Les éducatrices françaises à Londres pendant la Révolution
p. 347-356
Texte intégral
1La Révolution française a donné ce que Bronislaw Baczko appelle un « coup d’accélérateur » aux pédagogues du siècle des Lumières1. En effet, la décennie révolutionnaire a vu une prolifération de discours, de projets de loi, de brochures et d’articles, présentés aussi bien par des inconnus que par les grands acteurs politiques comme Condorcet ou Robespierre. Les révolutionnaires ont mis l’accent surtout sur l’instruction publique, but conforme à leur désir de transparence et de civisme. Le rêve de former un citoyen modèle tient d’une idée d’éducation propagée par les esprits éclairés de l’Ancien Régime mais il est élargi et développé pendant la Révolution. On y voit donc un jeu entre la tradition des Lumières et l’imaginaire révolutionnaire, mais cette vision de la société régénérée à travers l’éducation est résolument masculine.
2Sans pour autant créer une partition artificielle entre des projets d’éducation révolutionnaires et masculins et des projets d’éducation contre-révolutionnaires et féminins, cet article propose de regarder quelques-uns des projets d’éducation de femmes écrits à Londres par des émigrées pendant la décennie révolutionnaire. Ces ouvrages puisent dans l’héritage des Lumières mais témoignent de la rupture qu’avait créée la Révolution. Tout comme leurs confrères révolutionnaires, les femmes auteurs de ces projets croient au pouvoir de l’éducation pour régénérer la société et, comme eux, elles restent marquées par le nouveau contexte social et politique dans lequel elles écrivent. Leurs ouvrages permettent de cerner l’interaction entre la femme, la Révolution et la tradition pédagogique des Lumières à une époque de crise.
3Les trois textes choisis sont : La compagne de la jeunesse ou l’entretien d’une institutrice avec son élève de Marie-Antoinette Lenoir, ouvrage publié en deux volumes par la maison d’édition Edwards en 1791, Une semaine d’une maison d’éducation de Londres, par « une dame de distinction », publiée par Galadin (1797) et L’amie des dames de Félicité Guériot, publiée par Baylis en 17992. Tous les trois sont publiés à Londres, il n’existe pas de copie de ces éditions en France.
4On ne sait presque rien de Marie-Antoinette Lenoir. Les biographies n’en parlent pas, mais elle publie un grand nombre d’ouvrages pédagogiques à Londres entre la parution de ce texte en 1791 et la seconde édition d’une Rentrée des vacances ou présent aux jeunes demoiselles en 1819. La « dame de distinction » reste anonyme et il est sans doute impossible d’en savoir plus sur elle. Félicité Guériot apparaît dans le Dictionnaire de Fortunée Briquet3. Née en 1767, morte en 1820, elle semble être rentrée à Paris peu avant l’An X (1802) puisqu’elle y avait publié cette année un essai, La paix, et une traduction des Mémoires de Mistress Robinson. Il y a tout lieu de croire que les trois femmes étaient des émigrées, même si Marie-Antoinette Lenoir resta en Angleterre au lieu de rentrer en France après la Révolution. La plupart des émigrés, une fois arrivés à Londres, devaient tôt ou tard trouver un moyen de subsistance. Si on en avait le talent, l’écriture fournissait un moyen honorable de gagner sa vie. Mme de Souza et Mme de Genlis sont deux exemples bien connus de femmes qui ont exercé leur talent pendant leur séjour en Angleterre4. Beaucoup moins connues, nos trois auteurs ont contribué à une tradition établie par Mme Leprince de Beaumont qui avait commencé sa carrière d’éducatrice en publiant son Magasin des enfants à Londres en 1756. Deux de nos ouvrages reprennent le format du dialogue qu’avaient utilisé Mme Leprince de Beaumont et tant de ses imitatrices, s’affirmant ainsi dans une tradition des lumières. Le troisième, L’amie des dames, est un essai plutôt qu’une série de dialogues et serait « le premier de ce genre » selon Mme Guériot (p. 6). Le contraste entre continuité et rupture qui caractérise les productions culturelles de la décennie révolutionnaire se définit d’ores et déjà.
5Examinons d’abord ce que les trois ouvrages ont en commun afin de souligner leur appartenance à la tradition pédagogique des Lumières. Jean-Jacques Rousseau est bien sûr la référence de base pour toutes les trois5 et elles sont très versées dans les œuvres pédagogiques de Mme de Genlis et de Mme d’Épinay. Nos auteurs partagent la ferme conviction que l’éducation des femmes est trop négligée (L’amie, p. 10) et il va de soi qu’elles essaient de remédier à cette situation. Leur avis que l’éducation sert à former le cœur et à créer des vertus sociales (La Compagne, p. 256) n’est pas si éloignée de celui du Girondin Rabaut Saint-Étienne qui, en 1792, parle devant la Convention nationale d’éclairer l’esprit et former le cœur6. L’héritage des Lumières s’exerce sur les pédagogues des deux côtés de la Manche malgré leurs opinions politiques. L’éducation des filles dont s’occupent nos trois auteurs est une éducation privée. Elles insistent toutes les trois sur l’importance de la bonne volonté de l’enfant si on veut l’améliorer (voir par exemple La maison d’éducation, p. 2), sur l’importance de la réflexion (La semaine, p. 27 ; L’amie, p. 28) et celle de la religion. Les moyens d’arriver à la perfection sont aussi analogues : l’étude, la réflexion, et, de préférence, l’aide d’une institutrice sont les clés d’une bonne éducation. Ces ouvrages réfléchissent au rôle de l’institutrice en même temps qu’à l’instruction donnée aux jeunes. La tâche de l’institutrice est difficile (La compagne, p. 253) puisqu’elle doit former le cœur de l’enfant, éclairer son esprit, lui donner du jugement et lui apprendre à penser (La compagne, p. 25) sans avoir recours à des modèles tout faits puisqu’on acquérait « peu de gloire en copiant » (L’amie, p. 116).
6Toutefois, ces trois ouvrages de la décennie révolutionnaire ne se comprennent pas en dehors de l’époque dans laquelle ils ont été écrits. En regardant chaque texte de plus près, on verra comment l’héritage des Lumières se modifie au contact d’une nouvelle réalité sociale et politique.
7 La compagne de la jeunesse, publiée en 1791, est l’ouvrage le plus proche de la tradition féminine des ouvrages d’éducation d’avant la Révolution. Dans l’avertissement, Marie-Antoinette Lenoir rend hommage à Mme d’Épinay qui lui a servi de modèle. Les dialogues mettent en scène une fille, nommée simplement « élève », de 8 à 12 ans, avec le but d’amuser et d’instruire les lecteurs. Les entretiens sont parsemés de fables et d’anecdotes. Pour l’auteur, l’enfance est « comme un morceau d’argile, elle prend toutes les impressions qu’on veut lui faire prendre » (p. 37) et les entretiens sont donc structurés pour transmettre des leçons à l’élève et à la lectrice. L’élève est « vive, emportée, indocile, dure, insensible » (VIII) et doit apprendre à modérer ses passions, à se retenir, à apprendre la compassion (p. 34), à être respectueuse. L’élève est noble et riche mais l’institutrice essaie de démontrer, à travers les contes, que « la naissance et les richesses ne sont rien sans les qualités du cœur » (p. 121) : un vieux refrain de pédagogue. Tout ce que dit l’institutrice est en effet prévisible — on est en terrain connu, sinon rebattu, avec les maximes à tirer des fables, les propos pour le développement de l’élève et son acquisition d’une attitude plus soumise. Seul le caractère rebelle de l’élève rend les dialogues plus vivants que dans les autres productions de ce genre. La lectrice moderne regretterait presque la suppression de cette indocilité, qui la rend intéressante. À lire l’ouvrage, on aurait du mal à penser qu’il a été publié dans la période révolutionnaire. Une fille bien née doit apprendre à danser, à se modérer, à se conduire selon l’usage (p. 200). Elle doit apprendre à se comporter d’une telle façon que ses domestiques conviennent « que le ciel fut juste, en vous faisant naître d’un rang que vous honorez par vos vertus » (p. 154). Ce genre de remarque en 1791 met le texte fermement dans le courant contre-révolutionnaire.
8Même si le projet d’éducation n’a rien d’original, il est entrecoupé de réflexions sur les ouvrages d’éducation qui l’ont précédé. Il est devenu de rigueur que les ouvrages d’éducation fournissent des plans de lecture7. Marie-Antoinette Lenoir nous offre un choix classique pour son élève entre l’âge de huit ans et l’âge de 12 ans. Elle lui conseille le Magasin des enfants de Mme Leprince de Beaumont, les Conversations d’Émilie, L’ami des enfants de Berquin, et deux ouvrages de Mme de Genlis : le Théâtre d’éducation et Les Veillées du château. Mais plus tard dans l’ouvrage, elle critique ouvertement un bon nombre de ces lectures recommandées, voire les ouvrages d’éducation en général qui sont, selon elle, peu vraisemblables puisqu’ils peignent « l’enfance telle qu’ils désireraient qu’elle fût, mais non telle qu’elle est réellement » (p. 247). Elle se plaint que « de toutes les jeunes personnes que j’ai vues, je n’en ai pas trouvé trois semblables aux modèles qu’on nous met sous les yeux » (p. 247). De ces défauts généraux, elle passe à des critiques plus précises et plus acerbes concernant ses confrères et consœurs pédagogiques. Berquin « a tort de faire connaître [aux enfants] des vices dont sans lui ils n’eussent peut-être jamais eu l’idée » (p. 249). Dans les Conversations d’Émilie, « l’enfant s’exprime trop bien pour son âge » (p. 245) et fait preuve d’une bonne volonté qui n’est pas naturelle non plus. Mme de Genlis a peu de talent dramatique (p 22) et M.-A. Lenoir lui reproche l’intrigue du Bal des enfants où le père se cache pour se réjouir de la sottise de son fils et de La bonne mère où elle aurait voulu que l’on enseigne « à discerner le bien et le mal » (p. 236). Les Veillées du château n’échappent pas plus à la critique. L’institutrice raconte l’histoire de Maldonata et de la lionne de l’abbé Raynal pour l’opposer à l’invraisemblable histoire d’Alphonse et du lion dans Les Veillées.
9Publiée pendant les premières années de la Révolution, La Compagne de la jeunesse est un des derniers ouvrages d’éducation appartenant à une longue tradition de projets de l’Ancien Régime. L’auteur nous offre une image de la femme noble, modeste et décente, qui doit se conduire selon l’usage. La réflexion, la raison, les vertus morales, la sensibilité et la retenue caractérisent la femme, dont le rôle est entièrement borné à la vie des salons. M.-A. Lenoir nous offre donc une vision de la femme proche de tous les projets qui l’ont précédée et telle que la Révolution et l’émigration présumée de l’auteur semblent avoir peu d’effet sur son concept de la femme. Le contenu de l’ouvrage ne laisse pas penser qu’il soit publié sous la Révolution. Seuls le lieu et la date d’édition donnent un indice. En ceci, l’ouvrage est exemplaire des réactions contre-révolutionnaires. Lenoir n’est pas seule à répondre aux événements bouleversants de la Révolution par la négation et le silence, en se réfugiant dans un monde clos et donc sauf. Dans Adèle de Sénange par exemple, Mme de Souza réduit l’intrigue à une seule famille retirée loin du monde et Adèle a même une île, symbole du retrait de la réalité politique, où elle peut se réfugier. Quoi de plus rassurante pour Marie-Antoinette Lenoir qu’une conversation entre une institutrice et son élève ? Pour les émigré(e)s, la Révolution avait tout brisé et les anciennes certitudes avaient été balayées. Ils s’étaient réfugiés dans un passé plus sûr. Tandis que Mme de Genlis optait pour le roman historique (Les chevaliers du cygne), M.-A. Lenoir cherchait un sanctuaire dans le fond et la forme de la pédagogie d’Ancien Régime. Le silence et l’absence sont des traits classiques de la réponse psychologique à un traumatisme8, comme le refus d’admettre que le monde a changé, ce que démontre La Compagne de la jeunesse en s’insérant dans la tradition littéraire contre-révolutionnaire.
10 Une semaine d’une maison d’éducation (1797) porte plus clairement l’empreinte de la Révolution. Tout en reprenant l’idée d’un dialogue entre une institutrice et ses élèves, et gardant les contes et les lectures traditionnels, l’ouvrage montre néanmoins l’influence de la Révolution dans le choix des extraits. Certes, les dialogues et les contes de fées permettent à l’auteur de traiter les lieux communs de l’éducation des filles : ne pas être égoïste, ne pas juger sur les apparences, (p 12) réfléchir avant de parler (p. 27), la beauté de l’âme est préférable à la beauté du corps (p. 59), il faut faire son devoir, faire le bien. Mais le texte se distingue de La Compagne de la jeunesse par le choix de lectures, tirées des Incas de Marmontel. Marmontel avait publié Les Incas en 1777 avec l’intention de prévenir ses lecteurs des dangers du fanatisme. Dans un contexte révolutionnaire, le choix d’extraits des Incas révèle l’intention contre-révolutionnaire de l’auteur. Les révolutionnaires prennent la place des Espagnols fanatiques. L’auteur anonyme change l’ordre du récit de Marmontel. En commençant par la bonté de Las Casas, forcé à trouver un asile parmi les Indiens et par des exemples de la cruauté, des ambitions et du fanatisme des Espagnols, elle augmente considérablement l’effet sensible du récit d’Orozimbo, obligé de fuir sa « déplorable patrie » (p. 231), avec lequel Marmontel avait commencé son ouvrage. Dans le contexte de l’année 1797, la position de l’auteur/institutrice, émigrée à Londres, et le choix d’extraits offrent des parallèles clairs avec la situation des émigrés et des contre-révolutionnaires. La guerre est condamnée comme « un fléau bien cruel pour les malheureux qui en sont les victimes » (p. 86), une référence de plus à la situation actuelle et si la portée contre-révolutionnaire du volume n’était pas suffisamment évidente, on nous offre l’histoire de Camille et Séphmor, roi et reine d’un peuple « féroce et fanatique » (p. 261), où le roi est remplacé par un fils d’esclave qui n’est pas digne de sa position usurpée. Le fils d’esclave est tué en duel et le roi légitime est restauré. En outre, le volume se termine avec le récit tiré des Incas de la mort du roi Inca Ataliba, assassiné avant qu’un procès légitime n’ait pu avoir lieu. C’est le seul extrait des Incas qui se passe de commentaire. Le volume se conclut sur cette image du roi injustement massacré. Le choix des Incas est curieux pour un ouvrage destiné à des filles de 12 ans puisque l’histoire est très sanglante mais le sujet est devenu d’actualité : les voyages, l’exil, les dangers du fanatisme, l’ambition démesurée qui entraîne la perte des êtres vertueux, sont les thèmes que l’on retrouve dans la littérature de l’époque, et surtout dans le roman d’émigration où ces topoï deviennent très vite des lieux communs9.
11Dans La semaine d’une maison d’éducation, l’auteur nous offre une transposition de son expérience personnelle de l’émigration et de la Révolution (et surtout de la mort du roi) comme quelqu’un qui n’est pas encore arrivé à affronter directement tous les effets traumatisants de la Révolution. Elle déguise ou déplace ou transfère ses expériences personnelles en trouvant des liens entre le présent et le récit des Incas de Marmontel. Qu’elle n’ait pas tout à fait assimilé les événements est évident puisque les extraits des Incas jouxtent des contes de fées et des histoires chevaleresques, deux formes qui montrent un repli vers un passé plus sûr, sinon une négation du présent. La tentative est bien plus personnelle que le travail des journalistes émigrés de la même époque qui ont essayé de recréer une mémoire collective et un nouveau caractère national fondé sur les principes aristocratiques de l’honneur et de la générosité10. Dans la mesure où la dame de distinction veut sauvegarder des principes de comportement convenables à des jeunes filles bien élevées, elle se rapproche de ses compatriotes mais, en fin de compte, elle s’intéresse plutôt au rapport entre le message des Incas et sa propre expérience personnelle qu’à une dimension nationale.
12 L’amie des dames de Félicité Guériot (1799) nous fait percevoir l’évolution du discours pédagogique féminin à Londres pendant la Révolution. Mme Guériot nous offre un projet d’éducation qui chevauche la tradition des Lumières et les nouvelles idées proto-féministes du xix e siècle. Les idées ne sont pas toujours cohérentes puisqu’elle est en train d’adapter sa pédagogie à une nouvelle ère politique. D’abord, elle reflète certaines tendances des dernières années du siècle. Par exemple, elle renforce l’importance de l’éducation morale et politique plutôt que l’instruction, trait que Jean Bloch a identifié comme étant caractéristique des ouvrages sur l’éducation pendant la deuxième moitié de la décennie révolutionnaire11. Ainsi, Félicité Guériot propose un moyen de faire « renaître le bonheur général à travers l’éducation » (p. 8) dont la perfection est « indispensable dans un état civilisé » (p. 10).
13Dans l’ouvrage on voit se développer une image de la femme qui sera celle du Code civil quelques années plus tard : l’éducation des femmes doit les rendre « plus vertueuses, plus aimables, plus attachées à leurs devoirs » (p. 40), et surtout à leurs devoirs de femme mariée. F. Guériot renonce à l’idée de droits de la femme préconisée par Mary Wollstonecraft, ne reconnaissant que « des droits qui s’étayent sur les avantages de l’éducation et la perfection et nos qualités morales » (p. 148). L’instabilité d’une dizaine d’années de Révolution se fait sentir dans L’amie des dames qui renforce la vision conservatrice de la femme modeste, vertueuse et retenue. On sent bien qu’on s’apprête à profiter du retour à la stabilité qu’offrira Napoléon Bonaparte. Mais à ses discours « masculins » qui renforcent le statu quo, se mêle un nouveau discours qui devance les pensées plus féministes des femmes du xix e siècle. D’un côté, F. Guériot rend la femme responsable de l’harmonie de la famille et donc de la nation en reproduisant les discours masculins des deux côtés de la gamme politique, de l’autre, elle nous offre une vision beaucoup plus étendue sur le potentiel de la femme. Son projet d’éducation ne se limite pas aux vertus de la femme mais inclut ses talents. Elle nous propose la possibilité d’un monde féminisé où la violence et la souffrance auraient moins de place. Elle se situe bien plus clairement dans l’actualité que ses deux consœurs. Son but est « d’exciter les femmes à s’immortaliser par la pratique des talents et des vertus » parce que cela « serait l’appareil le plus efficace que la philosophie pût poser sur les plaies que la guerre a fait souffrir au genre humain » (p. 8). Selon elle, les femmes peuvent exercer une influence réelle dans le corps politique et doivent par conséquent avoir quelques notions de la politique au lieu de borner leurs connaissances à la musique et à la danse comme dans La compagne de la jeunesse. Elle cite en exemple les femmes auteurs, les peintres, les femmes de science qui ont surpassé leur éducation et elle dénonce les auteurs masculins qui ont essayé de « détourner le sexe de ce qui pourrait l’élever à un degré de connaissance désirable et même nécessaire » (p. 102). Elle reste convaincue que si les femmes reçoivent une bonne éducation, « on verra sortir en foule, même de la masse commune, des femmes qui deviendront la gloire de leur siècle » (p. 97).
14En partant d’un discours qui s’appuie sur des notions masculines et restreintes concernant le rôle de l’éducation des femmes, elle plaide pour une éducation qui offrirait aux femmes la possibilité de montrer ce dont elles sont capables, dans tous les domaines de la société. Elle dépasse de loin les bornes des deux autres auteurs que nous avons étudiés ici puisqu’elle reste convaincue que les hommes et les femmes « ont les mêmes facultés pour [s]’élever à la gloire » (p. 144) et fraye ainsi le chemin aux luttes féministes du xix e siècle.
15Son opinion sur les romans témoigne également de la place qu’elle occupe parmi les écrivains de son époque. Tandis que la plupart des éducatrices recommandent des romans, elle rejette le roman comme outil de formation des jeunes puisqu’il dérègle le goût (p. 124). Son essai vise les filles de 12 à 16 ans, mais, selon elle, elles ne sont guère prêtes à lire des romans qui leur empoisonneraient le cœur (p. 30). Même si son plan de lecture ressemble en partie à ceux des femmes éducatrices des années 1780 (les Synonymes de l’abbé Girard, Télémaque, l’Histoire romaine et ancienne de Rollin, les ouvrages de Bernardin de Saint-Pierre et la poésie de Despréaux), il est en effet plus limité puisqu’elle refuse toute lecture de romans et en ceci elle ressemble à bon nombre d’éducateurs de la fin du siècle12. Mais elle dit explicitement que l’on « ne devrait pas écouter ceux qui cherchent à détourner les femmes de la lecture » (p. 109), visant ainsi le corps d’éducateurs à travers l’Europe qui, surtout depuis les années 1780, avait essayé de limiter l’éducation des femmes à des bornes domestiques et privées. Elle conseille même aux femmes de lire l’Encyclopédie, ce qui est un choix curieux pour quelqu’un qui dénonce la « philosophie moderne » (p. 78) qui a pour base l’athéisme.
16Félicité Guériot reste résolument un auteur contre-révolutionnaire. En insistant sur l’importance de la religion, et en utilisant l’exemple de la fermeté de Louis XVI sur l’échafaud (due, selon elle, à sa religion) (p. 52-53), elle s’inscrit dans une tradition contre-révolutionnaire qui maintient que les philosophes ont provoqué, sinon causé, la Révolution. Pour elle, il n’y a que ceux qui manquent de raison qui abandonnent la monarchie, tandis que montrer du respect pour le monarque est une preuve d’esprit et de solidité. De nouveau pourtant, elle semble hésiter entre une attitude conforme, attendue et un désir d’émancipation. Même si elle est royaliste, contre-révolutionnaire, chrétienne, elle a du mal à accepter la position traditionnelle de la jeune fille qui s’incline devant le choix de son mari par ses parents et se soumet à celui-ci sans se plaindre. L’image du mariage qu’offre Mme Guériot n’est faite que de soumission et de résignation mais ses vraies pensées, plus subversives, lui échappent lorsqu’elle révèle qu’elle se sent contrainte par l’idée qu’une femme est « assujettie dans la maison à la volonté de celui qui en est politiquement le maître » (p 10).
17La confusion de ses discours et l’inclusion d’idées souvent énoncées par les éducateurs, à côté de réflexions typiques des éducatrices d’Ancien Régime et de souhaits proto-féministes pour un monde où la femme instruite sera acceptée par la société et libre de choisir le mari qui lui convient, sont le résultat direct de l’époque dans laquelle le texte a été écrit. Publiée en exil, L’amie des dames est le produit d’une période d’incertitude et d’instabilité, d’une expérience personnelle de ce dont les femmes sont capables dans l’adversité. Même si le désir de restaurer la monarchie afin de retrouver le calme est manifeste, si l’apport de Rousseau est explicite, si le but affiché de l’ouvrage est d’offrir une éducation éclairée et vertueuse (p. IV), l’accent qu’elle met sur l’étude et sur la femme instruite qui peut « jouir d’une tranquillité individuelle même si son mari est injuste » (p. 146) éloigne cet ouvrage des idées plus timides des éducatrices des Lumières, et ouvre la voie à de nouveaux projets d’éducation visant à une reconnaissance plus juste des talents de la femme.
18Les trois éducatrices étudiées ici sont bien des produits de leur époque, malgré l’héritage des Lumières. Chaque ouvrage porte l’empreinte d’une période différente de la Révolution et le contexte politique affecte directement le contenu pédagogique des ouvrages de la « dame de distinction » et de Mme Guériot. En contrepoids aux débats en France sur l’instruction publique des garçons, ils ne sont pas simplement des réactions, ne préconisent pas simplement un retour à l’état antérieur de l’éducation des filles sous l’Ancien Régime. Certes elles gardent l’optimisme de leurs consœurs des Lumières dans leur souci de perfectionner l’éducation mais elles innovent au lieu d’offrir un retour au passé. Mme Guériot en particulier présage nombre de discours de la femme du xix e siècle. Ces textes nous offrent donc un jeu encore plus complexe de continuité et de ruptures que celui des révolutionnaires éducateurs et prouvent avant tout l’impact de la réalité historique sur tout projet d’éducation.
Notes de bas de page
1 Une éducation pour la démocratie. Textes et projets de l’époque révolutionnaire Genève, Droz, 2000, « Introduction », p. 9.
2 Les ouvrages font partie de la « Eighteenth-Century Collections Online » de Gale et ont été consultés en ligne, http://0-infotrac-galegroup-com.catalogue.libraries.london.ac.uk/menu.
3 Consulté sur le site SIEFAR : http://www.siefar.org/DictionnaireFB/FBGuerioStMartin.htm.
4 Pour en savoir plus voir Kirsty Carpenter, Refugees of the French Revolution : Émigrés in London, 1789-1802, New York, Palgrave Macmillan, 1999.
5 Par exemple, La compagne de la jeunesse utilise des citations en épigraphes et L’amie des dames le cite dans le texte.
6 Projet d’éducation nationale présenté à la Convention nationale le 21 décembre 1792, Une éducation pour la démocratie, op. cit., p. 297.
7 Voir par exemple mon article « Recommended Reading for Women in Germany, France and England 1782-84 », in The Transmission of Culture in Western Europe 1750-1850. Papers celebrating the Bi-Centenary of the Foundation of the Bibliothèque Britannique (1796-1815) in Geneva, David Bickerton et Judith Proud (éd.), Peter Lang, 1999, p. 21-36.
8 Pour en savoir plus sur le traumatisme et la psychologie, voir Cathy Caruth (éd.), Trauma and Explorations in Memory, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press, 1995. Pour une première étude des réponses littéraires au traumatisme de la Révolution voir mon article « Une Chaumière et un cœur simple : Pastoral fiction and the art of persuasion », in Revolutionary Culture : Continuity and Change, Mark Darlow (éd.), Nottingham French Studies, 45 (1), Spring 2006, p. 5-19.
9 Pour en savoir plus sur le roman d’émigration, voir Autour du roman d’émigration, Claire Jacquet, Florence Lotterie, Catriona Seth (éd.), Desjonquères, à paraître.
10 Voir Simon Burrows, « The Cultural Politics of Exile », Journal of European Studies, XXIX, 1999, p. 157-177 et notamment p. 160.
11 « Contrasting voices : male and female discourse on the education of women in eighteenth-century France », Studies on Voltaire, 303, 1992, p. 276-279 et notammen p. 278.
12 Voir par exemple Joachim Heinrich Campe, Väterlicher Rat für meine Tochter (1790) ou Bernardin de saint-Pierre « Discours sur cette question : comment l’éducation des femmes pourrait contribuer à rendre les hommes meilleurs ? », Œuvres complètes, vol. 18, Paris, 1823.
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