Intertextualité et exemplarité morale de la littérature : le cas de la souffrance de l’enfant (Dostoïevski/Platonov/Céline)
p. 115-128
Texte intégral
1Comment un exemple à visée argumentative élabore-t-il sa propre exemplarité, dans la mémoire de la littérature ? Comment cette exemplarité revendiquée, offerte en partage à la littérature, se modifie-t-elle dans le sillage ouvert par l’intertextualité ? Notre parcours, comparatiste, s’attachera au motif de la souffrance de l’enfant, de Dostoïevski à Dostoïevski, en passant par le Livre de Job, Platonov, Céline et Montaigne.
Dostoïevski : de l’exemplification à l’exemplarité
2Si Dostoïevski peut être abordé comme une source fondatrice, ce n’est pas d’abord pour son traitement romanesque de la souffrance de l’enfant, mais pour le discours théorique développé dans le célèbre chapitre des Frères Karamazov intitulé « rébellion ». Alors qu’Ivan, l’intellectuel, et Aliocha, le jeune moine, se parlent pour la première fois à cœur ouvert, à l’occasion de la crise familiale qui fait l’intrigue du roman, la discussion tourne, pour Ivan, à la confession de ce qu’il est, de ce à quoi il croit, de ce à quoi il refuse de croire. « J’accepte Dieu, directement et sincèrement [...] D’accord, mais figure-toi qu’au bout du compte ce monde de Dieu, moi, je ne l’accepte pas et, même si je sais qu’il existe, je ne l’admets pas du tout. [...] Voilà toute mon essence, Aliocha, voilà toute ma thèse1. » Devant l’incompréhension d’Aliocha, Ivan entreprend de s’expliquer, et pour justifier son refus du salut, lié au constat du mal, de la souffrance, et de l’injustice régnant partout, il choisit explicitement de restreindre son argumentaire en se concentrant stratégiquement sur un exemple quasi-inattaquable : « Je voulais te parler des souffrances de l’humanité en général, mais arrêtons-nous plutôt seulement sur les souffrances des enfants. Ça restreindra les dimensions de mon argumentation d’une bonne dizaine de fois. » Ivan mise sur l’émotion consensuelle que soulève le spectacle de la souffrance des enfants, innocents par excellence. Avec ce mélange de pathos et de cynisme, de dégoût et de jouissance masochiste, qui rend son discours si mémorable, Ivan convoque plusieurs exemples – des exemples avérés, empruntés à des journaux, des faits divers en somme, sélectionnés pour leur valeur exemplaire. Après deux anecdotes empruntées aux contextes étrangers, ce sont les exemples russes : l’affaire de la petite fille de sept ans fouettée à mort par son père, un monsieur parfaitement éduqué, acquitté au tribunal ; puis celle du supplice de la petite fille de cinq ans, torturée par ses parents, des « gens de fonction, des plus dignes, éduqués et instruits », enfermée toute la nuit dans les toilettes, dans le froid et le gel, contrainte à manger ses excréments. Alors qu’il laissait jusqu’alors ses « tableaux » agir seuls sur l’esprit de son interlocuteur, Ivan s’arrête sur cet exemple-là, en reformulant la charge d’émotion capitalisée au service de l’indignation : « Tu comprends ça, toi, quand un petit être, qui ne sait même pas encore donner un sens à ce qui lui arrive, frappe, dans cet endroit sordide, dans le noir et le froid, de ses petits poings minuscules, sa poitrine épuisée et qu’en pleurant de ses petites larmes sanglantes, sans colère, douces, elle demande à son « piti Jésus » de la défendre – tu comprends ce galimatias, toi, mon ami et mon frère, et pourquoi il a été créé ce galimatias, et à quoi il sert2 ? » L’argumentation morale à partir de l’exemple, jusque-là implicite, commence alors explicitement : l’argument porte sur le « tu comprends ça, toi », car ce qui scandalise Ivan, c’est, davantage que l’état du monde, l’acquiescement à un monde pareil. Aliocha, ébranlé, demande pitié, mais Ivan ajoute quand même un dernier fait divers, celui du petit garçon de huit ans, que son maître, un général à la retraite, punit pour une bêtise accidentelle, en le faisant déchiqueter par ses chiens lors d’une mise en scène de chasse à courre, sous les yeux de sa mère et de tous les serfs du domaine. Et ce dernier exemple, particulièrement terrifiant, fait progresser l’offensive, car son capital d’émotion se transforme en piège pour Aliocha : « Bon, et alors ? On le fusille [le général bourreau] ? pour satisfaire le sentiment moral, on le fusille ? Parle, Aliochka !/– On le fusille », répond Aliocha, avant de se rétracter immédiatement, confus de cet emportement vengeur qu’Ivan n’a pas manqué de railler. En déclenchant une condamnation instinctive, qui ne vaut pas pour elle-même mais pour ce qu’elle révèle d’inadéquat dans notre ordinaire résignation au monde, l’exemple a servi à rallumer et à rappeler à elle-même une faculté d’indignation éteinte. Ivan referme alors enfin son catalogue d’exemples horribles pour conclure son argumentaire :
« Écoute-moi : j’ai pris juste les enfants pour que ça soit plus évident [...] je n’ai pris que les enfants parce que, là, ce qu’il faut que je dise devient d’une clarté imparable. Écoute : si tout le monde doit souffrir pour que cette souffrance achète une harmonie universelle, les enfants, eux, ils y sont pour quoi, dis-moi, s’il te plaît ? [...] Pourquoi, eux aussi, ils se sont retrouvés comme matière servant de fumier, en eux-mêmes, à je ne sais quelle harmonie future ? [...] cette harmonie suprême, je la refuse totalement. [...] Je ne veux pas de l’harmonie, c’est par amour de l’humanité que je n’en veux pas. Je préfère rester avec les souffrances non vengées. Mieux vaut que je reste avec mes souffrances non vengées et mon indignation insatiable, quand bien même j’aurais tort. »
3Et Ivan termine par une question directe, frontale, mettant son frère en demeure de se prononcer à son tour :
« – Dis-le moi franchement, je t’y appelle – réponds : imagine que c’est toi-même qui mènes toute cette entreprise d’édification du destin de l’humanité dans le but, au final, de faire le bonheur des hommes, de leur donner au bout du compte le bonheur et le repos, mais que, pour cela, il serait indispensable, inévitable de martyriser rien qu’une seule toute petite créature, tiens, ce tout petit enfant, là, qui se frappait la poitrine avec son petit poing, et de baser cette entreprise sur ses larmes non vengées, toi, est-ce que tu accepterais d’être l’architecte dans ses conditions, dis-le, et ne mens pas !
– Non, je n’accepterais pas, répondit doucement Aliocha3 ».
4On voit comment se verrouille le dispositif : de l’exemplification à l’exemplarité, ce qui était un exemple parmi une collection d’autres, soigneusement choisis pour leurs effets émotionnels – gage de leur efficacité argumentative – devient l’exemple-comble qui résume tous les autres ; intégré alors à la reformulation abstraite de l’argumentaire, sous forme de question éthique directe mettant en cause la responsabilité de l’interlocuteur, l’exemple exemplaire devient le critère de bifurcation du choix moral et le pivot de l’argumentation philosophique.
5Que lègue donc Dostoïevski à la littérature avec cet usage de l’exemple de la souffrance de l’enfant ? Deux directions de réponse peuvent être dégagées, qui conjuguent exemplification et exemplarité.
L’effet de marqueur moral
6D’abord, l’exemple sur lequel Ivan Karamazov appuie son argumentaire noue un lien durable entre la réflexion morale et métaphysique sur le mal, et le visage de l’enfant souffrant. Ce lien, toute la littérature ultérieure en porte la trace avec deux conséquences : le mal a désormais le visage de l’enfant ; et réciproquement, toute souffrance d’enfant porte en elle le dilemme d’Ivan. À la mise en fiction du thème s’attache un effet de marqueur moral.
7Le mal a désormais un visage privilégié, celui de l’enfant souffrant4. L’argumentaire d’Ivan n’était certes pas nouveau, il s’inscrit une longue tradition d’indignation face au mal, à l’injustice et à la souffrance, qui date au moins, pour sa forme écrite la plus ancienne, du Livre de Job (soit presque dix siècles av. J.-C.). L’intertexte biblique du Livre de Job est très présent dans le discours d’Ivan : l’expression « c’est au-dessus de nos moyens de payer un droit d’entrée pareil. Et donc, moi, mon billet d’entrée, je le retourne5 » glose le refus de Job d’accepter toute hypothèse de proportionnalité possible entre l’étendue de son malheur et l’éventualité d’une culpabilité passée6 ; l’« indignation insatiable » qui ne veut pas s’apaiser, « quand bien même [elle aurait] tort », rappelle le cri de Job qui ne veut pas se taire, même quand ses amis, terrifiés, l’accusent de blasphémer ; quant à l’acceptation d’un monde où les innocents doivent souffrir pour l’harmonie universelle, le Dieu du livre biblique en valide le caractère scandaleux en qualifiant de blasphèmes, non pas les protestations de Job, mais les propos des trois « consolateurs ». Mais Dostoïevski modifie le focus de l’histoire de Job, en mettant l’enfant au cœur du scandale. On s’en souvient, Job avait perdu en un seul jour ses dix enfants, mais en même temps que tous ses autres biens – chameaux, brebis, et domestiques. Par bien des aspects, la question qui émerge du contexte biblique, c’est de savoir « combien un homme peut perdre de ce qu’il a avant que cette perte ne commence à modifier ce qu’il est7 ». Job avait dix enfants plutôt qu’il n’était dix fois père. En installant la souffrance et la mort de l’enfant en position paradigmatique, la réécriture dostoïevskienne de la question de Job réagit aussi sur notre lecture moderne du Livre de Job. car pour une conscience moderne, la lecture du Livre de Job, parmi les innombrables malaises qu’elle suscite nécessairement, dérange aussi dès son début, par le traitement accessoire qu’elle accorde à la perte des enfants (située, dans la gradation de tortures que le diable fait subir au personnage, en deçà de la maladie qui atteint ensuite Job dans sa chair même, dit le texte biblique) – et comment, dans cette histoire prétendument en U, les dix nouveaux enfants qui naissent à Job restauré remplaceraient-ils les dix enfants morts ? La mort des enfants de Job, qui dans le texte biblique n’est qu’une torture parmi les autres, arrête désormais la lecture, au point d’ouvrir dans la réception du texte une béance que la théologie ne peut refermer qu’au prix du scandale que dénonce justement Ivan. C’est que désormais, dans la mémoire de la littérature, il n’y a plus de souffrance d’enfant qui n’argumente, en elle-même, en direction d’une indignation insatiable. Tout se passe en effet comme si le thème de l’enfant torturé, malade ou mourant, portait en lui un argumentaire qui transcende sa mise en fiction contextuelle.
Vocation de la littérature
8Et c’est le second sillage ouvert par Dostoïevski. L’argumentation morale à partir de la souffrance de l’enfant ouvre aussi la voie d’une autre sorte d’exemplarité : celle d’une vocation d’indignation proposée à la littérature, d’une exigence éthique qui situerait la littérature – et son talent pour raconter des histoires qui émeuvent – du côté de l’indignation, de la révolte, de l’humanité et de ses souffrances, contre les séductions immorales de l’harmonie, contre la tentation des théodicées. Le massacre des innocents arrête désormais la lecture, la fige, la paralyse, il ne peut plus se raconter dans la continuité d’un récit qui lui affecte un avant et un après. Bien sûr, Dostoïevski ne s’y reconnaîtrait pas, lui qui choisit, au contraire, d’affronter le défi de la réconciliation en terminant le roman des Frères Karamazov sur le pacte de vie et d’amour noué entre Aliocha et les enfants venus assister à l’enterrement de leur camarade Ilioucha, mort à l’issue d’une longue maladie. Mais qu’il l’ait voulu ou non, il y a, à partir de son roman, toute une filiation littéraire qui se définit par ce refus d’acquiescer, qu’Ivan clamait avec obstination : « Je ne comprends rien [...] et en ce moment, je ne veux rien comprendre. Je veux rester devant le fait. Il y a longtemps que j’ai décidé de ne pas comprendre8. » Refuser de comprendre – au double sens d’appréhension intellectuelle et de légitimation -, déclarer une fois pour toutes son indignation « insatiable », qu’aucune résolution dans l’avenir ne saurait faire taire, revendiquer cette suspension intellectuelle qui s’accompagne même d’une paralysie de l’action, « quand bien même [on aurait] tort » : cette vocation éthique de la littérature, qui se dessine, dans le discours d’Ivan, sur fond de théodicée chrétienne, trace un sillage particulièrement fécond dans le contexte des messianismes profanes et de leurs révolutions. Rejoignant la pensée d’un Alexandre Herzen dénonçant (De l’Autre Rive) le « mirage des fins lointaines », et alimentant la réflexion sur les utopies révolutionnaires du xxe siècle, l’exemple privilégié par Ivan Karamazov se décline comme une réflexion sur les moyens et la fin, dans la fiction d’un Vassili Grossmann, d’un Albert Camus mettant en scène un terroriste arrêté dans son geste par la présence de deux enfants9, ou d’un Arthur Koestler, traçant sa frontière entre morale antivivisectionniste et morale antivivisectionniste.
Platonov. La littérature et le risque du démenti
9Arrêtons-nous un instant, dans cette perspective, sur un cas particulier de mise en fiction d’une mort d’enfant explicitement inscrite dans ce sillage argumentatif : il s’agit d’un épisode du roman de Platonov Tchevengour10 (1929). Le roman reprend le problème là où Dostoïevski l’avait laissé, mais dans le contexte du messianisme profane que Platonov aperçoit dans la question politique du communisme. Nous sommes dans la commune de Tchevengour, où « c’est le communisme et vice versa ». Aux trois quarts du roman, alors que l’utopie, pourtant déclarée advenue, peine à se rendre visible, une nuit, un gémissement d’enfant se fait entendre. Dans les bras de sa mère, une miséreuse de passage, un enfant de quatre ans, délirant de fièvre, est en train de mourir. Une page et demi plus loin, tous les habitants de Tchevengour sont réunis autour de l’enfant mort, atterrés. Alors que la mère assommée de chagrin s’endort accrochée au corps de son fils, commence le conciliabule des gardiens de l’utopie. « Comment appeler ça du communisme ? » se demande l’un d’eux, « pas plus tôt une femme y avait-elle amené un enfant qu’il était mort ». L’intertexte dostoïevskien joue ici à plein11 : tous les témoins de la scène, personnages et lecteur, perçoivent immédiatement l’épreuve de vérité que l’agonie de l’enfant signifie pour la commune de l’utopie incarnée. L’argumentaire d’Ivan, appelé par le motif de la mort de l’enfant, agit à l’intérieur même de la fiction, dans l’esprit des personnages. Tous souffrent « de ce que le communisme eût fait mourir le plus petit enfant de Tchevengour et il [s] ne pouvai[en]t se formuler de justification ». L’acquiescement au scandale est impossible : imposture ou consentement au mal, l’utopie est discréditée. À moins d’inventer des solutions de concordance pour affronter, dans l’urgence, l’indice de démenti, et c’est ce à quoi s’emploient, par-dessus le petit corps, les habitants de Tchevengour. L’angoisse de devoir renoncer à son idée est si forte qu’on n’est pas bien exigeant, le compromis le plus absurde est accepté avec soulagement : quand, réveillée en sursaut par le principal investigateur, la mère raconte qu’elle vient de rêver de son fils vivant, cela suffit pour satisfaire les casuistes de la morale utopique :
« – Dans son rêve, il respirait, mais il voulait mourir, tandis que dans les champs, il n’y arrivait pas [résume alors Tchepourny à ses camarades accourus vérifier si le petit n’avait pas, par miracle, « repris vie du fait des conditions sociales »]
– C’est pourquoi il est mort en arrivant à Tchevengour, saisit Jéiev. Chez nous, il s’est trouvé libre : la vie, la mort, pareil.
– Parfaitement clair, trancha Prokofi. S’il n’était pas mort, alors qu’il avait envie d’en finir, pourrait-on parler de liberté politique ?
– Oui, dis-moi un peu ? acquiesça interrogativement Tchepourny, tous ses doutes balayés.
Au début, il ne put comprendre ce qui était sous-entendu, mais il vit qu’on était généralement satisfait de l’événement affectant l’enfant nouveau venu et il se réjouit à son tour. »
10Tandis que les tchevengouriens sont parvenus, à grands renforts de casuistique communiste, à insérer la mort de l’enfant dans leur théodicée à eux, l’angoisse et le malaise de la scène se reportent sur le lecteur. Ce roman étrange date de 1929. Le communisme de Tchevengour, avec son anxiété eschatologique, ses zélateurs à moitié fous, et sa ferveur poétique, est et n’est pas le communisme historique. Mais il dit quelque chose du piège que le communisme réel tend à la dignité humaine, de l’indifférence qu’il porte, dans son enthousiasme abstrait pour les lendemains qui chantent, à l’humanité souffrante.
11Or, la fiction approfondit encore le soupçon : car l’un des témoins, relais dans la fiction de l’angoisse du lecteur, « se refusait à voir l’éclaircie. – Et la femme, pourquoi elle est pas sortie vous rejoindre, au lieu de se cacher avec son enfant ? dit Kopionkine désavouant tous les hommes de Tchevengour. C’est qu’elle se trouve mieux là-dedans que dans votre communisme » Un autre – figure de vieux sage, à la parole économe – résout alors le conflit en en reformulant les données : « Si elle est restée avec son petit, c’est qu’il y a entre eux le même sang et le même communisme : le vôtre. Si elle s’éloignait du mort, vous n’auriez plus de base12. » Les larmes sont ce qui rend le communisme tout à la fois nécessaire et inacceptable. Le salut est une aporie : il n’a de sens que de faire taire ce cri qui ne veut pas se taire ; mais si ce cri acceptait de se taire, quel salut serait-ce là13 ? Comme si la tâche assignée à la littérature, était à la fois de faire espérer la réconciliation, et d’en creuser le fossé incomblable, de neutraliser l’argumentation paralysante de la souffrance, tout en maintenant l’indignation qu’elle doit susciter.
12Cette ambivalence de la vocation littéraire doit être encore approfondie. Qu’est-ce qui pose problème, en effet, aux communistes de Tchevengour ? Non pas la présence de la mort dans leur utopie, mais la mort de l’enfant, de cet enfant-là, qui ne leur est rien, qui leur arrive de nulle part, qui n’a même pas de nom ni n’en aura jamais, qui est emporté dans les bras de sa mère, anonyme elle aussi. L’enfant dont la narration guette et recueille le dernier souffle, l’enfant dont le cadavre est si concret, manipulé, bricolé, entre les mains des tchevengouriens qui s’efforcent de le faire revenir en vie une minute de plus, n’est rien d’autre que l’enfant abstrait des exemples d’Ivan Karamazov, l’enfant exemple de l’enfant, l’enfant qui, à force d’être paradigmatique, a perdu toute singularité – l’exemplarité pure, qu’aucun exemple n’illustre plus. Situation limite où la littérature se tient, et où elle risque de s’engloutir dans le gouffre béant que lui a ouvert Dostoïevski : la mort de l’enfant de Tchevengour ne fait aucune peine aux tchevengouriens – la mort de cet enfant-là, s’entend, singulier, unique, comme tous les enfants, surtout comme tous les enfants qui meurent. Il leur est totalement indifférent que cet enfant-là soit vivant ou mort, et pourtant sa mort leur est plus insupportable que tout. La mort de l’enfant est pour eux un problème, terrifiant comme peut l’être le risque d’un démenti messianique ; mais rien d’autre qu’un problème, c’est-à-dire aussi son revers, quand il est enfin résolu, même de bric et de broc : « une formalité14 ».
13Quelque chose s’est peut-être perdu, dont la littérature a même effacé la perte ; quelque chose s’est peut-être perdu dont la littérature avait pourtant la charge, quelque chose d’unique, de précieux, de fragile – la singularité – qui avait justement été confié à sa garde, et qu’elle a sacrifié pour remplir sa mission. Sur cette zone de défaillance se tient pourtant la littérature la mieux intentionnée du monde, celle qui, avec Platonov, rêve le salut sans en valider les sacrifices humains. Mais dans cette zone de risque, la littérature peut aussi s’engager à dessein, dans le but exprès d’en creuser les failles. Un épisode de Voyage au bout de la Nuit nous donne en effet une autre formulation de cette ambivalence de la littérature dans son usage de l’exemplarité morale. Au point de croisement entre les deux sillages issus de Dostoïevski, l’exemplarité de la souffrance de l’enfant (comme argument moral), et l’exemplarité de la littérature (sa vocation de garde-fou de l’humanité contre les théodicées), le dispositif célinien joue l’une contre l’autre, et disqualifie in fine, non seulement « le monde de Dieu », comme disait Ivan Karamazov, mais bel et bien la littérature avec, complice du scandale de vivre.
Céline : de l’ambivalence à la disqualification de la littérature
14Que l’épisode de la mort du petit Bébert, dans le Voyage, doive se lire sur fond d’intertexte dostoïevskien, ne fait pas grand doute. La petite fille attachée et torturée par des parents pervers, dont Bardamu entend les cris à travers la cloison, quelques pages plus haut, suffirait, si besoin était, à nous réinstaller sur le terrain des Karamazov15. Bébert, donc, le neveu de la concierge, est malade, et il finit par mourir, sans que la médecine n’ait rien pu faire pour lui. La culpabilité qui bouleverse Bardamu devant la mort de l’enfant Bébert va bien au-delà du seul constat d’impuissance de la médecine. Bardamu intériorise comme sa faute propre l’impuissance collective, qu’il dénonce aussi comme indifférence : « pour ce qui concernait Bébert [...] il me semblait qu’il n’y avait rien pour lui sur la terre, même dans Montaigne16. » Juste avant sa mort en effet, probablement le jour même où Bébert meurt, Bardamu, parti demander conseil à Parapine à l’institut Bioduret, se laisse vendre par une bouquiniste des quais un petit Montaigne à un franc, qu’il feuillette sur le chemin du retour vers Rancy. Tombant par hasard sur « une page d’une lettre qu’il écrivait à sa femme le Montaigne, justement pour l’occasion d’un fils à eux qui venait de mourir », il y cherche de quoi apaiser son angoisse, un appui, un modèle, une exemplarité, en sorte :
« Ça m’intéressait immédiatement ce passage, probablement à cause des rapports que je faisais tout de suite avec Bébert. Ah ! qu’il lui disait le Montaigne, à peu près comme ça à son épouse. T’en fais pas va, ma chère femme ! Il faut bien te consoler !... Ca s’arrangera !... Tout s’arrange dans la vie... Et puis d’ailleurs, qu’il lui disait encore, j’ai justement retrouvé hier dans des vieux papiers d’un ami à moi une certaine lettre que Plutarque envoyait lui aussi à sa femme dans des circonstances tout à fait pareilles aux nôtres... Et que je l’ai trouvée si joliment bien tapée sa lettre ma chère femme, que je te l’envoie sa lettre !... C’est une belle lettre ! D’ailleurs je ne veux pas t’en priver plus longtemps, tu m’en diras des nouvelles pour ce qui est de guérir ton chagrin !... Ma chère épouse ! Je te l’envoie la belle lettre ! Elle est un peu là comme lettre celle de Plutarque !.... On peut le dire ! Elle a pas fini de t’intéresser !... Ah ! non ! Prenez-en connaissance ma chère femme ! Lisez-la bien ! Montrez-la aux amis. Et relisez-la encore ! Je suis bien tranquille à présent ! Je suis certain qu’elle va vous remettre d’aplomb !... Votre bon mari. Michel17. »
15Et Bardamu de régler définitivement son compte à Montaigne en conclusion de sa lecture :
« Voilà que je me dis moi, ce qu’on peut appeler du beau travail. Sa femme devait être fière d’avoir un bon mari qui s’en fasse pas comme son Michel. Enfin, c’était leur affaire à ces gens. On se trompe peut-être toujours quand il s’agit de juger le cœur des autres. Peut-être qu’ils avaient vraiment du chagrin ? Du chagrin de l’époque ? ».
16L’exemplarité de la littérature, par tout ce que ce grand nom des lettres, Montaigne, possède d’autorité, subit de plein fouet le soupçon lancé contre elle par la traduction célinienne et tout ce qu’elle dénonce : désinvolture et indifférence du père (comme si le deuil de l’enfant ne concernait que la mère, et encore, par un excès de sensibilité féminine), facilité indécente avec laquelle le mari se décharge de la responsabilité de consoler son épouse endeuillée... Mais résistant à la disqualification célinienne, l’exemplarité littéraire incarnée en Montaigne exige quand même du lecteur qu’il aille vérifier par lui-même ce que Montaigne écrivait vraiment. Surprise alors, ou plutôt effroi : certes, plusieurs procédés céliniens ont accentué l’effet de choc (à commencer par la présentation du contexte de rédaction, « pour la mort d’un fils à eux », qui donne l’impression que Montaigne écrit une lettre privée destinée à consoler sa femme endeuillée, alors que c’est en réalité une épître dédicatoire, adressée à son épouse, en tête de l’édition dont Montaigne s’est chargé de la traduction par son ami La Boétie de la Lettre Consolatoire de Plutarque à sa femme), mais force est de le reconnaître, l’original est presque aussi choquant que la traduction célinienne18. À quoi tient ce choc ? D’abord, bien sûr, à un troublant effet d’anachronisme : avec la mortalité infantile de l’époque, une mort de bébé n’avait rien d’exceptionnel. Car c’est d’un bébé de deux mois qu’il s’agit : l’appareil critique nous le précise, Montaigne commet en effet un lapsus, en donnant l’enfant mort dans son « deuxième an » pour « deuxième mois ». Mais précisément, lu aujourd’hui, même ce lapsus peut être retenu contre Montaigne. L’histoire des mentalités, évidemment sollicitée, ne nous aidera pas à combler cette fracture que Céline creuse entre le grand humaniste et nous.
17Car, en réalité, ce que Bardamu raille chez Montaigne – même au prix d’un anachronisme – ce n’est pas la dérision, en face de la mort d’un enfant, d’un effort littéraire de consolation, mais le scandale même de la tentative. Ce qui est profondément disqualifiant moralement, ce n’est pas tant « la vaine prétention du stoïcisme à nous aider à supporter l’insupportable, l’inefficacité de sa sagesse face aux épreuves du réel19. », que la référence à Plutarque incarnait peut-être, que la tranquillité d’esprit que ce recours apporte à Montaigne. Complexe des survivants étendu à l’ensemble des lecteurs. On peut peut-être même s’avancer plus loin : le seul geste de recours à la littérature – réservoir de modèles et de références – dans l’espoir de soulager sa douleur et d’apaiser son angoisse, serait déjà honteux. La promesse de consolation, même par empathie avec la souffrance d’un autre, vaudrait déjà souillure : la littérature, c’est aussi ce qui convainc le cri insatiable de se taire, calme la colère avec la douleur, accommode à l’existence. La littérature a partie liée avec la survie – et c’est déjà un renoncement. On comprend mieux la culpabilité qu’éprouve Bardamu après sa lecture de Montaigne : la sévérité de son jugement sur Montaigne recourant à Plutarque vaut aussi pour lui recourant à Montaigne, comme pour le lecteur recourant à l’original de Montaigne pour espérer contrer Céline, et même pour le lecteur lisant Céline20.
18Y a-t-il une issue ? Y a-t-il un usage acceptable de l’exemplarité morale de la littérature ? Ou la complicité de la littérature avec la survie – c’est-à-dire avec les théodicées qui, tôt ou tard, nous convainquent de passer outre la mort de l’enfant – la disqualifie-t-elle définitivement ?
Consolations ?
19Revenons pour finir à Dostoïevski – non plus le discours d’Ivan Karamazov, mais une scène terrible du début du roman, qui nous fait assister, au monastère, à l’audience donnée par le starets Zossime à une femme du peuple venue lui confier son inconsolable chagrin suite à la mort de son enfant. À cette mère écrasée de douleur, qui ne se remet pas de la perte de son enfant, le starets Zossime commence par tenir le discours consolateur de la foi chrétienne. Mais comme s’il pressentait que ce discours de consolation religieuse, qui fait fond sur une théodicée, était fondamentalement déficient au regard de la souffrance brute d’une mère à qui son enfant manque, le starets Zossime passe par une médiation, qui n’est autre que la médiation même de la littérature comme réservoir d’exemplarité. « Voilà, quoi, la mère, répondit le starets, une fois, un saint des anciens temps en a vu dans un temple une comme toi, une mère qui pleurait son petit, son fils unique, que Dieu, lui aussi, avait rappelé à lui21. ». Zossime lui transmet alors le discours de ce saint à la mère de jadis – son petit est parmi les anges, et loin de s’affliger, elle doit plutôt se réjouir pour lui. « Voilà ce qu’a dit le saint à la femme qui pleurait son fils dans les temps anciens. Et lui, il était un grand saint, il ne pouvait pas dire de mensonge. Ainsi donc, toi aussi, mère, sache-le [...] et ainsi donc, ne pleure pas, mais réjouis-toi ». Le starets Zossime pressent que le présent n’a pas l’autorité nécessaire pour convaincre la mère en deuil : il faut l’adosser aux exempla du passé, à l’autorité d’un grand saint, validée par la mémoire collective. Mais même cela ne marche pas. Sans colère, sans irritation, la mère, qui a la foi – mais cela ne suffit pas –, dit qu’elle sait déjà tout cela, qu’on lui a déjà dit, mais qu’elle pleure quand même, qu’elle ne peut pas arrêter de pleurer, que l’absence de son enfant la torture. Elle ne conteste pas le contenu du discours de consolation, elle ne le réfute pas, elle ne fait que dire, humblement, sans colère, que quelque chose en elle ne se laisse pas consoler par ce savoir-là. Et le starets, corrigeant alors son propos, comprend et renonce à essayer de consoler. Mais peut-être parce que ce constat (qui fait battre en retraite la foi toute entière) est trop difficile à assumer, il se réfugie dans un autre référence à une expérience passée, dans une autre littérature. Ce qu’il cite alors, c’est l’Évangile de Matthieu, qui, racontant le massacre des innocents, cite elle-même la prophétie du Jérémie de l’Ancien Testament. « Cela, reprit le starets, cela, c’est l’antique “Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée, parce qu’ils ne sont plus”, et telle est bien, vous, les mères, la condition qui vous est faite sur terre. Ne te console pas, tu n’as pas besoin de te consoler, ne te console pas et pleure, seulement, à chaque fois, souviens-toi sans faiblir que ton petit garçon il est un ange parmi les anges de Dieu22. »
20Quelque chose dans la souffrance résiste à toute consolation par l’exemplarité. Et cela doit être ainsi : la vérité est du côté de la femme de Montaigne, pas de Montaigne. Il n’y a pas à maudire la littérature, ni à s’insurger contre sa déchéance morale : son impuissance fondamentale la réhabilite. Le chagrin de la mère dément l’efficacité consolante du discours de théodicée, sans le défaire pour autant. Il l’oblige à battre en retraite, en ce lieu précaire où le starets Zossime tente de se replier, en s’accolant à ce mystère exemplaire d’un antique et immémorial refus de se laisser consoler, dont la littérature – la sainte littérature ? – a fossilisé la trace. L’espace commun, le seul que la littérature peut et doit espérer incarner, est sans doute là : dans cette expérience partagée du scandale, dans ce refus commun de l’admettre, de l’accepter, de s’en accommoder. Le refuge est précaire, et le starets Zossime, en son monastère, n’y est pas vraiment à sa place, car « Rachel refusant de se laisser consoler parce que ses enfants ne sont plus », ce n’est pas compatible avec l’usage du massacre des innocents dans la continuité du récit de l’Évangile – ces enfants tués parce que l’enfant Jésus, réfugié en Égypte, était visé, et qui meurent à sa place. Mais cette citation écran, destinée, au fond, à protéger le livre saint – et tous les livres – d’une fondamentale vulnérabilité, est sans doute le seul lieu de repli où la littérature peut se tenir sans se discréditer moralement : sur cette ligne de crête, peut-être impossible, que la littérature parvient malgré tout à faire exister, d’où l’on fixe l’abîme sans colère, où l’on souffre sans refuser le monde, où l’on survit sans consentir pourtant.
Notes de bas de page
1 Nous citons Dostoïevski dans la traduction d’André Markowicz : Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Actes Sud « Babel », vol. 1 p. 424-425.
2 Ibid. p. 437.
3 Ibid. p. 443-444 ; nous soulignons.
4 Voir sur ce point les analyses de Philippe Forest dans son article « Dostoïevski et l’infanticide », dans la revue Penser/Rêver, Mercure de France n° d’automne 2004, p. 203 : « Dans son Érotique du deuil du temps de la mort sèche, le psychanalyste Jean Allouch pose l’hypothèse suivante : « le cas paradigmatique du deuil n’est plus aujourd’hui, comme au temps où Freud écrivait la Traumdeutung, celui de la mort du père, mais celui de la mort de l’enfant ». Il est possible que le dernier roman de Dostoïevski marque le moment très exact du basculement et qu’il permette également d’en mesurer les conséquences barbares ». Nous rejoignons les conclusions de Philippe Forest dans cet article, dans leurs implications morales et philosophiques – et non pas seulement psychanalytiques –, en soutenant que Dostoïevski ne marque pas seulement le moment du basculement, mais qu’il y contribue – voire qu’il le déclenche – à la mesure de son influence sur la littérature et l’histoire des idées.
5 Dostoïevski, op. cit. p. 443.
6 C’est là d’ailleurs le sens de l’innocence revendiquée de Job : Job ne se proclame pas pur de tout péché, mais il affirme que rien de ce qu’il a pu être ou faire ne saurait justifier pareille ampleur de châtiment.
7 C’est l’analyse de Northrop Frye sur Job, dans Le Grand Code, Seuil, 1984, p. 264-269, et La Parole Souveraine, Seuil, 1994, p. 328-331.
8 Dostoïevski, op. cit. p. 439.
9 Ce n’est pas parce qu’il a pitié des deux enfants qu’il surprend dans la calèche du grand duc que le Kaliayev des Justes renonce à l’attentat, mais parce qu’il respecte l’innocence et trouve indispensable que la révolution la respecte aussi. Ce n’est donc pas d’abord l’émotion liée à la représentation de l’enfance, mais l’intertexte dostoïevskien qui joue à plein, avec l’effet de marqueur moral attaché au thème de la mort de l’enfant.
10 Andréï Platonov, Tchevengour, Robert Laffont, « Pavillons », traduction Louis Martinez, p. 323 à 333. Toutes les citations de Platonov données ici sont tirées de ces quelques pages.
11 Le souvenir du roman de Dostoïevski est directement convoqué par la reprise d’un motif tiré d’une scène du début des Frères Karamazov (chapitre 3 du livre II), l’audience par le starets Zossime de la mère qui pleure son petit garçon mort. L’humilité pathétique de la mère qui n’a plus qu’un seul vœu, revoir son enfant vivant rien qu’une petite minute, est directement empruntée à Dostoïevski.
12 Nous soulignons.
13 Reformulation aporétique de la problématique même du messianisme, que Kafka, de son côté, résume avec l’économie de moyens qu’on lui connaît : « Le Messie ne viendra que lorsqu’il ne sera plus nécessaire, il ne viendra qu’un jour après son arrivée, il ne viendra pas au dernier, mais au tout dernier jour » (Franz Kafka, Œuvres Complètes. Journaux, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome 3, p. 455, entrée datée du 4 décembre 1917, traduction de Marthe Robert).
14 Platonov, op. cit., p. 333.
15 Céline, Voyage au bout de la Nuit, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 266-267. L’effet de signal est renforcé par un encadrement surchargé d’intertextes dostoïevskiens : juste après la lecture de la lettre de Montaigne, Bardamu assiste en effet à une scène de rue – la torture d’un cochon attaché devant un étal de charcutier, au milieu des rires gras de la foule – qui rappelle étrangement la scène cauchemardesque du petit cheval battu à mort dans Crime et Châtiment.
16 Ibid. p. 289.
17 Ibid. p. 289.
18 Le voici :
« Ma femme vous entendez bien que ce n’est pas le tour d’un galand homme, aux reigles de ce temps icy, de vous courtiser et caresser encore. Car ils disent qu’un habil homme peut bien prendre femme : mais que de l’espouser c’est à faire à un sot. Laissons-les dire : je me tiens de ma part à la simple façon du vieil aage, aussi en porté-je tantost le poil. Et de vray la nouvelleté couste si cher jusqu’à ceste heure à ce pauvre estat (et si je ne sçay si nous en sommes à la dernière enchère) qu’en tout et par tout j’en quitte le party. Vivons ma femme, vous et moi, à la vieille Françoise. Or il vous peult souvenir comme feu Monsieur de la Boetie ce mien cher frère et compaignon inviolable, me donna mourant ses papiers et ses livres, qui m’ont esté depuis le plus favory meuble des miens. Je ne veulx pas chichement en user moy seul, ny ne mérite qu’ils ne servent qu’à moy. À ceste cause il m’a pris envie d’en faire part à mes amis. Et par ce que je n’en ay, ce croy-je, nul plus privé que vous, je vous envoie la Lettre consolatoire de Plutarque à sa femme, traduite par luy en François ; bien marry dequoy la fortune vous a rendu ce présent si propre et que n’ayant enfant qu’une fille longuement attendue, au bout de quatre ans de notre mariage, il a falu que vous l’ayez perdue dans le deuxiesme an de sa vie. Mais je laisse à Plutarque la charge de vous consoler et de vous advertir de votre devoir en cela, vous priant le croire pour l’amour de moy : Car il vous découvrira mes intentions, et ce qui se peut alléguer en cela beaucoup mieux que je ne ferois moymesmes. Sur ce, ma femme, je me recommande bien fort à vostre bonne grace, et prie Dieu qu’il vous maintienne en sa garde. De Paris, ce 10 septembre, 1570. Vostre bon mary Michel de Montaigne. » Cité par Henri Godard dans Céline, Voyage au bout de la Nuit, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, p. 1247.
19 Marie-Christine Bellosta, Céline ou l’art de la contradiction, PUF, 1990, p. 221.
20 La conclusion logique de l’attitude célinienne ne se fait pas attendre : quelques pages plus loin, le lecteur doit prendre acte de ce que les récits des autres ne sont là que pour enfoncer – pour enfoncer les clous d’une croix qui ne signifie plus rien d’autre que le caractère insensé de sa souffrance : « Une vieille dame en bonnet près du métro Saint-Georges pleurait sur le sort de sa petite fille malade à l’hôpital, de méningite qu’elle disait. Elle en profitait pour faire la quête. Elle tombait mal. Je lui ai donné des mots. Je lui ai parlé aussi moi du petit Bébert et d’une petite fille encore que j’avais soignée en ville moi et qui était morte pendant mes études, de méningite, elle aussi. Trois semaines que ça avait duré son agonie et même que sa mère dans le lit à côté ne pouvait plus dormir à cause du chagrin, alors elle s’est masturbée sa mère tout le temps des trois semaines d’agonie, et puis même qu’on ne pouvait plus l’arrêter après que tout a été fini. » Céline, op. cit. p. 351.
21 Dostoïevski, op. cit., p. 94.
22 Ibid., p. 96.
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