Montalembert et Michelet en voyage dans les années 1830
p. 35-42
Texte intégral
1En 1859, à propos de l’échange épistolaire Goethe-Schiller, Lamartine écrivait dans son Cours familier de littérature : « On ne sait rien d’un homme tant qu’on n’a pas lu sa correspondance. L’homme extérieur se peint dans ses œuvres, l’homme intérieur se peint dans ses lettres. Et pourquoi le portrait est-il plus fidèle ainsi ? C’est que dans ses œuvres l’écrivain se peint tel qu’il désire paraître, et dans sa correspondance il se peint tel qu’il est : les œuvres, c’est la volonté, les lettres c’est la nature. On n’est jamais plus ressemblant que quand on se peint à son insu au lieu de façonner sa physionomie devant un miroir »1
2Contrairement à ce que vous allez croire peut-être, mon propos ne va pas être de justifier le travail que nos équipes du Gréco, puis de l’UMR ont fait, depuis une quarantaine d’années, sur les correspondances, mais de tenter de montrer comment, à travers un moule commun, s’expriment, dans deux lettres de voyage – pas tout à fait innocemment choisies –, les personnalités, les sentiments intimes de deux de nos écrivains, l’une du 17 septembre 1830 de Montalembert en Irlande, l’autre de Michelet en Angleterre, le 14 août 1834.
3Je n’apprendrai rien à personne en vous disant qu’un voyage, dans les années 1830, est rarement une partie de plaisir. Il faut une constitution robuste pour supporter les longues heures de diligence ou de malle-poste, aux essieux fragiles, sur des routes défoncées souvent l’hiver, avec, à la clé, des auberges aux lits équivoques, sales, voire carrément dégoûtants. La nourriture y est souvent frugale, une « méchante ratatouille maigre » écrit Montalembert, du « pain dur comme la pierre et noir comme le charbon », ceci après plusieurs heures passées en compagnie « d’un soldat tout pourri », dont l’infection force Montalembert à quitter la voiture, d’un « pourceau de commis voyageur », de « personnages énormes, gras, détestables de toute façon, avec force enfants à la mamelle », dans la chaleur caniculaire d’un mois de juillet. Ailleurs, ce sont des marches de quinze à soixante kilomètres à pied, et ceci malgré des cors aux pieds…
4La première préoccupation d’un voyageur au xixe siècle est donc tout d’abord de rassurer son correspondant : oui, il est encore en vie, oui, il est en bonne santé, même s’il est fatigué… Ensuite il décrira ce qu’il a vu et entendu, pour l’édification et l’instruction de son interlocuteur… C’est là, évidemment, que s’exprime la personnalité propre de chaque individu : cela peut aller à la lettre à « la manière » de Chateaubriand dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, copiant littéralement son guide de voyage – et comme il ne fait pas son voyage dans le même sens que son guide, il décrit à droite ce qui est à gauche et vice et versa, admire même des monuments dont Pausanias avait déjà en son temps signalé la disparition – comme il copia littéralement Cambry et son Voyage en Bretagne pour son Printemps en Bretagne » – c’est à dire à de véritables plagiats, à la découverte réelle d’un lieu ou d’un pays. Ainsi celle de Montalembert, dans sa lettre des 17 et 19 septembre 1830, à son ami d’enfance Léon Cornudet, lettre de dix pages, dont je ne donnerai que quelques extraits :
Depuis que j’ai quitté Dublin, je suis dans un ravissement perpétuel. Non jamais, ni en France, ni en Angleterre, ni dans les Pays-Bas, ni même en Allemagne, je n’ai rencontré quelque chose de comparable aux gorges sauvages et pittoresques de ce comté de Wicklow. Cela surpasse même ces îles de la baie de Stockholm que je préférais naguère à tout, mais qui maintenant sont éclipsées à mes yeux. […]
[…] Figure-toi seulement tout ce que tu peux concevoir à la fois de plus grandiose et de plus riant : des torrents à cascades innombrables se frayant avec peine un chemin à travers des roches perpendiculaires, des forêts d’une épaisseur fabuleuse ; des prés d’une verdure digne de l’Emerald Isle, de vieilles abbayes, des châteaux modernes du gothique le plus pur et le plus aérien. […]
[…] Je veux seulement te décrire l’endroit où j’ai passé la première nuit de mon voyage : c’est Kilruddery, le château du comte de Meath.
Imagine-toi un vallon dominé par deux rochers immenses, à moitié couverts de bois, et dont le sommet est d’un granit rougeâtre ; à l’une des extrémités de ce vallon, la mer avec son éternelle variété, à l’autre une campagne semée de châteaux, de chaumières et de haies vives, avec Dublin et son port dans le lointain ; au milieu de ce vallon, une antique abbaye restaurée et agrandie de nos jours, couronnée d’innombrables tourelles, garnie d’ogives, de sculptures chevaleresques, de fenêtres longues, serrées et étroites, partout des écussons, des cimiers, des couronnes ; sur les parois du grand escalier, des armures, des lances, des bannières ; au centre de l’édifice, une salle de cinquante pieds de haut, où viennent aboutir les corridors de tous les étages, et où une cheminée colossale semble appeler tous les vassaux du seigneur. A tous ces attraits de la chevalerie ajoute tout le luxe et tous les agréments de la civilisation, et de la civilisation anglaise ; et pour couronner le tout, suppose pour fille de la maison une vraie damoiselle du moyen âge, de pur sang normand, grande, élancée, dédaigneuse, hautaine et d’une beauté irréprochable, avec tout le charme de ses vingt ans. Voilà le lieu où j’ai passé deux jours, le matin à parcourir les ravissantes environs, et le soir à faire mille efforts pour adoucir la hautaine beauté […]
5Comme on le voit, Montalembert qui n’a que vingt ans n’est pas insensible au charme féminin !
Mais j’oublie que je suis maintenant loin de toute distraction mondaine, et livré uniquement à la contemplation des beautés de la nature. Je suis logé ici dans la plus gentille petite auberge du monde, au bord du charmant Avoca au doux et perpétuel murmure, et en face du banc sur lequel Moore [un de ses poètes préférés] composa sa mélodie : There is not in this wide world a valley so sweet…, etc. Nul ne sympathise plus complètement que moi avec son admiration pour ces lieux enchanteurs. Mais, hélas ! que ne puis-je sympathiser également avec toutes les émotions qu’ils lui inspiraient ! Tu connais la suite de cette ravissante mélodie et cette description sans pareille du charme que produit l’alliance des douceurs de l’amitié avec les beautés de la nature. Moi malheureux, je suis ici tout seul, sans ami, me consumant en émotions inconnues et utiles qui se perdent et s’oublient, faute d’un cœur où je puisse les déposer, faute d’un œil où je puisse lire leur réponse. Tu te doutes bien peu que je t’ai désiré bien des fois près de moi pendant ces belles journées. De tous ceux que j’aime, c’est décidément toi que j’aurais préféré voir à mes côtés, et cela non pas à cause du degré supérieur de l’affection qui nous unit, mais parce que je crois que tu aurais goûté mieux que tout autre les beautés qui m’enivrent. Il fait du reste un temps d’une incertitude abominable, et je suis tout meurtri par les secousses des petites charrettes du pays dans lesquelles je voyage. […]
6La lettre, interrompue le 17, reprend deux jours plus tard, le 19 septembre :
A l’enthousiasme pour les lieux a succédé dans mon âme l’enthousiasme pour les hommes. Depuis cinq jours que je suis en route, je passe mon temps à causer avec les paysans qui me servent de cochers, et les gamins qui me suivent dans mes courses à pied ; je les abîme de questions. Aujourd’hui, j’ai passé une journée au séminaire de Carlow avec le célèbre évêque Doyle, le plus éminent des prélats de l’Irlande, et plusieurs professeurs, tous prêtres, et qui m’ont accueilli avec une hospitalité vraiment homérique. Je ne sais pas ce que je dois admirer le plus, ou du peuple ou du clergé. Je reste confondu à la vue de ce peuple, fidèle à sa vieille misère et à sa vieille croyance, qui n’a conservé de toutes les possessions de ses pères que la foi, seul débris qu’il ait dérobé à ses conquérants, sans jamais se laisser séduire par l’invincible attrait de l’imitation. Tous les riches sont protestants ; tous les pauvres sont catholiques. Cette distinction de religion selon la fortune est une chose inconcevable ; et quand on songe que le peuple qui est resté ainsi catholique a pour seigneurs des hommes tous protestants, qu’il est contraint de payer la dîme au clergé anglican et de subvenir aux réparations et aux ornements des églises protestantes, qu’il ne gagne presque jamais de quoi s’acheter de la viande et du pain, mais seulement des pommes de terre ; et que cependant il nourrit et entretient à ses frais les chapelles, les prêtres et les maîtres d’école qu’exige le culte de ses pères, je crois qu’on peut vraiment dire que c’est un peuple sublime et qu’il n’a pas son pareil en Europe.
7Certes, à côté de cela, Montalembert se désole de n’avoir pas pu lire un journal depuis "huit jours" et ne rien savoir de ce qui se passe dans le monde :
La dernière nouvelle que j’ai apprise a été la nomination de Talleyrand à Londres. J’en ai rougi pour la France et pour le parti modéré qui a osé le prendre pour son candidat. Que le ciel veille sur cette pauvre France ! Ma pensée ne s’en éloigne jamais ; mais c’est la fidélité du désespoir.
8Notre voyageur éprouve quand même des moments de tristesse profonde, en pensant à l’anniversaire de la mort de sa sœur Elise, à sa solitude en Irlande. C’est une âme sensible qui se révèle dans ses lettres, enthousiaste à la vue de la nature sauvage, des châteaux, surtout quand ils sont de style gothique, des monastères, particulièrement quand ils sont ciscertiens. L’Irlande, avec ses prêtres « males, francs, gais, énergiques », comble ses aspirations mennaisiennes de l’époque : religion libre par rapport aux pouvoirs établis, foi vivante et simple, digne des premiers temps de la chrétienté.
9Michelet voyageur, quant à lui, n’oublie jamais qu’il est un professeur, et pas n’importe lequel. Lorsqu’il écrit à Madame Angelet, la gouvernante de son élève, la princesse Clémentine, cinquième enfant de Louis Philippe – il a été auparavant le précepteur de Louise-Marie-Thérèse, « Mademoiselle », fille du duc de Berry – c’est plutôt un cours qu’il fait à la princesse, par le truchement de sa confidente. Dans les deux lettres que nous possédons de son voyage en Angleterre de 1834, la première du 14 août – que nous avons découverte il y a quelques années seulement pour pouvoir figurer dans le tome XII des suppléments de la Correspondance générale de Michelet – la seconde du 15 août – il y en aurait une troisième du 28 août mais elle nous échappe encore – il est peu question – affaire de convenances ou de dignité – de sa fragile santé et des conditions matérielles de son hébergement. Ces propos sont réservés à sa femme Pauline :
Londres 10 août : « Le jeudi 7, j’ai été de Douvres à Londres. Arrivés le soir par une grande pluie, nous nous sommes établis dans un misérable bouge qu’on nous avait donné pour un hôtel. Le lieu et les gens nous dégoûtaient tellement que nous avons été immédiatement demander à M. Masterson (à une lieue de là) la pension bourgeoise qu’il avait dû nous chercher. Il était en Belgique […] »2.
Manchester 29 août : « Le plus souvent nous avons eu la plus mauvaise chambre, soit comme pauvres, soit comme Français »3.
10Comme on le voit on est loin de l’entente cordiale et les souvenirs napoléoniens sont toujours bien vivaces… !
Ibidem : « Le régime de ce pays ne m’arrange guère mieux que le climat. Il est échauffant, et pourtant relâchant ; malsain, au total, pour nous autres, qui n’en avons pas l’habitude, le matin, du thé, du beurre, leur café n’est pas potable. Le lait est servi en si petite quantité que chacun en a une goutte. A dîner, bœuf, mouton, fortement saupoudré de poivre, à cela près excellent. S’il y a du poisson, c’est du saumon, nous en voilà, je crois, rassasiés à jamais. Enfin l’invraisemblable fromage de Chester assez bon, malgré l’âcreté. La boisson est de l’eau. Mais on peut demander et payer à part une assez bonne petite bière. Nous n’avons osé goûter encore ni l’ale ni le porter. Le vin de Sherry ou de Porto, dont on boit souvent un petit verre pour se réchauffer après le repas, est une des drogues les plus malsaines dont on puisse faire usage […] »4.
11Dans les lettres à Madame Angelet, en revanche, le sérieux domine toujours, voire l’austérité mais les observations, surtout sociologiques ou ethnologiques, sont de grand intérêt. En voici quelques unes :
Mes compagnons de diligence et de bateau méritaient qu’on fît déjà quelque attention. C’étaient deux enfans, de 15 et 13 ans, qui venaient de faire un tour de France. Telle est la confiance des parens dans la raison précoce des jeunes Anglais. Ceci n’est pas un fait exceptionnel. On sait qu’à quinze ans Fox courait l’Europe sans gouverneur. On en dit autant de Sir Francis Burdett. J’admire le courage avec lequel ils abandonnent ainsi l’enfant à l’éducation des choses, aux hasards de son expérience individuelle. Les mères paraissent se résigner très bien à cela. Les séparations se font sans larmes. Dernièrement, un très jeune homme part pour s’établir dans les Indes. Le père lui serre la main, la mère lui dit : God bless you ! Tout est fini. Ce jeune homme part, et la mère qui déjeunait en ce moment achève tranquillement sa tasse de thé. Le fait a eu lieu en présence d’un de mes amis, de M. Van de Weyer.
On prendrait une autre idée de la famille anglaise à voir le soin, l’amour, avec lequel ils embellissent le Cottage, la petite maison qu’elle habite. Tout le long de la route, ces charmantes habitations qui se succèdent de Douvres à Londres, tiennent constamment le voyageur au ton de l’idylle et du roman. Il était impossible de les voir sans y placer les scènes les plus douces de la vie. Partout aux fenêtres, de charmans visages d’enfans et de jeunes femmes qui regardaient à travers la pluie. Partout le buisson de roses, le marteau de cuivre, le petit vestibule où le maître peut s’asseoir à couvert devant sa porte, souvent aussi la croisée du rez de chaussée, avance et se gonfle circulairement sur la rue, de manière à ménager pour la femme sédentaire une belle place où elle travaille, et d’où elle peut voir devant elle et de côté […]5.
Le long de la route, je rencontrais à chaque instant des couples de voyageurs. L’homme le plus souvent soldat, dans son riche uniforme, belle et forte figure rayonnante de santé, la femme hâlée, fatiguée, portant presque toujours un enfant dans les bras. La plupart semblaient s’acheminer vers la mer. Cette image d’émigration était triste au milieu des plus brillans, des plus rapides équipages du monde, à la vue de cette riche Tamise, qui de temps à autre vous apparaissait, dans le lointain à travers les arbres, toute chargée de vaisseaux. Emigration, mendicité, dégradation, abattement moral. A chaque relais des mendians (la taxe des pauvres ne suffit pas) ; le mari et la femme demandant ensemble, présentant au voyageur leurs jolis enfans qui dormaient au frais, parés, chargés de rubans, dans les bras de leurs parens en guenilles.
J’eus l’avantage d’entrer dans Londres par un temps véritablement anglais, la pluie fine et le brouillard. Il était quatre heures, et je distinguais à peine dans cet immense faubourg de Sonchwask une foule de boutiques étranges, où les objets qui nous sont les plus familiers m’apparaissaient sous des formes toutes nouvelles. De brillantes voitures, d’innombrables diligences se croisaient dans l’ombre, tandis que, de tems à autre, un homme, une femme mal vêtue, vieux chapeau de paille, se blottissait sous une porte. L’impression était grande et triste. De petites maisons de briques, des grilles noires, des boutiques, des rues sans fin, un océan de peuple qui flottait dans tous les sens, rapide et sérieux. Peu de monumens, point d’inégalité de terrain, toujours ces rues monstrueuses de soixante [biffé : ou 80] pieds de large, d’une demie lieue, d’une lieue de long. Je me sentais de plus en plus sous le poids de l’infini, comme si j’eusse été dans les solitudes de la mer, dans les déserts de l’Afrique ou parmi les steppes russes […]6.
[…] Cependant la réalité et l’histoire me tiraient durement de ces rêveries. Je me rappelais qu’au point où en est l’agriculture anglaise, tout cela n’est qu’une grande manufacture de viande, que même, à quelque époque que l’on remonte, on trouve en ce pays une race de mangeurs de viande, un peuple de bouchers et de vendeurs de laine. Le plus grand nom de l’Angleterre, Shakespeare, était un boucher. Je ne dis point ceci pour déprécier un si grand peuple. Le régime substantiel, cette forte alimentation est certainement une des causes de leur grandeur ; elle les a rendus de plus en plus énergiques, avides et entreprenants. Elle leur a donné cette froide énergie d’action et de travail qui ne s’évapore pas, comme la vivacité des pays vineux.
Notre premier repos fut Oxford, et c’est bien, en effet, un lieu de repos. Je n’ai trouvé nulle part, même à Pise, au Campo Santo, un plus complet silence. Cette Université déchue, où la jeune noblesse anglaise reçoit l’instruction du Moyen Age, a du moins le mérite d’occuper une ville charmante, toute jeune, toute fraîche dans ses constructions particulières, toute gothique dans ses monuments. Les admirables constructions de Wolsey ont été religieusement respectées. Leurs gracieuses fenêtres, où le gothique s’allie à la Renaissance, laissent voir les plus beaux gazons et des arbres de quatre siècles. C’est la vénérable antiquité, encadrée dans la plus jeune et la plus fraîche verdure. Ainsi les jeunes esprits viennent ici s’empreindre de la vieille science.
Oxford est en grande partie la Renaissance, le xvie siècle. Warwick est le xiiie, le xive et le xve, c’est à dire l’antiquité féodale ; nulle part, je crois, elle n’a laissé un si admirable monument. Je souscris à la description du prince Muskau, qui la compare au Colisée de Rome. Cette description fort exacte et très belle mériterait, je crois, l’attention de la princesse. Je ne puis qu’y ajouter mes impressions personnelles.
Nous arrivâmes dans la soirée, et il fallut se contenter de tourner le château et de la contempler d’en bas, au bord de l’Avon. Là, nous avions à côté de nous un moulin crénelé, derrière un pont rompu, sans doute dans les guerres de Cromwell ; les arches disparaissaient presque entièrement dans une forêt d’arbustes de toute espèce qui en ont pris possession. Devant nous s’élevait un mur en pic appuyé sur un rocher de plus de cent pieds de haut ; par-dessus, l’immense château, haut lui-même de soixante pieds au moins et large comme un des côtés du Louvre ; mettez encore par-dessus de sombres tours, dont chacune serait un château. Ossa sur Pelion, Olympe sur Ossa… Sans doute, quand le faiseur de rois eut assis cette Babel sur ces rocs, il se crut bien ferme. Le château regarde sur l’Avon par une double ligne de croisées gothiques grandes comme celles des cathédrales. Plusieurs de ces croisées semblent des portes ouvertes sur l’abîme. Roman, féerie, histoire, escalade titanienne, les roses, Shakespeare : mille idées s’éveillent à cette vue ; c’est à la fois Richard III et le Songe d’une nuit d’été.
Jamais je ne me sentis plus favorable au Moyen Age, à la féodalité, à l’aristocratie, jamais plus tory qu’en entrant dans ce sanctuaire de l’art et de l’antiquité. Je ne reproduirai pas la description que le prince allemand a donné de l’admirable musée que les comtes de Warwick ont formé dans leurs appartements. Mais je ne puis m’empêcher de dire combien je fus touché de la libéralité avec laquelle le lord ouvre sa maison aux étrangers. La conservation d’un tel château coûte des sommes énormes, et le propriétaire en jouit moins que le public. Les voyageurs se succèdent sans interruption. Le fils du lord était là, qui peignait le paysage. On nous introduisit jusque dans la chambre à coucher, dans le boudoir. J’entrais avec hésitation ; il me semblait que c’était, en quelque sorte, violer la sainteté du foyer domestique. Des lettres, des journaux étaient sur la table de la comtesse ; le portrait de Napoléon sur une chaise, à côté de celui de la duchesse de Dino. Ces journaux tories me firent penser au journal de la ville même de Warwick, que j’avais lu le matin même, journal très vif pour la réforme, violent et dérisoire contre les lords. Ainsi l’écho de la presse mine et perce ces puissantes tours. Puisse la noble hospitalité du comte le protéger contre la haine populaire, que la conduite récente des lords vient de porter au comble. C’est un sacerdoce de l’art qu’un tel emploi de l’opulence et de la grandeur ; puisse le flot niveleur qui monte respecter cette arche de l’art et de l’antiquité.
Veuillez, Madame, présenter mes hommages à la Princesse et agréer celui de mon respect et de mon dévouement sincère.7
12Dans ces lettres ce n’est évidemment point l’ami qui écrit, mais le maître de conférences à l’Ecole Normale, le chef de la section historique des Archives. Drapé dans sa toge professorale, Michelet nous livre ses observations, ses réflexions, ses commentaires, sans grand pittoresque à vrai dire et son style contraste fort avec celui chaleureux de Montalembert. Certes, pour faire des comparaisons valables, il eût fallu des lettres écrites le même jour de la même année, à propos des mêmes lieux. Mais nous connaissons tous le proverbe ancien : « faute de grives, on mange des merles » !
Notes de bas de page
1 Cours familier de littérature, 41e entretien, t. III, p. 318.
2 Correspondance générale de Michelet, éd. Le Guillou, t. II, p. 215.
3 Ibidem, p. 226.
4 Ibidem, p. 227.
5 Correspondance générale de Michelet, éd. Le Guillou, Slatkine t. XII, pp. 466-467.
6 Ibidem, pp. 467-468.
7 Ibidem, t. II, pp. 221-223.
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