Le voyage et le festin : les alentours d’une lettre
p. 209-224
Texte intégral
1Nul ne fut moins voyageur, en apparence, que Saint-Pol-Roux qui semblait cultiver sa sédentarité, se plaisant, au contact même de ce peuple «‘émigré’ perpétuel »2, comme surgi du « jeu magique des voyages et [du] mystère des êtres »3 qu’il avait choisi pour hôte, en venant s’installer en Bretagne, à exhiber son immobilité : « Je n’ai jamais éprouvé la curiosité de voyager, avouait-il. Sur le quai de Camaret j’entends les vieux marins s’entrecausant : ‘Lorsque j’étais en Chine… Quand j’étais à Madagascar…’ Et leurs gestes pétrissent des lointains fabuleux »4. Ainsi, en 1936, cet homme, « lié en apparence à son roc par ce manoir qu’il s’était plu à faire sortir de terre, étreint par ces amitiés paysannes où semblaient l’incruster le poids de ses sabots de pêcheur »5, selon le mot de Segalen, confiait lors d’un entretien radiophonique : « je ressortis au roc camarétois hiver comme été depuis trente-huit ans »6. Certain que « les plus belles croisières sont celles qu’on fait dans les ‘îles… d’or’ » – il désignait par là les étoiles -, Saint-Pol-Roux déclarait aux fervents navigateurs dont il partageait désormais la terre aride : « Chacun son voyage. Vous partez, quand moi je suis déjà parti. Vous avez vos voiles, moi mes ailes. Votre aventure est horizontale la mienne est verticale. Vous revenez avec une pêche miraculeuse. Moi je reviens avec une œuvre… »7. N’avait en effet de valeur à ses yeux que le voyage spirituel, l’aventure personnelle dans les espaces vierges de l’imaginaire, qui l’instituait arpenteur d’un Mystère dont la traversée donnait sens à toute son entreprise d’écriture. Mais si ce poète, pourtant né près de la mer et mort dans ses embruns8, demeurait insensible aux exotiques séductions du lointain et sourd aux appels du large, il n’avait pu cependant si bien préserver sa longue existence de tout voyage qu’elle n’en portât quelque trace : de « l’Orient, dont la porte dorée s’ouvrait toute grande sur son adolescence »9 il n’avait rien dit ; en revanche, l’Angleterre, en 1883, l’avait saisi d’un « étonnement fou »10, et c’est « cette vision magnifique dans l’âme »11 qu’il avait regagné la France. On aurait donc tort de faire trop hâtivement crédit aux allégations immobilistes du poète, et de croire sans nuance à l’inexistence d’un Saint-Pol-Roux voyageur. Mais bien davantage que les périples outremer qui séduisirent tant de ses prédécesseurs fameux ou encore son jeune ami brestois, Segalen, il savait savourer – les écrits tardifs, consignés dans des ouvrages posthumes, sous le titre de La Randonnée ou de Vitesse, en portent l’éclatant témoignage – les joies du voyage par voie de terre, pérégrinations plus limitées à travers un inconnu local. Il écrivait alors : « En chemin de fer : un beau voyage est le diamant du charbon qu’on brûle » »12. Mais outre ces écrits tardifs qui posent explicitement la question du voyage – qu’il soit intérieur ou extérieur -, une lettre inédite de 1890 porte attestation du goût – au sens fort – du poète pour le voyage ferroviaire13. Elle présente l’intérêt de mettre en lumière une période assez méconnue de la biographie désormais quasi légendaire d’un homme dont la postérité ne retient souvent, en une synthèse rapide, que quelques clichés – d’ailleurs parfois entachés d’erreur : le « Magnifique » parisien au verbe fastueux auquel les surréalistes rendront un bruyant hommage, et le vieux « Mage de Camaret » dont un drame sanglant obscurcit les derniers jours14. Mais c’est surtout parce qu’elle se révèle riche d’une remarquable postérité littéraire que cette lettre sollicite l’intérêt : le lecteur des œuvres de Saint-Pol-Roux se voit en effet interpellé par la reprise, dix ans plus tard, du procédé du voyage-festin qui caractérise la missive de 1890, dans un étonnant poème en prose, souvent remarqué par la critique, « L’Œil goinfre », relevant d’une esthétique qu’à cette date le poète n’avait pas encore élaborée. On est alors fondé à formuler l’hypothèse que le voyage de 1890 eut des conséquences esthétiques déterminantes dont la lettre, signant en cela un moment charnière dans l’évolution personnelle et littéraire du poète, donne un aperçu. Nous en envisagerons donc les alentours, un amont et un aval, demeurés, semble-t-il, inaperçus.
Saint-Pol-Roux et Gabriel Randon
2C’est au sein de la longue et passionnante correspondance15 que Saint-Pol-Roux et Gabriel Randon – qui se fera connaître sous le pseudonyme de Jehan Rictus16 – entretinrent entre 1889 et 1907, que cette lettre trouve place. On peut regretter que, de cet échange ne demeurent que les écrits de Saint-Pol-Roux scrupuleusement conservés par leur méticuleux destinataire dont les missives en revanche ont disparu, égarées peut-être lors des divers déménagements du premier17, ou encore détruites dans le bombardement de son manoir, en 1941. Cette correspondance n’en reste pas moins un document digne d’intérêt, encore inexploité à ce jour. Sur les liens qui unirent Saint-Pol-Roux et Gabriel Randon, généralement demeurés méconnus de la critique, il convient de dire quelques mots18. C’est vraisemblablement autour de 1888 que Saint-Pol-Roux fait la connaissance de Gabriel Randon, de six ans son cadet, dans des circonstances indéterminées mais que l’on peut supposer liées à la création du Mercure de France – dont ils firent partie dès la première livraison -, mais davantage encore, sans doute, à la vie de bohême de Montmartre où les deux poètes résident alors19. Un goût commun pour la littérature, des préoccupations sociales partagées20, mais également un penchant avéré pour la gent féminine dont ils multiplient alors en faunes impénitents les conquêtes les auront vraisemblablement rapprochés21. On trouve trace de leur échange épistolaire à partir de janvier 1889 et si, durant cette première période, leur conversation révèle des centres d’intérêt joyeusement hédonistes22, les ris et les jeux ne sont pas tout puisque se décèlent déjà entre les deux hommes de véritables liens d’amitié et d’estime littéraire, se traduisant à maintes reprises par des encouragements mutuels à faire œuvre et par la lecture réciproque de leurs premières réalisations. Ainsi, lorsque, en 1891, Saint-Pol-Roux, par sa participation à la fameuse Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret23, se lancera dans la « Croisade Magnifique » qui devait offrir une issue à un symbolisme jugé à bout de souffle, et qui inscrira de façon retentissante le nom du poète dans l’histoire littéraire, Randon, tout acquis à la grande cause de son aîné et conquis par son enthousiasme, lui sera d’un soutien sans faille, quand d’autres ne verront dans cette courageuse tentative que ridicule et fatuité. Vraisemblablement, au fil des ans, « les exigences du sort mirent de la distance » entre les deux hommes, sans qu’aucune brouille, au reste, ne soit venue ternir leur rapports24 : l’éloignement25, des modes de vie antithétiques – la vie de famille provinciale de l’un, le célibat parisien de l’autre – et, il est vrai, certaines rancunes gardées par l’ombrageux Randon auront progressivement raison de cette belle amitié. Pour l’heure, les ombres du futur sont encore bien lointaines, et Saint-Pol-Roux adresse à son ami ces mots débordants d’amitié : « J’ai beau hurler dans je ne sais plus quelle œuvre que l’Amitié c’est la trahison future, il m’est doux de me taxer d’injustice parfois lorsque mes yeux se reposent sur des êtres bons – tels que vous. »26
La lettre-festin et « l’Œil goinfre »
3C’est donc de Beg-Meil, dans le Finistère, « sur la grève de la firmamentale baie de la Forest », que, le 3 octobre, Saint-Pol-Roux écrit à Randon demeuré à Paris, après un fécond voyage en train :
Ma chevauchée a été fertile en émotions jolies.
Le nombreux et bariolé festin qu’a fait la Tarasque de fer : troupeaux de vaches – ces barbières des prairies, coteaux tendus vers le soleil, chênes aux gestes mounetsullyques, vignes gentes comme des modistes parisiennes, pommiers où rient des fruits pareils à des joues de poupées, puis le gâteau des manoirs ruineux, puis le mazagran des tunnels, et après, le cognac du jour brutalement retrouvé… […]27.
4Ces quelques lignes se signalent d’emblée à l’attention en ce que s’y révèle toute l’inventivité lexicale et imaginative du poète : le voyage réel lui est l’occasion d’un périple à travers la langue, savourée pour sa richesse et sa diversité : allitérations, comparaisons, métaphores, mots étrangers, néologismes et archaïsmes sont convoqués pour donner à goûter le spectacle nouveau. Point, dans cette lettre, de développement relatif aux modalités concrètes du voyage – nulle indication des villes ou régions traversées ; pas davantage de considérations sur les conditions matérielles et biographiques du déplacement -, seule importe, on s’en avise aisément, l’expérience du regard qui s’y donne librement carrière, définissant le voyage comme une prise de possession à la fois poétique et gustative de l’espace, la rencontre féconde du moi et du dehors. En effet, la notion, a priori inadéquate, de « chevauchée » par laquelle s’ouvre la lettre, faisant l’économie de toute caractérisation qui eût permis l’identification du voyage ferroviaire, instaure d’emblée un jeu assumé entre le réel et la parole censée en rendre compte. Certes, la connivence du train et l’équidé est déjà un poncif ancien au moment où Saint-Pol-Roux écrit ces lignes28. Il n’en demeure pas moins que c’est l’image, toute romanesque, d’une galopade réelle qui s’impose à l’esprit du lecteur de la lettre, bien davantage que le glissement linéaire de la machine moderne : le jugement du destinataire a dès lors charge de rectifier l’impropriété volontaire du langage. A travers ce terme de « chevauchée », l’ancien et le moderne, l’animal et la machine, la fiction et le réel entrent ainsi en une heureuse collision. Une telle déprise du réel et du régime ordinaire de la parole se rend audible, dans le même temps, par le procédé allitératif qui inaugure le passage, unique indice, fort discret, du sifflement et de la vitesse de l’engin, mais bien davantage, signal spéculaire de la vertu « poétique » c’est-à-dire créatrice du texte – suivant l’acception étymologique que Saint-Pol-Roux aimait à donner à ce mot. L’allitération présente l’intérêt corollaire de faire littéralement résonner le terme central de « festin », car tel est bien ce que le poète prétend offrir à son destinataire : bien davantage qu’une fidèle et banale relation de voyage, des agapes visuelles et lexicales, réunissant à une même table poétique, la machine, le voyageur et son lecteur.
5Dix années plus tard, la lettre de Bretagne se transformait en poème de voyage, rédigé, si l’on en croit la mention liminaire dont le poète le fait précéder, « dans le rapide Marseille-Paris », et inséré, sous le titre « L’Œil goinfre », dans La Rose et les épines du chemin, premier volet des Reposoirs de la procession, paru en 1901. D’un tel texte, reprenant très précisément le thème du voyage-festin, il ne sera pas possible, du fait de sa longueur, de restituer l’intégralité. Quelque aperçu pourra cependant en être offert, à partir de l’argument explicité de la sorte : « Mon œil, en pêle-mêle, s’offre d’énormes et mobiles noces de Gamache »29 et « baffre campagnes, bourgades, cités, chaînes de montagnes départements, provinces »30. Le paysage, défilant devant l’« Œil ivre »31 du poète, est savouré depuis « l’apéritif glauque »32 de la mer jusqu’à « la tasse de café des tunnels – que suit le cognac brusque du vif soleil tout à coup reparu » »33 – une image héritée de la lettre de 1890 :
Apéritif glauque de la Méditerranée.
Huîtres, palourdes, moules, praires que sont les vieilles monnaies de pluie aux goussets du sol. Hors-d’œuvre : ces crevettes des champs, les sauterelles ; des bigorneaux des buissons, les escargots ; papillons ; scarabées.
En guise de rissoles, les tas de foins où se blottissent les poussins.
Pâtés de foie gras, les moulins à vent.
En potage : lacs, étangs et mares, avec, croûtons surnageant, des canards, des sarcelles, voire des crapauds, des grenouilles, des têtards.
Voici la langouste d’une haie de rosiers et le saumon des carrières d’argile.
Comme bouillabaisse, une lande safranée de genêts fleuris.
Entrée, rôt : des veaux sur la sauce verte des pâtis ; des porcs au seuil de l’étable ; des moutons parmi, en forme de pommes, les cailloux de la Crau.
Tout cela, mes regards l’épicent de-ci moyennant les salines de Berre, de-là moyennant les poudrières de Saint-Chamas, tous les raisins sûrs des coteaux et toutes les olives des plaines de Provence se canalisent en huile et vinaigre à l’imaginaire pressoir d’un cataclysme incessamment possible34.
6Or, ce poème de gourmet, inscrit sous le signe de l’abondance et de l’harmonie des sensations, et dont le lecteur sort lui-même comme étourdi et ivre, se révèle symptomatique de l’esthétique que Saint-Pol-Roux mettra en œuvre, durant ses années de maturité, sous le nom d’« idéoréalisme », un concept qu’il n’avait pas encore élaboré en 1890, puisque la première mention n’en apparaît dans son œuvre que l’année suivante, dans la « Réponse » qu’il offre à l’enquête de Jules Huret35. Il conviendra donc d’interroger la permanence si remarquable de cette métaphore gastronomique appliquée au voyage, à partir de la lettre de 1890 et de ses alentours biographiques, révélateurs, nous semble-t-il, d’un tournant décisif dans l’évolution du poète marqué par l’émergence d’une nouvelle esthétique.
L’arrière-plan biographique
7Cette lettre se révèle riche d’un implicite biographique qu’il convient, pour en saisir toute la portée, de mettre au jour et convie le lecteur à une interrogation sur la signification que revêtait pour le poète parisien le voyage en Bretagne. On ne saurait affirmer avec certitude les raisons qui déterminèrent Saint-Pol-Roux à quitter Paris pour les côtes du Finistère au début de l’automne 1890, puisque sur cette question le poète ne s’est jamais exprimé directement ; mais il est très vraisemblable que cette date marque dans son existence un moment charnière, où s’exaspèrent et entrent en conflit des aspirations antithétiques, un moment de remise en question personnelle, auquel l’exil géographique momentané aurait charge d’offrir une issue. Peut-être, faut-il invoquer, pour expliquer ces difficultés intérieures, comme semblent l’indiquer quelques poèmes et certains passages de la correspondance, une récente déception sentimentale36 ; peut-être, et plus vraisemblablement, une crise existentielle et spirituelle plus large dont la ville serait et le lieu et la cause. Un second passage de la lettre le donne, semble-t-il, à entendre :
Dans cette vertu, le cœur se demande pourquoi la haine et la débauche des villes !
Je me sens l’âme jeune fille. Mon enfance me visite – en robe blanche – et j’oublie avoir souffert – devant ce réceptacle de larmes immortelles : l’océan. C’est que durant le voyage, tant de croix m’ont béni du haut des naïfs clochers : ces forges du temps !… - ;
8Peut-être encore, faut-il voir dans ce départ, le désir de réitérer l’expérience féconde de 1883 – date à laquelle Saint-Pol-Roux avait une première fois séjourné en Bretagne -, qui avait vu la rédaction d’un de ses premiers textes dramatiques, La Ferme37. Le voyage en Bretagne se révèle alors être tout autant un terminus ad quem qu’un terminus a quo, répondant à une double visée : d’une part, au vœu d’une rédemption spirituelle, liée au sentiment des turpitudes de la ville et aux incertitudes religieuses résultant de l’athéisme naissant ; d’autre part à l’exigence d’une expérience existentielle et esthétique de la Nature dont Paris, lui aura, à rebours, donné le goût et imposé le besoin. C’est donc au cœur du non-dit biographique suggéré par la lettre adressée à Gabriel Randon qu’il convient désormais de se placer.
Quitter Babylone
9En 1890, pour Saint-Pol-Roux, quitter Paris, cité des anti-valeurs et de l’anti-nature, par excellence, apparaît un acte salubre et nécessaire et de cette répulsion d’alors nombre de textes se font l’écho. Ainsi « Chèvres parisiennes », donnant l’image d’un Paris où des chèvres affamées – « naïves bêtes à la longue perverties par l’ambiance »38 – en viennent, victimes inconscientes de « l’influence néfaste s’étenda[n]t à tout être qui se risque en la capitale »39, à brouter des affiches sur lesquelles « paonnent des candidats, grimacent des clowns, carmagnolent des catins d’arc-en-ciel »40. Lieu du non-sens et de l’inversion des valeurs, Paris semble au poète une ville carnavalesque, dont l’âme monstrueuse se révèle à qui, comme le poète, sait voir véritablement : « ce turpide arc-en-ciel d’érysipèles, cet éventail d’immondices, cette gomorrhe ressuscitée, cette géhenne apparente, c’était bien l’Âme de la Ville faisant lugubrement la roue ! »41 Si ce « Carnaval où l’on pleure » assume une incontestable portée symbolique, définissant l’essence même de la ville, il s’inscrit également peut-être dans la contingence de l’histoire personnelle, suggérée par telle allusion discrète à des déboires sentimentaux : « – et le poète s’aperçoit que des bois de potence tiennent lieu de bras à sa fiancée »42. Cette tension au sein du poème livrerait alors la clé du malaise existentiel qui habite alors le poète : Paris serait ainsi le symbole de toutes ses désillusions sur le genre humain, irrémédiablement marqué du sceau de l’hypocrisie43.
10Mais il faut lire, derrière cette dénonciation de la vie parisienne, la persistance, dans l’âme du poète, du sentiment religieux de la Faute liée à la traditionnelle débauche de la Grande Cité qui restera toujours aux yeux de Saint-Pol-Roux, « la Babylone moderne »44 contre laquelle son vieux curé de Saint-Henry n’avait eu de cesse que de le mettre en garde, « la Ville aux misères charnelles »45, « cette Sodome et Gomorrhe de mixtures et de frelatages »46 dont il ne sut pas toujours refuser les multiples séductions. Les objurgations du vieux prêtre étaient en effet demeurées vaines puisque l’ancienne ouaille, métamorphosée en faune insatiable, s’était vite acclimatée à la liberté des mœurs parisiennes, comme en témoigne un suggestif poème daté précisément de 1890, « Le Faune ». Le poète y fait état, avec une satisfaction non feinte, de son existence parisienne inscrite sous le signe du rejet assumé de la morale chrétienne au nom d’une morale païenne qui s’en affirme l’exacte antithèse : « l’esclave se déchaîne par la cité, tumultueux comme une force longtemps comprimée »47 et « à la chrétienne solitude si coupable en péchés succède la païenne multitude »48. Il ajoute sans détours : « je répudie la farouche égérie qui sur moi tint si longtemps les persiennes closes, et je me rue vers une orgie divine, tant elle est multiplement humaine »49. Mais ce bonheur comptable, en dépit de la satisfaction affichée du poète, n’ira pas sans laisser, finalement, le goût amer des pratiques monotones et vides de sens, faisant ressortir par contrecoup les exigences spirituelles qu’il avait voulu faire taire. Les deux poèmes, datés de cette même année 1890, mettent donc fortement en lumière les contradictions dont l’âme du poète se trouve alors tiraillée, partagée entre, d’une part, une dénonciation, teintée de rémanences chrétiennes, du vice de la grande ville et, d’autre part, le désir ardent d’une existence libre et faunesque.
11C’est que Paris symbolise plus généralement, à ses yeux, l’athéisme triomphant de la fin du dix-neuvième siècle dont les vues positives le séduisirent incontestablement et dont les attaques firent bien davantage qu’ébranler l’édifice ancien de sa foi chrétienne : à cette date « le pie sincère »50 que fut Saint-Pol-Roux dans ses jeunes années, le « front, farci de toutes les ironies de la raison moderne »51 se voulait le héraut de « la science raisonnée, non [du] miracle imposé »52 et, cédant aux séductions matérialistes et rationalistes de la capitale, embrassait une forme d’athéisme dont l’acceptation ne pouvait aller, malgré qu’il en ait, sans tourments spirituels. A l’arrière-plan de la lettre, donc, se décèle un conflit intérieur irrésolu entre des tendances contradictoires, le divorce entre les aspirations de l’âme et les exigences du corps, le désordre d’une âme tout à la fois acquise aux modalités de la modernité et nostalgique de l’époque de la pureté naïve de l’enfance.
La primitivité
12Que le voyage en Bretagne comble en premier lieu un vœu de rédemption spirituelle du poète ne fait donc guère de doute : il se laisse explicitement saisir dans l’allusion à la bénédiction par les croix rencontrées sur le parcours. Le désir de retrouver une intégrité perdue dans les miasmes de la Babylone moderne dont Paris lui offre alors l’image assume ainsi pour Saint-Pol-Roux une dimension régressive, s’enrichit du souhait de retrouvailles avec la pureté de l’enfance qui transmuent l’exil géographique de 1890 en un multiple voyage dans le temps : un voyage à rebours de la modernité, un retour vers l’enfance chrétienne et un retour vers un passé plus récent, le voyage de 1883 dont le second séjour en Bretagne avait probablement vocation à reproduire l’heureuse expérience. La rédaction de La Ferme avait consacré ce premier exil. Or, la pièce dont le propos – derrière lequel il n’est pas impossible de déceler quelque dimension autobiographique – n’était autre qu’une dénonciation des séductions délétères de la Capitale53 au regard d’un monde rural gardien des vraies valeurs, morales et religieuses, se terminait par le retour de l’ouaille repentante « Au Bercail »54, et par cette révélatrice prière de l’abbé Cornély :
Apprends-leur, ô mon Dieu, qu’après la course aride
Il leur reste au village un clair ruisseau d’argent,
Et qu’il est doux, au soir de la dernière ride,
D’endormir le vieillard dans son berceau d’enfant55.
13Se trouvait de la sorte formulée, dès 1883, l’exigence d’un retour vers la vérité de la terre natale, vers le lieu authentique de l’être qui ne se distinguait pas, dans l’esprit du poète de la religion chrétienne. La Bretagne, en 1890, offrait ainsi au poète comme un second baptême. Mais tout autant qu’au désir d’une rédemption spirituelle, le voyage en Bretagne répondait vraisemblablement aussi au vœu d’une régénération esthétique, sur le modèle éprouvé sept ans auparavant. Le jeune auteur déclarait alors, en un propos trahissant l’importance décisive du lieu sur sa production littéraire : « je l’ai écrite en 1883 sur la côte du Morbihan où le printemps me retint dans des chaînes de fleurs. »56 Il ajoutait ces lignes éclairantes où se lit l’expression d’une expérience essentielle, à la fois existentielle et créatrice, de la « primitivité » :
Oh ! s’abandonner à la vie, de la brise sur l’être et du matin dans l’âme ! S’étendre parmi les goémons de la grève, et ses regards, ses pensées, les engager à bord de la tartane blanche qui s’efface là-bas comme s’éloigne la jeunesse… Simple et cher bouquet que celui des méditations cueillies dans les landes où l’homme étourdi des villes s’embaume de primitivité57.
14La Bretagne est liée pour Saint-Pol-Roux au pur bonheur d’exister, à une expérience extatique du beau et à une communion avec la nature livrant la vérité de l’être au cœur du simple, loin des sophistications de la vie citadine. C’est dans l’humilité des choses quotidiennes, « autour du menu mais rare spectacle »58, que se découvre la véritable beauté : un hameau fait de « trois maisons bâties sagement », de « naïfs clochers », dit la lettre à Randon. Un poème de 1890, dédié à Alfred Vallette, « Spontanéités », apporte la confirmation du rôle décisif que joua, pour Saint-Pol-Roux, le voyage effectué cette année-là : la Bretagne s’y laisse deviner à certains détails révélateurs du cadre59 et à quelques éléments autobiographiques non moins éclairants60. Dans une « isolée bourgade minuscule », le poète fait la découverte de la « sympathie mystérieuse »61 qui unit les gens simples faisant d’eux, songe-t-il, « un seul individu éparpillé, un être unique diverses fois répété, une sorte de Pan en réduction »62. On s’avise qu’il s’agit là d’un élément central de l’anthropologie métaphysique qu’il énoncera en 1893, en l’appliquant au créateur : « Le poète est l’entière humanité dans un seul homme »63. La Bretagne, terre de primitivité, livre donc à Saint-Pol-Roux en quête d’authenticité la vérité simple du monde et des choses.
15Certes, la qualité d’appréhension du monde qui se donne jour alors relève de la nature la plus intime du poète ; il est vraisemblable cependant qu’en 1883, Saint-Pol-Roux, alors âgé de vingt-et-un ans, n’avait pas encore pris la mesure de la fécondité littéraire d’un tel rapport au monde, et l’on peut penser que, de ce point de vue, son second séjour en Bretagne, en octobre 1890, fut pour lui comme une révélation à la fois existentielle et poétique dont la lettre adressée à Gabriel Randon, porte témoignage. Le 24 octobre, Saint-Pol-Roux, usant d’un terme promis sous sa plume à un destin littéraire remarquable64, formulait à Alfred Vallette, directeur du Mercure de France, la satisfaction que lui avait procurée son récent séjour : « Ah ! que c’est joli la féerie dont je viens »65. C’est bien à la suite de ce passage en Bretagne que s’exprime au grand jour une nouvelle conception poétique, plus adéquate à la sensibilité de Saint-Pol-Roux, une esthétique déjà en germe certes dans les œuvres précédentes encore mal dégagées des influences diverses, et que le poète formule dans un article donné quelques mois plus tard au Mercure de France.
Le Festin et la révélation
16Moins de deux mois après son séjour en Bretagne, Saint-Pol-Roux mettait le point final à un texte qu’il ferait paraître en février 1891, au Mercure de France, sous le titre « La Gloire du Verbe par Pierre Quillard », un premier article théorique qui, sous le prétexte affirmé de rendre compte de l’ouvrage récemment paru, avouait un dessein tout personnel : l’exposé des propres vues métaphysiques et littéraires de l’auteur. Saint-Pol-Roux s’y livrait à un éloge mitigé de l’art de son ami, qui ne lui semblait pas réaliser la véritable plénitude artistique qu’il appelait de ses vœux – Pierre Quillard ne percevant « dans [l]e domaine du décor » qu’« avec sa seule prunelle, non avec tous ses sens au balcon »66. Saint-Pol-Roux dénonçait les « exclusifs Cérébraux – de la secte des Nombrilistes – [qui] prétendent proscrire la Substance de leur univers ou du moins la bouder »67, la tenant au contraire pour « la mosaïque fondamentale de l’Art »68. Il s’agissait désormais de faire retour à la réalité du monde « initial si prestement réintégré aux heures corporelles »69 et le dogme nouveau était le suivant : « les choses doivent être contrôlées et traduites par nos cinq sens. […] L’artiste obtient l’œuvre prismatique aux facettes savoureuse-odorante-sonore-visible-tangible »70. La vérité se savoure, se saisit avec les sens tout autant qu’avec l’esprit, et l’idée de festin se lie ainsi spontanément, dans l’imaginaire de Saint-Pol-Roux, à celle de révélation. « Le Panier de fruits »71, paru initialement en 1894 et recueilli ensuite dans La Rose et les épines du chemin, fait de cette question son propos, qui met en scène une révélation succédant à la dégustation d’un fruit : lorsque « l’enchantement du festin s’affirme » – « sur le champ, d’imprévues magies ! », « une gamme de rideaux se lève », et apparaît « la Vérité sans linge »72.
17C’est donc une véritable « révélation naturaliste »73 qui se donne à lire dans la lettre de 1890, l’exigence d’une nouvelle appréhension du monde, irréductible au seul regard : le plus improbable des sens se voit alors requis d’en restituer la vérité, à travers la métaphore du festin. S’il est assez commun de déclarer le paysage happé par le véhicule en déplacement, Saint-Pol-Roux remotive ce poncif en développant l’image de la dévoration, désormais métamorphosée en acte poétique puisque la métaphore tératologique par laquelle le train se trouve désigné évacue paradoxalement la charge axiologique négative qu’elle implique normalement pour la renverser : la Tarasque, monstre légendaire de Provence, devient ainsi tout à la fois l’hôte qui se repaît du paysage traversé et l’amphitryon offrant en partage un festin à l’œil avide du spectateur. Ainsi, l’objet de la dévoration, loin de disparaître dans ce mouvement d’ingestion destructrice, non seulement demeure sauf, mais semble renaître, en perpétuelle surenchère sur lui-même, par la vertu fantastique que lui communique le monstre dont il se trouve assailli74. En 1890, le chemin de fer était entré dans les mœurs et il n’était plus question pour Saint-Pol-Roux de s’émerveiller de cette machine monstrueuse et nouvelle comme avait pu le faire Hugo un demi-siècle plus tôt. Le jeune poète se contentait alors de reprendre l’image déjà ancienne comme une évidence supposée connue de son destinataire. Par cet arrière-plan littéraire, ces quelques lignes d’un poète à un autre poète, exhibaient leur vocation poétique. La métaphore du monstre instaure en effet un régime de transfiguration du réel et se veut l’emblème du processus poétique. C’est ce que donne à lire l’énumération, qui serait comme l’énoncé de la réalité ingérée par le monstre de fer, une réalité, au reste, ne présentant rien que de fort commun : vaches, chênes, pommiers, coteaux, manoirs, qui dessinent en pointillés la campagne traversée. En effet, l’intérêt ne réside pas dans la qualité particulière de la chose perçue mais dans la découverte que le monde est désormais l’objet délectable dont l’art se nourrit ; dans la transfiguration opérée par la vertu du verbe poétique porté par l’émerveillement d’un regard neuf. La transformation de la réalité opérée par l’avancée du train redouble celle que la langue opère sur le réel, dans ce texte qui dit son propre processus de création. Dès lors surgit devant l’esprit du lecteur, comme en surimpression du paysage objectif, un spectacle inouï, unissant la vue – la gestuelle d’un Mounet-Sully75, d’élégantes modistes parisiennes, de naïves poupées -, et la saveur multiple de fruits, de gâteaux, de mazagran76 et de cognac.
18En outre, le voyage en train interdisant la déambulation hasardeuse du touriste en quête de sensations neuves, met en œuvre une autre nécessité, celle de la rencontre, dans l’éclair de l’instant, récusant toute itération, déniant toute possibilité d’hésitation, de pause contemplative ou de retour en arrière. Le regard mu par le mouvement mécanique se trouve propulsé vers le dehors dans le temps même où le dehors lui-même se porte à sa rencontre : « On est si bien assis qu’on se demande si ce n’est pas le paysage qui voyage »77, observe ailleurs Saint-Pol-Roux. Il offre, en un cliché unique, « d’un objet, quel qu’il soit », cette « émotion à la rencontre : une émotion faite de sa beauté ? sans doute, mais peut-être seulement de sa différence, de son mystère »78, comme l’écrira plus tard un autre poète : tel est désormais ce qui requiert Saint-Pol-Roux. Par une telle réhabilitation du monde, perçu dans son épaisseur, la chose poétique en vient à assumer pleinement son statut paradoxal d’ob-jet, en ce qu’elle désigne précisément ce qui se porte à la rencontre du regard et dont la matérialité s’impose dans l’espace. Point dans la lettre à Randon de cette stylisation du réel, de cet effacement des contours dissous, ingérés par la vitesse avant que l’œil ne s’en saisisse que l’on retrouve à foison dans les paysages vus du train79. Le monde y est restitué dans sa plénitude euphorique et offert en partage : chaque chose – vache, manoir, chêne – apparaît une réalité singulière dont le surgissement fait saillie dans la substance continue du réel, et dont se nourrit le regard gastronome. C’est précisément cette vision du singulier qui confère existence aux choses et les inscrit dans la lumière brute d’un monde dont la diversité pléthorique ne peut s’énoncer qu’à travers une énumération gourmande. Parfaitement emblématique de cette nouvelle esthétique, solidaire d’une poétique de l’abondance inhérente à l’idée de festin, L’Œil goinfre » réalise l’union de la saveur et de la vue, mais encore de l’odorat – avec des senteurs d’« ail », et de « fleur de thym »80 – et de l’ouie :
Et le bruit des fourchettes des petits oiseaux !
Et les coups de sifflet !
Et la mandoline des rainettes, des grillons et des cigales !
Et l’orgue de barbarie des chèvres, des chiens, des vaches, des ânes, des cochons !
Et les tintinabulances des chapeaux chinois télégraphiques !81
19Saint-Pol-Roux s’inscrivait ainsi, contre la mode rêveuse de son temps, dans la lignée des amoureux du réel, lui en qui Camille Mauclair reconnaissait « un homme au cœur vrai, pour qui le monde visible existe »82.
20Dans ses « Promenades philosophiques », Remy de Gourmont écrivait de Victor Hugo, dénonçant l’indigence imaginative des concepteurs contemporains des trains : « Il aurait voulu, au moins, qu’on les façonnât en forme de monstres de fer vomissant des flammes par leurs naseaux. Il ne faut pas lui en vouloir : il était romantique, et le propre des romantiques est de fermer les yeux à la beauté réelle des choses, pour admirer les chimères de leurs rêveries. »83 C’est au contraire à un regard sur la beauté simple et féconde du monde que nous convie le monstre de fer saintpolien, mis en appétit par la diversité exubérante du monde, au rebours des rêveries des symbolistes, contempteurs du réel et adulateurs de chimères, dont le poète se sentait déjà confusément si différent, et aux pâles mirages desquels il ne tarderait pas à opposer son fier « magnificisme ». Le voyage en train offre une fenêtre sur le réel, fenêtre transfiguratrice instaurant, dans l’expérience féconde d’un nouveau regard, un jeu entre le réel et l’imaginaire d’où sourd la poésie. La poésie sera désormais pour Saint-Pol-Roux, ce festin fabuleux où les choses et les mots se mêlent dans l’espace « idéoréel », où la féerie du monde rencontre les floraisons inouïes du poète. La lettre à Randon, du 8 octobre 1890, en prend acte, qui indique en filigrane, au-delà du parcours réel dans l’arrière-pays breton, la route d’un voyage existentiel à travers un non-dit biographique, conduisant d’une crise existentielle demeurée méconnue à la découverte d’une nouvelle esthétique.
21« Je ne sais s’il existe de sincères amateurs du chemin de fer, des partisans du train pour le train, et ne vois guère que les enfants qui sachent jouir comme il convient du vacarme et de la puissance, de l’éternité et des surprises de la route. Les enfants sont de grands maîtres en fait de plaisir absolu »84, écrivait Paul Valéry. Or, Saint-Pol-Roux écrivait : « le génie pour moi est une force plutôt naïve. J’ai défini le génie : une enfance sublime »85. Peut-être est-ce la vérité de cette lettre où se côtoient monstres, poupées, gâteaux, que de rappeler le regard à la naïveté ludique de l’enfance.
Notes de bas de page
2 « Coupe de goémon en Roscanvel », Les Reposoirs de la procession, t. II : De la colombe au corbeau par le paon, Mortemart, Rougerie, 1980, p. 71. Désormais abrégé en C.C.P.
3 Ibid., p. 69.
4 Cinéma vivant, Mortemart, Rougerie, 1972, p. 21. Désormais abrégé en CV.
5 V. Segalen, « Hommage à Saint-Pol-Roux », Correspondance Saint-Pol-Roux-Segalen, Mortemart, Rougerie, 1975, p. 95.
6 « La Solitude et de le symbolisme », [1936], De l’Art magnifique, Mortemart, Rougerie, 1978, p. 45. Désormais abrégé en A.M.
7 T. Briant, « Le Poète et le Navigateur », Le Goéland, 1er octobre 1938.
8 Saint-Pol-Roux est né à Marseille en 1861 et mort à Camaret en 1940.
9 V. Segalen, « Hommage à Saint-Pol-Roux », article cité, p. 95. Saint-Pol-Roux effectua son service militaire en Algérie, de 1880 à 1881.
10 « Hyde Park », Les Reposoirs de la procession, t. III : Les Féeries intérieures, Mortemart, Rougerie, 1981, p. 49. Désormais F.I.
11 Ibid., p. 52.
12 Vitesse, p. 36.
13 Nous tenons ici à remercier M. René Rougerie qui nous a aimablement permis de faire usage de cette lettre inédite.
14 Ces épisodes de la vie de Saint-Pol-Roux sont désormais bien connus. Rappelons brièvement cependant que Saint-Pol-Roux se fit appeler « Le Magnifique » à la suite de sa participation à l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret, en 1891 ; que les Surréalistes, en 1925, organisèrent son retour à Paris et lui réservèrent un hommage qui tourna au scandale lors d’un banquet littéraire mémorable qui se termina en pugilat général ; et, pour finir, que Saint-Pol-Roux mourut des suites d’un drame qui obscurcit ses vieux jours : le viol de sa fille, l’assassinat de sa servante par un soldat allemand entré en pleine nuit dans son manoir, sa demeure pillée, ses papiers détruits par les occupants eurent raison de ses forces.
15 Il s’agit d’un important ensemble de lettres demeurées inédites et consignées à la Bibliothèque Nationale sous la cote Naf 24572.
16 Gabriel Randon de Saint-Amant (1867-1933). Théophile Briant, biographe de Saint-Pol-Roux comme de Randon dont il était devenu un proche, n’avait manifestement pas connaissance des liens qui unirent les deux poètes. Il écrit : « De 1883 à 1889, au cœur de la fluctuante et grouillante capitale, des longues journées lourdes de l’été aux neiges persécutrices de l’hiver, Gabriel Randon, fut génialement seul, si l’on peut dire et n’eut pour compagnon de sa détresse que la poésie qui pleurait au fond de son âme », Jehan Rictus, Seghers, Paris, 1960, 1973, p. 21.
17 Son existence fut marquée par des déplacements successifs, et l’on pourrait d’ailleurs, à son instar, résumer son parcours géographique, commencé à Marseille et poursuivi à Paris, par ces trois étapes symboliques : « Le Chasseur des Ardennes a fait place au Semeur de Roscanvel, comme celui-ci fera place plus tard au Pêcheur de Camaret », « Souvenirs », AM., p. 55.
18 Le Journal quotidien de Jehan Rictus, déposé à la Bibliothèque nationale sous la côte Naf 16098, eût été, sur ce sujet, d’une grande utilité, mais il ne débute qu’en 1898.
19 G. Randon collabore au Mercure dès avril 1889. Les deux poètes fréquentent « Le Lapin agile » et « Le Chat Noir ».
20 Randon, plus clairement anarchiste que son aîné, s’impliqua dans les mouvements politiques subversifs. Voir à ce sujet Briant, op. cit., p. 27.
21 Si Saint-Pol-Roux est l’auteur d’un très explicite poème intitulé « Le Faune », Randon pour sa part avoue : « Je me considère comme un faune de première qualité », Journal quotidien, lundi et mardi 24 et 25 octobre 1898, p. 48.
22 Le 8 septembre, il peut ainsi rendre compte à son ami momentanément exilé de l’état demeuré inchangé de la grande ville : « Paris – cette immense alcôve – jouit toujours mêmement », BNF Naf 24572-90.
23 Enquête parue dans L’Écho de Paris de mars à juillet 1891.
24 « Préface » aux Poèmes de Charles Gillet, Jean Crès, Paris, 1936, p. 11.
25 Saint-Pol-Roux quitte Paris en 1895.
26 Lettre datée du 8 septembre 1890, BNF Naf 24572-90.
27 Lettre du 3 octobre 1890, BNF Naf 24572-(93-94).
28 On songe, bien entendu, au « cheval à vapeur ».
29 « L’Œil goinfre » », Les Reposoirs de la Procession, t. I : La Rose et les épines du chemin, Mortemart, Rougerie, 1980, p. 120. Désormais R.E.C.
30 Ibid.
31 Ibid., p. 124.
32 Ibid., p. 120.
33 Ibid., p. 123.
34 Ibid.
35 Saint-Pol-Roux écrit : « On le voit, mon idéo-réalisme est un arbre immense ayant ses racines en Dieu, ses fruits et sa frondaison ici-bas. », dans J. Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, [1891], Préface et notes de D. Grojnowski, José Corti, Paris, 1999, p. 174.
36 Certains poèmes font état en effet d’une déception sentimentale : la très explicite « Chanson de funérailles amoureuses », datée du 10 octobre 1889, [Tablettes, Mortemart, Rougerie, 1986, p. 76-77] ; mais également « Gammes », daté de 1890, dans lequel le poète se déclare « frais arrivé du pleur », F.I., p. 70. Saint-Pol-Roux consacre un poème du second tome des Reposoirs de la Procession, « Dimidium », écrit à Paris en 1889, à sa douloureuse rupture d’avec une jeune femme nommée « P’tite », et à son amour brisé dont « les deux morceaux gisent, disjoints », C.C.P., p. 147 : « P’tite s’en est allée tout à l’heure à peine, et je me sens atrocement seul, comme depuis le commencement du monde », ibid.
37 Cette pièce sera publiée en 1886 chez Auguste Ghio, Paris.
38 « Chèvres parisiennes », C.C.P., p. 43.
39 Ibid., p. 42.
40 Ibid.
41 « Le Carnaval où l’on pleure », F.I., p. 163. Le poème est daté de 1890.
42 Ibid., p. 164.
43 La dénonciation de l’hypocrisie ambiante est en effet le sujet du « Carnaval où l’on pleure » : la tentative, un jour de Mardi gras de l’abandon de l’« originelle hypocrisie » pour « une franchise d’exception » aboutit à un tel déballage « atroce » de grouillantes « hideurs », que le poète en vient paradoxalement à penser « que l’ordinaire hypocrisie présidant au commerce des hommes » est finalement « le substratum indispensable de l’existence », F.I., p. 161-162.
44 « La Ferme », p. XIII.
45 « La Gloire, Les Nouvelles littéraires, 25 février 1933, p. 1.
46 « Chèvres parisiennes », C.C.P., p. 42.
47 « Le Faune », F.I., p. 63.
48 Ibid.
49 Ibid., p. 64.
50 « La Foi », F.I., p. 165.
51 « Au bercail », F.I, p. 129.
52 Ibid., p. 130.
53 La pièce, située dans le petit village de Carnac, sur la Côte du Morbihan, durant les premières années du dix-neuvième siècle, traite du difficile retour dans son village natal de Bretagne du jeune Marquis Marcel de Kervigny, parti, encore enfant pour la Capitale, une dizaine d’années auparavant.
54 Il s’agit du titre d’un important poème de Saint-Pol-Roux qui y pose la question de ses rapports complexes avec la religion de son enfance.
55 La Ferme, p. 102.
56 Ibid., p. IX.
57 Ibid.
58 Ibid.
59 Par exemple : une « isolée bourgade minuscule ousqu’il y a des ongles de saint dans un reliquaire très ancien » et dont les maisons sont « pavoisée[s] de gui », « Spontanéités », C.C.P., p. 50.
60 Ainsi, le poète, « venu du lointain, [n’y a] ni parents ni amis en cette contrée traversée pour la première fois », ibid.
61 Ibid.
62 Ibid., p. 51.
63 « Liminaire des Reposoirs de la procession », [1893], Tabl., p. 153.
64 Le troisième tome de ses Reposoirs de la procession, paru en 1907, s’intitulera Féeries intérieures.
65 Lettre citée par T. Briant, Saint-Pol-Roux, op. cit., p. 32.
66 « La Gloire du Verbe par Pierre Quillard », Mercure de France, février 1891, p. 115-120, repris dans Tablettes 1885-1895, Rougerie, Mortemart, 1986, p. 66. Abrégé en Tabl.
67 Ibid.
68 Ibid.
69 Ibid., p. 67. Et l’on songe notamment aux derniers vers de ce poème de 1886 intitulé « Brève surhumanité » dont le prosaïsme agressif, rompant brutalement avec la démarche d’élévation spirituelle, souligne précisément cette preste réintégration des heures corporelles : « L’homme : titan tombé d’un faîte inaccessible », s’élève vers les sphères idéales jusqu’à ce que le « Besoin, braquant son aimant de supplice », lui rappelle « l’heure d’aller bâfrer ou se vider », « Brève surhumanité », Tabl., p. 48-49.
70 « La Gloire du Verbe par Pierre Quillard », Tabl., p. 68.
71 « Le Panier de fruits », R.E.C., p. 46-49.
72 Ibid., p. 47.
73 La formule est de B. Marchal, La Religion de Mallarmé, José Corti, Paris, 1988, p. 62. Le critique estime à propos de Mallarmé que « le séjour méditerranéen constitue bien, pour le poète de Tournon, un lever de rideau sur la féerie du paysage mais que ce lever de rideau […] sans doute lui découvre aussi pour la première fois la nature comme le seul théâtre où se joue désormais son destin et le destin de l’homme », ibid.
74 Ce contexte tératologique et la métaphore chevaline employée plus haut ne sont pas sans rappeler une lettre fameuse de Victor Hugo, écrite le 22 août 1837, à l’occasion d’un voyage en Belgique. Saint-Pol-Roux, qui ne cachait pas l’admiration qu’il vouait au grand maître romantique, ne pouvait cependant en avoir eu connaissance au moment où il écrivait ces lignes puisque la lettre ne parut qu’un an plus tard, dans En Voyage. France et Belgique, J. Hetzel et cie, Paris, 1892 :
« Il faut beaucoup d’efforts pour ne pas se figurer que le cheval de fer est une bête véritable. On l’entend souffler au repos, se lamenter au départ, japper en route ; il sue, il tremble, il siffle, il hennit, il se ralentit, il s’emporte […].
A l’entendre c’est un monstre, à le voir ce n’est qu’une machine. Voilà la triste infirmité de notre temps ; l’utile tout sec, jamais le beau. Il y a quatre cents ans, si ceux qui ont inventé la poudre avaient inventé la vapeur, et ils en étaient bien capables, le cheval de fer eût été autrement façonné et autrement caparaçonné ; le cheval de fer eût été quelque chose de vivant comme un cheval et terrible comme une statue. Quelle chimère magnifique nos pères eussent faite de ce que nous appelons la chaudière ! Te figures-tu cela ? De cette chaudière, ils eussent fait un ventre écaillé et monstrueux, une carapace énorme ; de la cheminée, une corne fumante et un long cou portant une gueule pleine de braise ; et ils eussent caché les roues sous d’immenses nageoires ou des ailes tombantes ; les wagons eussent eu aussi cent formes fantastiques ; et le soir, on eût vu passer près des villes, tantôt une colossale gargouille aux ailes déployées, tantôt un dragon vomissant le feu, tantôt un éléphant, la trompe haute, haletant et rugissant ; effarés, ardents, fumants, formidables, traînant après eux, comme des proies, cent autres monstres enchaînés et traversant les plaines avec la vitesse, le bruit et la foudre. C’eût été grand. »
75 Mounet-Sully (Jean Sully Mounet dit), 1841-1916 : acteur français, sociétaire de la Comédie Française.
76 Le mazagran est un café froid ou chaud servi dans un verre profond.
77 Vitesse, p. 39.
78 F. Ponge, Pour un Malherbe, Gallimard, Paris, 1965, p. 310.
79 Voir par exemple Paul Valéry, à propos du temps en voyage : « Il dévore toutes choses visible, agite toutes choses mentales, attaque brutalement de sa masse la figure du monde, envoie au diable buissons, maisons, provinces, couche les arbres, perce les arches, expédie les poteaux, rabat rudement après soi toutes les lignes qu’il traverse, canaux, sillons, chemins, il change les ponts en tonnerre, les vaches en projectiles et la structure caillouteuse de sa voie en un tapis de trajectoire…, « Le Retour de Hollande », Variété II, [1930], Idées-Gallimard, Paris, 1978, p. 149-150.
80 « L’Œil goinfre », R.E.C., p. 120.
81 Ibid., p. 124.
82 C. Mauclair, « Saint-Pol-Roux », Portraits du prochain siècle, t. 1 : « Poètes et prosateurs », Edmond Girard éditeur, Paris, 1894, p. 7.
83 R. de Gourmont, « Philosophie de l’automobilisme », Promenades philosophiques, [1908], Mercure de France, 1925-1931, p. 286.
84 P. Valéry, « Le Retour de Hollande », Variété II, [1930], Idées-Gallimard, Paris, 1978, p. 148.
85 Le Trésor de l’homme, Mortemart, Rougerie, 1970, p. 134.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007