuse d’un éventuel « Indian English » vient du fait qu’il existe en réalité plusieurs variétés d’anglais en Inde, sur le plan synchronique comme sur le plan diachronique : le Butler English (le pidgin utilisé par les colons britanniques pour s’adresser à leur personnel domestique), le Babu English (qui désigne de façon péjorative le discours des Indiens anglicisés, que les colons britanniques jugeaient lourd et pédant), les variations régionales d’anglais et l’Indian English journalistique n’en constituent que quelques exemples. All About H. Hatterr de G. V. Desani (1948) propose un véritable florilège de ces différentes variétés d’anglais de l’Inde. Ainsi, le meilleur ami de H. Hatterr, Sri Nath Banerrji, est un « babu » bengali typique qui s’exprime dans un anglais maladroit et ampoulé, émaillé de citations approximatives comiquement inopportunes, et nourri par une anglophilie obsessionnelle :
By the acknowledged Indian and Greek aesthetic tenets, she is not at all beautiful. But the Bard has said, Kindness in women, not their beauteous looks, shall win my love. In addition, she has health. She is ruddier than the cherry. Mr. B. Smythe can fully sing with the bard R. Burns, My luve’s like a red, red, rose2 !
4La référence à Shakespeare, le « Barde » de l’Angleterre, la comparaison de Mrs. Smythe à une cerise (un fruit occidental qu’on ne rencontre guère dans l’Inde sub-himalayenne) et le contresens naïf sur le vers de Burns sont caractéristiques du Babu English caricatural de Banerrji. Ce Babu English est évidemment introduit dans le roman afin de susciter des effets comiques, tout comme l’idiolecte anglo-indien, autre forme indienne d’anglais, avec ses références au Club et au mécanisme de l’exclusivité britannique qui enjoint aux colons de serrer les rangs contre la menace d’infiltration par l’altérité indienne :
It is the climate, old chap. Fellows can’t help loving other fellows’wives. Gad, no need to kick up a row ! Think of the Club, man ! You are ruining another fellow-European by allowing trash like this to be published in vernacular rags. Jerry Olsen’s a scout3.
5Les références topiques à l’effet délétère du climat, au Club comme bastion et symbole de la solidarité européenne (« fellow-European », « Jerry Olsen’s a scout ») renvoient toutes implicitement au discours colonialiste tel qu’il s’est illustré dans la tradition romanesque anglo-indienne de Kipling à Paul Scott, et la remarque méprisante à l’égard des journaux en langues vernaculaires confirme le point de vue typiquement anglo-indien de l’énonciateur.
6Le récit exploite donc ouvertement la diversité des idiolectes présents dans la langue anglaise dans le contexte indien, et fonde sa poétique sur une exploration de ces différents idiomes. Cependant, l’Anglo-Indian English, le Babu English et les autres registres que le lecteur est susceptible de rencontrer sur son chemin en lisant All About H. Hatterr ne sont guère que des caricatures des variétés d’anglais effectivement utilisées en Inde : le roman de Desani ne propose nullement un reflet réaliste de ces divers idiolectes, mais une parodie qui en exacerbe les caractéristiques formelles et lexicales. De façon plus générale, les passages de récit de la plupart des romans indiens sont rédigés dans un anglais standard4, tandis que les formes d’anglais plus exotiques sont réservées aux dialogues, généralement afin de produire des effets de caractérisation satiriques ou du moins comiques. Où situer alors l’Indian English : dans l’ensemble du récit ou exclusivement dans les dialogues ?
7Est-il possible, au demeurant, d’identifier une forme d’Indian English standard qui ne se distinguerait du British English ou du General American que par la variance de certaines formes syntaxiques, stylistiques et lexicales bien précises et recensables ? C’est l’hypothèse de départ des recherches du linguiste cachemiri Braj B. Kachru qui postule l’existence d’une variété spécifique d’anglais de l’Inde au même titre qu’un South African English, un Scottish English ou un anglais propre aux locuteurs Australiens. Cette variété se distinguerait des autres par une certaine qualité d’« indianité » :
[…] the Indianness in Indian English (or in a wider context the South Asianness in South Asian English) is the result of the acculturation of a Western language in the linguistically and culturally pluralistic context of the subcontinent. These parameters of Indian culture and languages determine the language change and language adaptation. The Indianization of the English language is a consequence of what linguists have traditionally termed interference (or transfer)5.
8Kachru définit donc l’Indian English comme un croisement entre la langue anglaise, d’une part, et les langues et la pensée indienne de l’autre : ce sont les interférences concrètes entre ces deux groupes linguistiques et culturels qui ont transformé l’anglais pour l’adapter au contexte indien. Kachru travaille essentiellement à partir de sources journalistiques pour repérer et identifier les caractéristiques d’un Indian English contemporain dont les variations par rapport à l’anglais standard résulteraient du nouveau contexte linguistique et culturel dans lequel il s’enracine. Kachru recense ainsi un certain nombre de divergences indiennes par rapport à l’anglais standard. Au niveau syntaxique, par exemple, l’Indian English a tendance à utiliser la forme verbale progressive beaucoup plus souvent que ce dernier, et notamment avec les verbes de perception, de connaissance ou de volonté : les formes « I am hearing… », « I am knowing… », « I am wanting… », considérées comme des formes incorrectes en anglais britannique ou américain standard, sont courantes en Inde. Cependant, dans les romans indiens anglophones, ce mode progressif abusif selon les règles grammaticales de l’anglais standard, n’apparaît généralement que pour susciter des effets de comédie, ou à des fins de caractérisation des personnages. Par exemple, le roman qui utilise cette forme de la façon la plus systématique, The Inscrutable Americans (1991) d’Anurag Mathur, s’ouvre sur une lettre écrite par le protagoniste, dont l’anglais est la seconde langue :
Greetings to Respectful Parents. I am hoping all is well with health and wealth. I am fine at my end. Hoping your end is fine too. With God’s grace and Parents’Blessings I am arriving safely in America and finding good apartment near University. Kindly assure Mother that I am strictly consuming vegetarian food only in restaurants although I am not knowing if cooks are Brahmins6.
9Cet incipit divertissant indique que le ressort comique de ce roman repose sur le décalage entre la candeur et l’ingénuité du protagoniste brahmane bihari, issu d’une famille plutôt conservatrice de la classe moyenne indienne, et le contexte du campus universitaire américain de la côte Est où il fait des études supérieures et où il découvre simultanément, au cours de scènes plutôt cocasses, la culture américaine et certaines réalités de la vie occidentale. L’idiolecte du personnage, qui illustre de façon presque méthodique les propriétés de l’Indian English tel qu’il est défini par Kachru, et notamment l’utilisation abusive du mode progressif, est naturellement un ingrédient essentiel de la comédie déployée par la fiction.
10Cependant, dans la plupart des romans indiens en anglais, ce trait de l’Indian English contemporain n’est utilisé que de façon ponctuelle ; ainsi Pia, l’actrice dans Midnight’s Children de Salman Rushdie (1981), s’écrie de façon mélodramatique : « put in a little comedy routine, a little dance for your Pia to do, and tragedy and drama also ; that is what the Public is wanting7 ! » ; toutefois, même dans les dialogues, Rushdie utilise le mode progressif abusif de l’Indian English avec parcimonie. En effet, celui-ci produit parfois un effet un peu trop caricatural, voire suggestif d’une certaine condescendance du narrateur envers les personnages lorsque la langue narrative est conforme à la variété standard de la langue anglaise tandis que les dialogues sont rapportés en Indian English. Les formes grammaticales divergentes identifiées par Kachru sont donc effectivement présentes dans les romans qui nous intéressent, mais leur usage est limité : elles n’apparaissent que dans les dialogues, à des fins de caractérisation des personnages et généralement avec certaines visées comiques.
11Kachru s’intéresse également au lexique de l’Indian English et notamment à la production de nouveaux mots hybrides composés d’un élément anglais et d’un élément indien. Par exemple, le suffixe anglais « – dom » permet de construire le mot « cooliedom », c’est-à-dire la condition de coolie ; à partir du suffixe « – hood » l’Indian English a forgé le terme « sadhuhood », la condition de l’ermite. Il est également possible de construire des mots avec un suffixe hindi et un substantif anglais ; par exemple, « jailkhana8 » qui signifie la cellule de prison (« khânâ » est un suffixe d’origine persane qui désigne la maison ou la pièce), ou « Congress-wallah9 », littéralement, « l’homme en rapport avec le parti du Congrès », autrement dit le député congressiste. Certes, la présence de ces mots mixtes chez Rushdie est hautement significative puisqu’elle participe de toute une esthétique de l’hybridité et de l’hétérogénéité propre à son œuvre ; mais si les exemples cités ici sont effectivement couramment utilisés en Inde, bon nombre des constructions hybrides employées par Rushdie sont, au contraire, purement idiosyncrasiques. Dans The Moor’s Last Sigh (1992), par exemple, Aurora Zogoiby demande à Vasco Miranda de peindre sur les murs de la chambre de ses enfants des personnages célèbres de dessins animés, notamment « that sailor and his saag saga10 ». Le personnage auquel elle fait ici référence est Popeye, le célèbre marin amateur d’épinards en conserve : « saag » signifie en effet épinard en hindi (sâg), et Rushdie joue sur la paronomase avec le mot « saga » pour créer un genre fictionnel nouveau sur le modèle des « family sagas » ou « historical sagas ». La part de la création verbale paraît donc nettement plus importante que l’effort pour écrire dans une variété d’anglais existante à laquelle il s’agirait de donner une légitimité littéraire : l’invention l’emporte sur la reproduction mimétique d’un idiolecte régional dans la plupart des romans indiens anglophones.
12Ainsi, si l’analyse de Braj B. Kachru permet d’isoler et de repérer un certain nombre de phénomènes linguistiques, elle reste tout de même essentiellement descriptive et s’avère fort limitée lorsqu’il s’agit de problématiser la question du langage dans le roman indien en anglais. Il est vrai que les travaux de Kachru se fondent sur des écrits journalistiques, c’est-à-dire sur un langage qui prétend viser avant tout la transmission non ambiguë d’une information et qui, pour ce faire, utilise un code adapté au contexte géographique, social et historique de son lectorat. Or, les textes littéraires qui nous occupent ont une ambition tout autre : celle de créer une langue littéraire qui puisse d’abord exprimer une altérité linguistique. Les caractéristiques de l’Indian English repérées et définies par Kachru leur offrent certes une grammaire et un répertoire anglais déjà acculturés au contexte indien, mais elles constituent seulement un point de départ d’où les processus de création et d’adaptation linguistiques pourront continuer à se développer : la définition de l’Indian English de Kachru se trouve être ainsi largement débordée par l’entreprise linguistique et poétique qui est celle de la littérature indienne d’expression anglaise.
13En outre, les analyses de Kachru formalisent une variété abstraite d’Indian English qui prétend englober la multiplicité idiolectale de l’anglais en Inde : or il paraît impossible d’isoler, en réalité, une forme d’Indian English véritablement cohérente et homogène, puisque les différences dans l’usage de l’anglais sont immenses dans un pays où il existe une vingtaine de langues officielles qui cohabitent toutes avec l’anglais et lui transmettent certaines de leurs caractéristiques phonétiques, grammaticales et lexicales respectives. Plutôt que d’un Indian English, il conviendrait peut-être de parler d’un Bengali English, un Tamil English, un Bombay Bazaar English, etc11. De plus, le niveau de maîtrise des locuteurs indiens sur la langue anglaise varie énormément selon le type d’enseignement qu’ils ont reçu et leur trajectoire sociale : certains apprennent l’anglais en famille dès leur petite enfance, d’autres ne l’acquièrent qu’en entrant à l’école primaire ou au collège. Ces situations diverses recoupent bien souvent les distinctions sociales, les franges les plus aisées de la population maîtrisant un anglais impeccable, relativement proche de la variété britannique standard, tant en termes d’accent qu’en termes de lexique, tandis que les classes moins favorisées tendent à employer un anglais plus marqué « d’indianismes » ; on pourrait ainsi peut-être identifier d’autres variétés encore d’Indian English, telles que le St Stephen’s English12, le Grammar School English, l’IAS English13, le NRI English14, le call-centre English et même peut-être un Indian author in English English ! La liste serait passionnante à établir mais proprement interminable. Les romanciers indiens de langue anglaise jouent à l’infini sur la multiplicité de ces différents registres, dont ils font une richesse insondable, mettant à profit la liberté que leur offre le multilinguisme de leur pays pour entretenir un rapport ludique, inventif et souvent irrévérencieux avec la langue anglaise. Les outils d’analyse linguistique fournis par le travail de Kachru permettent donc de décrire certaines formes caractéristiques de la langue anglaise en Inde, mais s’avèrent insuffisants lorsqu’il s’agit d’évaluer la portée poétique de la question de la langue dans le roman indien anglophone.
14D’autant que l’anglais indien identifié par Kachru reste historiquement, sociologiquement et idéologiquement marqué. Les formes syntaxiques répertoriées par le linguiste demeurent stigmatisées, dans l’Inde d’aujourd’hui, comme des déviances par rapport à l’idiome standard, des « indianismes » commis par des locuteurs pour lesquels l’anglais est bien souvent une seconde langue, imparfaitement maîtrisée. On ne peut donc assimiler cet Indian English à une variété standard d’anglais, acceptée comme modèle par les locuteurs indiens, que les auteurs indiens anglophones s’efforceraient de placer sur la carte des anglais littéraires. Le roman indien d’expression anglaise n’est par ailleurs nullement engagé dans une logique de « défense et illustration » d’une variété régionale d’anglais. La démarche de transformation de la langue des romanciers indiens est à distinguer clairement de celle d’auteurs dits « régionalistes », par exemple, qui, en écrivant dans une variété locale ou dialectale de leur langue, s’efforcent de lui fournir une légitimité littéraire et politique. Les auteurs indiens en anglais ne militent pas pour la reconnaissance d’une variété endogène d’anglais, contrairement à ce que les analyses de Braj Kachru suggèrent implicitement15. On en veut pour preuve, au-delà des divergences stylistiques flagrantes entre les œuvres des différents auteurs, leurs jeux délibérés sur la multiplicité même des idiolectes au sein de l’anglais : une telle disparité, pointant justement vers une diversité essentielle, va contre toute tentative idéologique de promotion d’une variété régionale cohérente de la langue. Loin de chercher à restituer un idiome de la manière la plus fidèle possible, les romanciers indiens s’efforcent au contraire de briser le moule de la langue, de lui faire traverser toutes les frontières normatives, d’explorer la pluralité de ses potentialités en tirant profit de son irréductible diversité. Le détournement de la langue dans ses formes standards reconnues et l’exploitation poétique de la diversité idiolectale au sein de la langue anglaise se trouvent ainsi au principe même de leur travail de création littéraire.
15Si l’anglais utilisé dans les romans indiens en anglais n’est ni l’Indian English défini par Kachru, ni aucun autre anglais standard identifiable, c’est donc qu’il crée, dans sa poétique, une autre forme « d’indianité » linguistique qui ne peut être décrite simplement à l’aide des outils de l’analyse linguistique. L’anglais utilisé par les romanciers indiens est en effet un idiome strictement poétique, forgé pour répondre à des nécessités expressives spécifiques.
L’étranger dans la langue : Masala, hybridité ou altérité linguistiques ?
16Ce qui donne son unité poétique et linguistique au roman indien de langue anglaise, c’est avant tout son effort pour représenter le rapport d’étrangeté entre les langues vernaculaires et la langue anglaise, et le décalage entre le contexte indien et les cadres géographiques traditionnels de l’anglais. La nécessité pour l’auteur indien de langue anglaise de décrire l’Inde en anglais pose en effet d’emblée le problème de la mimesis ou de l’imitation « parfaite » selon le mode platonicien. Dans le genre romanesque, le dialogue prétend généralement reproduire fidèlement la parole ; or une imitation rigoureuse de la réalité indienne exigerait d’écrire les dialogues de ces romans en hindi, en ourdou ou en bengali, par exemple – puisqu’il n’existe pas de locuteur indien qui ne se serve que de la langue anglaise au quotidien, la grande majorité des locuteurs indiens anglophones tendant à passer continuellement de l’anglais aux langues vernaculaires selon les situations de communication dans lesquelles ils se trouvent. Cependant, des passages rédigés en langue vernaculaire seraient sans doute impossibles à intégrer dans le roman en anglais. La narration est donc amenée non pas à imiter mais à représenter par des moyens poétiques la situation de multilinguisme propre au sous-continent indien, en faisant entrer de l’étrangeté dans la langue anglaise ; l’enjeu de la fiction est ici de créer un idiome poétique qui sera capable d’évoquer pour le lecteur l’altérité des langues indiennes signalées dans l’univers diégétique et de créer l’illusion que la diégèse se déroule, au moins en partie, dans une langue autre que celle de la narration. Dans cette perspective, les insertions mimétiques de spécificités syntaxiques indiennes, tels que l’emploi « abusif » du mode progressif ou l’escamotage de certains déterminants, ne s’analysent plus comme un simple décalquage des normes de l’« Indian English », mais comme des procédés spécifiques contribuant à la création d’un idiome poétique conforme aux besoins expressifs du roman indien d’expression anglaise.
17La langue joue donc double jeu, se fait simulacre : sous l’anglais ostensible de la surface textuelle se cache en fait la langue vernaculaire déguisée. À travers cette démarche l’anglais est métamorphosé, se parant de reflets neufs et étranges qui font éclater ses frontières normatives.
18Dans certains cas, cette duplicité de l’anglais est explicitement signalée par un commentaire narratif sur la langue du dialogue, qui désigne ainsi la médiation linguistique à laquelle est supposé se livrer le narrateur : on trouve par exemple ce type de commentaire linguistique dans All About H. Hatterr de G. V. Desani : « I spoke to her in the pointed vernacular. “Snake”, I said to her16 » ; dans Train to Pakistan de Khushwant Singh : « He wanted to save his words for the magistrate. He would let him have it in English – the accent would make him squirm17. » ; ou encore dans Sunlight on a Broken Column d’Attia Hosain : « She spoke the sweet tongue of the true Lucknavi – delicate, flexible, rich in imagery, pointed with wit, polished with courtesy18. » Dans la majorité des cas, toutefois, le texte laisse au lecteur le soin de deviner dans quelle langue se déroule le dialogue : pour les personnages issus des castes et classes opprimées mis en scène dans la fiction de Mulk Raj Anand, par exemple, il est évident que le dialogue se propose comme la recréation d’un discours punjabi, puisque ces personnages ne connaissent pas l’anglais. La voix narrative, qui adopte fréquemment leur point de vue, s’harmonise avec leur ton, leur façon de s’exprimer, gommant des idiotismes trop britanniques et traduisant littéralement certaines expressions indiennes :
[Munoo] had dreamed, of course, of all the wonderful things which the village folk spoke about when they came back from the towns, the Lallas, the Babus, and the Sahibs from beyond the black waters19.
19L’expression « from beyond the black waters » est calquée sur une expression figée des langues d’Inde du nord, que Munoo, en petit montagnard n’ayant jamais vu un Européen de sa vie, pourrait effectivement utiliser pour parler des Britanniques. Cette formule renvoie au tabou que représente la traversée maritime pour les castes hindoues supérieures, tout voyage trans-océanique entraînant une perte du statut lié à la caste. Les « sahibs » britanniques sont des êtres d’autant plus fabuleux aux yeux de Munoo qu’ils viennent de ce territoire interdit, au-delà des limites de l’océan. L’effet d’étrangeté dont cette expression est porteuse ici est ambivalent, fonctionnant à deux niveaux différents : si d’un côté cette formule curieuse souligne l’altérité de la langue naturelle de Munoo par rapport à la langue de narration, ses effets peuvent également se renverser et signaler l’étrangeté de ces « sahibs » aux yeux du petit villageois. La narration devient ainsi non seulement un reflet mimétique de l’idiolecte du personnage, mais aussi du rapport d’étrangeté entre les deux langues et les deux cultures en présence.
20Chez Salman Rushdie en revanche, il est beaucoup plus difficile de deviner dans quelle langue sont supposés se dérouler les dialogues. Les personnages de ses romans font partie de la bourgeoisie instruite ; en Inde, ce type de personnes aurait tendance à passer d’une langue à l’autre, mais le texte ne fournit que peu d’indices explicites de ces variations. Cette indétermination est en elle-même intéressante, car elle tend à brouiller les frontières entre les différentes langues évoquées dans la diégèse. De sorte que, lorsqu’un indice clair est donné, il est généralement très significatif. Ainsi, dans The Moor’s Last Sigh, le lecteur apprend soudain, au cours du onzième chapitre, qu’à Elephanta, la résidence familiale des Zogoiby, on ne parle qu’en anglais, sur ordre de la matriarche, Aurora da Gama-Zogoiby :
It was at this time, when language riots prefigured the division of the state, that she announced that neither Marathi nor Gujarati would be spoken within her walls ; the language of her kingdom was English and nothing but. « All these different lingos cuttoffy us off from one another », she explained, « only English brings us together »20.
21À partir de ce moment, le destinataire extradiégétique sait que les dialogues qui ont pour cadre Elephanta sont censés être une retranscription directe des conversations en anglais qui ont lieu dans cette demeure, et non pas des pseudotraductions de ces conversations. Mais ce passage évoque surtout un thème que Rushdie avait déjà abordé auparavant dans Midnight’s Children : le langage, généralement perçu comme un moyen de communication entre les hommes, est aussi ce qui peut les séparer, lorsque les langues cristallisent des enjeux de politique, d’identité (y compris religieuse) ou de pouvoir antagonistes. À ces luttes idéologiques entre les langues vernaculaires, que le narrateur dénonce implicitement comme étant fondées sur une pétrification identitaire régressive, Aurora répond ici par un argument pro-anglais : à défaut d’être une langue indienne endogène, l’anglais a au moins le mérite d’effacer les particularismes régionaux ou religieux, et de n’être porteur d’aucune forme de pensée unique dans le contexte indien. La position d’Aurora par rapport à l’anglais est ainsi en accord avec la démarche poétique du roman dans son ensemble : le brouillage des frontières entre les langues dans l’espace de la diégèse reflète le rejet par le personnage des idéologies linguistiques essentialistes qui figent les langues dans des identités culturelles, nationales ou régionales, prédéfinies.
22Cependant, que l’anglais de ces romans soit proposé comme une pseudotraduction de dialogues en langue vernaculaire ou comme un miroir soi-disant fidèle d’une société anglophone et occidentalisée, il subit systématiquement des transformations qui l’altèrent et font de lui un vecteur d’étrangeté chargé de représenter une certaine « indianité » de la fiction : certes Aurora choisit l’anglais, mais, comme le montre l’extrait cité, cet anglais n’a rien à voir avec l’anglais standard britannique ou américain.
23Les nouvelles formes d’anglais qui sont ainsi élaborées par le roman indien anglophone sont profondément travaillées par le substrat vernaculaire, un processus d’hybridation que certains critiques ont tenté d’exprimer à travers le vocable « Masala English » : l’anglais adopte alors certaines caractéristiques lexicales, morphologiques ou syntaxiques des langues indiennes. La forme la plus directe d’interférence est celle qui introduit directement des mots indiens dans le texte anglais. C’est un procédé que le lecteur retrouve chez tous ces auteurs sans exception. Dans Sunlight on a Broken Column d’Attia Hosain, ces mots vernaculaires sont généralement en italiques, comme pour signaler leur étrangeté par rapport à la langue de narration par le truchement de la différence typographique : « All day he sat […] smoking his hookah » ; « This irked professionals like the village hakim and vaid » ; « Go and get the halva made by your mother21 ». Dans ce roman, les termes ne sont pas traduits au fil du texte : le lecteur virtuel est invité à se reporter au glossaire, fourni par l’auteur au début de l’œuvre. La présence même de ce glossaire au seuil du roman témoigne du décalage entre la langue anglaise et le contexte linguistique et culturel dans lequel est ancré le récit. Mais l’insertion de termes vernaculaires dans le récit, mis en relief par les italiques, ne sert pas uniquement à signaler un exotisme du contexte diégétique (comme c’est généralement le cas dans le roman anglo-indien par exemple) ; au contraire, ces mots hindis ou ourdous sont chargés de témoigner du rapport de familiarité du narrateur avec les langues indiennes : ces mots fonctionnent en effet comme des « connotateurs de mimesis22 », des indices de réel semés dans le récit afin de susciter l’illusion que le monde de la diégèse est habité par d’autres langues que la langue anglaise.
24Les traductions littérales à partir du hindi ou du punjabi tendent également à créer des formules inédites en anglais, qui signalent avant tout l’étrangeté linguistique du cadre du récit par rapport aux cadres traditionnels de la langue anglaise ; chez Mulk Raj Anand par exemple : « Maharaj, Great One, I forgot. Your shoe on my head. I am not in my senses. Maharaj, you are my father and mother23. » Le geste de contrition typiquement indien qui consiste à placer le pied ou la chaussure de la personne offensée sur sa tête, est ici traduit verbalement à travers les paroles du personnage. Cette expression de détresse introduit une formule grammaticalement correcte en anglais, mais porteuse d’étrangeté culturelle et, partant, d’étrangeté linguistique. De la même façon, la coutume indienne d’éviter d’employer directement les noms des personnes auxquelles on s’adresse aboutit à des formulations qui paraissent étranges en anglais : « “Oh, I say, the mother of my daughter”, said the burra Babu, in the archaic convention of Indian family life […]24 ». Le narrateur justifie la lourdeur stylistique apparente de l’expression employée par le personnage en évoquant les traditions indiennes dans un commentaire explicatif manifestement destiné à éclairer le destinataire extradiégétique. Cette intrusion narrative, qui fournit une glose quasi-ethnographique sur les paroles du personnage, met en relief une fois de plus la distance entre la langue de narration et la langue prétendument employée dans l’univers diégétique. Cette stratégie linguistique permet au récit d’intégrer la langue vernaculaire dans la langue de narration, tout en demeurant lisible en anglais pour le lecteur anglophone virtuel.
25Dans tous ces cas d’altération de la langue, l’interférence linguistique résultant de la mise en contact, historique et culturelle, de deux langues est ce qui défie la norme et crée la nouveauté. L’auteur se sert de ses langues indiennes pour remanier, voire malmener, l’anglais : mu par la nécessité de représenter un monde multilingue, c’est-à-dire d’autres sons, d’autres rythmes, d’autres fictions et d’autres visions du monde, l’anglais accueille en son sein des formes qui lui sont étrangères et qui le modifient en profondeur.
26Cependant, ce ne sont pas là les seules stratégies de représentation de l’altérité des langues vernaculaires mises en place par les auteurs. En effet, si l’anglais doit accueillir de l’étrangeté afin de suggérer l’altérité des langues vernaculaires, il n’est pas dit pour autant que cette étrangeté doive forcément être le résultat d’une hybridation de l’anglais avec les langues indiennes. Dans certains cas, en effet, l’indianité suggérée de l’idiome n’a pas de véritable fondement linguistique ou culturel indien : l’étrangeté de la langue du récit trouve alors ses ressources dans la langue anglaise elle-même. Ce fait est fréquemment passé sous silence par un grand nombre de critiques qui tendent à assimiler l’étrangeté de la langue anglaise dans le roman indien à « l’influence » exclusive de telle ou telle langue vernaculaire précise : « Contact literatures, like languages in contact, have two faces : their own face and the face they acquire by linguistic contact with another language and society25. » Or, cet effet d’étrangeté linguistique ne s’appuie pas systématiquement sur une interférence directe d’une langue indienne sur la langue de narration ; il peut aussi jaillir d’une utilisation non standard de la langue anglaise, sans référence aucune à la langue vernaculaire. Ainsi le matriarcat de la famille da Gama dans The Moor’s Last Sigh marque sa singularité linguistique à travers un idiolecte forgé pour l’essentiel par les femmes de la famille, sur trois générations : Epifania, Isabella et Aurora. Cet idiolecte particulier, écrit dans un anglais très stylisé, incorpore d’une part des formes d’anglais effectivement mêlées de hindi, et d’autre part des formes déviantes qui ne doivent rien aux langues vernaculaires. Par exemple, les suffixes anglais de création verbale sont employés de façon redondante à la fin de verbes déjà existants : « one day you will killofy my heart » ; « He wants family fortunes to drownofy or what26 ? » Le mécanisme néologique utilisé ici ne doit rien à l’influence morphologique des langues indiennes. Il est vrai que le hindi a fréquemment recours à un procédé de suffixation verbale pour transformer un verbe intransitif en verbe transitif : par exemple, le verbe « calnâ », signifiant « marcher » sera modifié en calânâ pour signifier, « faire marcher : conduire », et en calvânâ pour « faire conduire » ; mais la désinence « – ofy » utilisée par les femmes da Gama ne modifie absolument pas le statut de transitivité des verbes employés, ni leur sens. Il semble peu probable, en conséquence, que ce trait morphologique du hindi soit le paradigme à l’origine de la transformation des verbes anglais par les da Gama. Cette adjonction idiosyncrasique d’un suffixe superflu aux verbes ne peut donc être imputée à une influence particulière de la langue hindi sur l’anglais da Gama : c’est la langue anglaise elle-même qui produit une étrangeté chargée de signaler l’altérité du contexte diégétique par rapport à ses cadres traditionnels.
27En outre, la régularité de cette construction néologique n’est qu’apparente, car certains verbes sont suivis du simple suffixe « – o », qui n’existe ni en anglais ni en hindi comme suffixe de création verbale : « Disharmony and discord have been introduce-o’ed everywhere. » ; « I suppose so now you’ve hookoed the money you don’t need the manners27. » Ici, l’anglais ne se contente plus d’utiliser les règles existantes de façon erronée, mais semble créer des formes complètement inédites de façon autonome. Il convient toutefois de se pencher sur ce phénomène d’un peu plus près. En effet, le suffixe « – o » pourrait être analysé comme une rémanence de l’idiolecte anglo-indien qui tend à conjuguer tous les verbes hindis à partir de la forme de la seconde personne de l’impératif dont la désinence est précisément « – o ». Ainsi, on trouve chez Kipling la phrase suivante : « Av he bolos anything, just you choop and chel28 ». Le verbe « bolo » en hindi correspond à la seconde personne (indiquant un rapport de familiarité ou une position de supériorité) de la forme impérative du verbe signifiant « parler ». L’usage anglo-indien tend à conjuguer ensuite cette base verbale irrégulière aux temps verbaux de l’anglais. Ici, par exemple, le verbe est affublé de la désinence de la troisième personne du singulier au présent de l’indicatif. Naturellement, le choix de la forme impérative comme base verbale par les locuteurs anglo-indiens est lourde de sens dans le contexte impérial : il s’agissait d’ailleurs souvent de la première – et parfois de la seule – forme verbale que les colons apprenaient à leur arrivée en Inde. Elle emblématise dans la langue le jeu de pouvoir qui s’articule dans le rapport colonial, et repose sur un code socio-linguistique qui sous-tend en fait tout dialogue et toute confrontation entre le colon et le colonisé. Or, à première vue, on retrouve effectivement la même forme verbale, marquée par le suffixe « – o », dans le texte de Rushdie : l’idiolecte da Gama semblerait donc renvoyer directement à l’idiolecte anglo-indien et se réclamer d’une filiation coloniale.
28Il existe cependant des différences capitales, au plan formel comme au plan symbolique, entre l’utilisation anglo-indienne de cette forme verbale et son emploi chez Rushdie : en effet, dans les textes anglo-indiens, cette désinence verbale n’est appliquée qu’aux verbes hindi (« bolos » certes, mais jamais « say-o-s »), ce qui n’est pas le cas dans The Moor’s Last Sigh où cette désinence est adjointe à des verbes anglais. Il faut sans doute voir là une stratégie de renversement par rapport à la situation linguistique coloniale : les normes de l’anglais sont altérées par les da Gama, qui semblent transposer, dans leur propre usage de la langue anglaise, l’erreur couramment commise en hindi par les colons britanniques. La violence faite à la langue « indigène » dans le contexte colonial est ainsi détournée et infligée en retour à la langue du colonisateur.
29En outre, dans le contexte de la maisonnée da Gama, les verbes en « – o » ne semblent pas préjuger, à première vue, d’un rapport de forces fondamentalement inégal entre les interlocuteurs en présence : ils semblent être utilisés entre pairs et ne connoter ni la supériorité de l’énonciateur ni, en retour, l’infériorité de son destinataire. Cependant, la famille da Gama se caractérise par sa structure matriarcale très forte et par les antagonismes féroces qui opposent les différents membres de la famille. L’emprunt à la forme impérative en « – o », passée par le filtre anglo-indien, traduit donc plutôt la violence des rapports entre les différentes branches et les différents membres de la famille da Gama qui s’entredéchirent allégrement tout au long du récit, allégorie transparente d’une nation indienne indépendante dont les différentes communautés, qu’elles soient religieuses, linguistiques ou régionales, continuent de se replier sur des revendications identitaires polarisantes et de s’affronter dans des conflits parfois sanglants. Cette forme linguistique en « – o » employée par Rushdie subit un glissement sémantique : du rapport d’interlocution colonial entre le dominant et le dominé, elle retient la violence de la confrontation et la tentative de soumettre l’Autre par le truchement du langage.
30L’emploi de la forme verbale en « – o » chez Rushdie ne peut donc être interprété comme une simple reprise à l’identique de l’idiome anglo-indien, qui lui-même était tout sauf une reproduction neutre des structures de la langue « indigène ». L’opération linguistique qui s’effectue ici, loin de constituer un calque idiolectal parfait, est plus complexe et plus ambiguë : il ne s’agit pas d’un métissage linguistique dans lequel on pourrait identifier des éléments que l’on serait ensuite en mesure de relier à une « origine » référentielle donnée, mais il s’agit plutôt d’un processus illimité de mise en rapport de langues et de cultures qui fait émerger un réseau irréductible de références. Entre filiation et subversion par rapport au legs historique et linguistique de l’épisode colonial, ces formes suggèrent en fait l’étrangeté même de la situation énonciative – le décalage culturel entre le site d’énonciation présent et l’histoire de la langue, ses cadres géographiques traditionnels – en créant un idiome neuf qui s’invente à partir de sources diachroniques et synchroniques diverses. La langue de narration de The Moor’s Last Sigh s’ancre donc dans l’histoire de la langue anglaise en Inde, dans l’évolution des idiolectes multiples qui ont marqué cette histoire et qui ont subi l’influence lexicale, syntaxique et morphologique des langues vernaculaires, mais elle crée aussi, à partir de cette histoire, des formes neuves, qui sont la marque du site d’énonciation radicalement différent des romans indiens anglophones. Elle déplace ainsi la langue anglaise de ses ancrages historiques et géographiques traditionnels.
31Le texte opère donc une véritable mystification linguistique : il fait croire à une hybridation de sa langue avec des langues indiennes, en créant l’illusion que les formes du hindi viennent infléchir l’anglais de la narration, alors qu’en réalité l’anglais creuse sa propre étrangeté, et se réinvente lui-même, mettant ainsi en évidence son hétérogénéité constitutive.
32Par ailleurs, lorsque les discours des femmes da Gama laissent apparaître des interférences entre l’anglais et le hindi, cela ne fait en réalité qu’accentuer la supercherie linguistique dont le lecteur est le jouet. En effet, il n’y a aucune raison pour que cette famille aisée, de confession catholique et originaire du Kerala (où la langue vernaculaire principalement parlée est le malayalam) parle hindi. L’hybridation d’anglais et de hindi dans le da Gama-English n’est donc qu’un leurre linguistique, indice d’étrangeté de la langue plutôt qu’ancrage de celle-ci dans un contexte géographique et linguistique référentiel : ce que ce leurre révèle, de façon aiguë, c’est qu’il ne s’agit plus, pour Rushdie, de rattacher la langue du récit à un cadre territorial et culturel précis, mais au contraire de montrer que l’étrangeté est le site même de l’énonciation du texte, au point d’intersection de la diversité des langues et de l’histoire. À l’origine de la démarche poétique des auteurs indiens anglophones, il y a en effet le désir d’explorer les virtualités poétiques contenues dans la langue anglaise à travers la confrontation de cette langue avec sa propre diversité idiolectale.
33La narration du roman indien anglophone est donc régie par une quête poétique foncièrement multilingue, par opposition au fantasme de pureté situé au cœur d’une démarche de création monolingue ; obsédée par la question de la diversité des langues, elle intègre en son sein plusieurs langues indiennes en les déguisant, en les mimant en anglais. Ce processus créatif introduit de l’altérité dans la langue anglaise et la force à explorer la possibilité de nouvelles ressources expressives. Si le purisme monolingue recherche une pureté linguistique dans le respect de la norme, la quête poétique du multilinguisme, pour sa part, fabrique l’impureté linguistique en transgressant la norme, et c’est sur cette impureté qu’elle fonde sa légitimité à la fois esthétique et éthique : « I write rigmarole English, staining your goodly godly tongue, maybe29. » La langue normée, sacrée (« goodly godly »), ne ressort pas indemne de son contact avec les langues indiennes, ni de son utilisation dans cette nouvelle situation d’énonciation : le roman indien en anglais élabore ainsi une poétique de la langue autre, à travers une exploration de l’altérité de la langue et de la langue de l’autre, montrant que ce ne sont là finalement que deux facettes de l’irréductible diversité linguistique.
34À travers le travail de la représentation effectué par l’œuvre littéraire, l’anglais est amené à prendre en compte une porosité des langues, corrélat naturel de l’historicité du langage : les phénomènes de créolisation, de métissage et de contacts entre les langues font en effet intrinsèquement partie du mouvement des langues dans l’histoire. Le roman indien prend la mesure de cette histoire, et l’illustre à travers la mise en présence dynamique de plusieurs langues au sein du processus de création poétique. Au cœur du roman indien anglophone s’articule donc une interrogation sans cesse renouvelée des questions de la diversité des langues et de l’étranger dans la langue.
35Il n’existe pas de variété d’anglais propre au roman indien de langue anglaise – comme il existe un anglais américain propre à l’expression de locuteurs américains et travaillé dans et par la littérature américaine. Ce qui caractérise de manière spécifique la langue du roman indien en anglais, ce n’est pas un ensemble de traits identifiables, repérables, recensables, mais une démarche poétique que l’on pourrait décrire comme un programme d’exploration de l’historicité de la langue : « l’indianité » de la langue du roman indien anglophone réside dans ce programme poétique d’altération (au sens plein du terme) de la langue anglaise qui vise à briser l’illusion d’une chimérique « pureté » de la langue et ancre la poétique de ces romans au cœur de la différence et de la diversité des langues.
Notes de bas de page
1 Dans « Damme, This is the Oriental Scene for You ! », Salman RUSHDIE déclare : « As an individual, Hindi-Urdu, the “Hindustani” of North India, remains an essential aspect of my sense of self : as a writer, I have been partly formed by the presence, in my head, of that other music, the rhythms, patterns and habits of thought and metaphor of my Indian tongues. », Rushdie S., Step Across this Line : Collected Non-Fiction 1992-2002, New York, Vintage, 2003, p. 166. Pour ce qui est des critiques on se reportera aux ouvrages suivants, qui, parmi beaucoup d’autres, abordent la question de l’utilisation de la langue anglaise dans la littérature indienne, quoique de manière souvent incomplète ou superficielle : Pathak R. S. (dir.), Indianisation of English Language and Literature, New Delhi, Bahri Publications, 1994 ; Perry J. O., Absent Authority : Issues in Contemporary Indian English Criticism, New Delhi, Sterling Publishers, 1992 (surtout le chapitre « The Literary Uses of Indian English », p. 223-266) ; et Sanyal S. C., English Language in India and Indo-Anglian Prose Style, Ilfracombe, Arthur H. Stockwell, 1987.
2 Desani G. V., All About H. Hatterr, New Delhi, Penguin Books India, 1986, p. 69.
3 Ibid., p. 47.
4 L’idée de l’existence d’un anglais « standard » ou de « normes » linguistiques est, bien entendu, sujette à controverse. Mais afin de préserver la clarté de l’exposé, nous entendrons simplement ici par « anglais standard », le British English et le General American dans leurs variétés les plus couramment reconnues et acceptées.
5 Kachru B., The Indianization of English : The English Language in India, Delhi, Oxford University Press, 1983, p. 1.
6 Mathur A., The Inscrutable Americans, New Delhi, Rupa and Co., 1991, p. 9.
7 Rushdie S., Midnight’s Children, London, Vintage, 1995, p. 242.
8 Ibid., p. 279.
9 Ibid., p. 398.
10 Rushdie S., The Moor’s Last Sigh, New York, Vintage, 1995, p. 150.
11 Voir Nihalani P., Tongue R. K. et Hosali P., Indian and British English : A Handbook of Usage and Pronunciation, New Delhi, Oxford University Press ; Bhabha H., « Queen’s English. (Ebonics, nonstandard vernacular or hybridized order of speech) », Artforum International, vol. 35, 7, mars 1997.
12 Beaucoup d’auteurs indiens anglophones contemporains ont fait leurs études à St Stephen’s College, l’un des « colleges » les plus prestigieux de Delhi University, au point que certains critiques ont proposé de créer la catégorie des « Stephanian authors » : « […] a group of writers identified with Delhi’s elite St Stephen’s College – I. Allan Sealy, Amitav Ghosh, Shashi Tharoor, Upamanyu Chatterjee, Rukun Advani, Mukul Kesavan and Anurag Mathur were all students at this college in the early 1970’s – who self-consciously acknowledge each other’s influence in their books. », Mee J., « After Midnight : The Novel in the 1980’s and 1990’s », Mehrotra A. K. (dir.), A History of Indian English Literature, London, Hurst and Company, 2003, p. 319. Voir aussi Bhattacharjea A. et Chatterjee L. (dir.), The Fiction of St Stephen’s, New Delhi, Orient Longman, 2000.
13 IAS : Indian Administrative Service. L’équivalent de l’ENA en Inde.
14 Le sigle NRI (Non-Resident Indian) désigne les citoyens indiens ou les personnes d’origine indienne résidant à l’étranger, en particulier au Royaume-Uni et aux États-Unis.
15 Plus particulièrement dans Kachru B., The Alchemy of English : The Spread, Functions and Models of Non-Native Englishes, Oxford, Pergamon Press, 1986. Voir le chapitre intitulé : « The Bilingual’s Creativity and Contact Cultures », p. 159-173.
16 Desani G. V., All About H. Hatterr, op. cit., p. 44.
17 Singh K., Train to Pakistan, New York, Grove Press, 1981, p. 63.
18 Hosain A., Sunlight on a Broken Column, New Delhi, Penguin Books, 1992, p. 36.
19 Anand M. R., Coolie, New Delhi, Penguin Books, 1993, p. 3.
20 Rushdie S., The Moor’s Last Sigh, op. cit., p. 179.
21 Hosain A., Sunlight on a Broken Column, op. cit., p. 99 ; p. 99 ; p. 101.
22 Genette G., Figures III, Paris, Le Seuil, 1972, p. 186.
23 Anand M. R., Untouchable, London, Penguin Books, 1940, p. 82.
24 Anand M. R., Coolie, op. cit., p. 26.
25 Kachru B., The Alchemy of English, op. cit., p. 161. On pourra se reporter aussi aux articles suivants : Edwin Thumboo, « The Literary Dimensions of the Spread of English », KACHRU B. (dir.), The Other Tongue : English Across Cultures, Chicago, University of Illinois Press, 1992, p. 255-282 ; Ganapathy-Doré G., « L’empreinte ethnique dans la littérature indoanglaise », Les Cahiers du Sahib, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1993, n° 1, p. 64-74.
26 Rushdie S., The Moor’s Last Sigh, op. cit., p. 8 ; p. 69.
27 Ibid., p. 41 ; p. 49.
28 L’extrait complet mêle l’accent Cockney du soldat Mulvaney à l’idiolecte anglo-indien de manière inextricable (un procédé repris récemment par A. Ghosh dans Sea of Poppies, London, John Murray, 2008) : « You drive Jehannum ke marfik, mallum – like Hell ?’Tis no manner of use bukkin’ to the Sahib, bekaze he doesn’t samjao your talk. Av he bolos anything, just you choop and chel. Dekker ? Go arsty for the first arder mile from cantonmints. Thin chel, Shaitan ke marfik, an’the chooper you choops an’the jildier you chels the better kooshy will that Sahib be. », Kipling R., « The Three Musketeers », Plain Tales from the Hills, 1888, London, Penguin, 1994, p. 72. Dans le passage cité, « choop » (cup) signifie normalement « silencieux » ou « silencieusement » en hindi, mais le personnage l’utilise ici comme un verbe ; et « chel » est la racine du verbe calnâ signifiant « avancer ». La phrase signifie donc à peu près : « même s’il te dit quelque chose, taistoi et avance. »
29 Desani G. V., All About H. Hatterr, op. cit., p. 37.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007