De l’éducation des princesses
p. 289-298
Texte intégral
1Si l’éducation des princes a suscité des études nombreuses, celle de leurs sœurs a moins intéressé la critique. Faut-il s’en étonner ? Elle était généralement moins soignée, n’a guère fait l’objet de plans d’étude ou de publications comparables à celles d’un Fénelon ou d’un Condillac, précepteurs des héritiers de France ou de Parme. Face à l’absence de tels ouvrages, il faut se tourner vers des commentaires privés, restés manuscrits, pour trouver des témoignages. Parmi les documents qui ont été conservés et qui nous renseignent sur ce que l’on attend d’une princesse, on peut compter les lettres de l’impératrice Marie-Thérèse. Elles fourmillent de détails sur la pédagogie active de la mère de quinze enfants et, en particulier, pour ce qui est de ses dernières filles, Marie-Amélie (1746-1804), future infante de Parme, Marie-Caroline (1752-1814), future reine de Naples, et Marie-Antoinette (1755-1793), future reine de France. Nous apprenons, grâce à cet ensemble d’écrits, conservé dans les archives de l’État autrichien, qu’une éducation en pointillés à la Cour de Vienne est complétée, après le départ du milieu familial, avant tout dans le cas de la petite dernière, par un véritable cours par correspondance.
Une éducation impressionniste à Vienne
2Grâce peut-être à l’héritage de la maison de Lorraine, dont est issu l’empereur François Ier, l’étiquette à la Cour de Vienne n’est pas dénuée de souplesse. La famille impériale a un train de vie plus proche, à certains égards, de celle des grands bourgeois que de celle des princes français. L’influence la plus déterminante est sans conteste celle de la religion. En témoigne notamment la présence du prénom Marie, imposé en l’honneur de la Vierge, dans les noms des archiduchesses. Les dévotions sont prises très au sérieux et les enfants sont encouragés à faire preuve de piété en privé comme en public.
3L’empereur meurt en 1765. Si son fils Joseph lui succède, Marie-Thérèse n’en lâche pas pour autant les rênes du pouvoir. Les dernières archiduchesses grandissent à une époque de grands troubles politiques et la surveillance maternelle est distante, même s’il arrive à l’impératrice d’annoter les cahiers de ses enfants ou de proposer des sujets de devoirs – on trouve ainsi une note autographe sur un Extrait d’histoire compilé par sa cadette, Marie-Antoinette, et conservé dans les archives impériales. Prises en main par des gouvernantes, les comtesses de Trautmansdorf puis de Brandeis, les filles Habsbourg sont encouragées à se perfectionner dans les arts d’agrément. On leur donne pour cela des professeurs de qualité : il arrive à Gluck de leur dispenser des cours de musique. Noverre est leur maître de danse. La série de pastels des archiducs et archiduchesses commandée à Liotard en 1762 et conservée actuellement à Genève témoigne en outre de l’importance accordée à la broderie ou au dessin. On ajoutera que la pratique des langues est considérée comme essentielle. Dès l’enfance, les archiducs et leurs sœurs parlent l’allemand et le français. Ils ont pour maître d’italien le poète Métastase. Les liens entre l’Autriche-Hongrie et l’Italie, déjà très étroits, devaient être consolidés à la génération de Marie-Antoinette par le mariage de ses sœurs Marie-Amélie et Marie-Caroline avec les héritiers de Parme et de Naples, par l’union de son frère Ferdinand avec Marie-Béatrice d’Este.
4L’évocation des alliances prestigieuses des enfants de Marie-Thérèse confirme ce que laisse entendre ce panorama rapide : l’impératrice choisit des maîtres exceptionnels pour sa progéniture, mais elle ne s’intéresse véritablement à ses filles que lorsqu’elles sont appelées, volens, nolens, à participer – par leur mariage – à la politique étrangère de l’Autriche. Marie-Amélie avait voulu épouser un prince des Deux-Ponts mais sa mère refusa ce prétendant en faveur de l’héritier d’un trône. L’éducation des archiduchesses avait véritablement pour but d’en faire de futures reines. À bien des égards, elle procédait par un mouvement double. Elle se déployait avant et après le mariage. Elle tenait compte du corps comme de l’esprit. Elle était dispensée sur place ou par correspondance. Elle entraînait avec elle un système de punitions et de récompenses. Je voudrais me concentrer sur le cas le plus documenté, celui de la future Dauphine et reine de France, Marie-Antoinette.
L’archiduchesse Antoine
5Baptisée Maria Antonia, surnommée « Antoine », la dernière fille de Marie-Thérèse, avant même son arrivée à la Cour de France, est prise en tenaille entre les Habsbourg et les Bourbons. Une fois le projet d’alliance conclu, Marie-Thérèse se rend compte que pour consolider son triomphe politique, il faut présenter une archiduchesse qui séduise les Français. Elle prend alors conscience que l’éducation de sa fille a été quelque peu négligée et met tout en œuvre pour lui donner des cours de rattrapage. Si l’enfant est très douée pour l’italien, son français parlé n’est pas dénué d’un accent germanique et elle l’écrit mal. Des acteurs sont recrutés pour l’aider à mieux prononcer la langue de son futur royaume. De son côté, l’ambassadeur Durfort s’active avec le ministre Choiseul, et un ecclésiastique français, l’abbé de Vermond, est dépêché à Vienne pour servir de professeur de langue à la princesse mais aussi pour la former aux usages français. Selon le témoignage plus tardif d’un courtisan : « Dès que la demande de la jeune princesse eut été faite, l’impératrice désira qu’on lui envoyât de France un instituteur de la nation pour perfectionner sa fille dans la langue française et achever son éducation qui, à vrai dire, avait été jusqu’alors assez négligée1. »
6Sur un autre plan, l’impératrice s’occupe de mettre en valeur sa fille en organisant des fêtes en son honneur pendant que la France envoie à Vienne le talentueux Larseneur chargé d’inventer une coiffure pour remédier au front haut et bombé des Habsbourg ainsi qu’un dentiste auquel est confiée la tâche de redresser les dents de l’adolescente. On le voit, les volontés de Marie-Thérèse sont secondées par les Bourbons. La future Dauphine est parée de bijoux mais dénuée d’une culture véritable. Rien d’étonnant à ce qu’elle se trouve désarmée face aux exigences de sa nouvelle position.
7Au moment du départ de la petite archiduchesse, l’impératrice exprime ses scrupules. Elle charge son enfant de respecter ses devoirs, mais aussi de suivre les coutumes de Versailles. Un problème latent surgit : que faire s’il y a conflit entre les intérêts de l’Autriche et de la France ? La réponse à toutes ses questions, la nouvelle Dauphine doit la trouver dans un long document qu’elle reçoit de sa mère en quittant Vienne, le « Règlement à lire tous les mois » – les autres archiduchesses mariées à des princes étrangers en ont également reçu un. Il s’agit d’une sorte de plan d’études qui va du général au particulier. À certains égards, c’est également un emploi du temps, en particulier spirituel, qui démarre ainsi : « À votre réveil, vous ferez tout de suite, en vous levant, vos prières du matin à genoux et une petite lecture spirituelle, ne fût-ce même que d’un seul demi quart d’heure, sans vous être encore occupée d’autre chose ou d’avoir parlé à personne. » C’est que Marie-Thérèse voit dans l’observation des exercices spirituels la source du bonheur temporel et éternel. Elle inscrit donc la vie future de sa fille dans un avenir réglé par la continuité et la récurrence des devoirs religieux.
8Si de précédentes reines de France ont été encouragées à se réfugier dans la piété, la nouvelle Dauphine pourrait avoir des lectures profanes. L’impératrice se doute qu’avec l’essor de la littérature de divertissement, sa fille n’aura que l’embarras du choix. Comment éviter qu’elle se fourvoie ? Le relais du contrôle parental est tendu au représentant de la religion :
Ne lisez aucun livre, même indifférent, sans en avoir préalablement demandé l’approbation de votre confesseur : c’est un point d’autant plus nécessaire en France, parce qu’il s’y débite sans cesse des livres remplis d’agrément et d’érudition, mais parmi lesquels il y a sous ce voile respectable bien des pernicieux à l’égard de la religion et des mœurs2.
9Les recommandations maternelles ne sont guère suivies d’effet. Lectrice rétive, la Dauphine, puis reine, a d’autres occupations de prédilection que l’acquisition d’une culture livresque. Elle rend compte, au début de son mariage, des textes qu’elle lit avec l’abbé de Vermond. Par la suite, les rares témoignages que nous avons, avant la période révolutionnaire, la montrent n’aimant que les romans à la mode. Les souvenirs (probablement peu fiables) de son coiffeur Léonard assurent qu’elle lisait à la messe un exemplaire des Liaisons dangereuses relié sous une couverture muette pour ressembler à un missel.
10Une autre requête est faite par l’impératrice dans le règlement interne à l’usage de sa cadette. Elle rejoint les recommandations pieuses du début du document : la Dauphine est invitée à prier pour ses parents lors de leurs anniversaires (de mort, dans le cas des défunts, de naissance, pour ce qui est des vivants). Le devoir du souvenir unit ainsi les responsabilités dynastiques et les exercices spirituels.
11Les recommandations initiales sont celles que Marie-Thérèse pourrait (et a dû) faire à toutes les archiduchesses. Elle inclut en revanche un deuxième volet qui concerne plus particulièrement le cas de Marie-Antoinette en France. On pourrait le mettre en parallèle avec les Tibi soli, les passages de la correspondance diplomatique entre l’impératrice et son ambassadeur Mercy qui sont hautement confidentiels. Dans ces instructions particulières, la jeune fille est mise en garde contre les familiarités, les promesses, les requêtes et ainsi de suite. Par ailleurs, un nouveau substitut de l’autorité maternelle est mis en place : « Demandez à M. et à Mme de Noailles, en l’exigeant même, sur tous les cas, ce que, comme étrangère et voulant absolument plaire à la nation, vous devriez faire, et qu’ils vous disent sincèrement s’il y a quelque chose à corriger dans votre maintien, dans vos discours ou autre points. » Les époux Noailles allaient recevoir la nouvelle Dauphine à Strasbourg lors de sa remise en France et la future duchesse devait lui servir de dame d’honneur. Elle se fit si bien le relais de la puissance maternelle que Marie-Antoinette eut l’impression de trouver en celle qu’elle surnomma bien vite « Madame l’Étiquette » une nouvelle gouvernante.
12En dernier lieu, l’impératrice met en place le système d’éducation ultérieur, ce que j’appellerais bien volontiers le réseau des cours par correspondance. « Tous les commencements de mois, j’expédierai d’ici à Paris un courrier : en attendant, vous pourrez préparer vos lettres pour les faire partir tout de suite à l’arrivée du courrier. » Ce circuit parallèle doit permettre d’échapper à la surveillance des Bourbons et ainsi d’échanger des informations confidentielles. En outre, même avant l’envoi de la première d’entre elles, les lettres affichent leur vocation pédagogique. Marie-Thérèse laisse entendre qu’elle institue une relation d’échange sur un premier pied d’égalité : Marie-Antoinette doit parler à Louis XV de sa mère aussi souvent que possible. C’est laisser entendre qu’elle devient un succédané de la présence impériale à la Cour de Versailles. Le lien entre famille et politique n’aurait guère pu être mieux souligné ! Dans les dernières lignes, c’est cependant une relation d’affection qui se dessine sur fond d’un devoir partagé du souvenir : « N’oubliez pas une mère qui, quoiqu’éloignée, ne cessera d’être occupée de vous jusqu’à son dernier soupir. Je vous donne ma bénédiction et suis toujours votre fidèle mère. »
Une éducation à distance
13Entre la correspondance et les relais mis en place, l’impératrice espère fournir à sa fille un guide tant pour sa conduite d’ensemble que pour toutes les situations individuelles auxquelles elle pourrait être confrontée. Si, pendant le voyage de Strasbourg à Versailles et pour les questions précises d’étiquette, elle a invité Marie-Antoinette à se fier à la comtesse de Noailles, Marie-Thérèse confie surtout à deux hommes un rôle essentiel dans la poursuite de l’éducation de la Dauphine.
14Le premier d’entre eux est l’abbé de Vermond. Envoyé à Vienne comme confesseur, il avait réussi d’emblée à conquérir l’impératrice et sa fille. En dépit des traditions, il fut permis à la Dauphine de le garder auprès d’elle à Versailles. Cette entorse aux habitudes de la Cour de France fut rendue possible par un changement de statut : de confesseur, le protégé de Loménie de Brienne devint lecteur. Il gardait ainsi la possibilité de se rendre à tout moment auprès de la jeune femme et il consolidait son rôle dans le domaine des échanges de lettres entre elle et sa mère – on peut d’ailleurs supposer que certaines des belles formules qui se retrouvent sous la plume de l’adolescente lui ont été soufflées par l’ecclésiastique complaisant. Ce sentiment de lecture est étayé par une affirmation du comte de Saint-Priest : « Elle avait de la facilité et de la grâce à s’énoncer, mais dans le fond, peu d’instruction ; aucun goût pour la lecture et écrivant mal, tant en caractères qu’en diction. C’est l’abbé de Vermond qui faisait ses lettres et il s’en acquittait fort bien. » Le courtisan ajoute un mot sévère : lorsque le prélat a quitté la reine « et qu’elle fut réduite à elle-même, on vit qu’elle avait bien peu profité de ses instructions3 ». En contrepartie, l’ecclésiastique met en valeur les qualités de son élève, écrivant ainsi à Marie-Thérèse le 17 octobre 1776 de la jeune reine : « Elle a plus de pénétration et de jugement que tout ce qui l’obsède ; sa jeunesse et le goût de tout effleurer sans rien approfondir, voilà la source de ses torts : elle en reviendra. » En plus d’assumer le rôle de secrétaire officieux, l’abbé prit au sérieux son devoir de conseiller ès lectures. Marie-Antoinette rend ainsi compte à sa mère de son programme. Au cours de ses premiers mois à Versailles elle se penche ainsi sur une paraphrase du Livre de Tobie, sur les Bagatelles morales de l’abbé Coyer ou encore sur l’un des ouvrages préférés de son époux, l’Histoire d’Angleterre de Hume.
15Si Vermond a un accès permanent à la Dauphine, la position du second relais de Marie-Thérèse est plus complexe : le comte de Mercy-Argenteau est son ambassadeur à Versailles. Il est donc censé avoir avec Marie-Antoinette des entrevues formelles et moins fréquentes que son lecteur. Toutes les semaines, il se rend à la Cour. Il est le maillon essentiel de la communication secrète entre l’impératrice et l’entourage français de sa fille. Renseigné directement par l’abbé de Vermond ainsi que par divers courtisans voire des domestiques dont il achète les services, il transmet les nouvelles à Vienne. Par lui, l’impératrice est instruite de tout et, en particulier, de tout manquement aux instructions maternelles : l’adolescente monte-t-elle à cheval malgré l’interdiction impériale ? Marie-Thérèse en est aussitôt instruite et elle gronde sa fille en feignant d’avoir appris l’information par des courtisans ou par les journaux occasion, l’archiduchesse fait un Mea culpa en bonne et due forme devant le ministre qui en rend compte alors dans ses Tibi soli adressés à la Hofburg. Grâce à Mercy, l’impératrice dispose souvent d’un résumé des conversations de sa fille. Elle s’en sert pour tenter de dresser Marie-Antoinette à avoir certains réflexes ou pour l’encourager à modifier sa conduite. Ayant appris que sa fille épouse le parti de Mesdames tantes face à la comtesse du Barry, Marie-Thérèse fait intervenir l’ambassadeur pour que la Dauphine adopte une attitude moins négative envers la maîtresse du roi. Ici, la moralité au-dessus de tout soupçon de l’impératrice le cède à la nécessité politique ! Le comte de Mercy l’informe de la réussite de ses démarches alors qu’il vient de se faire l’écho des recommandations maternelles : « Mme la Dauphine m’écouta avec une grande attention. Elle ne me répondit presque rien, et je reconnus à ce signe que mon langage avait fait impression. » Ce qui ne manque d’étonner l’observateur externe est la confiance continue que la jeune femme témoigne aussi bien à son lecteur qu’au ministre. Elle croit l’impératrice renseignée par la rumeur publique ou une presse avide de nouvelles de la Cour de France. Elle est prise au piège entre le proche et le lointain, entre les observateurs à son chevet et les règles d’une mère distante qui éduque sa fille et la contrôle par personne interposée.
16Nous pourrions ajouter une troisième série de relais. Ce sont les visiteurs occasionnels dépêchés par Vienne. Il faudrait citer en tout premier lieu l’empereur Joseph II, frère de Marie-Antoinette, chargé par l’impératrice de résoudre les problèmes conjugaux du couple royal et de lui prodiguer un cours théorique d’éducation sexuelle. En effet, sept ans après son mariage, la Dauphine est encore vierge. De nombreuses discussions entre les trois jeunes gens aboutissent à la révélation d’une série de détails intimes et, semble-t-il, à un rapprochement entre les époux.
17Il convient également d’évoquer le cas du comte de Rosenberg qui montre à Marie-Thérèse deux lettres alertes et railleuses dans lesquelles la toute nouvelle reine de France se moque du « pauvre homme » qu’est son mari : « Mes goûts ne sont pas les mêmes que ceux du roi, qui n’a que ceux de la chasse et des ouvrages mécaniques. Vous conviendrez que j’aurais assez mauvaise grâce auprès d’une forge. Je n’y serais pas Vulcain, et le rôle de Vénus pourrait lui déplaire beaucoup plus que mes goûts qu’il ne désapprouve pas4. » Les réactions de l’impératrice ne se font pas attendre. Sa fille en est meurtrie. Elle ouvre ainsi sa lettre du 12 août : « Madame ma très chère mère,/Je n’oserais jamais écrire à mon auguste mère, si je me sentais la moitié aussi coupable qu’elle le croit : être comparée aux Pompadour, aux du Barry, couverte des épithètes les plus affreuses ne va pas à votre fille5. » Elle se montre courbant la tête face au jugement maternel. Elle termine en présentant à Marie-Thérèse « le respect et la tendresse d’une fille désolée pour lui avoir déplu6 ». Elle semble véritablement suspendue à la réaction de l’impératrice. Un mois plus tard, elle est rassurée : « Madame ma très chère mère,/Votre chère lettre m’a rendu la vie, l’idée d’être dans la disgrâce de ma tendre mère était bien affligeante pour moi, j’espère que je n’en mériterai jamais pour pareil soupçon7. » Quelques mois plus tard, la petite reine de vingt ans, a de nouveau été réprimandée. Elle retourne en compliment la sévérité maternelle : « Quelle tendresse de me faire sentir mes torts8 ! » Elle avait remercié, peu auparavant, Marie-Thérèse « de ses bons avis qui sont encore plus de la tendresse et amitié que des droits de mère9 ». De fait, pour une princesse arrachée à sa famille, tout signe de Vienne devait renforcer des liens affectifs distants avec cette « mère incomparable » à laquelle elle assurait que son plus grand désir serait toujours d’en mériter les bontés10.
Récompenses et châtiments
18Le système pédagogique de Marie-Thérèse repose sur le respect que ses enfants lui doivent en tant que mère et en tant qu’impératrice. De ce fait, la première récompense à laquelle ils peuvent prétendre est représentée par les éloges maternels, directs et indirects. Marie-Antoinette en est friande. Dans une lettre du 23 janvier 1772, le comte de Mercy-Argenteau, rapportant le succès de sa mission de conseil sur l’attitude à tenir face à la favorite, espère que l’impératrice ne ménagera pas ses compliments à sa fille : « Si la contenance que Madame la Dauphine a tenue le premier jour de l’an vis-à-vis de la favorite obtient l’approbation de Votre Majesté, et qu’elle daigne le faire connaître à S. A. R., je crois que cela produirait un très bon effet pour l’avenir. » On s’en doute, Marie-Thérèse obtempère et sa lettre suivante félicite l’adolescente des efforts consentis et l’encourage à poursuivre ses efforts. C’est que l’éducation des princesses, plus qu’un système d’enseignement théorique est une mise en action des règles de la vie de Cour. Elle s’inscrit donc avant tout dans une dimension pratique, pas dans la sphère intellectuelle. L’une des conséquences en est l’absence de manuels ou de plans d’étude que nous avons rappelée plus haut.
19Pour Marie-Antoinette, mériter les louanges maternelles est d’autant plus important qu’on agite en face le spectre d’une princesse désobéissante : sa sœur Marie-Amélie. Cette archiduchesse avait voulu, l’on s’en souvient, s’unir à un soupirant qu’elle s’était choisi. Elle céda aux injonctions maternelles et épousa l’ancien élève de Condillac et de Deleyre, Ferdinand, Infant de Parme, l’un des petits-fils de Louis XV. Malgré l’interdiction formelle qui lui était faite de s’ingérer dans la conduite de la principauté, elle prétendait tenir les rênes du petit État et son époux falot ne s’y opposa guère. Le couple fut mis au ban de leurs familles, les Habsbourg et les Bourbons. Marie-Antoinette fut interdite de correspondance avec cette princesse turbulente. Elle n’omit pas de marquer à sa mère sa distance avec sa sœur :
Je ne puis vous dire, ma chère maman combien je suis affligée de l’infante. Il est bien étonnant qu’elle n’ait pas profité de vos bonnes leçons et de tout ce que vous lui avez fait dire par Rosenberg. Malgré tout cela, je saisirai avec empressement toute occasion de diminuer la mauvaise impression que cela peut faire ici. Sans cela, je fuis les occasions d’en entendre parler. Il me semble que, si j’avais eu le même malheur qu’elle, le seul désir d’épargner du chagrin à ma chère maman, cela me convertirait11.
20Après ces quelques lignes de force rapides que j’ai pu esquisser, que conclure de Marie-Thérèse éducatrice de ses filles ? En premier lieu, il convient de mettre en évidence sa myopie extraordinaire. Seule héritière de son père l’empereur, elle a été élevée dans la connaissance du fonctionnement politique de son pays. Elle a donné à ses enfants l’image d’une femme de terrain. Or, elle prive ses filles d’une éducation comparable et leur interdit de suivre son exemple. Elle leur demande cependant, surtout à Marie-Antoinette, de favoriser à tout moment les intérêts de l’Autriche, même lorsqu’ils sont en conflit avec ceux de l’État de leur époux12. C’est peut-être à cet écart entre la pratique et les recommandations de Marie-Thérèse que nous pouvons attribuer les débordements reprochés à Marie-Amélie à Parme, mais aussi ceux qui allaient caractériser la conduite ultérieure de Marie-Caroline à Naples, voire certaines des attitudes de Marie-Antoinette en France. Le commentaire le plus cinglant sur cet écart entre l’exemple et la pratique et la constatation de l’insuffisance de l’éducation politique des archiduchesses se trouve dans un projet de lettre rédigé par Joseph II en juillet 1775. Conservé dans les archives de Vienne, le document paraît avoir été rédigé à la requête de l’impératrice pour condamner l’ingérence de la toute jeune reine de France dans les affaires du pays :
De quoi vous mêlez-vous, ma chère sœur, de déplacer des ministres, d’en faire envoyer un autre sur ses terres, de faire donner tel département à celui-ci ou à celui-là, de faire gagner un procès à l’un, de créer une nouvelle charge dispendieuse à votre Cour, enfin de parler d’affaires, de vous servir même de termes très peu convenables à votre situation ? Vous êtes-vous demandé une fois par quel droit vous vous mêlez des affaires du gouvernement et de la monarchie française ? Quelles études avez-vous faites ? Quelles connaissances avez-vous acquises pour oser imaginer que votre avis ou opinion doit être bonne à quelque chose, surtout dans des affaires qui exigent des connaissances aussi étendues ? Vous, aimable jeune personne qui ne pensez qu’à la frivolité, qu’à votre toilette, qu’à vos amusements toute la journée ; qui ne lisez ni n’entendez parler raison un quart d’heure par mois ; qui ne réfléchissez, ni ne méditez, j’en suis sûr, jamais, ni ne combinez les conséquences des choses que vous faites ou que vous dites13 ?
21Il y avait sans aucun doute injustice, après avoir encouragé la reine à faire pardonner Choiseul ou à demander la nomination de Lorrains à des charges importantes, de lui reprocher les interventions qu’elle pouvait avoir dans les affaires de la Cour de France. La lettre semble n’avoir jamais été envoyée. Fort heureusement. Il n’empêche que les dernières lignes de l’extrait résonnent d’une ironie tragique pour qui connaît l’histoire de Marie-Antoinette. Du plan d’éducation de sa mère, l’on peut dire que son pragmatisme a souvent manqué de souplesse, ses objectifs de clarté, et peut-être que, si Marie-Antoinette aurait mieux fait, selon Joseph II, de s’occuper de frivolités que de politique, Marie-Thérèse était sans aucun doute plus douée pour les affaires d’État que pour l’éducation des filles…
Notes de bas de page
1 François-Emmanuel Guignard de Saint-Priest, Mémoires du comte de Saint-Priest, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », Paris, 2006, p. 258.
2 Cité dans Marie-Antoinette, Correspondance 1770-1793, Évelyne Lever (éd.), Paris, Tallandier, 2005, p. 42.
3 Saint-Priest, op. cit., p. 259. Les lettres de la période révolutionnaire contredisent l’affirmation.
4 Cité dans Catriona Seth, Marie-Antoinette. Anthologie et dictionnaire, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2006, p. 48.
5 Cité ibid.
6 Ibid., p. 49.
7 Ibid.
8 Ibid., p. 52. Lettre du 12 novembre 1775.
9 Ibid., p. 37. Lettre du 30 juillet 1774.
10 Ibid., p. 67. Lettre du 12 novembre 1776.
11 Ibid., p. 15. Lettre du 13 juin 1772.
12 Dès que Louis XVI hérite du trône, Marie-Antoinette est priée de défendre les souhaits de l’Autriche et de sa mère. La jeune femme se réjouit dans une lettre à Marie-Thérèse le 16 novembre 1774 : « Je suis bien contente d’avoir pu remplir vos intentions. » (Voir C. Seth, op. cit., p. 41).
13 Voir Marie-Antoinette, Correspondance 1770-1793, op. cit., p. 222.
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