Chapitre XI. Les mythes de métamorphose dans la littérature narrative française (XIIe – XIIIe siècles)
p. 157-169
Texte intégral
1Les mythes de métamorphose occupent une place de tout premier plan à l’intérieur de la littérature française des xiie et xiiie siècles. En particulier, ils permettent de révéler les préoccupations fondamentales de l’homme médiéval, comme l’amour et la connaissance de soi et des autres.
2Aux fins de cette étude, deux définitions du mythe sont à retenir, en relation avec les domaines anthropologique, religieux et littéraire qui seront ici analysés : l’une, avancée par Mircea Éliade, considère que « [les] mythes révèlent que le monde, l’homme et la vie ont une histoire surnaturelle et que cette histoire est significative, précieuse et exemplaire1 » ; l’autre, avancée par Dominique Boutet, affirme que le mythe littéraire est un « récit, [une] image, [un] ensemble de récits ou d’images par quoi une société exprime ses interrogations et ses terreurs, pour les remodeler en certitudes2 ».
3L’engouement des auteurs du Moyen Âge pour le merveilleux de la mutation de la matière nourrit une réflexion qui n’est donc pas seulement étiologique, mais aussi gnoséologique et herméneutique, et qui se donne pour but d’interroger les lois physiques, psychiques et métaphysiques qui justifient l’existence humaine et la vie.
4Mon analyse des mythes de métamorphose dans les récits narratifs des xiie et xiiie siècles visera, dans un premier temps, à présenter les domaines de la réflexion où les mythes de métamorphose sont employés, à l’intérieur de la mentalité médiévale qui les a façonnés. Dans un deuxième temps, je m’attacherai à analyser plus en détail les fonctions que la muance médiévale d’inspiration mythologique revêt dans un champ d’application majeur : la théorisation de l’amour, mieux, de la fin’amor dans la civilisation courtoise3.
La métamorphose comme outil de réflexion
5Un premier champ d’investigation où la métamorphose joue le rôle d’outil de réflexion concerne l’origine de l’homme : afin d’atteindre leur but herméneutique, les clercs médiévaux ont recours au fonds mythologique gréco-romain, qu’ils connaissent essentiellement à travers les Métamorphoses d’Ovide.
6Jean de Meun, dans son ambition encyclopédique de toucher aux plus grands thèmes de la culture du xiiie siècle, en fait état dans sa continuation du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, long poème en vers qui représente un véritable réservoir de mythes anciens.
7L’épisode de Deucalion et Pyrrha, transposition fidèle du récit ovidien4, raconte comment ces deux personnages, seuls survivants du déluge, avaient pu repeupler la terre : ayant interrogé la déesse Thémis, ils avaient lancé, derrière eux, les os de leur grand-mère, parce qu’ils avaient reconnu la terre en l’aïeule évoquée par l’oracle (v. 17640-649) :
Et maintenant hommes saillirent
Des pierres que Deucalion
Gitoit par bonne entencion.
Et des pierres Pirra les fames
Saillirent en cors et en ames
Tout aussi com dame Themis
Leur avoit en l’oreille mis,
C’onques n’i quistrent autre pere :
Jamais ne sera qu’il n’i pere
La durté en tout le lignage.
8L’épisode témoigne d’une intéressante réflexion sur le thème de la métamorphose, car il en concentre, à lui seul, plusieurs niveaux de lecture. Tout d’abord, le lien de parenté que la déesse établit entre le couple et la terre renvoie au concept de participation de tous les éléments de la nature à un même corps cosmique, le Macrocosme. Ensuite, la métamorphose est présentée en tant que changement de forme de l’état minéral à l’état humain, à l’inverse de l’habitude ovidienne. Enfin, la dureté des pierres reste inscrite dans la lignée qui en est issue, ce qui implique un lien entre les caractéristiques morales de l’homme et les qualités de la nature.
9Le bref récit de l’histoire de Cadmos est également proche de sa source ovidienne5 : comme dans le mythe originaire, Cadmos fait surgir de la terre, en semant des dents de dragon, des chevaliers armés (v. 19741-749) :
De terre ara plus d’un arpent
Et sema les denz d’un serpent
Dont chevaliers armé saillirent […]
Et li voudrent secours donner
Quant il vost les murs maçonner
De Tebes dont il fu fondierres […].
10Les deux histoires permettent à l’auteur médiéval d’illustrer la fondation d’une civilisation : celle qui a suivi le déluge universel et celle de Thèbes. De plus, en transformant les guerriers du texte ovidien en chevaliers, le clerc ne fait pas que raconter la fondation de Thèbes : il souligne la valeur civilisatrice de la culture chevaleresque de son époque.
11Les mythes de métamorphose inspirent également aux auteurs médiévaux une réflexion sur la place que l’homme occupe dans le monde et sur sa relation avec la nature.
12Les récits ovidiens de « Pyrame et Thisbé » et de « Progné et Philomèle » sont en particulier le prétexte à une idée de continuité entre l’homme et la création. En effet, si le Moyen Âge s’est intéressé à l’histoire des deux jeunes amoureux de Babylone, au point de lui consacrer un récit indépendant, c’est parce qu’il y a reconnu très tôt, c’est-à-dire vers 1160, un lien très important entre l’homme et la nature : la maturation qui a lieu dans le cœur de Pyrame et qui le pousse à mettre fin à sa vie, du moment qu’il croit avoir perdu son unique bien, Thisbé, se reflète dans la maturation de la mûre, par une sorte de transfert qui permet d’illustrer le continuum qui existe entre l’homme et sa « sœur », la nature, dans le dessein de la Création.
13Le mythe de « Progné et Philomèle », lui, représente le récit d’un viol (que Thérée commet sur la personne de Philomèle, sa belle-sœur), d’un délit (puisque Thérée coupe la langue de Philomèle, afin qu’elle ne puisse pas raconter son histoire) et d’un crime (le meurtre du fils de Thérée, par la main de sa femme, Progné, qui le lui sert en repas). C’est la correspondance entre chaque personnage du récit et une espèce d’oiseau qui guide la pensée et la plume du clerc médiéval, lui permettant de mettre de l’ordre dans le désordre du monde. Ainsi, par la métamorphose de Thérée en huppe coupée, de Procné en hirondelle et de Philomèle en rossignol (correspondances, ces deux dernières, qu’Ovide n’avait pas spécifiées), il peut ranger ensemble les êtres armés, les êtres endeuillés et les êtres au langage plaintif.
14À travers les deux mythes ovidiens évoqués, les auteurs du Moyen Âge reconnaissent la responsabilité de l’homme dans l’établissement des caractéristiques de la création, puisque des qualités morales de l’un découlent les qualités physiques de l’autre6.
15Le récit mythique sert également, dans la littérature française des xiie et xiiie siècles, à se connaître et à connaître son entourage.
16Le motif mythique du loup-garou, lié aux récits de lycanthropie qu’offre l’Antiquité ou à un culte nordique voué à cet animal, permet de révéler, lorsqu’il apparaît dans les bois narratifs du Moyen Âge, la double nature, instinctive et rationnelle, de l’homme7.
17En particulier, les histoires médiévales qui récupèrent et élaborent ce motif mythique s’en servent afin de reconnaître que l’agressivité fait partie de la nature humaine : la chasse et la guerre, métaphores de la disparition du loup-garou « al plus espés de la gualdine », « au plus profond du bois » (Lai de Bisclavret, Marie de France, v. 65), permettent à l’homme de canaliser cette partie de sa nature et de retrouver, à la fin de ses errances, la joie et le bonheur dans son foyer (ibidem, v. 30), c’est-à-dire, hors métaphore, l’équilibre intérieur.
18C’est en revanche la femme du loup-garou qui, mise à l’épreuve du fantastique, n’accepte pas de côtoyer son mari, une fois qu’elle a appris la vérité sur ses disparitions nocturnes (« Dame, jeo devienc bisclavret », ibid., v. 63) et, en lui dérobant ses vêtements, l’oblige à garder sa nature animale.
19Mais ceux qui connaissent la suite de cette histoire savent que le sort réservé à son protagoniste est de retrouver la forme humaine grâce à l’intervention du roi, capable de voir, sous la pelisse du loup, la raison de l’homme, tandis que la femme, qui en a été incapable, révèle sa véritable nature : la superficialité.
20L’instabilité des choses et l’inconstance des êtres constituent un autre champ d’investigation sur lequel les auteurs du Moyen Âge s’interrogent au travers de la métamorphose. Si les mythes d’Ovide peuvent répéter, depuis deux mille ans, que « ci n’a chose qui soit estable », selon l’adage de l’Ovide moralisé, c’est avant tout parce que la nature elle-même est soumise à des lois de transformation, qui entraînent la cyclicité des saisons et le vieillissement de tout être vivant. Ce principe est exprimé, dans le Roman de la Rose, par les métamorphoses de l’île, du palais et du corps de Fortune, avatar de la déesse romaine Fortuna et de son correspondant grec, Tyché. L’île et le palais, demeure de Fortune, traduisent l’incessant mouvement de leur propriétaire (v. 5917, 5929-5932) :
Une roche est en mer seanz,
[…] Mais el ne retient nulle forme
Ainçois se tresmue et reforme
Et se desguise et se rechange
Et se revest de forme estrange […].
21Ce qu’il est intéressant de remarquer est que les « muances » du rocher, dont la caractéristique principale est moins le polymorphisme que l’instabilité, sont mises en relation à la fois avec les variations climatiques des saisons que provoque Zéphyr (v. 5933 et suiv.) et avec un principe qu’on pourrait appeler de « métamorphose généralisée », car sur l’île poussent des espèces végétales aux formes interchangeables (v. 5943-44, 5953-60) :
La roche porte. i. bois doutable
Dont li arbre sont merveillable […].
L’une se hauce et ses voisines
Se tienent a la terre enclines ;
Et quant borjons a l’une vienent,
Les autres flestries se tienent.
La sont li geneste jaianz
Et pins et cedres nainz seanz :
Chascun arbre ainsi se defforme,
Si prent l’uns de l’autre la forme.
22De plus, l’instabilité de l’île se retrouve dans l’instabilité architecturale du palais bâti dans ce lieu (v. 6089-6094), ainsi que dans l’instabilité physique de Fortune, qui, étant aveugle, trébuche et, dans sa chute, « sa chiere et son habit remue » (v. 6148).
23Ces métamorphoses des attributs de Fortune permettent d’illustrer tantôt le changement perpétuel qui s’opère en nature, tantôt un principe, le hasard, qui lui échappe.
24Une autre manière de réfléchir aux mutations naturelles de la matière est celle de récupérer des réalités mythiques qui n’y sont pas assujetties, comme, par exemple, la fontaine de jouvence. Il s’agit d’un mythème lié à la condition atemporelle des origines, lorsque l’homme n’était pas soumis au vieillissement.
25Des trois fontaines « faées » – celle de jouvence, celle de résurrection et celle d’immortalité – que le Roman d’Alexandre présente, au xiie siècle, comme autant de merveilles rencontrées par le roi macédonien dans son voyage en Orient, la première est remarquable en tant qu’instrument permettant le changement de la « semblance » et l’anéantissement de la métamorphose naturelle qu’opère le temps (v. 2988-2993).
26Ce sont les soldats d’Alexandre qui, face à l’attitude sceptique du roi, décident d’éprouver le pouvoir « faé » de la fontaine (v. 3669-70, 3675-78) :
Antigonus i entre, qui la teste ot florie,
Qui tant avoit vescu que tous li cors li plie ; […]
Qant il issi de l’eaue, ce sachiés sans boidie,
Plus biau chevalier n’ot dedens lor compaignie,
Tous revint en jovent de sa bachelerie
En l’aé de trente ans, plains de chevalerie.
27L’exemple d’Antigonus est suivi par d’autres vieillards, qui sortent tous de l’eau « müé […] auqant » (v. 3695)8.
28Si, dans le contexte païen du Roman d’Alexandre, le rituel de la baignade répétée dans cette fontaine restitue leur jeunesse à ces vieillards ébahis, dans le domaine des croyances chrétiennes, un autre rituel, sacramental, permet aux auteurs médiévaux d’exploiter un nouveau mythe de métamorphose, afin d’illustrer le mystère de la présence réelle du Christ dans l’eucharistie : celui des muances du Graal.
29À l’intérieur du courant cistercien et mystique de la littérature du xiiie siècle, deux textes – la Queste del Saint Graal et le Perlesvaus – offrent, en particulier, des scènes liées au dogme eucharistique de la transsubstantiation, que le quatrième concile du Latran vient d’affirmer et les associent avec l’objet qui, depuis le Joseph de Robert de Boron, contient le sang du Christ recueilli sur la croix : le Graal9.
30Une messe à muances est par exemple narrée au début du Perlesvaus, roman qui se présente comme une continuation en prose du Conte du Graal de Chrétien de Troyes. Le roi Arthur assiste à une célébration eucharistique riche en visions et se terminant par une métamorphose : à côté d’un ermite, le roi aperçoit un enfant, couronné et revêtu d’une aube, ainsi qu’une femme d’une beauté extraordinaire (p. 150, l. 17-22).
31À la suite de la lecture de l’Évangile, la dame offre l’enfant à l’ermite, qui le pose sur l’autel ; puis, pendant le « sacrement », Arthur regarde vers l’autel et (p. 152, l. 13-20)
[…] li sanbla que li sainz hermites tenist entre ses mains. i. home, sanglant o costé, e sanglant es paumes e es piez, e coroné d’espines ; e le voit en propre figure. E qant il l’a tant esgardé, si ne set que il devient. […] [E] regarde devers l’autel, e cuide veoir l’umaine figure, e le voit mué en la forme de l’enfant qu’il avoit devant veü.
32La métamorphose finale du crucifié en enfant permet de signifier la Résurrection du Christ et la perpétuation de son sacrifice dans la célébration eucharistique.
33La « propre figure » du crucifié qu’Arthur, dans le roman du Perlesvaus, voit au moment de la consécration est présente également dans la Quête du Saint Graal. À Corbenic, après qu’un enfant « embrasé » est entré dans l’hostie, l’évêque célébrant s’efface. C’est le Christ lui-même qui le remplace, en sortant du « Saint Vessel » (p. 270, l. 3-9) :
Lors regardent li compaignon et voient issir del saint Vessel un home aussi come tout nu, et avoit les mains saignanz et les piez et le cors ; et lor dist : « Mi chevalier et mi serjant et mi loial fil, qui en mortel vie estes devenu esperitel […], il covient que vos veoiz partie de mes repostailles et de mes secrez […] ».
34Et quelle est la partie de ses « secrez » que le Christ donne à voir, sinon celle de l’origine et de l’histoire du mystère eucharistique ? Cependant, si, d’un côté, les conteurs du Graal tendent à expliquer, dévoiler et dire les « repostailles » de Dieu, ils en sont en même temps empêchés : aux phrases et aux images succèdent le silence des mots et l’amuïssement des visions. Au Château du Roi Pêcheur, dans le Perlesvaus (p. 790, l. 2-6),
Li Graaux s’aparut el secret de la messe en. v. manieres que l’on ne doit mie dire, kar les secrés choses del sacrement ne doit nus dire en apert, se cil non a qui Dieus en a grace donee. Li rois Artus vi totes les muances. La daerraine si fu en galice […].
35L’ineffable qui retient l’auteur de décrire les cinq métamorphoses du Graal ne doit pas être profané par le lecteur. Il nous est seulement permis de savoir que l’ultime stade de cette « mouvance » correspond aux « non e […] forme del saintisme galice » (Ibidem, l. 14-15). Cela suffit à clore le cycle des apparitions de l’objet qui permet la perpétuation de la transsubstantiation, le « veissiaus » qui avait servi à recueillir le sang du Christ mourant sur la croix, comme celui-ci l’explique lui-même à Joseph, dans le Roman de l’Estoire dou Graal (v. 907-909) :
Cist veissiaus ou men sanc meïs,
Quant de men cors le requeillis,
Calices apelez sera.
36La relation entre le Graal et le sacrement eucharistique est enfin scellée. Du « vaissel » au « galice », en passant par la liturgie du cortège du « graal », ce sont les muances et les transformations d’un nouveau mythe que l’auteur éclairé de ce roman nous offre.
37Ce panorama des domaines de réflexion dans lesquels trouvent place des mythes de métamorphose ne serait pas complet s’il ne prenait en considération le traitement des mythes dans l’illustration d’un thème fondamental, aux xiie et xiiie siècles : l’amour courtois.
38Les auteurs qui se sont tournés vers la mythologie – tantôt ancienne, tantôt celtique et nordique – afin de représenter le sommet de la civilisation courtoise, la fin’amor, ont puisé dans les histoires des amants les plus connus de tous les temps : Amour et Psyché, Héro et Léandre, Hélène et Paris…
39Dans le fonds mythologique ancien, l’amour que Pyrame et Thisbé se portent, depuis leur enfance, constitue un modèle idyllique qui aura un grand succès, jusqu’à la fin du Moyen Âge et même au-delà, comme l’a prouvé, dans un travail important, Christine Ferlampin Acher10. Cet amour, qui entraîne la mort des deux protagonistes, ne fait pas qu’inaugurer l’amour fatal conduisant à la mort : il témoigne également d’une conception de l’amour où le don de sa propre vie est considéré comme le plus haut témoignage d’amour.
40À l’intérieur des fonds mythologiques celtique, germanique et scandinave, ce sont les histoires qui présentent l’union entre un personnage humain et un amant surnaturel qui, comportant une métamorphose en femme ou en chevalier de l’être « faé », permettent d’illustrer l’idéal de l’amour courtois. La relation de l’homme (ou de la femme) avec l’amant(e) surnaturel(le) rend possible une expérience d’amour choisie et voulue par les protagonistes mortels de ces histoires et permet ainsi de compenser une réalité trop souvent décevante et douloureuse. Tel est le cas, par exemple, de l’héroïne du Lai d’Yonec de Marie de France, qui vit l’expérience extraordinaire d’une relation avec un chevalier-oiseau.
41Quelles sont les fonctions que les mythes de métamorphose jouent dans la représentation de l’amour courtois ?
La muance au service de la fin’amor
42Dans les romans, lais et nouvelles des xiie et xiiie siècles que la critique littéraire a classés comme « courtois », en raison de la place qui y est faite à la civilisation et à l’idéologie de la cour, les mythes de métamorphose qui sont mis au service de la fin’amor revêtent essentiellement trois fonctions : une fonction didactique, lorsqu’ils véhiculent les qualités du « fin amant » et de son « amante, chiere et fine », une fonction compensatoire, dans la mesure où ils remplacent une réalité décevante, et une fonction initiatique, qui consiste à mettre le héros du récit face à une épreuve, à l’issue de laquelle se trouvent la réalisation de soi et la conquête de l’amour.
43Les épisodes d’Adonis et de Pygmalion du Roman de la Rose et les récits indépendants inspirés des Métamorphoses d’Ovide, c’est-à-dire le Lai de Narcisse, la nouvelle Pyrame et Thisbé et le conte Philomena témoignent d’une première fonction, didactique, des mythes de métamorphose « courtois ».
44L’histoire d’amour de Vénus et Adonis que décrit le Roman de la Rose met l’accent sur la mort du jeune homme, advenue dans un accident de chasse : Adonis avait voulu affronter un sanglier, malgré les avertissements de Vénus (v. 15679-754). Mais dans la réécriture de l’épisode d’Ovide11, aucune mention n’est faite de la transformation finale du sang d’Adonis en fleur : l’auteur médiéval se détache du souci étiologique d’Ovide, qui expliquait par la métamorphose l’apparition de l’anémone, et fait de l’histoire mythique une anecdote pour donner une leçon de comportement : il faut suivre les conseils de son amie (v. 15755-758) :
Biau seigneur, coi qu’il vous avieigne,
De cest example vous souvieigne.
Vous qui ne creez vos amies,
Sachiez, mout faites granz folies.
45La transformation finale en fleur manque également dans le Lai de Narcisse, signe que, dans l’adaptation médiévale du mythe, l’essentiel était également ailleurs : Narcisse a en effet péché par orgueil, lorsqu’il a refusé l’amour de Dané (adaptation médiévale de la nymphe Écho) et il a été châtié par un amour contre-nature. Le message que l’auteur donne à ses lecteurs se trouve à la fin de l’histoire : « Or si gardent tuit autre amant/Qu’il ne muirent en tel semblant ! » (v. 1009-1010).
46Le conte Philomena, attribué à Chrétien de Troyes et la nouvelle courtoise Pyrame et Thisbé, anonyme, représentent un autre binôme de textes à finalité didactique : l’histoire des deux jeunes amoureux, qui préfèrent la mort à une vie privée de la présence de l’autre, devient un « exemplum amoris » (v. 887-889) :
Cil est fenis, cele est fenie.
En tel maniere sont finé
Li dui amant par loiauté.
47Le conte Philomena, lui, adaptation du mythe de Progné et Philomèle, offre à son public un exemple d’amour courtois a contrario, puisque chaque action de ses personnages s’inscrit dans un comportement anti-courtois. Dès lors, l’auteur peut condamner le protagoniste, en justifiant sa métamorphose en oiseau (v. 1445-1450) :
[…] Thereüs devint oisiaus
Ors et despis, petis et viaus.
De son poing li cheï l’espee
Et il devint hupe coupee,
Si com la fable le raconte,
Pour le pechié et pour la honte
Qu’il avoit fet de la pucele.
48Voici donc la véritable innovation de Chrétien de Troyes par rapport à Ovide : la dénonciation des valeurs anti-courtoises et la punition des crimes d’amour.
49D’autres textes attribuent au mythe de métamorphose une fonction compensatoire, dans le but de suppléer à une réalité décevante.
50Le Lai d’Yonec offre un exemple évident de cette deuxième fonction du mythe de métamorphose « courtois », à travers le motif de l’amant surnaturel. Contrairement aux habitudes de Zeus, toujours prêt à revêtir une forme nouvelle pour charmer la femme dont il s’est épris, le chevalier-oiseau qui entre dans la chambre de l’héroïne n’a pas besoin de la séduire ; c’est elle, en revanche, qui a permis cette apparition, par le moyen d’une prière adressée à Dieu (v. 3-4 et 95-104). La visite merveilleuse semble être régie à la fois par un pouvoir féerique, par la volonté de la femme et par la médiation de Dieu (v. 113-119) :
En la chambre volant entra.
Giez ot es piez, ostur sembla ;
De cinc mues fu u de sis.
Il s’est devant la dame asis.
Quant il i ot un poi esté
e ele l’ot bien esguardé,
chevaliers bels e genz devint.
51L’apparition de cet oiseau-chevalier constitue donc la réponse à la revendication d’amour formulée par la femme auprès du surnaturel, sorte de psychophanie qui la met face à son désir. Le chevalier faé affirme même qu’il apparaîtra à chaque fois qu’elle le voudra : « Dame – fet il – quant vus plaira,/ja l’ure ne trespassera […] » (v. 203-204). Ce même désir, imprimé jusque sur le visage de l’héroïne, dont la joie rayonnante éveille les soupçons de la surveillante et du mari, finira pour provoquer la mort de l’amant surnaturel.
52Si, d’un côté, on peut s’étonner que cet être venu d’ailleurs puisse mourir, alors qu’il est capable, d’un battement d’ailes, de franchir la frontière qui sépare l’ici-bas et l’au-delà, de l’autre, il semble issu tout droit de l’imagination de la femme, qui, mariée contre sa volonté, aspirait à une relation d’amour réciproque, répondant au code de l’amor fine.
53D’ailleurs, on peut se demander si, en s’allongeant près d’elle, il ne retourne pas dans son imagination, par le moyen du sommeil, lorsque, comme le raconte Marie, « li chevaliers a cungié pris » (v. 199).
54À travers un mythe de métamorphose l’auteur médiéval peut enfin illustrer une épreuve initiatique, à l’issue de laquelle son personnage, ayant réalisé, par l’aventure, son destin, acquiert un nom, un renom et une lignée.
55Le Bel Inconnu de Renaud de Baugé exploite cette portée du mythe, en utilisant le mythème du « fier baiser », le baiser donné à un être répugnant, monstre ou sorcière, faisant apparaître la véritable nature, féminine, du monstre. Au centre du roman, entre la quête de la connaissance de soi et celle, plus difficile, d’une épouse, l’épisode de la métamorphose constitue le pivot de la narration : une « wuivre » se jette sur le Bel Inconnu, l’embrasse et devient femme. Une guivre ou, pour utiliser le terme de Renaud, une vouivre (« wivre », v. 3128) est étymologiquement une vipera, un serpent que les auteurs du Moyen Age identifient au dragon, la décrivant comme un monstre de la montagne et la dotant d’une symbolique ambivalente. Pourtant, Renaud ne suit pas le modèle et en fait plutôt un animal « d’intérieur », capable de sortir, malgré sa taille, d’une « aumaire » (v. 3127).
56Le « dragon de ville » du Bel Inconnu présente trois caractéristiques principales, capables de justifier le choix de l’épreuve que l’auteur réserve à son personnage. D’abord, par sa relation avec le dragon, la rencontre avec la guivre représente une épreuve généralement réservée à des héros civilisateurs12. D’autre part, l’aspect multicolore de l’animal (« Ains Dius ne fist cele color/qu’en li ne soit entremel- lee », v. 3146-47) en fait un être diabolique. Enfin, ce monstre présente aussi, dès son apparition, des caractères qui font penser à une femme : la « wuivre », au-delà du genre féminin de son nom, « la bouce ot tote vermelle » (v. 3134) et il est difficile de ne pas voir, dans la description du poitrail plus gros « que un vaissaus d’un mui » (v. 3138), la projection d’une poitrine féminine, dûment amplifiée par le fantasme !
57Par le contact de ses lèvres, le héros brise les enchantements qui pesaient sur la ville de Sinaudon et obtient, en même temps que la démorphose de la guivre, un royaume et une descendance.
58À la fin de ce parcours des domaines d’application des mythes de métamorphose, on constate que l’appropriation du fonds mythologique antérieur permet aux auteurs des xiie et xiiie siècles, charmés par les expériences que rend possible le changement de forme, de récupérer une matière qu’ils ont en large partie héritée pour la transformer en outil de réflexion répondant à des questions gnoséologiques et herméneutiques fondamentales : les origines et les fins ultimes de l’Histoire, la place de l’homme dans l’univers et sa relation avec la création, la connaissance de soi et de l’autre, le fonctionnement de la vie psychique et les « muances » du cœur.
59En particulier, adaptant le matériel mythologique à leur finalité d’écriture, ces auteurs font aux récits mythologiques de métamorphose une place privilégiée dans la transmission du code de la fin’amor, quitte à subvertir le sens premier du mythe pour continuer, grâce à lui, à donner à penser.
Notes de bas de page
1 M. Éliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1998, 1e éd. 1963, p. 33.
2 D. Boutet, « Mythe, littérature et société », in Pour une mythologie du Moyen Âge, L. Harf-Lancner et D. Boutet (dir.), Paris, Collection de l’École Normale Supérieure de Jeunes Filles, n° 41, 1988, p. 89-97, notamment à la p. 95.
3 Le corpus de cette étude comprend les œuvres suivantes : Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd.-trad. A. Strubel, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Lettres Gothiques », 1992 ; Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena. Trois contes du xiie siècle français imités d’Ovide, éd. bilingue E. Baumgartner, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2000 ; Bisclavret (Lai de), in Marie de France, Lais, trad. L. Harf-Lancner et K. Warnke (éd.), Paris, Le Livre de Poche, coll. « Lettres Gothiques », 1990, p. 116-133 ; Yonec, (Lai de), ibidem, p. 182-209 ; Alexandre de Paris, Le Roman d’Alexandre, trad. L. Harf-Lancner (éd. E. C. Armstrong et al), Paris, Le Livre de Poche, coll. « Lettres Gothiques », 1994 ; La Queste del Saint Graal, A. Pauphilet (éd.), Paris, Champion, 1980 ; Le Haut Livre du Graal. [Perlesvaus], éd.-trad. A. Strubel, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Lettres gothiques », 2007 ; Robert de Boron, Le Roman de l’Estoire dou Graal, W. A. Nitze (éd.), Paris, Champion, CFMA, 1971 ; Renaud de Beaujeu, Le Bel Inconnu, publié par M. Perret, trad. M. Perret et I. Weill, Paris, Champion, coll. « Champion classiques », 2003.
4 Ovide, Les Métamorphoses, 3 vol., texte établi et traduit par G. Lafaye, Paris, Société d’Édition « Les Belles Lettres », 1925, 1928, 1930 (Abréviation adoptée : Mét.) ; I, v. 313-416.
5 Mét., III, 1-137.
6 C’est le propre de la fonction étiologique du mythe.
7 Il convient de préciser la filiation et la différence que je reconnais entre mythe, motif mythique et mythème : le mythe (ou récit mythique) représente un récit des origines, où le lien avec le sacré est évident, le motif mythique est une réélaboration du premier, où la relation avec le sacré a été oubliée ou s’est perdue, tandis que le mythème est un fragment, une composante du récit mythique. Par rapport aux mythes de lycanthropie, par exemple, on dira que le loup-garou est un motif mythique, alors que la nudité et la pleine lune en sont des mythèmes.
8 Dans ce même xiie siècle, une autre fontaine de jouvence est présentée comme une merveille située en Orient : elle est décrite dans La lettre du prêtre Jean (v. La lettera del prete Gianni, M. Gosman [éd.], ms. Yale, trad. it. G. Zaganelli, Milan, Luni Editrice, coll. « Biblioteca medievale », 2000, p. 108, v. 329-334 ; pour le texte latin, voir p. 58).
9 Toutes les muances auxquelles assistent les héros du Graal lors du rituel de la consécration pourraient alors être interprétées comme une manière d’insister sur le dogme du corpus verum mysticum, c’est-à-dire « mystérieusement réel », en réponse aux anciennes dénégations de Bérenger de Tours. Sur le débat théologique précédant le concile décisif de 1215, cf. J. De Montclos, Lanfranc et Bérenger. La controverse eucharistique du xie siècle, Leuven, 1971.
10 « Piramus et Tisbé au Moyen Âge : le vert paradis des amours enfantines et la mort des amants », in Lectures d’Ovide publiées à la mémoire de Jean-Pierre Néraudau, Études réunies par E. Bury, avec la coll. de M. Néraudau, Préface de P. Laurens, Paris, Société d’Édition « Les Belles Lettres », 2003, p. 115-147.
11 Mét, X, v. 519-559 ; 708-739.
12 Tel est le cas, par exemple, de Tristan tueur du dragon d’Irlande, ou bien, dans la mythologie scandinave, de Sigurdr tueur du géant-dragon Fàfnir.
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