Présentation
p. 9-13
Texte intégral
1Le livre que nous publions est issu d’un colloque s’inscrivant dans le programme de recherches du laboratoire PLH (« Patrimoine, Littérature, Histoire », EA 4153) et associant ses trois composantes : ELH (Équipe « Littérature et Herméneutique »), ERASME (Équipe de Recherche sur la Réception de l’Antiquité : Sources, Mémoire, Enjeux) et CRATA (Culture, Représentations, Archéologie, Théâtre Antique). Organisée à l’Université de Toulouse II-Le Mirail du 24 au 26 janvier 2008, cette manifestation scientifique a constitué le deuxième volet d’une réflexion que le groupe de médiévistes de l’équipe ELH a consacrée à ce thème en 2006, après une journée d’études (« Le discours mythologique au Moyen Âge »), et elle a prolongé un colloque organisé par le CRATA du 6 au 8 décembre 2007 : « Mythes et savoirs dans les textes grecs et latins1. »
2Si, à l’origine, le muthos désigne une parole ou un récit, c’est surtout dans son sens second, celui de fable ou de légende visant la représentation du monde, proposant des cosmogonies, des anthropologies et des théologies, qu’a été consacrée sa fortune littéraire. Cependant, cette fonction d’illustration du cosmos, de ses « origines » et de son fonctionnement que les mythes promeuvent se trouve, dès l’Antiquité, au centre d’une polémique qui oppose, depuis Platon, les mythes écrits pour le simple divertissement et les mythes à caractère allégorique, ceux qui trompent et ceux qui s’efforcent de refléter ou de révéler le réel.
3Répondant à un vaste questionnement sur le mythe, diachronique et pluridisciplinaire à la fois, les articles qui composent ce livre se donnent pour but d’une part de réfléchir aux différentes approches que la littérature, la philosophie, l’histoire, la religion… ont envisagées afin de résoudre l’ancienne polémique sur la mythologie et, de l’autre, de parcourir l’évolution que l’usage du mythe a connue à travers les siècles, de l’Antiquité à la Modernité, évolution qui a favorisé de nouvelles lectures des mythes anciens, l’élaboration d’un nouveau statut du mythe, voire de nouveaux modèles mythologiques.
4La structure du présent recueil reprend l’ordre des communications lors des séances de la rencontre scientifique.
5La première partie, « Le mythe des poètes et le mythe des philosophes dans l’Antiquité », s’interroge sur la différence et les interférences, fortement ressenties dès l’Antiquité, entre le mythe « bon à penser », fondement d’une dialectique philosophique, et le mythe « bon à dire », utilisé comme source de poésie (Cl. Calame) ou en tant que matériau d’une pratique éristique (E. Jouët-Pastré). Le mythe d’Hélène, par exemple, a été, de l’Antiquité à nos jours, une source de créativité, renouvelant les formes d’écriture et les fonctions du récit mythique, d’enjeu étiologique à enjeu narratif, civique, moral, historiographique ou théologique (Cl. Calame). De même, le mythe cosmogonique relatif au couple primordial, Ouranos et Gaia, est mis au service d’une pensée religieuse et d’un savoir partagé chez Hésiode, Eschyle et Euripide (G. Pironti), tandis que, dans l’Euthydème et le Phédon (E. Jouët-Pastré), Platon fait un usage rationnel de mythes qui appartiennent au fonds populaire et collectif (Héraclès et l’Hydre de Lerne, Thésée et le Minotaure, par ex.).
6Les textes de la deuxième partie, « Tradition ou création ? L’usage des mythes dans l’Antiquité et au Moyen Âge », offrent une réflexion sur l’héritage de l’Antiquité, sur la transmission d’un savoir et d’un art liés à une culture révolue. Dès le ve siècle av. J.-C., des discours mythologiques s’élaborent par un travail de réorganisation et de réécriture de ce patrimoine. Toutes les catégories de discours y sont convoquées : l’écrit, l’oral et la gestuelle. Dans les comédies d’Aristophane, par exemple, on puise la description de monstres qui mêlent les effets et les registres par le biais de rappels et de parodies variés (J. Peigney), tandis que le mythe de Zeus changé en pluie d’or illustre, dans l’Eunuque de Térence (et déjà sans doute chez Ménandre), l’apprentissage des règles sociales en matière de relations sexuelles (M.-H. Garelli). Dans la Pharsale de Lucain, de grandes figures mythologiques (Atrée et Thyeste, Étéocle et Polynice, Agavé, par exemple) sont évoquées pour rendre la dimension tragique de personnages historiques comme César et Pompée (F. Ripoll). L’interprétation allégorique chrétienne est, elle, à la fois redevable à l’interprétation allégorique des mythes grecs et en conflit avec elle, et reflète l’antagonisme entre discours mythique et parole divine (M.-O. Bruhat), tandis que Maître Eckhart, dans son commentaire intitulé Livre des paraboles de la Genèse, permet d’aborder une nouvelle perspective herméneutique de la mythologie, visant à la considérer en tant que « discours de l’image » (J. Casteigt).
7Dans le mouvement de translatio qui s’opère de l’Antiquité au Moyen Âge, bien des mythes commentés par les philosophes néoplatoniciens (Chalcidius, Proclus, Plotin) et par les mythographes de l’Antiquité tardive (Macrobe, Martianus Capella, Fulgence) survivent au travers de la traduction, de la glose, de la réécriture. Sous le titre : « Des mythes pour dire : fables anciennes et nouveaux enjeux au Moyen Âge » se trouvent regroupées des contributions qui retracent ces nouvelles formes données aux mythes de l’Antiquité. Dans les premiers livres des Gesta Danorum de Saxo Grammaticus, par exemple, les plus anciennes traditions mythologiques de la Scandinavie païenne nourrissent le récit historique (D. Lacroix). La célèbre phrase de Bernard de Chartres, « Nous sommes des nains assis sur les épaules de géants » récupère la fabula des géants révoltés contre les dieux et attribue à la figure des géants un rôle positif, au point de les considérer comme l’emblème de la « renaissance » du xiie siècle (F. Mora). À partir de la fin du xiie siècle, la réflexion médiévale sur le mythe aboutit à une adaptation et à un détournement du sens premier de la matière mythologique ancienne, lorsque les récits mythiques païens illustrent, à travers la moralisation courtoise et chrétienne, les valeurs de la cour et la Vérité de la parole révélée. Dès lors, de nouvelles fonctions du mythe (gnoséologique, herméneutique et didactique) font leur apparition (C. Noacco). La fonction didactique du mythe investit le domaine romanesque des xiie et xiiie siècles, comme en témoigne le Roman de Tristan en prose, où les références aux mythes de l’Antiquité permettent de véhiculer les valeurs idéologiques de la société chevaleresque (O. Linder). Au xive siècle, l’Ovide moralisé interprète les récits les plus scabreux des Métamorphoses en leur attribuant une fonction éminemment didactique et religieuse, puisqu’ils traduisent l’amour démesuré et impensable entre Dieu et sa créature (M. Possamaï-Perez).
8« La fabrique des mythes à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance » correspond, quant à elle, à un projet d’ample envergure, du point de vue littéraire (raconter la préhistoire du monde arthurien, comme le montre Ch. Ferlampin-Acher ou assimiler la féerie à la fable mythologique, comme le souligne A. Hoernel), politique (prouver les origines mythologiques d’une lignée prestigieuse, d’après Ch. Ferlampin-Acher) et, surtout, esthétique (P. Maréchaux affirme que tel est le projet de Boccace, prônant l’allégorie en tant que fondement initial de la poésie et, de fait, inventant le concept d’une poésie exclusivement allégorique). Des exemples emblématiques de cette démarche sont, à la fin du xve siècle, Le Labyrinth de Fortune de Jean Bouchet, où le labyrinthe devient l’allégorie de l’égarement de la pensée humaine, mais aussi la fortune de la figure d’Icare, issue de cette même œuvre, qui véhiculera, chez les auteurs de la Pléiade, la fascination pour l’affranchissement des autorités (P. Chiron) et, enfin, le Cinquiesme tome des histoires tragiques de François de Belleforest (1572), où l’auteur réécrit, adapte et déguise les grands mythes de l’Antiquité, aboutissant à la création de mythes modernes (H.-T. Campangne).
9« Le mythe, vecteur de la pensée moderne », dont les prémisses germent aux époques humaniste, classique et baroque, marque les œuvres des xviiie et xixe siècles, où l’horreur à la fois irrecevable et séduisante des fables anciennes permet d’actualiser la vocation au sublime de ces dernières (c’est ce qu’affirme J.-Ph. Grosperrin, au sujet de la nouvelle fortune que connait, au xviiie siècle, le mythe d’Idoménée), où il nourrit un discours savant sur les civilisations anciennes (ce qui justifie la fréquence remarquable du désignant « Mythologie » dans l’Encyclopédie, d’après G. Cammagre) et où, surtout, il réconcilie une situation d’ordre universel et intemporel avec les réalités concrètes d’un moment historique déterminé. Telle est, pour M.-C. Huet-Brichard, la démarche de Victor Hugo, qui, pour penser l’Histoire de son temps ou pour affronter les questions que l’Histoire pose à ses contemporains, a recours non seulement à la reconstruction historique, mais aussi à la fable. D’autres enquêtes peuvent être menées afin d’interroger la pensée moderne et contemporaine sur sa vision ancienne du monde. Par une approche comparatiste, Ch. Imbert interroge la place des dieux titaniques (Pan, les Centaures, les Satyres, les Dryades…) dans la littérature romane entre les xixe et xxe siècles, et il y décèle, à travers la présence de ces dieux terrestres vieillissants et mortels, un sentiment aigu de la perte de l’unité et du langage du monde.
10La dernière partie de ce recueil, intitulée : « Le détournement du mythe dans la pensée contemporaine », permet d’engager une confrontation sur le nouveau statut du mythe, mis en question par les deux guerres mondiales, et sur de nouveaux contenus mythologiques, comme l’insolite et le quotidien, à l’époque où le discours sur le mythe s’est enrichi de récents instruments d’analyse, tels que la psychanalyse littéraire et la mythocritique. Chez André Gide, auteur de plusieurs œuvres à sujet mythologique, la relecture moderne des mythes anciens entraîne une vision du monde où les héros mythologiques descendent des cieux pour se promener sur les boulevards parisiens. W Geerts analyse le cas du protagoniste de son Prométhée mal enchaîné, qui devient un homme parmi les hommes, que des accessoires, tels qu’une boîte d’allumettes ou de foie gras, permettent de relier au récit mythique originel. Giono, lui, s’approprie la figure de Pan et en fait avant tout un « principe agitateur », une turbulence à la fois séduisante et menaçante qui remet sans cesse en cause l’idée d’un ordre ou d’un achèvement du monde, ce qui en fait, selon la lecture de S. Vignes, un double de l’artiste. Ce questionnement sur la place du poète par rapport à la tradition mythologique se retrouve également chez Pierre Emmanuel, pour qui l’entreprise poétique, après le deuxième conflit mondial, évoque la mission décevante d’Orphée, revenu sans Eurydice des Enfers (A. Despax). Pierre Klossowski, quant à lui, dans son essai de réécriture exégétique du mythe théophanique de Diane et Actéon, livre au lecteur le spectacle d’un univers mythique, propre à une « humanité disparue », par une expérience linguistique qui risque de voir la langue française littéralement démembrée (C. Chauvin). Enfin, témoignant d’un souci de récupération et d’adaptation des mythes issus également de l’époque médiévale, la contribution de F. Zambon présente la nouvelle interprétation du Graal que développent Jean Cocteau et Julien Gracq dans leurs pièces théâtrales : Les Chevaliers de la Table Ronde (1937) et Le Roi Pêcheur (1948). Si chez Cocteau un Graal vrai et rationnel s’oppose à un Graal irrationnel et faux, dans Le Roi Pêcheur de Gracq, il n’y a qu’un Graal inquiétant et sinistre, symbole de l’orgueil humain cherchant à dépasser ses propres limites et à s’approcher du divin. Le silence de Perceval exprime alors le refus catégorique d’une dissolution de l’homme en Dieu, d’un dépassement orgueilleux des limites humaines qui impliquerait aussi la perte de toute valeur proprement humaine.
11Au-delà de cette enquête sur les différentes voix d’un débat ininterrompu, au sujet de la mythologie, entre des Anciens et des Modernes soumis à la relativité de l’Histoire, ce recueil d’articles pose à tout lecteur une question de fond : peut-on admettre une définition univoque et universelle du mythe ?
12Nous remercions vivement tous ceux qui ont contribué à la réussite de ce colloque : le directeur du laboratoire PLH et les directeurs des trois composantes du laboratoire, ainsi que l’équipe du CPRS (Centre de Promotion de la Recherche Scientifique de l’Université de Toulouse-Le Mirail), qui a assuré l’organisation de la manifestation avec une compétence et une disponibilité exemplaires.
13Ce colloque n’aurait pu être organisé sans l’aide financière du Conseil scientifique de l’Université de Toulouse II-Le Mirail et des départements et sections impliqués dans son programme, auxquels va toute notre gratitude. Enfin, de nombreuses institutions nous ont aidés par leurs subventions : le Conseil Régional de Midi-Pyrénées, l’Institut Universitaire de France, la Maison des Sciences de l’Homme et de la Société (Toulouse) et, pour finir, la Mairie de Toulouse, ainsi que le Conservateur et le personnel du Musée Saint-Raymond, qui nous ont invités au Musée pour une visite-promenade mythologique autour des sculptures antiques découvertes sur le site de la villa romaine de Chiragan. Que les responsables de ces institutions trouvent ici un témoignage de notre plus sincère et profonde reconnaissance.
Notes de bas de page
1 Les actes de ce colloque ont été publiés dans le numéro 78 (2009) de la revue Pallas.
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