Chapitre 3. Les thèmes des épigrammes
p. 47-77
Texte intégral
1Les sujets de Martial sont tellement variés, ses idées semblent parfois si contradictoires, le ton des pièces affiche de tels contrastes, qu’on a été jusqu’à juger son œuvre dépourvue d’unité. Certes, Martial mêle ou juxtapose le tranchant de la critique et la légèreté de l’amusement, le sérieux et la plaisanterie, les attaques incisives et les éléments élégiaques ou lyriques (cf. IV, 22), le beau et le vulgaire, le précieux (cf. IV, 59) et le banal ; il aime et déteste la vie à Rome ; il veut être apprécié d’un petit nombre et avoir beaucoup de lecteurs ; il est moral et amoral. Mais d’une part ces tensions sont inhérentes à la nature humaine et au genre de l’épigramme. D’autre part la polyphonie qui en résulte est un moyen d’appréhender les aspects changeants d’une réalité qui n’est pas uniforme, mais radicalement plurielle. On examinera donc ici les principaux thèmes des épigrammes, sans y chercher à tout prix un système de pensée cohérent.
Rome
2Martial le dit clairement dans la préface du livre XII, c’est Rome qui lui a fourni son inspiration et ses sujets. Et de fait tous les lieux de Rome apparaissent dans son œuvre. Comme l’écrit Marie-José Kardos : « Les vers de Martial […] rendent sensibles certains aspects de la Ville notés de lui seul : la raideur de la montée de Subure aux pavés mal entretenus, ou la tiédeur des bosquets d’’Europe’ l’après-midi ; ils donnent aussi des détails pittoresques sur le quartier du ‘Poirier’où habite le poète, près du ‘Pilier de Travertin’» (Topographie de Rome. Les sources littéraires latines, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 17).
3Quatre types de poèmes suscitent une évocation des lieux de Rome : ceux où Martial indique à ses petits livres le chemin à suivre pour se présenter chez tel ami (I, 70 ; III, 5 ; X, 20 ; XII, 2 ; voir aussi XI, 1), et ceux où il explique au lecteur éventuel à quel endroit il pourra acheter son livre (I, 2 et 117 ; voir aussi VII, 51) ; ceux où il évoque le trajet que doit parcourir le client (souvent Martial lui-même) pour aller saluer son patron (I, 108 ; V, 22 ; X, 56 ; XII, 18 ; voir aussi III, 36) ; ceux où il décrit les lieux qu’arpente le parasite en quête d’une invitation à dîner (II, 14, traduit plus bas) ; ceux où il glorifie les aménagements urbains des Flaviens et surtout de Domitien (voir plus bas et aussi X, 28 et XII, 2).
4Martial indique parfois avec précision où habitent les gens dont il parle : Gallus a une belle maison de l’autre côté du Tibre (I, 108) ; Julius loge juste au début de la Via Tecta (une rue du Champ de Mars, sans doute pourvue de portiques), dans la maison qui appartenait auparavant à Daphnis (III, 5 ; ce Daphnis est inconnu) ; Julius Martialis a une splendide villa sur le Janicule (IV, 64) ; Paulus est aux Esquilies (quartier résidentiel, au sommet de Subure, V, 22) ; Sura est voisin du temple de Diane sur l’Aventin et voit de près les combats du Grand Cirque (VI, 64) ; Pline demeure en haut de la montée de Subure, près d’une fontaine théâtrale où l’on voit Orphée ruisselant d’eau, les animaux qui le regardent et l’aigle qui amena Ganymède au dieu du tonnerre (X, 20) ; l’illustre Stella possède une superbe maison à l’entrée de Subure (XII, 2). Cette précision est un moyen de donner l’adresse à une époque où la notion de numéro dans une rue n’existe évidemment pas. Mais cela permet aussi d’authentifier le personnage, de prouver qu’il ne s’agit pas d’un personnage fictif.
5Martial décrit également son propre quartier. Il habite, au troisième étage dans le quartier du Poirier (I, 117), une mansarde (cenacula) d’où l’on voit les jardins bordant le portique Vipsania (= d’Agrippa, au nord du Champ de Mars) (I, 108), près des bains de Stephanus (XI, 52 ; ils nous sont autrement inconnus) et du portique du temple de Quirinus (XI, 1 ; sur le Quirinal), dans le voisinage immédiat de la Pila Tiburtina (apparemment un pilier de travertin servant de point de repère), là où se trouve un temple de Flore depuis lequel une rue monte vers un sanctuaire antique de Jupiter (V, 22). Malgré la proximité d’une fontaine de l’Aqua Marcia, il n’y avait pas l’eau courante (IX, 18). Le quartier était bruyant : commerçants et artisans, auxquels s’ajoutait un maître d’école criard (IX, 68, traduit en Annexe ; X, 62), réveillaient le poète dès l’aube (XII, 57). De ces diverses indications, on déduit qu’il habitait à l’emplacement de l’actuel Palais du Quirinal, du côté de la via della Dataria.
6Le quartier de Rome dont Martial a le mieux parlé est certainement Subure, le cœur de la Rome populaire. Il évoque la rude montée du cliuus Suburanus (la rue principale de Subure), ses pierres sales où l’on ne marche jamais au sec, la peine qu’on éprouve à passer entre les longues files de mulets et les marbres traînés à grand renfort de cordes (V, 22 ; X, 20). Subure était un quartier bruyant (XII, 18), commerçant (II, 17 ; VII, 31 ; X, 94), mal famé (II, 17 et VI, 66, sur les prostituées). Mais des aristocrates y demeuraient aussi, ainsi Arruntius Stella (XII, 2).
7Martial rend hommage à l’œuvre urbanistique de la dynastie flavienne. Rome telle le phénix renaît de ses cendres (V, 7 : allusion à l’incendie de 64, sous Néron ; à celui de 69, pendant la guerre civile qui mettait aux prises les partisans de Vitellius et ceux de Vespasien ; et enfin à celui, accidentel, de 80), jamais elle n’a été plus belle ni plus grande (V, 19). Martial célèbre le Colisée et les édifices publics construits sur les lieux dont Néron avait fait son palais privé (Spect. 2) ; le temple des Flaviens, élevé par Domitien à l’emplacement de sa maison natale sur le Quirinal (IX, 3, 20 et 34) ; le temple de Fortuna Redux, mal localisé, construit par Domitien à l’endroit où il entra dans la Ville en triomphateur (VIII, 65) ; le Palais de Domitien, sur le Palatin, achevé en 92 (VII, 56 ; VIII, 36). Il approuve aussi les lois de Domitien sur le dégagement de la voie publique encombrée par les échoppes (VII, 61).
8Toutes ces épigrammes dessinent une géographie poétique de la ville, où les lieux, évidemment connus du lecteur, sont évoqués par un trait caractéristique plutôt que décrits. La chose est nette en II, 14, où l’accumulation des lieux que parcourt l’affamé en quête d’une invitation à dîner crée une poésie des noms propres et devient un objet esthétique en soi. Voici le texte :
« Il n’y a rien que Selius ne tente, rien qu’il n’ose,
chaque fois qu’il se rend compte qu’il lui faut dîner chez lui.
Il court vers Europe et t’adresse des éloges sans fin,
Paulinus, ainsi qu’à tes pieds dignes d’Achille.
Si Europe ne lui a pas réussi, alors il gagne les Saepta,
pour voir s’il obtiendra quelque chose du fils de Philyra ou de celui d’Éson.
Déçu ici encore, il se rend dans le temple de la déesse de Memphis,
et s’assied sur tes sièges, triste génisse.
De là il gagne la galerie soutenue par cent colonnes,
puis les dons de Pompée et les doubles bosquets.
Il ne dédaigne ni les bains de Fortunatus, ni ceux de Faustus,
ni ceux de Gryllus, dépourvus de lumière, ni ceux de Lupus, résidence d’Éole.
Et il se lave et se relave aux trois thermes.
Quand il a tout essayé, mais sans obtenir la faveur divine,
il retourne bien lavé vers les buis de la tiède Europe,
pour voir si un ami n’y fait pas sa promenade du soir.
Ô taureau, porteur lascif, je t’en prie, en ton nom et au nom de ton amie,
invite Selius à dîner. »
9Cette épigramme demande quelques explications topographiques et mythologiques. Europe désigne sans doute un portique, sur le Champ de Mars, qui abritait une œuvre d’art représentant Europe sur le taureau ; ce portique était un lieu de promenade agrémenté d’arbres. Paulinus, dont il est aussi question en III, 78, devait exceller à la course à pied, ce qui, on le sait, était le cas d’Achille. Les Saepta (Julia) sont, au Champ de Mars, un enclos destiné au départ à certaines opérations de vote. Dans la pratique, c’était un vaste espace quadrangulaire entouré de portiques, où l’on venait se promener ; on y exposait des œuvres d’art, par exemple le groupe de Chiron (fils de Philyra) et d’Achille ; le portique ouest abritait une fresque représentant Jason (fils d’Éson) et la conquête de la Toison d’or. Le temple de la déesse de Memphis est le sanctuaire d’Isis, qui se trouvait à l’est des Saepta. Isis était représentée en Égypte sous la forme d’une vache, et les Romains l’identifièrent avec Io, l’amante de Jupiter transformée en génisse pour échapper à la jalousie de Junon. La galerie soutenue par cent colonnes est l’Hecatostylon, une colonnade construite au Champ de Mars. Le vers suivant évoque le portique de Pompée, contigu, lieu de promenade où l’on appréciait l’ombre offerte par les colonnes et les rangées de platanes. Selius essaie ensuite des bains privés, dont certains, apparemment, manquaient de confort. Les trois thermes du vers 13 sont en revanche les trois grands bains publics, ceux d’Agrippa, de Néron et de Titus. Le « porteur lascif » est évidemment Jupiter, qui porte sur son dos de taureau Europe.
10Martial ressent à la fois de l’amour et de la haine pour Rome. Rome le captive par sa beauté et surtout par la diversité des spectacles qu’elle lui offre : toutes les couches de la société et toutes les populations du monde s’y côtoient. En même temps il la déteste parce qu’elle l’épuise (XII, 18, traduit en Annexe et XII, 57, sur le thème du sommeil impossible à Rome pour qui n’est pas riche), parce qu’il y est assujetti aux obligations de clientèle, et parce que le talent et l’honnêteté y sont méconnus ou méprisés (III, 38, traduit en Annexe ; IV, 5 ; c’est le thème de la troisième des Satires de Juvénal). À deux reprises Martial a cherché à se libérer des servitudes de la vie romaine, une première fois en se retirant en Gaule Cisalpine, une seconde en rentrant en Espagne. Mais une fois revenu à Bilbilis, il la regrettera rapidement.
11Deux épigrammes voisines résument les deux modes de vie possibles à Rome. D’un côté, en V, 22, c’est le périple harassant du client à travers la ville pour atteindre les Esquilies où habitent les patrons. De l’autre, en V, 20 (traduit en Annexe), ce sont les douces occupations des riches oisifs : promenades et conversations sous les portiques ombragés du Champ de Mars, lectures, bains dans les thermes ; on retrouve là la Rome des loisirs chantée par l’élégie augustéenne.
12Quand il était trop las de Rome, Martial se retirait dans sa propriété de Nomentum, mais il ne semble pas avoir eu particulièrement le goût de la campagne. Si l’homme est par nature, selon Aristote, un être social, Martial était particulièrement homme, et ce sont les hommes qui l’intéressaient. De fait sa Rome est surtout constituée de ceux qui l’habitent, et lui-même excelle à recréer la vie de Rome dans sa pratique sociale quotidienne.
Martial observateur de la société : la question du réalisme
13C’est un lieu commun dans la critique de dire que Martial nous fournit des informations irremplaçables sur la vie à Rome sous les Flaviens. Martial lui-même souligne que sa page est l’image de l’homme et de la vie (X, 4, traduit en Annexe), et plus précisément de la vie romaine, puisque, une fois parti de la capitale, il s’apercevra que c’était elle qui lui donnait toute son inspiration. Bref, il prend comme sujet ce qu’il voit, entend, éprouve à chaque instant de son existence romaine.
14Si l’on définit le réalisme comme une conception de l’art selon laquelle l’artiste ne doit pas chercher à idéaliser, à modifier le réel ni à en donner une image volontairement incomplète ou édulcorée, on doit ou on devrait, dans les vers du poète, trouver une description fidèle de la vie à Rome à la fin du Ier siècle de notre ère. Or, schématiquement, Martial ne nous parle que d’argent, de sexe et de hiérarchie sociale, trois domaines du reste étroitement liés puisque l’argent gouverne selon lui la plupart des relations. Sa Rome, agrégat bruyant d’individus contrefaits, chauves et malodorants dans lequel chacun cherche à passer pour ce qu’il n’est pas, n’est peuplée que de parvenus insolents, de clients épuisés, de vieilles lubriques, de débauchés infâmes et de parasites flagorneurs. Faut-il croire que cette vision correspond à la réalité ? Sans doute pas. Martial dans ses épigrammes modifie et transpose la réalité, et ce sont les modalités de cette métamorphose du réel qu’il faut examiner.
15Le premier procédé de déformation qu’utilise Martial consiste à ne présenter qu’un aspect de la réalité et à laisser le reste dans l’ombre. Un peu comme le font à leur manière les médias modernes, il ne nous parle que des défauts, des vices et des crimes, et choisit les aspects des choses et des gens les plus grotesques et les plus répugnants. La vie ordinaire n’existe plus, toute beauté est bannie. Rarement il est question dans ses épigrammes d’idées élevées ou de sentiments nobles (voir cependant plus bas le chapitre « La délicatesse des sentiments et du goût »). Il résulte de cela que le monde nous apparaît à travers Martial d’une uniforme noirceur. La présentation partielle et fragmentaire de la réalité est donc une présentation tendancieuse, car, contrairement à ce que suggère l’épigramme, l’exemple particulier ne vaut pas vérité générale.
16Ensuite Martial force le trait jusqu’à la caricature, son réalisme est toujours mâtiné d’esprit épigrammatique. Cette attitude était du reste conforme à la loi du genre et répondait à l’attente du public. Le but de l’épigrammatiste est généralement de faire un bon mot ou de finir sur une pointe, et pour cela il n’hésite ni à inventer ni à exagérer. En choisissant ce genre, Martial ne pouvait pas ne pas être agressif. Sans libertinage ni mordant, l’épigramme ne saurait plaire. On a voulu voir dans la violence et les excès de Martial de la sincérité, de l’authenticité, notamment parce qu’il s’incluait dans le discours, qu’il personnalisait le propos. Mais rien n’est moins sûr : certaines caricatures seraient inacceptables si elles ne s’appliquaient à des personnages imaginaires ; d’autre part le « je » de Martial, on l’a dit plus haut, doit être distingué de la personne véritable du poète : il ne parle pas forcément de lui-même quand il emploie la première personne.
17Le code générique de l’épigramme, rappelons-le, veut que l’épigrammatiste ne suive aucune topique littéraire et propose à la société un miroir dans lequel elle puisse se reconnaître. Même s’il s’adonne à la retractatio (« réélaboration ») de thèmes convenus du genre, le poète doit donner à ces thèmes l’apparence de la spontanéité et de la contemporanéité.
18Est-ce à dire que les épigrammes de Martial ne correspondent à aucune réalité, alors qu’il se dégage d’elles une incontestable impression de réel ? Évidemment non. Mais Martial porte un regard sur la société qui la déforme. Ce regard laisse certes transparaître la réalité sociale du temps et les multiples aspects de la vie quotidienne romaine, mais il est partial en ce qu’il impose aux choses un double prisme, celui de l’aigreur du poète et celui de la tradition épigrammatique. Cela n’enlève pas toute valeur à son témoignage, mais invite à aborder avec une prudence distancée l’analyse sociale qu’il nous livre. On ne peut écrire une histoire de la vie quotidienne sous Domitien à partir de son seul témoignage. Si J. Carcopino, La vie quotidienne à Rome à l’apogée de l’empire, Paris, Hachette, 1939, semble le prendre parfois au pied de la lettre, il est en revanche utilisé à bon escient dans S. Barthèlemy et D. Gourevitch, Les loisirs des Romains, Paris, Sedes, 1975.
La critique sociale : le malheur du client
19Martial, on l’a dit, menait à Rome la vie du client. En effet sa renommée, toute universelle qu’elle était, ne lui permettait pas de vivre (XI, 3). Il n’est donc pas surprenant que l’accent soit souvent mis dans son œuvre sur les problèmes de subsistance : il était dépendant d’autrui, c’est-à-dire de ses différents patrons, qualifiés de rex, dominus, patronus ou amicus. Le thème de la clientèle, qui a été bien étudié par Marguerite Garrido-Hory dans Martial et l’esclavage (voir la Bibliographie), apparaît dans de nombreuses épigrammes, et deux groupes sont posés comme antagonistes, les clients et les parvenus.
20Les obligations du client consistaient d’abord dans la salutation matinale au patron (IV, 8 et 26). Martial se plaint d’avoir ainsi à traverser Rome à l’aube (V, 22 ; X, 82 ; voir aussi I, 108 ; XII, 18). Ensuite le client devait, parfois, accompagner dans ses diverses activités son patron ; mais le premier allait à pied, tandis que le second se déplaçait en litière ou en chaise (III, 36 et 46 ; IX, 100 ; X, 74. Le client est alors qualifié du terme imagé anteambulo, cf. II, 18). Enfin il lui fallait quelquefois le suivre aux bains. Martial déplore le temps ainsi perdu qu’il aurait pu consacrer à écrire (X, 58 et 70).
21Le patron, recevant dans l’atrium de sa maison les clients, leur remettait en échange la sportule. À l’origine elle consistait en un don de nourriture que le client emportait dans un panier (tel est le sens premier du latin sportula). À l’époque de Martial, elle était devenue une modeste somme d’argent, cent quadrantes, soit vingt-cinq as ou un peu plus de six sesterces (I, 59 ; VI, 88 ; X, 70 et 74. Exceptionnellement, ce pouvait être plus – trois deniers soit douze sesterces, IX, 100 ; trente sesterces, X, 27 – ou moins – IV, 26. Il est très difficile de déterminer la valeur exacte de ces sommes. On peut rappeler, à titre de comparaison, que le livre des Xenia coûtait quatre sesterces, et le livre I cinq deniers soit vingt sesterces, voir I, 117 et XIII, 3). L’empereur Domitien remit en vigueur la sportule sous forme de repas véritable plutôt que de distribution d’argent (Suétone, Vies des douze Césars, « Domitien » 7). Cette décision, qui mécontenta les clients (III, 14 et 30) auxquels on servait souvent à manger une nourriture différente de celle proposée au patron (III, 60), fut plus tard rapportée. C’est le seul cas où nous voyons le poète critiquer une mesure impériale. Martial réclame la transformation de la sportule en un salaire décent (III, 7). Dans la pratique, les clients multipliaient les patrons pour accroître leurs revenus.
22Il est certain qu’il y a eu au i er siècle une dégradation du lien de clientèle. Cette institution, qui instaurait des liens entre les deux parties (souvent l’ancien maître et l’esclave affranchi) dans le respect mutuel s’est altérée, la nouvelle classe dominante se montrant arrogante et renâclant à accomplir ses propres obligations, par exemple le devoir d’assistance (II, 32 : Ponticus refuse de représenter Martial en justice par peur d’offenser de plus puissants) et celui de bienfaisance. Le lien de dépendance avait tendance à se rapprocher de celui qui attache un esclave à son maître. Martial donne de nombreux exemples du mépris et de l’égoïsme des riches.
23D’autre part, la relation reposait de plus en plus sur le degré de fortune et de puissance, et il se constituait un système en cascades, le patron de l’un étant lui-même le client d’un patron plus haut placé dans la société : Martial, se rendant le matin chez un de ses patrons, Maximus, arrive quand celui-ci est déjà parti pour saluer son propre patron (II, 18). Un consul et un sénateur sont eux-mêmes clients (X, 10 ; XII, 29) ; évidemment ceux-ci ne se déplaçaient pas pour quelques sesterces, ils étaient en quête d’appuis politiques, notamment en vue d’obtenir des postes importants. Bref, l’argent et le pouvoir conditionnent les relations humaines.
24Une autre contrainte pesait sur le client, celle de porter la toge, vêtement chaud et malcommode. Par un curieux renversement, cette toge qui était le costume distinctif du citoyen romain, notamment dans l’exercice de ses droits politiques et aux spectacles, est devenue l’uniforme obligé du client et la marque de son aliénation, à tel point que Martial qualifie le métier de client d’opera togata (III, 46).
25Le patron se confond souvent avec le parvenu, généralement un affranchi. Dans une société où le citoyen libre, refusant le travail comme attribution servile (Cicéron dans Les devoirs I, 150, montre combien on a peu d’estime à Rome pour l’activité manuelle en dehors de l’agriculture), n’a aucun moyen de s’enrichir, l’affranchi devient le véritable ennemi car il peut en gagnant de l’argent atteindre les rangs de la classe dirigeante, bouleversant ainsi l’ordre établi.
26C’est Zoilus qui symbolise l’affranchi nouveau riche, porteur de tous les vices. Zoilus d’esclave était devenu chevalier : au lieu de ses chaînes d’autrefois, il porte l’anneau de l’ordre équestre (III, 29 ; XI, 37). Il est malade pour le plaisir de rester alité dans des couvertures de pourpre (II, 16), se déplace dans une énorme litière (II, 81), change onze fois de tenue pendant le dîner (V, 79), bref affecte un luxe insolent. Quand il offre un repas à ses clients, il leur sert des produits de qualité inférieure, tandis que lui-même se régale (III, 82). Et en plus c’est un fellateur (XI, 30) ! Ce Zoilus a parfois été rapproché du Trimalcion du Satyricon de Pétrone (voir notamment III, 82).
27Martial appartenait à l’ordre équestre (il y avait été admis à titre honorifique par décision impériale, on l’a dit, et ne possédait donc pas le cens requis) et en était fier. Il est logiquement très hostile aux affranchis enrichis et à tous ceux qui cherchent à passer pour chevaliers sans l’être. La chose se manifeste particulièrement à propos des places réservées au spectacle, sujet d’un cycle dans le livre V (bien étudié par A. Canobbio, La ‘lex Roscia theatralis’ e Marziale : il ciclo del libro V : introduzione, edizione critica, traduzione e commento, Como, Edizioni New Press, 2002). Domitien avait remis en vigueur la lex roscia theatralis de 67 av. J.-C. qui, réglementant les places au théâtre et à l’amphithéâtre, réservait les premiers rangs aux sénateurs et aux chevaliers (selon le principe que le lieu public de loisirs collectifs constitue une représentation symbolique de la société). Des appariteurs redoutés étaient chargés de faire respecter la loi. Martial applaudit naturellement à cette décision et nous montre souvent les appariteurs, Leitus et Oceanus, chassant les intrus (III, 95 ; V, 8, 14, 25, 35). Car nombreux sont ceux qui tentaient de passer pour chevaliers et de s’infiltrer aux places convoitées (II, 29 ; V, 23, 27, 38). On retrouve là un thème cher à Martial, celui de l’hypocrisie et de la dissimulation.
28Martial se présente comme conservateur, et attaché aux intérêts des clients. Son discours, qui traduit le malaise et l’amertume de la classe moyenne de Rome, sera repris quelques années plus tard par Juvénal, avec la différence que celui-ci insistera davantage sur l’invasion de Rome par les affranchis grecs et orientaux. Les échos d’une œuvre à l’autre sont en tout cas manifestes.
29On se gardera de faire de Martial un défenseur des pauvres. Au contraire, il se moque d’eux (VII, 20 ; VIII, 19 ; XI, 32 ; XII, 32). La charité est une valeur étrangère aux Romains. Certes pour nous modernes, chez qui l’idéologie chrétienne a été prolongée ou relayée par un discours social prônant l’assistance et la solidarité, la chose ne manque pas d’être surprenante.
L’avarice et le thème du don
30Dans la critique des vices à laquelle se livre Martial, c’est l’auaritia, mélange d’avarice et de cupidité, qui est visée avant tout. Il y a là certainement un reflet de l’agacement du poète devant le luxe insolent de parvenus qui n’est pas la récompense de la vertu ni du talent. En outre ces riches, prodigues pour eux-mêmes, sont pingres pour leurs amis (cf. II, 46 ; IV, 37 et 61). Or la générosité faisait partie des devoirs du patron. Une telle redistribution (très partielle) était, aussi, un moyen de légitimer la possession d’une fortune parfois démesurée.
31Certains ajoutent l’hypocrisie à l’avarice. Candidus a sans cesse à la bouche l’axiome pythagoricien « Tout est commun entre amis » ; mais il ne fait nullement profiter ses vieux amis de toutes ses richesses (II, 43). Baccara répète trois fois par jour à Martial que s’il a besoin de quelque chose, il le lui donnera volontiers ; mais il le voit dans la nécessité et ne lui donne rien (VII, 92).
32Il est souvent question dans les épigrammes de demande de cadeaux, et on a beaucoup reproché à Martial cet aspect quémandeur : ainsi il veut un bon manteau (VI, 82). Mais l’échange de cadeaux était habituel dans la société romaine, notamment aux Saturnales ; on en offrait également aux anniversaires (VIII, 64 ; IX, 53 ; X, 24 et 87). Martial rappelle donc aux plus riches leur devoir.
33Ce qui est intéressant, c’est la manière dont il réagit aux refus qu’il essuie ou aux présents qu’il juge trop modestes. Gaius, riche ami (on a vu que le terme d’« ami » pouvait désigner le patron) à qui il demande un prêt de vingt mille sesterces, lui conseille de travailler comme avocat ; Martial réplique qu’il demande de l’argent, pas des conseils (II, 30). À qui lui envoie six mille sesterces alors qu’il en avait demandé douze, Martial explique que la prochaine fois il en demandera vingt-quatre (IV, 76, traduit en Annexe). À Priscus qui veut rehausser son cadeau par un poème, ce qui retarde l’envoi, il déclare qu’il préfère recevoir plus vite le cadeau sans poème (VII, 46). Il reproche à Umber de lui avoir fourgué comme cadeau de Saturnales ce qu’il avait lui-même reçu pour cette fête (VII, 53), à un anonyme de ne lui avoir rien envoyé du tout (IV, 88). Postumianus se voit reprocher de restreindre chaque année les cadeaux qu’il fait (VIII, 71 ; même thème en I, 105 et X, 57). Paulus lui a envoyé une coupe en or, mais le métal précieux est si mince que Martial tourne la chose en dérision (VIII, 33). À Parthenius, pourtant secrétaire de Domitien, qui vient de lui offrir une superbe toge, il demande d’ajouter un manteau (VIII, 28 ; même mouvement en VII, 36). À Phoebus, qui lui rend son reçu de quatre cent mille sesterces, c’est-à-dire qui annule sa dette, Martial rétorque que de toute façon une somme qu’il ne peut rembourser est à lui, et demande un prêt supplémentaire de cent mille sesterces (IX, 102). Crispus se prétend son ami, mais cette amitié se manifeste seulement par le fait qu’il pète en sa présence (X, 15). Telesinus, un vieil ami, ne fait pas mieux : il refuse de lui prêter de l’argent sans garant (XII, 25). À Gaius qui promet sans donner, Martial offre en paroles, sur un ton épique, des présents d’un grand prix (X, 17, traduit en Annexe). Sextilianus, qui a pris une maîtresse, envoie à celle-ci le cadeau qu’il faisait habituellement à Martial aux Saturnales : ce dernier considère que Sextilianus fait l’amour à ses frais (X, 29, traduit en Annexe). Numa, qui venait de l’instituer son héritier, guérit soudainement : quel malheur (X, 97) ! La propriété dont lui a fait don Lupus ne mérite pas ce nom (XI, 18). À Maro qui, pour ne rien donner, promet un legs testamentaire, Martial souhaite tout simplement la mort (XI, 67). Enfin, il rappelle à Postumus que celui a accordé un bienfait ne doit pas en parler à tout venant (V, 52), à Paetus qu’un don consenti après un long délai perd toute valeur (VI, 30), à Telesinus qu’il n’a aucune raison de se dire généreux pour lui avoir prêté de l’argent, puisqu’il a remboursé (III, 41), et à Sextus qu’il est cruel de refuser avant même qu’on vous ait adressé une demande (IV, 44).
34On voit que Martial considère la générosité du riche comme un droit, qu’il se refuse à remercier et à jouer le jeu de la reconnaissance et de la politesse, qu’il n’hésite pas à tourner en ridicule le donateur et le don si ce dernier lui déplaît (ainsi X, 36, où Munna a l’idée absurde de faire venir à grands frais pour ses amis de l’infect vin de Marseille). Comme l’a souligné René Marache (voir ses deux articles dans la Bibliographie), ce cynisme insultant n’est pas de la mendicité, mais de la révolte. Martial quémande sur un ton qui équivaut à renoncer à recevoir. La chose est flagrante quand il sollicite par exemple un prêt avec l’intention affichée de ne pas rembourser (VI, 5). Il ne fait donc pas preuve de bassesse : il dénonce l’égoïsme et l’hypocrisie des riches et des grands, et leur refus de la vertu de bienfaisance qui fondait le pacte social.
35Martial n’est cependant pas un ingrat : il témoigne sa reconnaissance à un certain Marcus pour le don d’une toge (X, 73), à Terentius Priscus pour son aide (XII, 3), à Marcella pour la maison qu’elle lui a offerte en Espagne (XII, 32). C’est que ces gens étaient, eux, de vrais amis.
Dîner et nourriture
36Le repas du soir (cena) occupe une grande place dans l’œuvre de Martial, à la fois parce que le dîner, principal repas de la journée, pose un problème quotidien, et parce que c’est un lieu de révélation du rapport social.
37Pour la classe moyenne que représente Martial, et qui paraît constituée principalement d’hommes sans famille (du moins est-il rarement question de celle-ci), se faire inviter par un plus riche semble parfois le seul moyen de manger correctement (cf. V, 47) ; mais le dîner est aussi un élément important de la vie sociale, et le nombre des invités peut être considérable (cf. XI, 35 et 65). Toujours est-il que la recherche d’une invitation à dîner fournit le sujet de plusieurs épigrammes. Selius parcourt la ville entière en quête d’une invitation (II, 14, traduit en Annexe) ; si on le voit l’air accablé, c’est qu’il dîne chez lui (II, 11, traduit en Annexe). Selius donc (II, 27), Sabellus (IX, 19, traduit en Annexe), Philomusus (IX, 35) et Menogenes (XII, 82), pour se faire inviter, n’épargnent ni les compliments ni les gestes obligeants (voir aussi VI, 48). Il faut en effet être l’hypocrite Classicus pour prétendre dîner dehors contre son gré (II, 69).
38Se faire inviter n’est pas tout. En effet il faut souvent supporter le comportement désobligeant ou odieux du maître de maison. Le cas le plus fréquent est celui du repas inégal, où le maître fait servir à l’ensemble des convives une nourriture ou un vin différent de ceux qu’il partage avec ses intimes et ses pairs. La réalité de la chose est bien attestée par d’autres auteurs du temps (voir par exemple Pline le Jeune, Lettres II, 6). L’odieux Zoilus, dont il a été question plus haut, se distingue particulièrement dans cette pratique (III, 82), mais il est loin d’être unique. Ponticus et Sextus font de même (III, 60 ; IV, 68). Caecilianus dévore seul des cèpes devant la foule de ses invités (I, 20). Tel autre maître se réserve du Massique (vin renommé de Campanie), mais sert au narrateur du vin de Véies (III, 49, traduit en Annexe ; thème approchant en X, 49). Ponticus boit dans une coupe opaque, ses invités dans une coupe en verre, pour qu’ainsi la différence de vin ne soit pas visible (IV, 85). S’il n’y a plus d’Oreste et de Pylade, conclut Martial, c’est qu’ils faisaient, eux, le même dîner (VI, 11).
39Sans être aussi méprisants, d’autres maîtres, généralement mus par l’avarice, se montrent pénibles ou extravagants. Tucca mélange le vieux Falerne et la piquette du Vatican (I, 18). Fabullus offre des parfums de prix, mais ne propose rien à manger (III, 12). Dans de la vaisselle précieuse et ancienne Euctus verse un médiocre vin jeune (VIII, 6). Gallicus promet un sanglier et sert du porc (VIII, 22). Chez Caecilius, qualifié d’Atreus cucurbitarum, « l’Atrée des courges », il n’y a à manger que des courges, préparées et présentées de nombreuses manières différentes (XI, 31). Chez Annius les plats sont servis à toute allure, c’est une cena ambulans, « un dîner volant » (VII, 48).
40Enfin un inconvénient des repas était la manie qu’avaient certains maîtres d’y lire en public leurs ouvrages (III, 44, 45 et 50 : Ligurinus n’invite à dîner que pour procurer à ses vers des auditeurs ; III, 45 est traduit en Annexe), ou d’imposer des flûtistes (IX, 77), empêchant ainsi les conversations.
41Cependant les convives égalent parfois les maîtres dans les mauvais procédés. Caecilianus rafle tout ce qu’il y a sur la table, le cache dans sa serviette (à Rome l’hôte ne fournit pas de serviette, chaque convive vient avec la sienne), et le remet à son esclave pour qu’il le porte chez lui (II, 37 ; même thème en III, 23 et VII, 20). Tel autre vole les coupes et les cuillers (VIII, 59). Le même Caecilianus, invité par le narrateur, arrive dès la cinquième heure (VIII, 67), tandis que Charopinus ne supporte pas qu’il ne l’invite pas (V, 50).
42Par opposition à toutes ces contraintes, Martial définit le repas idéal dans une invitation à son ami Toranius (V, 78). La nourriture sera modeste (parua cenula), et pour le vin, Toranius le rendra bon en le buvant. En revanche, il n’aura pas à prononcer ou entendre des discours mensongers, ni ne devra se forger une contenance (sed finges nihil audiesue fictum / et uoltu placidus tuo recumbes) ; le maître de maison ne donnera pas lecture d’un gros volume ; aucune danseuse de Gadès ne se livrera à des mouvements lascifs. Une petite flûte créera un fond musical, et deux jeunes filles feront la compagnie. Martial a repris deux autres fois le thème de l’invitation à dîner. En X, 48, il convie six amis : là aussi la nourriture sera simple, mais du vin de Nomentum l’accompagnera ; surtout la conversation sera libre, et cela sans qu’on ait le lendemain à regretter ses paroles de la veille (Accedent sine felle ioci nec mane timenda / libertas et nil quod tacuisse uelis) – allusion aux accusations qu’entraînaient sous les empereurs tyranniques les propos imprudents lâchés dans l’ivresse. La pièce XI, 52 est un peu différente. Martial invite son ami Julius Cerialis : il lui expose le menu, ajoute mensongèrement quelques plats raffinés, et promet enfin de ne rien lui lire. Une autre forme de repas idéal est celui que Domitien offrit au peuple de Rome pour célébrer son triomphe sur les Sarmates (VIII, 49).
43Dans ces dîners, l’évocation de la nourriture elle-même est essentielle. D’abord parce que les plats illustrent un statut social et un niveau de richesse. Ensuite parce que Martial pratique une poétique du réel, qui accorde une place importante aux objets de la vie quotidienne et aux produits de consommation, dans la mesure notamment où les personnages sont définis pour une bonne part à travers leur relation aux choses (à sa manière, Martial préfigure en cela le Perec des Choses). Souvent il construit ses épigrammes à partir d’objets, de leurs propriétés et des connotations qu’ils véhiculent, exploitant leur capacité à recréer une atmosphère et à faire surgir le réel. Cette poésie des objets, particulièrement nette dans les livres XIII et XIV, irrigue l’ensemble de l’œuvre.
44Fréquemment Martial procède par accumulation, et on a alors une poésie du catalogue (tradition poétique qui remonte à l’épopée) sous forme d’énumération de plats. Les épigrammes II, 37 ; III, 60, 77 et 82 ; IV, 46 ; V, 78 ; VII, 20 et 78 ; X, 48 ; XI, 52 fournissent les meilleurs exemples. Les plats de choix sont entre autres les cèpes (boleti), les huîtres (ostrea), notamment celles du lac Lucrin en Campanie, le turbot (rhombus), le surmulet (mullus), le sanglier (aper), la tétine de truie (sumen), le lièvre (lepus), le croupion de tourterelle (clunes turturis), la grive (turdus), et les vins réputés le Cécube, le Falerne et le Massique (crus du Latium et de Campanie). À l’inverse les mets simples sont la laitue (lactuca), le poireau (porrum ou porrus), le chou (coliculus), la mauve (malua), la fève (faba), les olives (oliuae), les châtaignes (castaneae), les œufs (oua), et les vins bon marché ceux de Veies, du Vatican, de Ligurie ou de Marseille. Par ailleurs les denrées ne sont jamais mentionnées seules, mais toujours qualifiées : c’est une notation de couleur, l’indication de leur origine géographique, la mention de leur vertu thérapeutique ou du procédé de fabrication, etc. Les noms de plats ou de vins sont ainsi des mots-fenêtres qui ouvrent sur le monde.
45Martial parle de nourriture plus que tout autre auteur latin du i er siècle ou du début du ii e siècle (le Satyricon, lacunaire, constituant un cas particulier). C’est en effet un des points où se lisent le mieux les différences de statut et les inégalités sociales. Mais, aussi, la nourriture fait partie de ces détails concrets qui étaient, pour un Romain, immédiatement parlants.
Le corps et les disgrâces physiques
46Le corps est très présent dans l’œuvre de Martial. On sait qu’à Rome le corps n’est pas le tombeau de l’âme, il exprime la vérité de l’homme. Il y a interaction de l’âme sur le corps : celui qui est laid ne saurait être bon. Ainsi Zoilus, avec ses cheveux roux, son teint sombre, son pied court, ses yeux malades, ne peut être un homme de bien (XII, 54, traduit en Annexe). Mais le corps doit être civilisé et maîtrisé, car le corps est culturel. Il fait l’objet de soins et on apprend à régler ses manifestations.
47Il arrive à Martial de faire l’éloge de la beauté, mais la chose ne se produit guère que pour les jeunes esclaves aux cheveux longs (capillati ou comati) réservés aux plaisirs du maître. La beauté n’est pas, sauf exception, un thème épigrammatique. En revanche il insiste beaucoup, conformément à la tradition du genre, sur les disgrâces physiques et les atteintes de l’âge. Lesbia a des fesses si grosses que, assise, elle est sodomisée par sa tunique (XI, 99). À l’inverse, Thaïs est si mince qu’on ne parvient pas à la voir (XI, 101). Cependant trois catégories sont particulièrement maltraitées, les édentés, les borgnes et les chauves. Il restait à Aelia quatre dents : la toux lui en a enlevé deux, puis deux autres ; à présent elle peut tousser tranquillement (I, 19). Philaenis ne pleure que d’un œil ; comment est-ce possible ? elle est borgne (IV, 65). La tête chauve de Labienus, avec quelques cheveux de part et d’autre et un vide au milieu, le fait ressembler au monstre tricéphale Géryon (V, 49 ; X, 83 développe un thème analogue). Il ne faut pas se fier aux borgnes : tel borgne est un voleur redoutable (VIII, 59).
48Certains cherchent pour dissimuler leur laideur des moyens divers, pommades, postiches, etc., généralement sans réussite ; l’épigrammatiste est là pour dévoiler le subterfuge et rétablir la vérité sous le fard. Aeglé (I, 72) et Laecania (V, 43) ont de fausses dents. Phoebus cache sa calvitie sous une pommade (VI, 57). Charinus prétend avoir mal aux oreilles et s’entoure la tête de bandes de laine, mais en réalité il veut cacher sa tête chauve (XII, 89). Si Olus a les cheveux noirs, sa barbe est blanche, parce qu’on ne peut se teindre la barbe (IV, 36 ; on ignore pourquoi la chose est impossible). Fabulla jure que ses cheveux sont à elle ; ce n’est pas un parjure, car ce qu’on a acheté est à vous (VI, 12). Phoebus se couvre la tête d’une peau de chevreau (XII, 45). Aefulanus, déjà chauve, tente de faire croire par l’usage d’un cure-dents qu’il a des dents (VI, 74). Laelia a de fausses dents et des cheveux postiches, mais elle ne peut acheter un œil pour remplacer celui qui lui manque (XII, 23). Polla veut cacher les rides de son ventre par un emplâtre de farine de fève (III, 42).
49La pièce III, 43 conjugue le motif de la dissimulation et celui du memento mori. Mais cette fois le dévoilement est fait par Proserpine qui, on le sait, coupait un cheveu au mourant. On en déduit que Laetinius est proche de la mort :
« Tu veux faire le jeune homme en te teignant les cheveux, Laetinius, toi qui, de cygne, es soudain devenu corbeau.
Mais tous ne s’y laissent pas tromper ; Proserpine sait bien que ta tête est blanche, et elle lui enlèvera son masque. »
50Un thème fréquent chez Martial, dans la lignée de l’Anthologie grecque, est celui des odeurs déplaisantes que dégage le corps (aussi Martial occupe-t-il une place importante dans l’ouvrage de S. Lilja, The Treatment of Odours in the poetry of Antiquity, Helsinki, Societas Scientiarum Fennica, 1972). De Bassa émane une odeur exécrable (IV, 4). Thaïs cherche par d’innombrables moyens à dissimuler sa mauvaise odeur ; mais quand elle a tout essayé, elle sent encore Thaïs (VI, 93). Fescennia prend des pastilles pour ne pas sentir le vin qu’elle boit en quantité (I, 87). Philaenis porte de la pourpre pour couvrir par cette odeur la puanteur qui émane de son corps (IX, 62). L’haleine de Sabidus est pestilentielle (III, 17), comme celle de Gellianus (VI, 66). Martial tourne aussi en ridicule ceux qui se parfument à l’excès (Gellia, III, 55 ; Sempronius, VII, 41), quelle qu’en soit la raison.
51À l’inverse, les baisers de Diadumenus (III, 65) ou ceux d’un esclave de Martial (XI, 8 ; peut-être Diadumenus aussi) exhalent un parfum délicieux.
52Certains se parfument pour dissimuler une mauvaise odeur. L’usage des parfums était alors répandu, comme le montrent les allusions à Cosmus, parfumeur (ou maison de parfums) célèbre de l’époque (cf. XII, 65). Mais d’autres le font pour couvrir une odeur suspecte, ainsi Postumus (II, 12) ou Coracinus (VI, 55). « C’est puïr que de santir bon », commente Montaigne en citant ces deux pièces (Essais I, 55). Cet usage des parfums est devenu synonyme de mensonge : la Vérité a des cheveux sans parfums (siccis rustica Veritas capillis, X, 72).
53Ceux qui sentent le plus mauvais sont ceux qui ont des pratiques sexuelles infâmes, c’est-à-dire les fellateurs (XI, 30 et 95) et plus encore les cunnilingues (XII, 85). Leur nombre étant grand à Rome, Martial appréhende particulièrement les baisers. On sait que l’habitude de s’embrasser entre hommes pour se saluer s’était répandue au début de l’Empire. Martial déplore les inconvénients de cette coutume (VII, 95 ; XI, 98), notamment en raison des fellateurs et des cunnilingues (XII, 59) dont la bouche est infecte. Les baisers de Postumus sont particulièrement redoutés (II, 21).
54Le corps, avons-nous dit, fait l’objet de soins. Dans ces soins rentre l’épilation. Sous l’Empire, l’épilation fait partie des soins traditionnels de la beauté masculine et féminine, et Quintilien (Institution oratoire I, 6, 44) constate que s’épiler est devenu une habitude. C’est surtout de l’épilation masculine qu’il est question dans les textes, parce que le traitement des poils est chez un homme révélateur de sa moralité. Martial aborde souvent ce sujet. Pour lui, la pilosité brute indique en principe la rusticité ou la virilité (VII, 58, 8 ; XII, 59, 4-5). Par exemple l’épigramme X, 65 oppose Charmenion, dont la chevelure ondulée brille de parfum, et dont les membres sont rendus lisses par l’usage quotidien d’une pâte épilatoire, au narrateur, qui a des cheveux rétifs et des jambes et genoux hérissés de poils. Si les élégants s’épilent les bras (III, 63, 6) et les jambes (V, 61, 6), cependant chez Martial l’épilation révèle ou dénote en général l’homosexualité (V, 41 ; VI, 56 ; XII, 38, 4).
55Martial définit le juste milieu en II, 36 : il ne faut pas être homme à l’excès ni l’être trop peu, c’est-à-dire qu’il faut supprimer en soi les traces d’animalité, sans pour autant perdre sa nature d’homme. On peut donc s’épiler, mais pas sur tout le corps. Comme le dit le grave Sénèque dans les Lettres à Lucilius (114, 14) : « Ici trop de toilette, là trop de négligence ; l’un s’épile jusqu’aux jambes, l’autre ne s’épile même pas l’aisselle ». Il y a une norme à respecter, et la marge de liberté dont chacun dispose est assez faible, entre l’affectation d’austérité (toujours suspecte chez Martial) et l’excès de soins. Plus on descend dans le corps, plus le risque de passer pour efféminé augmente (on a là la trace d’une distinction haut-bas qui structure fréquemment le corps humain). En tout cas, l’épilation du sexe ou plus encore des fesses est la preuve qu’on est un homosexuel (II, 62 ; IX, 27).
56Bref, l’attitude à l’égard des poils n’est pas une simple question d’esthétique corporelle, elle est révélatrice de la moralité des individus (on peut consulter pour plus de détails notre article « Martial et la pilosité »).
Le sexe et le registre bas
57Le sexe occupe chez Martial une place importante, cela lui a du reste été beaucoup reproché. On notera que si lui-même admet que certains de ses livres ne sont pas à mettre entre toutes les mains, Pline le Jeune (Lettres III, 21) ne paraît pas le trouver scandaleux. Rappelons enfin que, reprenant une idée déjà exprimée par Catulle (poésies 16), Martial a bien invité le lecteur à distinguer la personne du poète de ses vers (I, 4 : « Ma page est libertine, mais ma vie est honnête »).
58Une pudeur mal placée empêche souvent de comprendre les épigrammes de Martial sur ce sujet, les traducteurs esquivant de diverses manières le problème. Mais c’est là châtrer Martial. Il importe donc, à l’aide du livre de J.N. Adams (The Latin sexual Vocabulary, London, Duckworth, 1982), d’expliquer le vocabulaire sexuel spécialisé. Ici en effet on est loin en effet de Cicéron, qui dans L’orateur (154) explique qu’on ne dit pas cum nobis, parce que cela ferait penser à un mot obscène (cunnus). Martial au contraire emploie volontiers ce type de mots, en se retranchant derrière la loi de l’épigramme (I, praef.). On nous pardonnera, n’en déplaise aux mânes de Boileau (« La latin dans les mots brave l’honnêteté, / mais le lecteur français veut être respecté »), la précision et la crudité du langage en français, mais, comme le dit un proverbe latin, charta non erubescit, la feuille ne rougit pas ; et la périphrase est pire que le terme exact. Qu’il soit cependant bien clair que nous ne jouons pas à la provocation facile et ne tenons pas à choquer : s’il est des âmes pudiques, nous les invitons à sauter cette section. Bref, voici les mots qu’on trouve chez Martial pour dire la chose, avec quelques renvois non exhaustifs :
- Les parties du corps concernées sont mentula et penis, « verge », cunnus, « con, vagin », uulua, « vulve », culus, « cul », podex, « derrière », nates, « fesses ». Un homme pourvu de parties avantageuses est mutuniatus, « bien monté » (III, 73 ; XI, 63). En revanche, contrairement à ce qu’on lit parfois, ce n’est pas le cas du substantif draucus (I, 96 ; IX, 27 ; XI, 72), qui désigne en fait un jeune athlète.
- Éprouver du désir, s’agissant d’un homme, se traduit par arrigere, « avoir une érection » ; on trouve aussi stare, « être dressé », ou surgere « se dresser », avec mentula pour sujet (III, 75 ; XII, 97). Le substantif prurigo, « démangeaison » (IV, 48 ; XI, 73) et le verbe prurire (VI, 37) évoquent par métaphore le désir.
- Trois formes de rapport sexuel se rencontrent, vaginal, anal, oral (cf. IX, 32 et 67, sur la triple pénétration). Il est question occasionnellement de pratique solitaire, masturbari, « se masturber » (IX, 41).
- L’acte sous sa forme « normale » c’est futuere (qui a donné le français « foutre »), « baiser, posséder » (à l’actif pour un homme, au passif pour une femme), le substantif correspondant étant fututor (II, 28). Pour les femmes est aussi employée la métaphore (se) dare, « se donner » (II, 9, 25, 49, 56).
- Le rapport anal concerne très rarement les femmes (cf. XI, 43, 78, 104 ; XII, 96). Pour la sodomie active on trouve p(a)edicare, avec le substantif correspondant p(a)edico, « sodomite, pédéraste » (II, 18), ou par métophore percidere, « transpercer » (IV, 48 ; IX, 47 ; XI, 28). Les deux verbes sont utilisés à la voix passive pour celui qui joue le rôle passif (III, 95 ; VII, 10).
- Le rapport oral hétérosexuel ou homosexuel se dit fellare, parfois lambere (II, 61 ; III, 81) ou lingere (IX, 40 ; XII, 55), « sucer », quand il se pratique sur un homme, les substantifs correspondant étant fellator (au masculin) et fellatrix (au féminin). Être l’objet d’une fellation ou imposer une fellation se dit irrumare, « donner son membre à sucer » (IV, 50). Quand le rapport oral concerne une femme, c’est lingere, « lécher » (XII, 85), celui qui lèche étant appelé cunnilingus (IV, 43 ; XII, 59). Quelquefois on trouve par image uorare aliquem mediam/medium, « dévorer par le milieu » (ainsi VII, 67, dans une relation homosexuelle féminine).
- Moechus et concubinus (VI, 22) désignent l’amant, moecha, concubina (III, 82) et domina (X, 29) la maîtresse, tribas la lesbienne (VII, 70), cinaedus l’homosexuel passif (VI, 37 ; IX, 63 ; X, 98. Martial n’emploie pas pathicus) ou actif (II, 28), exoletus (III, 82 ; XII, 91) et concubinus (III, 82 ; VI, 39 ; VIII, 44) le mignon. Soror et frater sont utilisés pour des rapports homosexuels ou incestueux (II, 4 ; X, 65 ; XII, 20).
- Meretrix (I, 34 et 35) et lupa (I, 34) désignent la prostituée (Martial n’emploie pas scortum), lupanar (IX, 5) et fornix (I, 34 ; XI, 61) le bordel.
- S’ajoutent quelques mots de sens très précis : ainsi crisare, « remuer, se tortiller » (X, 68 ; voir aussi XIV, 203), pour parler des mouvements du corps d’une femme dans l’amour ; ceuere, « se pencher » ou « remuer les fesses » (III, 95), pour un homosexuel passif pendant l’acte ; radere, « écorcer » (II, 17), pour une prostituée qui fait pénétrer en elle le membre d’un homme.
- On constate quelques détournements de vocabulaire dans des cas particuliers : Philaenis, une virago homo- et hétérosexuelle, « possède » (futuis, VII, 70) son amie, « sodomise » (pedicat, VII, 67) des jeunes garçons, a une « érection » (tentigo, VII, 67) ; bref, lui sont appliqués des mots qui conviennent habituellement pour les hommes. De même la lesbienne Bassa est-elle qualifiée de fututor (I, 90), au masculin.
- Notons trois cas d’ellipse expressive : en IX, 40, parodie d’épigramme votive (uouit pro reditu uiri philaenis / illam lingeret utpuella simplex / quam castae quoque diligunt Sabinae ; « Philaenis, en jeune femme simple qu’elle est, fit vœu pour le retour de son mari de sucer cet organe qu’aiment aussi les chastes Sabines »), où illam est mis pour illam partem ou mentulam, c’est-à-dire la verge ; en XI, 21 (Lydia tam laxa est equitis quam culus aheni, « Lydia l’a aussi large que le cul d’un cheval de bronze), où uulua, « vulve » est omis ; en III, 32 (An possim uetulam quaeris, Matrinia, « Tu me demandes si je peux avec une vieille, Matrinia »), où futuere, « posséder, baiser », est omis.
59Les épigrammes à sujet sexuel pourraient être des épigrammes érotiques. Ce n’est que très rarement le cas. Généralement elles sont satiriques. Commençons par les femmes. Il y a les vieilles lubriques qui prétendent encore à l’amour (II, 34 ; III, 32 et 93 ; VII, 75 ; X, 90 ; XI, 29 ; le thème avait été traité par Horace, notamment dans l’Épode 8), les femmes qui réclament des cadeaux ou sont vénales (XI, 27 ; XII, 65 : Phyllis réclame… une amphore de vin). Plusieurs épigrammes visent les défauts physiques ou les perversions : Lesbia ne peut faire l’amour que toutes portes ouvertes (I, 34) ; Lydia a le vagin trop large (XI, 21) ; celui de Galla fait du bruit (VII, 18) ; Chioné est frigide (III, 34) ; elle est plus belle mais a moins de tempérament que Phlogis (XI, 60).
60Les hommes ne sont pas mieux traités, la prétendue misogynie de Martial est, compte tenu des habitudes d’esprit romaines, une idée à mettre au rebut (ainsi à Chloé qui a enterré sept maris répond Phileros qui a mis au tombeau sept épouses, IX, 15 et X, 43). Certains couchent avec des vieilles pour de l’argent : ainsi Gellius a-t-il épousé une riche vieille (IX, 80) ; Charidemus était sodomite quand il vivait dans l’aisance ; devenu pauvre, il recherche les vieilles (XI, 87, traduit en Annexe). D’autres vendent leurs faveurs, ainsi Telesphorus avec Martial (XI, 58). Il en est qui ont des goûts insensés : Bassus n’est excité que par les vieilles (III, 76) ; un autre Bassus, quoiqu’il ait une femme pourvue de toutes les qualités possibles, recherche les garçons (XII, 97). Enfin il y a les plus immondes, les homosexuels passifs (III, 71), et surtout les fellateurs et les cunnilingues (II, 28 ; III, 73 ; IV, 43 ; XI, 30, 47, 61, 85).
61Martial est en effet très normatif pour la vie sexuelle et il semble là reproduire la mentalité romaine. L’homosexualité était admise exclusivement sous la forme d’une relation entre un adulte et un jeune garçon de statut social inférieur, généralement un esclave, jouant le rôle passif. Hors de ce cadre, elle était considérée comme scandaleuse. La relation devait s’arrêter avec la pilosité naissante de l’adolescent. Quant à l’homosexualité féminine, elle est taboue.
62Dans la pratique, les conduites les plus blâmables sont, pour un homme libre, de jouer à l’âge adulte le rôle passif avec un autre homme, de pratiquer la fellation et, pis encore, d’être cunnilingue ; pour une femme, de pratiquer la fellation et d’être homosexuelle. Quant à l’esclave, de quelque sexe qu’il doit, il ne fait rien de honteux en se prêtant au désir du maître : il est objet sexuel et doit obéir ; en revanche la femme du maître ne saurait avoir de rapport avec un esclave. La distinction essentielle touche donc davantage, pour les hommes notamment, le rôle dans la relation sexuelle que la nature homo- ou hétérosexuelle de celle-ci. Notons enfin qu’il n’est pas facile de déterminer le statut social des femmes dont parle Martial : certaines doivent être des prostituées ou des courtisanes (si l’on en croit leur nom), esclaves ou affranchies, d’autres des femmes libres.
63Martial s’en prend particulièrement à ceux qui veulent passer pour vertueux ou cherchent à dissimuler leurs vices. C’est le thème fréquent chez lui de la dénonciation de l’hypocrisie. Chrestus n’a à la bouche que les héros virils du passé romain, mais c’est un fellateur (IX, 27). Charidemus refuse de s’épiler le corps (VI, 56), mais c’est lui aussi un fellateur. Au lupanar, Cantharus prend un soin excessif à ne pas être vu : il a quelque chose à cacher (XI, 45). Amillus sodomise toutes portes ouvertes, pour qu’on ne le soupçonne pas d’aimer le rôle passif (VII, 62, traduit en Annexe). Charisianus se trahit : il ne peut plus pratiquer la sodomie parce qu’il souffre de diarrhée ; c’est donc un homosexuel passif (XI, 88). Callistratus reconnaît avoir été souvent sodomisé, mais il dit cela pour cacher davantage (XII, 35).
64Certains payent pour que leurs vices restent ignorés, ainsi le cunnilingue Aeschylus (IX, 4) :
« On peut posséder Galla pour deux pièces d’or
et obtenir d’elle davantage, si on donne le double :
pourquoi alors reçoit-elle de toi dix pièces d’or, Aeschylus ?
Galla suce pour moins que cela. Pourquoi donc tant ? Elle se tait. »
65Plusieurs épigrammes à sujet sexuel fonctionnent sur un renversement comique. Ainsi IV, 84 (traduit en Annexe) : personne ne peut prouver avoir possédé Thaïs. Elle est donc chaste ? Non : elle suce. Ou XI, 62 (traduit en Annexe) : Lesbia jure qu’elle n’a jamais été baisée gratuitement. C’est vrai. Quand elle veut être baisée, elle paye. Ou encore XII, 55 : Aeglé ne veut pas donner un baiser gratuitement ; en revanche, elle suce gratuitement.
66Dans le même registre bas que la sexualité, la scatologie n’est pas absente, sans avoir l’importance qu’elle a par exemple dans les fabliaux du Moyen Âge ou la littérature française du xvi e siècle. Crispus manifeste son amitié pour Martial essentiellement en ne se gênant pas pour péter en sa présence (X, 15). Dans quelques autres épigrammes il est question de pet (XII, 40 et 77, traduit en Annexe).
67Il y a chez Martial une complaisance indiscutable dans la description des vices et des comportements sexuels, quoiqu’il récuse l’obscénité gratuite (XII, 43). Comment en outre connaît-il si bien les goûts intimes et les pratiques sexuelles de nombre de ses contemporains, même de ceux qui achètent le silence de leurs partenaires ? Ici intervient un élément important, la rumeur, qui se traduit par des « le bruit court que », « on dit que » (II, 82 ; III, 80 ; IV, 43 ; VI, 56) : bref, Martial colporte des ragots déjà en circulation. Il est vraisemblable aussi que certaines épigrammes soient pures mises en scène et n’impliquent rien sur la réalité de ce qui est représenté.
68Martial exprime-t-il à travers ces épigrammes obscènes des idées personnelles ? On a soutenu parfois qu’il réagissait contre l’émancipation des femmes et regrettait la hiérarchie et le partage des rôles d’autrefois. Ou bien qu’il exprimait sa propre peur des femmes. Rien n’est moins sûr. Sont habituellement alléguées à l’appui de cette théorie quelques épigrammes où il parle à la première personne : il veut une femme qui ne soit ni savante (II, 90 ; XI, 19) ni riche (VIII, 12), qui, Lucrèce le jour, devienne une Laïs la nuit (XI, 104) ; du reste il goûte aussi les jeunes garçons (IV, 42 ; XI, 43 et 73). Mais il s’agit là de lieux communs, et le « je » des épigrammes, on l’a dit, ne doit pas être automatiquement identifié à l’homme Martial.
69En réalité le sexe, mêlé souvent aux histoires d’adultère, est un sujet traditionnel dans l’épigramme, et Martial n’a pas dérogé à la tradition. Sans doute ce qu’il décrit reflète-t-il un certain état de la société et des mœurs. On se gardera néanmoins de généraliser et de tomber dans des poncifs sur le relâchement moral de la Rome du ier siècle, abondamment exploités par la littérature dite décadente puis par le cinéma. Le fait même qu’un comportement puisse être l’objet d’épigramme est la preuve qu’il n’était pas considéré comme normal. Par ailleurs, on ne saurait tirer de ces textes, où se sent l’attitude d’auteur, des conclusions trop précises sur la conception que Martial avait des rapports entre les sexes. Et si l’épigramme martialienne a parfois une visée morale, parfois aussi elle ne vaut que par sa crudité ou son aspect ludique.
70Cependant, le sexe est important parce que, pour Martial, les relations sexuelles sont un des aspects essentiels des relations humaines, et qu’elles s’insèrent dans la pratique sociale, étant étroitement liées aux conditions de richesse. La sexualité est très souvent associée au problème de l’argent. À ce titre, le sexe est un révélateur de la vie sociale.
Martial et l’empereur
71L’action de l’empereur (c’est le plus souvent Domitien ; il est désigné, comme toujours les empereurs, par le gentilice « César » ou le surnom « Auguste ») est évoquée en tant qu’il intervient dans la vie privée par la réglementation des mœurs (interdiction de faire des eunuques, renouvellement de la loi sur l’adultère), en tant qu’il construit à Rome et y donne des jeux, enfin en tant qu’il pratique une politique extérieure de conquête. Martial loue presque toujours les décisions impériales (on a vu une exception dans une section précédente), et il flatte à plusieurs reprises des proches de l’empereur : ainsi le courtisan Crispinus (VII, 99), qui sera fort maltraité par Juvénal (Satires I, 26-30 ; 4, 1-33), ou l’avocat Regulus, ami du poète (I, 12 et 111, etc.), qui entassa d’immenses richesses en faisant le délateur et dont Pline le Jeune dit le plus grand mal (Lettres I, 5 ; II, 20, etc.), ou encore Earinos, eunuque qui était le mignon de Domitien (tout un cycle dans le livre IX).
72La flatterie est particulièrement sensible dans les livres V et VIII, dédiés à Domitien (voir par exemple VIII, 21), mais elle apparaît dans l’ensemble de l’œuvre. Il suffit pour s’en convaincre de lire IV, 1, sur l’anniversaire de l’empereur, ou IX, 1, qui célèbre la famille impériale, ou IX, 39, sur une jeune fille qui a eu la chance de naître le même jour que l’empereur. Domitien est souvent assimilé à Jupiter ; parfois même c’est lui qui est le véritable Jupiter, le dieu n’étant que le second Jupiter (IX, 36 : alterius… Iouis ; voir aussi IX, 91).
73On rencontre notamment chez Martial le thème de l’influence sur les animaux du numen impérial. Cette influence est naturellement bienfaisante : ainsi un éléphant rend hommage à l’empereur (Spect. 17) ; des chiens ne touchent pas un daim qui avait cherché refuge à ses pieds (Spect. 30 ; dans ce cas et le précédent il s’agit de Titus) ; un lion ne dévore pas sa proie (toute une série du livre I, et I, 104) ; une oie qu’on doit sacrifier pour Domitien s’élance d’elle-même sur l’autel (IX, 31) ; un perroquet a appris tout seul à saluer l’empereur (XIV, 73) ; les poissons (apparemment apprivoisés) du lac de Baïes connaissent leur maître et caressent sa main (IV, 30).
74La flatterie est parfois indirecte. Quand Martial attaque les philosophes stoïciens (I, praef. ; I, 8 ; XI, 56) et cyniques (IV, 53 ; XIV, 81), ce peut être pour plaire à Domitien qui, voyant dans les philosophes des contestataires, les exila.
75Ce comportement a été vivement reproché à Martial par les modernes. Mais il cherchait à devenir poète de cour ou du moins à être aidé par Domitien (cf. VI, 10 ; VIII, 24), et y a manifesté quelque insistance. Celui-ci, qui avait écrit un poème épique sur la guerre civile (cf. V, 5), prétendait en effet protéger les lettres et les arts (cf. VIII, 82). Et il y a d’autant moins de raison d’en vouloir à Martial que les écrivains contemporains n’ont pas procédé autrement, vraisemblablement parce qu’ils ne le pouvaient pas. L’étiquette et le culte impérial imposaient un ton de célébration. Stace n’a pas flatté moins grossièrement Domitien. Silius Italicus (Guerre punique III, 607-629), après avoir évoqué ses triomphes guerriers, le compare à Orphée. Quintilien (Institution oratoire IV, proem. 3-5 ; X, 1, 9192) insiste sur ses dons poétiques. Et même sous des empereurs plus libéraux les compliments étaient de règle : dans sa dédicace à Titus de l’Histoire naturelle Pline l’Ancien atteint un niveau d’adulation rare.
76Le malheur de Martial est que ces flatteries intéressées lui aient si peu rapporté. Mais la froideur de Domitien envers lui pourrait s’expliquer par les pointes qu’il aurait découvertes dans son œuvre (la chronologie exclut que Martial ait introduit ces pointes après avoir échoué à gagner la faveur de l’empereur). Ces pointes touchent des domaines assez différents (voir notre article « Ambiguïtés de Martial »). D’abord, Martial se moque des chauves (V, 49 ; VI, 57 ; X, 83 ; XII, 45), alors que Domitien était chauve et le supportait mal (Suétone, Vies des douze Césars, « Domitien » 18 ; Juvénal, Satires IV, 38, l’appelle « le Néron chauve »). Ensuite, une épigramme (VI, 46) montre qu’au cirque il était prudent pour les cochers des Bleus de ne pas gagner, Domitien étant partisan des Verts (cf. XI, 33. Il y avait, rappelons-le, quatre factions pour les courses de char, les Blancs, les Rouges, les Verts et les Bleus, mais il s’était établi un système d’alliance, les Verts avec les Blancs et les Bleus avec les Rouges, dans lequel les Verts et les Bleus tenaient le premier rôle, ayant en quelque sorte éclipsé les autres). Plus grave : Martial célèbre Domitien comme le restaurateur de la moralité, parce qu’il a remis en vigueur la lex Iulia de adulteriis de 18 av. J.-C. et interdit la castration des jeunes gens (VI, 2 et 4 ; IX, 5 et 7) ; mais dans des poèmes parfois presque juxtaposés à ceux-ci, il chante l’eunuque Earinos, mignon de Domitien (cf. IX, 11-13), ou glisse une allusion à Julia, la fille de Titus que Domitien séduisit (VI, 3). Ajoutons à cela des éloges ambigus susceptibles de plusieurs lectures (IX, 79). On a également supposé que les pièces sur le lion et le lièvre dans le livre I exprimaient allégoriquement le rapport de Martial (ou de n’importe quel Romain) à Domitien. Quoi qu’il en soit, Martial a parfois une certaine liberté de ton, et il ne faut pas exclure un possible double langage de sa part.
77Le problème de l’adulation est, plus largement, celui de la liberté de parole dont on jouit sous un prince tyrannique. Elle est limitée, il y a un contrôle de l’écriture, et l’auteur joue sur une faible marge. On ne saurait pour autant faire de Martial un opposant qu’il n’est pas. Du reste en X, 72, où Martial invite les flatteries à aller désormais chez les Parthes car l’on vit maintenant sous un prince juste (on est en 98), il rappelle à Rome qu’elle ne doit plus user du langage d’avant : cependant sa formulation (Caueto, / uerbis, Roma, prioribus loquaris) suggère qu’une nouvelle obligation s’est substituée à la précédente. Même sous les Antonins, il convient de surveiller son langage !
La philosophie de Martial
78Martial n’est pas un penseur et ne théorise pas. Cela ne l’empêche pas d’avoir des idées sur l’existence et de les exprimer. Sa philosophie est grosso modo épicurienne : il faut jouir de la vie, la proximité de la mort nous y invite (V, 64). Il conseille donc à ses amis de vivre (uiuere, « vivre », dans le sens de « vivre bien, vivre vraiment », au lieu de se disperser dans des activités stériles) dès aujourd’hui : ainsi parle-t-il à Julius Martialis (I, 15), à Collinus, vainqueur au concours de poésie des Ludi Capitolini (IV, 54), à Postumus en une pièce célèbre (V, 58, traduit en Annexe ; ce nom – peut-être un nom parlant – rappelle le personnage homonyme auquel Horace, dans l’Ode II, 14, donne le même genre de conseils), à Licinius Sura, qui relève d’une grave maladie (VII, 47), à Titullus, qui bien que senex n’a pas encore commencé à vivre (VIII, 44), ou à Liber, dans un sens plus hédoniste (VIII, 77). Et il loue Antonius Primus, qui, âgé de quinze olympiades (c’est-à-dire de soixante-quinze ans), allonge la durée de son existence par le souvenir heureux des jours déjà vécus (X, 23). Martial ne paraît pas croire à l’existence de dieux (cf. IV, 21), ou du moins n’est-il jamais question de ceux-ci. En revanche, si l’on se fonde sur ses épigrammes funéraires, il semble partager l’idée grecque et latine d’une vague survie dans un au-delà.
79Parmi ce qui donne de la valeur à l’existence, Martial mentionne particulièrement l’amitié. C’était un être éminemment sociable : il refuse ainsi d’aller à un dîner où il ne connaîtra personne, parce qu’il y sera comme seul (XI, 35). La relation d’amitié était pour lui un besoin, et de fait les amis ne lui ont pas manqué. En plus d’obtenir l’estime de plusieurs grands personnages, il a été ami intime de Toranius, de Stertinius Avitus (IX, praef.), d’Arruntius Stella, d’Apollinaris (IV, 86), de Faustinus (III, 2), et surtout de Julius Martialis (V, 20 ; XI, 80 ; XII, 34). On le voit aussi manifester son amitié à Decianus (I, 39) et à Manius, un ami d’enfance (X, 13), demander à Fuscus de lui accorder une place dans son cœur (I, 54), regretter humoristiquement de ne jamais voir son ami Novius, quoiqu’il soit son voisin (I, 86). Martial a éprouvé intensément l’amitié et il l’a exprimée avec force. Il l’a même théorisée par une belle formule : « Pour être aimé, tu dois aimer » (VI, 11 : ut ameris, ama), empruntée au philosophe grec Hécaton par l’intermédiaire de Sénèque (Lettres à Lucilius 9, 6).
80Quand il définit l’existence idéale dont il rêve sans avoir jamais réussi à l’atteindre, Martial évoque une vie frugale et champêtre (I, 55 ; II, 48 et 90 ; X, 47). Cet homme urbain entre tous finissait par prendre Rome en dégoût. La pièce X, 47 (voir l’Annexe) définit ainsi sous forme énumérative le bonheur : des biens acquis par héritage et consistant en une propriété agricole fertile, avec toujours du feu dans le foyer ; pas de procès ; peu de contraintes sociales (Martial pense ici aux obligations du client) ; un esprit en repos ; la vigueur d’un homme libre et la santé physique (l’importance de la santé était déjà soulignée en VI, 70) ; une sage franchise ; des amis de même condition ; une table simple avec des convives de caractère facile ; des soirées sans soucis ; une compagne de nuit agréable ; un bon sommeil ; être content de son sort ; ne pas souhaiter ni craindre la mort.
81Martial était conscient de l’aliénation dans laquelle la situation de client le maintenait. Il a clairement montré le chemin de la liberté dans des épigrammes comme II, 53 et II, 68 : pour être libre, il faut la force d’âme d’accepter la pauvreté. Lui-même a eu des aspirations à la liberté, mais n’a pu l’atteindre sinon par l’écriture, en jouant le rôle de révélateur des hypocrisies. D’où sa dénonciation du mensonge sous toutes ses formes.
82Bref, Martial prône le carpe diem (« cueille le jour ») horatien et son aurea mediocritas (le bonheur est dans une condition moyenne). Mais Horace avait Mécène pour lui garantir son indépendance matérielle, tandis que Martial devait sans cesse s’occuper de pourvoir à ses besoins. Si, pas plus que le Maximus de II, 53 ou le Olus de II, 68, il n’est parvenu au détachement, du moins a-t-il décrit avec lucidité sa propre situation et celle de ceux qui partageaient son sort. Certains propos sur le temps perdu à des activités inutiles (VI, 70 ; X, 58 et 70) sont dignes du Sénèque du De la brièveté de la vie. Au-delà des apparences, il existe de fait des liens entre ces deux auteurs, que, après Pierre Grimal (« Martial et la pensée de Sénèque », Illinois Classical Studies 14, 1989, p. 175-183), Pierre Laurens a justement soulignés (« Martial et Sénèque : affinités entre deux Latins d’Espagne », Revista de estudios latinos 1, 2001, p. 77-92).
La délicatesse des sentiments et du goût
83Si Martial peut paraître bas par son adulation, s’il a écrit des épigrammes qui par leur trivialité répugnent à notre goût (III, 17 et 91 ; VII, 18 ; VIII, 57 ; X, 55 ; XI, 61), il n’est pas étranger aux sentiments nobles, loin s’en faut. On a déjà vu plus haut à quel point il chérissait l’amitié.
84Sa sensibilité et sa tendresse se manifestent dans de nombreuses épigrammes. Citons pêle-mêle la pièce IV, 44, sur l’éruption du Vésuve, qui a apporté la ruine et la mort dans une région verdoyante et délicieuse ; IV, 73, où Vestinus sur le point de mourir obtient des Parques la faveur de rester en vie, juste le temps d’assigner ses richesses à ses amis ; X, 23, sur la sereine vieillesse d’Antonius Primus, qui attend calmement la mort, content d’une vie droite et honnête ; VIII, 32, dans laquelle une colombe se pose sur le sein de la jeune Antulla, peut-être pour annoncer le retour imminent de son frère exilé en Sardaigne (Martial demande par là indirectement à Domitien de pardonner à celui-ci) ; VIII, 45 et XI, 36, où Martial se réjouit de ce que ses amis Terentius Priscus et Julius Proculus soient, le premier de retour de voyage, le second remis d’une grave maladie ; IX, 74, qui nous montre le père de Camonius Rufus ne garder dans son deuil qu’un portrait de son fils enfant, sachant qu’il ne pourrait supporter de le voir représenté dans la fleur de la jeunesse où il est mort (Martial évoque sa mort, à vingt ans, en VI, 85 et IX, 76) ; IV, 13 et VI, 21, deux brefs épithalames, le second pour le mariage de Stella, ami de Martial ; VII, 69, éloge de Theophila, la fiancée de Canius ; X, 38, consacré à l’amour de Calenus et de Sulpicia, et X, 35, éloge de Sulpicia ; IV, 75, sur un exemple d’affection conjugale ; VI, 38, sur le tout jeune fils de Regulus, qui à trois ans applaudit déjà aux discours de son père.
85La description de certains lieux témoigne également de sa sensibilité : ainsi celle de Bilbilis (I, 49), celle de la propriété de Julius Martialis sur le Janicule (IV, 64), celle de la villa de Faustinus à Baies (III, 58), celle de la douceur de Formies (X, 30), ou dans un autre registre celle des thermes d’Etruscus (VI, 42).
86Mais c’est dans les épigrammes funéraires que l’affectivité de Martial se développe particulièrement. Certes c’est le domaine où il doit le plus à l’héritage grec, mais cela n’exclut pas toute sincérité. Les personnages dont la mort est déplorée sont soit des esclaves et des affranchis, soit de grands personnages (voir un utile tableau récapitulatif de ces épigrammes chez M. Garrido-Hory, Martial et l’esclavage, p. 169-170). Les esclaves et affranchis sont en général de très jeunes enfants ou des adolescents associés à la vie du maître : ainsi, pour parler d’abord de la familia de Martial, la petite Erotion, âgée de cinq ans, une esclave (uernula) du poète qui était, soit sa petite favorite, soit, peut-être, sa fille naturelle (V, 34 et 37 ; X, 61. Le fait qu’il y ait trois épigrammes pourrait se comprendre comme une sorte de « travail du deuil » répété. La pièce V, 37, donnée en traduction un peu plus loin, a l’originalité que l’éloge de la petite fille introduit de manière inattendue à une attaque féroce contre Faustus) ; Alcimus, un esclave enlevé en pleine adolescence (crescentibus annis) et enseveli sur la Via Labicana (I, 88) ; Demetrius, esclave secrétaire affranchi sur son lit de mort, à dix-huit ans (I, 101). En dehors de la domesticité de Martial, mentionnons le petit Urbicus, esclave de Bassus, qui n’avait pas encore atteint trois ans (VII, 96), Canacé, morte à six ans d’un ulcère au visage (XI, 91), Eutychos, mignon de Castricus (VI, 68), Glaucias, affranchi d’Atedius Melior, à treize ans (VI, 28-29). Que les esclaves de Martial soient immortalisés à côté de ceux de ses riches protecteurs ou d’individus marquants du régime pourrait témoigner de sa volonté de s’assimiler aux couches dirigeantes, en acquérant par sa notoriété la place que ses revenus modestes lui refusent. Parmi les personnages importants, on trouve une célébrité comme le cocher Scorpus, dont l’existence est historique, emporté à vingt-sept ans (X, 50 et 53), et des membres de familles riches ou puissantes comme la jeune Antulla, fille de Faenius Telesphorus (I, 114 et 116).
87Ces épigrammes funéraires usent parfois de procédés traditionnels dans l’épitaphe versifiée, ainsi l’adresse au passant (VI, 28 ; VII, 96 ; XI, 13) ou le souhait que la terre soit légère au mort (VI, 52 et 68). Il ne s’agit pas pour autant de textes destinés à être gravés sur un tombeau, même s’il est fait allusion parfois à la matérialité de celui-ci (I, 88 ; VI, 28 ; X, 63). En revanche, les épigrammes concernant des défunts étrangers à Martial peuvent être des œuvres de commande, ce qui expliquerait qu’on ait parfois deux versions, comme proposées au choix du commanditaire.
88On trouvera un certain nombre de ces épigrammes traduites dans notre ouvrage sur La poésie funéraire épigraphique à Rome (Rennes, PUR, 2000, p. 133-136).
89Une autre forme de la sensibilité de Martial est la sensibilité artistique. On a déjà parlé de sa glorification des monuments de Rome construits ou restaurés par Domitien. Mais c’est surtout dans les épigrammes décrivant des œuvres d’art que son goût artistique se manifeste. Les pièces III, 35 et 40 décrivent des coupes ciselées, V, 55 une statue représentant Jupiter et Ganymède, VI, 13 une statue de Julia, la nièce déifiée de Domitien, VII, 15 et 50 une fontaine ornée de statues dans la maison de Stella et de sa femme Ianthis, IX, 43 une statue d’Hercule sculptée par Lysippe. Par ailleurs, les pièces 170-182 du livre XIV (bien analysées par Evelyne Prioux dans Le poète, l’artiste et le collectionneur. Naissance d’un discours sur l’art dans l’épigramme hellénistique et romaine, Thèse Paris X-Nanterre, 2004, p. 540-595) sont consacrées à des œuvres d’art que Martial a pu voir dans un ou plusieurs musées de Rome. Sans doute faut-il aussi compter parmi les descriptions d’œuvres d’art certains phénomènes naturels spectaculaires, comme l’abeille, la vipère ou la fourmi prises dans de l’ambre (IV, 32 et 59 ; VI, 15), qui fournissent l’occasion de poèmes précieux.
90On voit que la palette des préoccupations et de l’affectivité de Martial est plus large qu’on ne le pense généralement, et qu’il faut prendre en compte toutes ses épigrammes pour n’avoir pas de lui une vision réductrice.
Les problèmes littéraires et éditoriaux
91De très nombreuses épigrammes sont consacrées aux questions littéraires et au sort des livres de Martial. Nous en traitons en dernier, à la fois parce que ces épigrammes peuvent passer pour du métatexte (texte dont l’objet est un autre texte, c’est-à-dire critique, glose, commentaire ; ce sont les épigrammes abordant directement ou indirectement la conception qu’a Martial de l’épigramme) ou du paratexte (ensemble de discours de commentaire et de présentation accompagnant une œuvre ; le terme est emprunté à Seuils de Gérard Genette ; ce sont les épigrammes destinées à la promotion du livre), et qu’il en a déjà été question assez abondamment plus haut (voir notamment la section « La théorie martialienne de l’épigramme »). Nous nous limiterons d’ailleurs ici à quelques aspects précis.
92Martial s’en prend souvent à d’autres poètes. Ces épigrammes attaquant des rivaux dégagent généralement par contraste les idées de Martial lui-même en littérature. Ainsi la pièce III, 69 est dirigée contre un poète qui écrit des épigrammes chastes, VII, 25 contre un autre qui écrit des épigrammes fades, V, 53 et IX, 50 contre des poètes qui traitent de sujets empruntés à la mythologie. Certaines, plus brèves, sont purement satiriques (V, 73 ; VII, 3 ; XI, 93). Deux pièces visent des poètes vendant leurs vers à quelqu’un de plus riche qui peut ainsi se les attribuer (II, 20 ; XII, 46). Une enfin décrit le poète maniaque, qui veut sans cesse déclamer sa production (III, 44).
93De nombreuses pièces portent sur la question de la longueur des épigrammes. La plus importante est II, 77 : Martial, au rebours de la tradition grecque, revendique le droit d’écrire des épigrammes un peu longues, en se fondant sur les précédents de Domitius Marsus et Albinovanus Pedo ; car des épigrammes denses auxquelles on ne peut rien retirer ne peuvent être qualifiées de longues (Non sunt longa quibus nihil est quod demere possis) ; en revanche Cosconius écrit de longs distiques (tu, Cosconi, disticha longa facis). De toute façon, à quoi bon la brièveté quand on fait un livre entier de distiques (VIII, 29, traduit en Annexe) ? Et si Tucca n’aime pas les épigrammes longues, il peut lire exclusivement les épigrammes de Martial en distiques (VI, 65, précisément en distiques).
94Il y a une relation entre la longueur des pièces et leur sujet. Ainsi en I, 110, Martial répond par un seul distique à un critique significativement nommé Velox qui lui reprochait la longueur de ses épigrammes. De même, dans le distique unique qui compose III, 83, il suggère que la brièveté excessive des épigrammes peut être aussi insuffisante et déplaisante que le travail de Chioné, une prostituée apparemment expéditive en besogne.
95La question de la longueur des livres est également abordée : Martial manifeste sa préférence pour un livre de dimension modeste, ce qui signifie une centaine d’épigrammes (I, 118 ; II, 1 ; IV, 89 ; X, 1 ; XI, 108 ; XIV, 2). Globalement, cette brièveté renvoie à Callimaque : la pièce I, 118 fait implicitement allusion à sa formule célèbre « Un grand livre est un grand mal ». Et les épigrammes un peu plus développées ne contredisent pas cette esthétique, puisque, on l’a vu, ce qui est dense n’est pas long.
96Une autre partie des épigrammes dont nous parlons ici est paratextuelle, et concerne les livres eux-mêmes. Martial s’y adresse à son livre ou à son lecteur. Dans le premier cas, il exhorte notamment le livre à trouver le protecteur le plus approprié (III, 5 ; IX, 99 ; XI, 1 ; XII, 2) ; c’est aussi une forme de dédicace (cf. IV, 86 ; VII, 97). Dans le second, il donne à son public des informations sur l’aspect extérieur du livre (III, 2), l’endroit où on peut l’acheter et son prix (I, 2 ; XIII, 3), son contenu (V, 2 ; VIII, 1 ; XI, 2), la meilleure circonstance pour le lire (II, 1 ; IV, 8 ; V, 16 ; X, 20 ; XIV, 1). Naturellement, plusieurs épigrammes sont mixtes (I, 117 ; IV, 72). On fera remarquer au passage l’importance pour l’histoire du livre de la pièce I, 2, qui, avec quelques épigrammes du livre XIV (voir la section « Analyse de XIV, 183-196 »), constitue le premier témoignage sur l’apparition du codex face au uolumen.
97Toutes ces épigrammes, qui peuvent paraître retarder le contenu vrai et propre du livre (quand elles sont au début), ou être hors sujet (quand elles sont dans le corps du livre ou à la fin), en font en réalité intrinsèquement partie. Martial ne dissocie pas la pratique de l’épigramme du discours sur le genre ; il inclut aussi des textes d’accompagnement, qu’ils soient introductifs, conclusifs, programmatiques ou dédicatoires. L’épigramme suppose cette forme de communication avec son public.
Conclusion sur les thèmes des épigrammes
98Nous n’avons pas la prétention d’avoir abordé tous les thèmes des épigrammes, tant ils sont abondants. Du moins avons-nous essayé à la fois de donner une idée de leur diversité et de dégager certains points de focalisation. Nombreuses sont les épigrammes qui ont pour sujet la littérature et le genre épigrammatique, les livres de Martial, leur promotion, leurs lecteurs. Une grande quantité aussi de pièces est plus ou moins autobiographique : il y est question de Martial ou du « je » des épigrammes, de ses amis, de sa relation à Domitien, des conditions de vie difficiles à Rome, des obligations du client. En dehors de ces deux catégories, l’épigramme satirique est majoritaire. Elle vise les disgrâces physiques et les vices sexuels, mais aussi les défauts moraux comme l’égoïsme, l’avarice, l’hypocrisie (le captateur de testaments, type social bien connu de la littérature du Ier siècle, cumulant la cupidité et la fausseté, voir par exemple I, 10 ; II, 26 ; VI, 63), ou encore, dans un autre registre, l’incapacité professionnelle (médecin qui tue, I, 30 et 47 et VIII, 74 ; poète assommant, III, 44 ; mauvais peintre, I, 102 et V, 40 ; avocat incompétent, VI, 19, traduit en Annexe ; barbier trop lent ou maladroit, VII, 83 et XI, 84, etc.). Il est donc beaucoup question à la fois de la place de chacun (Martial inclus) dans la société et de la difficulté à conduire raisonnablement sa vie personnelle. En ce sens, on ne peut parler d’amoralisme ou de nihilisme moral de Martial, même s’il ne prend pas la pose moralisatrice fréquente chez les Romains.
99Martial a été qualifié de poète de la contradiction, selon une formule du savant italien Italo Lana, dans la mesure où il associe dans ses sujets le plus noble au plus bas, et que par ailleurs il allie parfois la pureté de la forme et la laideur du fond. Cette tendance ressortit chez lui à une volonté de varier et de surprendre, qui se traduit aussi dans ses poèmes sur des événements exceptionnels : un tigre apprivoisé dévore deux enfants (II, 75) ; un enfant, mettant sa main dans la gueule d’une ourse en bronze, y est mordu par une vipère qui se cachait là (III, 19) ; un enfant meurt sous le poids d’un bloc de glace détaché du portique d’Agrippa (IV, 18), un berger en tombant d’un arbre (XI, 41) ; la chute d’un portique manque de tuer Regulus (I, 12 et 82).
100Cependant, au-delà de la poikilia (« variété, diversité ») et du surprenant, Martial présente, sinon une unité, du moins des convergences thématiques que l’apparence kaléidoscopique de son œuvre ne doit pas masquer. Il s’agit pour lui d’offrir une image globale du monde, d’une manière à la fois engagée (par l’implication du narrateur) et distancée (par l’usage de l’ironie).
101On illustrera la complexité des imbrications thématiques de ses épigrammes par la pièce V, 37, dont la première partie, qui fait l’éloge funèbre de la petite Erotion avec préciosité et tendresse, est suivie d’une féroce attaque de nature satirique contre l’hypocrite Paetus :
« Fillette plus douce pour moi que le chant des cygnes dans leur vieillesse,
plus tendre que l’agneau du fleuve Galèse où vint s’établir Phalante,
plus délicate qu’un coquillage du lac Lucrin,
à qui on ne pouvait préférer les perles de la mer Erythrée,
la dent récemment polie de l’animal indien,
la première neige ou le lis intact,
dont la chevelure l’emportait sur la toison des troupeaux de Bétique,
les chignons du Rhin et le pelage doré du loir,
dont l’haleine avait le parfum d’une roseraie de Paestum,
du miel frais des rayons de l’Attique,
d’une boule d’ambre retirée de la main,
en comparaison de qui le paon était sans beauté,
l’écureuil déplaisant, le phénix commun –
Erotion n’est plus qu’une cendre encore tiède,
que la loi amère des plus tristes destinées
a enlevée avant qu’elle ne passe six hivers entiers,
elle mes amours, ma joie, mon délassement.
Et mon ami Paetus me défend de m’attrister.
Il se frappe la poitrine, s’arrache en même temps les cheveux et me dit :
‘N’as-tu pas honte de pleurer pour la mort d’une petite esclave de chez toi ?
Moi je viens d’enterrer ma femme, et je vis encore.
Elle était pourtant honorablement connue, splendide, noble, et riche.’
Peut-on montrer plus de courage que notre ami Paetus ?
Il a touché vingt millions de sesterces, et il vit encore ! »
102Quelques explications : une légende veut que le cygne ait un chant particulièrement harmonieux en mourant (v. 1) ; le Galèse est un fleuve d’Italie près de Tarente, ville fondée par le Lacédémonien Phalante (v. 2) ; les huîtres du lac Lucrin, en Campanie, étaient particulièrement réputées (v. 3) ; la mer Erythrée est la mer Rouge (v. 4) ; la dent de l’animal indien est l’ivoire, tiré de la dent de l’éléphant (v. 5) ; la Bétique correspond à l’actuelle Andalousie (v. 7) ; les Germains, dont les cheveux étaient appréciés à Rome (les meilleures perruques étaient faites avec des cheveux de Germains, cf. XIV, 26), portaient les cheveux liés par un nœud (v. 8) ; l’ambre, échauffé par frottement dans le creux d’une main, dégage davantage son parfum (v. 11). On notera le brusque passage, au vers 14, de la deuxième à la troisième personne pour qualifier Erotion.
Le comique de Martial
103Nous avons dit en commençant que Martial pouvait faire rire. Il faut s’interroger sur la nature et le ressort de son comique. Martial se place sous le patronage de la Muse Thalie (IV, 8 ; VII, 17 ; VIII, 73 ; IX, 26 et 73 ; X, 20), qui est la Muse de la comédie et de la poésie légère. Il s’en faut pourtant que toute son œuvre soit comique : seules le sont les épigrammes satiriques, il est vrai majoritaires.
104Le comique de Martial repose sur deux éléments complémentaires : la caricature, par l’accentuation des traits ridicules ou déplaisants ; l’insistance sur la vie corporelle et le registre du bas, pour reprendre la terminologie du critique russe Mikhail Bakhtine.
105La caricature, comme le note Jean-Pierre Cèbe (La caricature et la parodie dans le monde romain antique des origines à Juvénal, Paris, De Boccard, 1966, p. 8-9), se nourrit des défauts physiques, intellectuels et moraux de ceux qu’elle prend pour cible. Non seulement elle met les défauts en lumière, mais elle les force jusqu’à l’outrance. Elle réclame une exagération qui conduit au bouffon ou au monstrueux sans tuer la ressemblance. C’est exactement ce que fait Martial. Soit il reproduit en les accusant les traits de son modèle ; soit il ne retient de ceux-ci que les imperfections, qu’il isole et autour desquelles il fait en quelque sorte le vide ; les deux procédés peuvent être joints. Enfin il insiste sur le corps, dont il donne volontiers une image grotesque.
106La victime de l’épigramme est donc réduite, par fragmentation et simplification, à une seule des caractéristiques de son corps (calvitie, mauvaise odeur, etc.), de son caractère ou de sa conduite (avarice, etc.). Martial suscite ainsi envers elle le dégoût et l’indignation, ou à un moindre degré l’hilarité. Généralement l’humour atténue la méchanceté. Le rire naît chez le lecteur de l’exagération des laideurs physiques et des vices moraux, de l’écart entre la description et la réalité supposée.
107Mais la grâce poétique est nécessaire pour rendre le laid risible. Les procédés stylistiques au service du comique seront examinés plus loin.
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