Le théâtre de Cervantès inexemplaire ? Problèmes de modélisation
p. 157-168
Texte intégral
1On distingue deux moments dans la production théâtrale de Cervantès : il aurait écrit, ainsi qu’il l’affirme en 1614 dans l’Adjunta al Viaje del Parnaso en donnant quelques titres, un grand nombre de pièces, représentées à Madrid entre 1581 et 15871. De cette période ne nous restent que El trato de Argel et El cerco de Numancia. Bien plus tard, en 1615, il publie un recueil de huit comedias et huit entremeses, pour la majorité écrits entre 1601 et 1615, et jamais représentés, comme l’auteur l’indique dans l’Adjunta2 et dans le prologue : « no hallé autor que me las piedese [...] y así, las arrinconé en un cofre y las consagré y condené al perpetuo silencio3 ». Les pièces de théâtre de Cervantès sont ainsi à plus d’un titre marginales : secondaires dans l’œuvre de Cervantès, elles n’ont pas davantage réussi à s’imposer dans le champ théâtral du Siècle d’Or. Leur échec public contraste avec le succès immédiat et la considérable postérité du Quijote4. Ce qui frappe donc à première vue est la faible potentialité de ces œuvres à constituer des modèles esthétiques, leur inexemplarité du point de vue de l’institution littéraire et de la construction des canons. Elles semblent bien n’avoir pesé d’aucun poids dans leur ère esthétique, qui se caractérise par la prédominance d’un modèle théâtral, la comedia nueva de Lope Vega, remarquable précisément pour sa prodigieuse fécondité tout au long du xviie siècle, et sa réception favorable par les romantiques allemands. Si l’on s’en tient à cette conception de l’exemplarité comme capacité à être érigé en modèle et à produire une réception créative, le cas des pièces de Cervantès n’est pas douteux. Elles constituent un contre-modèle, susceptible de nous renseigner en creux sur les modalités et les critères de l’exemplarité esthétique, surtout si on les confronte avec le modèle exemplaire de Lope. Mais cette investigation en recèle d’autres : la formule de Lope de Vega reposant sur la construction d’une exemplarité des mœurs, nous serons amenés à nous demander dans quelle mesure Cervantès procède à la construction de systèmes de valeurs cohérents à destination de ses éventuels spectateurs. Cervantès apparaîtra très vite comme le dramaturge de la déconstruction, du refus de la modélisation et des systèmes clos. Par là, toutefois, son théâtre pourra être qualifié d’exemplaire au sein de sa propre œuvre, en ce qu’il prolonge sa propension à mettre en perspective les formules codifiées, pour réinventer la frontière traditionnelle entre fiction et réalité. Paradoxalement, l’inexemplarité des œuvres de théâtre procède d’options esthétiques souvent similaires à celles qui fondent l’exemplarité et la capacité à rénover le champ esthétique du corpus en prose.
Lope de Vega ou l’exemplarité du système clos
2Les études consacrées au théâtre de Cervantès ne cessent de souligner la grande hétérogénéité de son théâtre. En effet, et même en laissant de côté les entre-meses, ses œuvres se succèdent comme autant d’expérimentations et d’inventions de formules différentes. Jean Canavaggio qualifie ce corpus de « théâtre à naître5 », Jesus G. Maestro parle de « poética experimental6 », Feliciana Palacios Martinez y voit une « propuesta de libertad7 ». Ce théâtre en devenir est protéiforme car il ne témoigne pas d’orientations homogènes. Le choix des sujets est varié : du sujet antique (dans la Numancia), au thème turco-barbaresque inscrit dans le passé récent (El gallardo espanol, La gran sultana, El trato de Argel, Los baños de Argel), de l’hagiographie (El rufián dichoso) au mélange chevaleresque et pastoral (La casa de los celos) en passant par l’univers urbain contemporain (El laberinto de amor et La entretenida). Les perspectives génériques varient également, sans toutefois être clairement identifiables, excepté pour la Numancia que l’on considère sans hésitation comme une tragédie. Cette absence de modèle unifié correspond à une inexemplarité interne au corpus : il est impossible d’y repérer un quelconque archétype à valeur exemplaire.
3En ceci, Cervantès se distingue totalement de la pratique lopesque, qui tend à ramener tous les sujets à une formule unitaire reposant sur un système des personnages extrêmement précis8. D’une part, Lope privilégie les sujets contemporains, dans ses pièces de cape et d’épée, mais également dans ses drames rustiques, ses pièces de commandeur et ses tragédies, ce qui renvoie d’emblée à une organisation commune de la société. Même lorsqu’il déborde ce cadre, le système des personnages se ramène toujours à une structuration binaire autour de laquelle se construisent les conflits – roi/père, galánl dama, graciosol criada –, que l’on peut redéployer dans d’autres binômes, selon que l’on est dans une pièce politique ou historique (roi/ galán), une pièce de cape et d’épée (père/galán) ou une comédie (gálan/gracioso). Les recherches récentes sur la comedia du Siècle d’Or ont mis au jour ce fonctionnement dans lequel la fable procède du système des personnages, à l’image de ce que Florence Dupont a démontré s’agissant de la palliata latine9, et à l’inverse de ce que propose la dramaturgie française dans laquelle les personnages reçoivent leur ethos de l’agencement de l’intrigue10. Les interprétations diffèrent sur le sens à accorder à cette structuration fondée sur la dramatis personae. Marc Vitse voit dans cette modélisation une manière de tout ramener à des histoires de famille et donc à des conflits de génération11. Maria Aranda y perçoit un jeu de miroir entre les deux héros masculins principaux, et affirme que la confusion des rôles entre un galant et son double est l’horizon théorique de toute comedia12.
4Leurs passionnantes hypothèses font de la comedia un lieu où viennent se réfracter les valeurs contemporaines. Tout le propos de Vitse est de montrer que ce système articulé autour du conflit des générations permet de refléter et de résorber les tensions qui traversent l’Espagne de Philippe III et de Philippe IV. Dans les pièces à dominante sérieuse, il montre le passage des valeurs féodales à l’aristocratisme chrétien, c’est-à-dire l’échec du galán ou sa nécessaire collaboration avec la figure d’autorité, et dans les pièces à dominante ludique, il concilie la déroute des vieillards tyranniques et le respect du code l’honneur.
5L’émergence de cette formule est allée de pair avec la structuration du champ théâtral madrilène, la création des théâtres commerciaux (les corrales) et de troupes de théâtre fixes, dans un rapport de belle complémentarité : l’organisation des troupes s’est faite en adéquation avec le système des personnages, et le succès des œuvres de Lope a assuré une promotion inédite du théâtre, qui devient un art de masse commercialement très rentable, et tend de ce fait à privilégier les œuvres épousant le moule consacré. L’unicité et la plasticité de la formule lopesque semblent avoir engagé son exemplarité, dans un contexte où l’écriture des dramaturges était subordonnée aux commandes des régisseurs (autores) de troupes liés à tel ou tel théâtre. Cette formule à succès, d’une grande rentabilité formelle du fait qu’elle se prête à d’infinies réélaborations à partir d’un socle immuable, est devenue canonique d’abord parce qu’elle constituait une garantie commerciale. Il est donc fort possible que, comme Cervantès le prétend, ses pièces aient été refusées au motif qu’elles ne coïncidaient pas avec les demandes des régisseurs, modelées sur l’horizon d’attente extrêmement formaté des spectateurs.
Déconstruction et ouverture du modèle par Cervantès
6On a souvent trouvé paradoxal le rapport de Cervantès à Lope : il critique sévèrement les pièces contemporaines dans le chapitre 48 de la première partie du Quijote, où le curé condamne une pièce dont les trois actes se déroulent sur des continents différents13, après avoir évoqué « un antiguo rencor que [tiene] con las comedias que ahora se usan, tal, que iguala al que [el tiene] con los libros de caballería14 ». Or Cervantès se livre à un identique éclatement de l’espace dans El rufián dichoso, pièce dans laquelle il met en scène une allégorie de la comedia défendant l’esthétique nouvelle15. On a cru y voir un rapprochement de la formule lopesque, que Cervantès se serait finalement appropriée. Mais s’il est vrai que les pièces de Cervantès intègrent progressivement certains traits de la comedia nueva, sa démarche ne correspond nullement à une assimilation de ses codes, à une acceptation de son exemplarité esthétique. Nous proposons de montrer au contraire qu’il tente d’en montrer les faiblesses en infléchissant le modèle de l’intérieur.
7El laberinto de amor est une histoire extrêmement complexe, qui utilise abondamment le procédé lopesque de l’enredo : tous les personnages sont masqués ou mentent, afin d’arriver à leurs fins amoureuses. L’intrigue centrale est celle d’une fausse accusation : Dagoberto, qui aime Rosamira, promise à Manfredo, l’accuse de déshonneur, avec son accord – elle est aussitôt emprisonnée par son père – à seule fin de défier en duel son rival. Le duel prévu n’a pas lieu, car Dagoberto dévoile son artifice dans une lettre, après que Rosamira s’est demandé « en qué ha de parar tan grande enredo16 ». Les personnages renoncent donc à l’enredo qui les a menés trop loin, lorsqu’ils jugent le recours au duel absurde. Tous les traits de la comedia de capa y espada sont ici métamorphosés : la question de l’honneur n’est qu’une fiction permettant aux personnages de se libérer des conventions et de faire leur choix en toute liberté, et la burla qui constitue traditionnellement l’axe des pièces et permet la résolution des intrigues est abandonnée en cours de route. Au dénouement, le père de Rosamira renonce au caractère tyrannique conventionnel des pères de comedias de capa y espada, lorsqu’il propose finalement à sa fille de choisir entre trois prétendants présents sur scène : « Escoja mi hija, y haga su gusto17 ». Cette inadéquation entre le personnage et son caractère conventionnel constitue une mise en question du système lopesque où la typologie figée des personnages leur associe un decoro, un caractère conforme à leur statut18. On retrouve le même procédé dans Pedro de Urdemalas, où le roi tombe amoureux de la gitane Belisa : un triangle amoureux inédit se forme alors, un roi se trouvant engagé dans une intrigue galante avec un personnage relevant de la villanía, avec dans le rôle de la femme jalouse, une reine. La même inadéquation se manifeste dans La entretenida, où les serviteurs prétendent se hausser à une condition supérieure. Le soliloque du criado Ocaño suggère que les poètes sont ceux qui peuvent dissoudre l’association systématique entre un type de personnage et un type d’action, et il revendique la singularité de son être, irréductible à son statut :
« Hay poetas tan divinos,
de poder tan singular,
que puedan títulos dar
como condes palatinos ;
y aun, si lo toman despacio,
en tiempo y caso oportuno,
no habrá lacayo ninguno
que no casen en palacio
con doncelas de la reina [...]
Lacayo soy, Dios mediante ;
pero lacayo discreto,
y, a pocos lances, prometo
ser para marques bastante19. »
8On peut tout aussi bien lire un projet esthétique dans cette postulation : dissoudre les frontières du decoro et assigner aux personnages des potentialités nouvelles, irréductibles à leur statut initial. Cervantès, dans des pièces relativement proches par leur sujet des comedias de capa y espada, insère des ferments de dissolution des prototypes lopesques.
9La mise en débat du modèle lopesque est renforcée dans La entretenida, dont le dénouement se soustrait totalement aux modalités traditionnelles de résolution des problèmes amoureux. Dans la comedia de capa y espada, comme le montre Aranda, lorsque deux galanes aiment une dame, une deuxième dame apparaît opportunément pour annuler le déséquilibre et dénouer la pièce sur un double mariage. La configuration de notre pièce semble aller vers pareille résorption des conflits amoureux. Cardenio et Silvestre sont amoureux d’une femme, Ambrosio et Antonio d’une autre, qui n’apparaît jamais sur scène (les deux femmes s’appellent Marcela). Cardenio usurpe d’identité de Silvestre pour arriver à ses fins, Ambrosio arrache une promesse à sa dame, promise par son père à Antonio. Cardenio est démasqué par Silvestre, mais celui-ci n’obtient pas de dispense du pape pour épouser sa dame, qui est sa cousine. Ambrosio ne réapparaît pas au dénouement, relégué dans le hors scène où il se trouve depuis le départ sa Marcela. Leur mariage éventuel n’est pas évoqué au dénouement, le mariage entre Silvestre et Marcela est annulé, et la jeune criada qui était courtisée par trois serviteurs se voit finalement dédaignée par chacun des trois. La résolution artificielle, systématique et peu vraisemblable des comedias de capa y espada, dans lesquelles la symétrie du système binaire garantit l’équilibre du dénouement, se voit donc ouvertement critiquée, lorsque Marcela et Ocaña concluent :
« Marc : Yo quedaré en mi entereza,
no procurando imposibles,
sino casos convenibles
a nuestra naturaleza. Éntrase
Oca : Esto en este cuento pasa :
los unos por no querer,
los otros por no poder,
al fin ninguno se casa.
Desta verdad conocida
pido me den testimonio :
que acaba sin matrimonio
la comedia Entretenida. Éntrase20. »
10Ainsi, Cervantès propose une véritable mise en question de l’exemplarité lopesque, suggérant à plusieurs reprises que celle-ci est fondée sur un système clos et artificiel, et montrant des personnages s’employant à briser le cadre étroit de ces conventions. Cette déconstruction de la formule passe souvent par des dénouements singulièrement ouverts, soit que les conflits demeurent – c’est le cas dans La casa de los celos où la rivalité amoureuse entre Reinaldos et Roldán n’est pas résolue, et où la question du choix est reléguée dans un avenir incertain – soit que l’on y ouvre de nouvelles perspectives. Ainsi, dans Pedro de Urdemalas, le héros, après avoir abusé tel un pícaro tous les personnages qu’il rencontre tout au long de la pièce, trouve sa vocation d’acteur. Personnage au decoro instable, en devenir, il ne se réalisera pleinement que dans un hors scène simplement suggéré au dénouement. Or le dénouement est le moment où les valeurs sont célébrées de manière éclatante dans le théâtre de Lope. Ouvrir ainsi la fin, laisser l’intrigue en suspens, n’est-ce pas, pour Cervantès, se refuser à l’exemplarité morale ?
Modélisation esthétique et exemplarité morale
11Sans revenir en détail sur l’esthétique de Lope, rappelons que sa formule repose sur la captation de modèles culturels et de valeurs partagées, permise précisément par la configuration figée du système des personnages. Le sens de l’honneur et l’autorité du monarque dont la célébration au dénouement constitue un retour à l’ordre terrestre, reflet d’un ordre transcendant, se voient restaurés, quels qu’aient été les jeux de glissement et de substitution opérés à travers l’enredo, la burla et tous les procédés reposant sur l’illusion. Selon J. Canavaggio, le conformisme de ce théâtre ne repose pas sur une exaltation directe des normes sociétales, « il se présente, plus subtilement, comme la conclusion d’une expérience vécue qui, par le biais de la fiction dramatique, permet de retrouver ces normes, d’en vérifier la pertinence et la pérennité au sein d’une vision harmonieuse et statique du monde21 ». Cervantès ne se livre pas à ce jeu de déstabilisation temporaire des valeurs, destiné à les asseoir avec plus de force au dénouement. Nous avons vu que chez lui des glissements émergent, et laissent entrevoir une aspiration à la mobilité des conventions et des statuts. La fréquente absence de mariage au dénouement constitue un véritable refus de la représentation de l’ordre et de la consolidation des valeurs par l’union entre deux figures destinées à se rencontrer : cette singularité est soulignée dans La entretenida, mais aussi à la fin de Pedro de Urdemalas, où le héros conclut : « y verán que no acaba en casamiento,/cosa común y vista cien mil veces22 ».
12Certaines pièces creusent encore davantage le sillon de la déconstruction des modèles transcendants. Ainsi, El laberinto de amor tend à démontrer l’inanité d’une morale fondée sur l’honneur et sa préservation à tout prix23. Dagoberto accuse Rosamira de s’être déshonorée avec un chevalier de basse condition, ce qui entraîne le père de la jeune fille à l’emprisonner sur le champ. Or Anastasio, jeune galant témoin de cette péripétie, se dit indigné par l’attitude de Dagoberto : même si le déshonneur de la jeune fille est réel, Dagoberto aurait dû se modérer, car son accusation publique témoigne d’un manque de respect et d’une indécence impardonnables. Le code de l’honneur est décrit comme violent, archaïque, indûment intrusif. Ensuite, Manfredo, le promis de Rosamira, demande si Dagoberto a donné des preuves, si l’accusation est fondée sur autre chose que des rumeurs. Apprenant que ce n’est pas le cas, il s’exclame : « Cierto que no es ése oficio/de caballero24. » Plus tard, Manfredo se voit ensuite accusé – à tort – d’avoir déshonoré une autre dame, et il conclut : « pues cuando esta en opiniones/la honra, no hay tener honra25 ». Et au dénouement, il répond à ceux qui l’accusent de manquer de decoro : « Si como eres valiente caballero/fueras mas atentado, claro y llano,/vieras que esas razones afrentosas/se fundan en quimeras fabulosas26. » La pièce démontre en effet les excès de ce code de l’honneur fondé sur une réputation qui peut être facilement falsifiée, et qui légitime cependant les comportements les plus extrêmes et les plus violents. Elle appelle à réexaminer les fondements d’un système de valeurs qui, sous couvert de promouvoir des mœurs épurées, permet toutes les iniquités.
13Plus généralement, ces pièces tendent à promouvoir la volonté et la nature individuelles, et à monter comment les personnages s’affranchissent des parcours que leur prédestinait leur statut, c’est-à-dire de la place ou du devenir téléologiquement impliqués dans leur condition. À la fin de La entretenida, les personnages qui échappent au mariage, par volonté ou par nécessité, sortent les uns après les autres de scène, renonçant ainsi à tenir leur rôle. Soit l’ordre moral ne leur permet pas de se marier quand ils le souhaitent (le pape n’accorde pas sa dispense), soit il le leur demande, mais leur nature profonde s’y refuse. La discordance entre les personnages et l’ordre dans lequel ils évoluent se traduit par une scène finalement vide, signe visuel de l’échec à accomplir et célébrer les valeurs communes à travers le parcours des individus. Il n’est donc pas étonnant que certaines de ces pièces montrent des itinéraires, des quêtes personnelles où priment l’invention de soi, la liberté et la surprise27. C’est ainsi que l’on peut comprendre El rufián dichoso, histoire d’un jeune bandit devenu saint, qui diffère complètement des schémas habituels de la comedia de santos où le héros reçoit sa sainteté du ciel, à la suite de menaces divines ou d’incitations angéliques, de manière passive. La grâce ne s’impose pas au personnage, aucun prodige n’est à l’origine de son ascèse. Dès les premiers vers de la pièce, il énonce la primauté de sa volonté : « Aunque sea enfermo,/haré lo que fuere de mi gusto28. » Et en effet, à la fin de la première journée, il décide lui-même de modifier son comportement, après l’injonction d’un ami qui l’incite à choisir sa voie : « O sé rufián, o sé santo ;/mira lo que mas te agrada29. » Sa conversion est donc fondée sur un choix personnel : le personnage s’est donné la possibilité de métamorphoser sa destinée, et il change d’ailleurs jusqu’à son nom, Lugo devenant Cristobal de la Cruz. Il n’en va pas autrement de Pedro de Urdemalas, sorte de paysan-p/caro épris de liberté dont le souhait profond est de multiplier les possibles, de « mudar de estado30 », tel « Proteo31 ». Au dénouement, il choisit de devenir acteur pour prolonger cette constante redéfinition de son identité : « Ya podré ser patricarca,/pontifice y estudiante,/emperador y monarca32. » Devenir acteur fait de lui un galán, comme le perçoit d’emblée l’alcalde qui lui demande : « Pedro, ^ como estas aquí/tan galán ? ? Qué te has hecho33 ? » Pedro atteste qu’il a bien effectué un changement d’état et de nom (comme Lugo) : « Mudado he de oficio y nombre,/y no es así comoquiera :/hecho estoy una quimera34. »
14Privilégier ainsi la métamorphose, la construction du personnage par lui-même, c’est forger un univers où les possibles ne coïncident pas avec une codification rigide des comportements, où l’exemplarité des mœurs et des conduites ne s’impose pas de l’extérieur aux caractères. Cervantès, en choisissant de forger des personnages qui ne se conforment pas aux prototypes lopesques, questionne la pertinence de la valorisation des normes morales et sociales dans le théâtre. En montrant des personnages conscients de leur place, et désireux d’échapper aux conventions littéraires contemporaines, il ouvre en outre tout un débat sur la confrontation entre la fiction et la réalité.
Réflexions cervantines sur la fiction : exemplaire inexemplarité
15La mise en question de la frontière entre fiction et réalité est constante dans ces pièces, mais elle s’élabore sur un mode complexe et souvent réversible. Les personnages qui tentent de s’affranchir de tout fonctionnement codifié semblent revendiquer leur autonomie par rapport à l’univers fictionnel lopesque. Ainsi en va-t-il de Marcela qui à la fin de la Entretenida revendique une nature ne coïncidant pas avec les propositions fictionnelles de la comedia de capa y espada. Comme les personnages du Quijote qui s’étonnent au début de la deuxième partie d’avoir fait l’objet d’un roman, les personnages de théâtre de la Entretenida se pensent de manière autonome, et semblent pouvoir se soustraire au geste créateur. Lorsqu’ils laissent la scène vide, au dénouement, ils sortent littéralement de la fiction, et donnent à imaginer un devenir en liberté, hors du cadre corseté de la scène et de ses normes. Le dénouement de Pedro de Urdemalas opère un renversement similaire. Pedro, dans sa dernière tirade, s’adresse directement au spectateur, brisant l’illusion théâtrale, se plaçant dans le monde des hommes et acquérant ainsi une vie extra-littéraire. Il a d’ailleurs adopté le nom de Nicolas de los Ríos35, qui est celui d’un fameux acteur contemporain : la fiction rejoint la réalité. La séparation entre la scène et la salle se trouve en outre déplacée, car Pedro feint de se trouver dans les coulisses, d’où il parle aux spectateurs, tandis qu’une pièce se jouerait pour les rois dans les coulisses. Il propose enfin aux spectateurs de voir, le lendemain, une pièce « libre y suelta » qui raconte sa vie, suggérant en retour que ce qui s’est déroulé sur scène était la réalité qui sera transformée en œuvre théâtrale, tout en montrant que le théâtre peut et doit enclore les vicissitudes du monde réel :
« Pedro : Mañana, en el teatro, se hará una,
donde por poco precio verán todos
desde principio al fin toda la traza,
y veran que no acaba en casamiento,
cosa común y vista cien mil veces,
ni que parió la dama esta jornada,
y en otra tiene el niño ya sus barbas,
y es valiente y feroz, y mata y hiende,
y venga de sus padres cierta injuria,
y al fin viene a ser rey de un cierto reino
que no hay cosmografía que le muestre.
Destas impertinencias y otras tales
ofreció la comedia libre y suelta,
pues llena de artificio, industria y galas,
se cela del gran Pedro de Urdemalas36. »
16Devenir acteur ne permet donc pas seulement à Pedro de se réinventer dans les chimères de l’imagination. Cette métamorphose lui donne également la possibilité de s’extraire de la fiction : en tant qu’acteur, il est normal qu’il se trouve sur une scène, mais il inscrit sa vie dans le hors-scène, et revendique une identité irréductible au monde de la fiction. En même temps, il montre que le théâtre peut accueillir des histoires reflétant la diversité du monde réel.
17Mais si ces personnages tentent de s’arroger une condition non fictionnelle, ils témoignent par ailleurs d’une constante fascination pour la fiction, qu’ils tentent en permanence d’introduire dans leur vie. Ainsi en va-t-il de Pedro dont l’idéal est quand même de vivre à travers la fiction, et qui ne change d’identité, comme il le signale lui-même, que de manière chimérique. Dans la Entretenida, Marcela, entendant son frère Antonio déclamer son amour pour l’autre Marcela, croit vivre une situation d’inceste qui la fait se comparer à Amon et Tamar : prise d’effroi, elle est en même temps fascinée par l’intrigue dont elle est partie prenante, et n’hésite pas à interpréter tous les indices que lui communique son frère pour coïncider avec ce qui est à l’époque un topos littéraire. Marcela est assez vite désabusée, et commence alors l’intrigue de cape et d’épée, dans laquelle la même disparité entre les personnages et les conventions littéraires se manifeste. Dans ce désir avoué ou inavoué d’épouser des cheminements littéraires, on retrouve la propension quichottesque à se réinventer sur des modes fictionnels, lorsqu’il adopte tour à tour l’habit du chevalier et celui de berger. L’échec se manifeste dans les pièces comme dans le roman.
18À travers ces pièces, Cervantès ne délivre donc pas un discours univoque sur le statut ontologique de l’univers de théâtre, sur l’inanité ou la beauté de la confusion entre la littérature et la vie : il propose plutôt de brouiller les frontières et d’ouvrir des possibilités nouvelles, en déconstruisant la circularité du modèle lopesque où toutes les actions convergent vers la légitimation d’un univers fictionnel homogène et unique susceptible de promouvoir un modèle moral également fixe.
19Cette interrogation sur la fiction se trouvait déjà dans La casa de los celos, qui s’intéresse à deux univers fictionnels romanesques, le monde de la chevalerie et le monde pastoral. Reinaldos et Roldán aiment tous deux Angelica qu’ils prennent en chasse dans la forêt des Ardennes. Ils font alors irruption dans un monde pastoral qui s’élabore en miroir : deux bergers Lauso et Corinto, aiment Clori, mais celle-ci leur préfère le riche Rústico. Les valeurs des deux mondes sont dévoyées par les comportements des personnages. La jalousie et l’intérêt personnels prévalent sur les valeurs chevaleresques : le mensonge et la trahison investissent l’utopie. La corruption de l’argent vient altérer la pastorale, puisque les poètes chanteurs sont délaissés au profit du paysan rustique, et prennent leur revanche en se livrant à une série de burlas vulgaires indignes de leur statut. L’utopie est minée par les vicissitudes du monde réel, auxquelles il semble qu’elle ne puisse se soustraire. Cervantès montre comment les personnages se dégagent des conventions de l’univers codifié dont ils sont issus. Inversement, un paladin espagnol ancré dans l’Histoire, Bernardo del Carpio, est témoin de toutes ces intrigues. Il est venu dans les Ardennes à la rencontre du mythe et la fiction, et son entourage lui reproche de s’abîmer dans des chimères, quand l’Espagne a besoin de lui pour lutter contre les Maures. Après avoir rencontré Merlin, les chevaliers et les bergers, témoin de la déchéance du mythe, Bernardo s’arrache finalement à l’univers enchanté des Ardennes pour retourner dans l’Histoire.
20Ainsi, à travers des sujets variés, les pièces de Cervantès tendent à déconstruire l’exemplarité propre à certains univers de fiction et les idéaux qui les sous-tendent, tout en suggérant le pouvoir de fascination qu’ils exercent : en cela, son entreprise théâtrale prolonge sans aucun doute les interrogations sur la fiction qu’il donne à lire dans le Quijote.
Notes de bas de page
1 Miguel de Cervantes, Adjunta al Viaje del Parnaso, dans Obras completas (OC), III, éd. F. Sevilla et A. Rey Hazas, Alcalá de Henares, Centro de Estudios Cervantinos, 1995, p. 1350.
2 Ibid., p. 1350.
3 Ibid., p. 27.
4 Ce succès se mesure tant à la quantité des rééditions immédiates en Espagne et à la rapidité des traductions en Angleterre (1612) et en France (1614) qu’aux réécritures et aux adaptations dont Jean Canavaggio dresse un vaste tableau dans Don Quichotte du livre au mythe. Quatre siècles d’errance, Paris, Fayard, 2005.
5 Jean Canavaggio, Cervantès dramaturge. Un théâtre à naître, Paris, PUF, 1977.
6 Jesus González Maestro, La escena imaginaria. Poética del teatro de Miguel de Cervantes, Vervuert, Iberoamericana, 2000, p. 257sq.
7 Feliciana Palacios Martínez, « Teoría y practica teatral cervantinas », José Maria Casasayas (dir.), Actas del II Coloquio Internacional de la Asociación de Cervantista., Alcalá de Henares, Barcelona, Editorial Anthropos, 1991, p. 683.
8 Cette question fait l’objet de l’ouvrage de Christophe Couderc, Galanes y damas en la comedia nueva Una lectura funcionalista del teatro español del Siglo de Oro, Madrid, Iberoamericana, Vervuert, 2006.
9 Florence Dupont, L’Acteur-roi ou le Théâtre dans la Rome antique, Paris, Les Belles Lettres, 1986.
10 Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Paris, Klincksieck, 1996, p. 63-79. Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, Paris, PUF, 2003, Troisième partie.
11 Marc Vitse, Eléments pour une théorie du théâtre espagnol du xviie siècle, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1990 [1988], p. 283sq.
12 Maria Aranda, Le Galant et son double. Approches théoriques du théâtre de Lope de Vega dans ses figures permanentes et ses structures variables, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1995, p. 277.
13 Miguel de cervantes, Don Quijote de la Mancha, I, Ch. 48, éd. John Jay Allen, Madrid, Cátedra, 1992 [1605], p. 558.
14 Ibid.
15 OC., p. 408-12.
16 Ibid., p. 657.
17 Ibid., p. 661.
18 J. G. Maestro, op. cit., p. 70-1.
19 OC, p. 690-2.
20 Ibid., p. 772.
21 Jean Canavaggio, Cervantès dramaturge, éd. cit., p. 419.
22 OC, p. 880-1.
23 J. G. Maestro, op. cit., p. 72.
24 OC, p. 596.
25 Ibid., p. 597.
26 Ibid., p. 660.
27 J. Canavaggio, Cervantès dramaturge, éd. cit., p. 418sq.
28 OC, p. 364.
29 Ibid., p. 405.
30 Ibid., p. 796.
31 Ibid., p. 865.
32 Ibid., p. 871.
33 Ibid., p. 879.
34 Ibid., p. 880.
35 Ibid., p. 876.
36 Ibid., p. 880-1.
Auteur
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