Deux épigones de Marcel Schwob dans la littérature italienne : Juan Rodolfo Wilcock et Antonio Tabucchi
p. 279-290
Texte intégral
1L’une des traductions italiennes des Vies imaginaires, parue chez Adelphi en 1972, énonce dans sa présentation, sur le mode de l’évidence critique (ce qui est intéressant en soi), l’idée selon laquelle Marcel Schwob est un fondateur de la modernité littéraire1 ; à rebours, le lecteur actuel le percevrait à travers la lumière de Jorge Luis Borges2, dont Schwob a été l’un des modèles. Discours de l’influence : Schwob a inspiré Borges. Discours de la réception : par lecture rétrospective, les contemporains ne peuvent manquer de voir dans l’œuvre de l’aîné l’ombre portée du cadet.
2C’est à ce type de lectures croisées que je voudrais me livrer aujourd’hui en examinant deux recueils de fictions biographiques de la littérature italienne : La sinagoga degli iconoclasti3 de Juan Rodolfo Wilcock et Sogni di sogni4 d’Antonio Tabucchi. En quoi peut-il être fécond de lire ces œuvres en relation avec les Vies imaginaires, sans oublier le relais possible de Borges ?
3La question est vaste et mérite donc d’être limitée. Je n’examinerai pas ici l’écriture du palimpseste, trait commun à tous les auteurs cités, pas plus que leur rôle de passeurs, puisqu’ils traduisent en réécrivant et promènent leurs lecteurs dans des aires culturelles variées. Je me concentrerai sur l’art de la biographie (entendu comme traitement particulier du matériau biographique et choix d’un dispositif narratif singulier) et sur le dialogue implicite de l’auteur et du lecteur, tel qu’il se dessine dans l’organisation du recueil.
4Mon hypothèse est, en effet, que, dans ces différentes vies imaginaires, la forte présence auctoriale, la totale absence de neutralité, revendiquée comme telle, ont pour corollaire un appel au lecteur, qu’il convient de définir.
5Quelle connaissance Juan Rodolfo Wilcock pouvait-il avoir des Vies imaginaires de Marcel Schwob ? Les rares ouvrages critiques consacrés à cet auteur (1919-1978), argentin d’origine5, ne permettent pas de savoir de façon absolue s’il les avait lues, bien que cela soit hautement probable. Roberto Deidier souligne l’extrême difficulté qu’il y a à retrouver les sources d’un auteur habile à se dissimuler et à la culture très vaste6. Né de père anglais et de mère italienne, Wilcock se forma dans une Buenos Aires cosmopolite, où il se lia d’amitié dès 1941-1942 avec Borges, Silvina Ocampo et Bioy Casarès, et il se définit comme un « écrivain européen7 », qui aurait finalement choisi d’écrire en italien car c’est la langue qui ressemble le plus au latin ! Fixé définitivement en Italie en 1957, Wilcock est un écrivain qui touche à tous les genres, un journaliste, un essayiste, un traducteur aussi, capable de traduire vers l’italien aussi bien l’espagnol que le français ou l’anglais. Sa traduction des Vies brèves de John Aubrey, chez Adelphi, en 1977, est à signaler, car elle nous ramène à Schwob, comme l’indique la présentation8. On peut donc estimer que plusieurs chemins ont très vraisemblablement conduit Wilcock vers Schwob, que ce soit la collaboration avec Borges9, l’étendue de ses lectures, ou le statut de « classique10 » qu’a décidément Schwob en Italie.
6Ce dernier élément vaut évidemment pour Antonio Tabucchi, dont Sogni di sogni se rattache de surcroît aux Vies imaginaires par une série d’indices : le nombre à peu près équivalent de textes (vingt-deux et vingt) ; le recours à des appositions, dans les sous-titres, pour qualifier les personnages biographiés ; la présence de Villon et de Stevenson, deux auteurs chers à Schwob, et celle de Cecco Angiolieri, déjà personnage des Vies imaginaires.
7Par conséquent, même en l’absence de preuves absolues d’emprunt, il est tentant de lire les deux recueils italiens en regard de l’œuvre de Schwob, et, ce faisant, d’explorer un rapprochement déjà rapidement suggéré par la critique schwobienne, pour Wilcock11 comme pour Tabucchi12.
8Un premier point de confrontation entre les trois recueils peut être la manière dont ils se présentent comme productions imaginaires. En effet, Wilcock et Tabucchi brouillent la frontière entre le réel et l’imaginaire, mais très différemment. Parce qu’il ne propose que des récits de rêves d’artistes connus, Tabucchi ne laisse pas son lecteur dans le doute sur la référentialité de ses textes. Son recueil s’articule d’ailleurs en deux temps : les récits de rêve laissent ensuite la place à des notices biographiques, formellement conçues sur le modèle de l’article de dictionnaire, mais nettement subjectives dans leur contenu (par les jugements de valeur, ou la sélection des informations). Le lecteur est donc assuré de l’existence historique des rêveurs et de la fonction biographique du récit de rêve13. La part de l’imaginaire concerne le cadre fictionnel du rêve et le rêve lui-même, inspiré par l’œuvre des artistes, car Tabucchi ne travaille pas à partir de notes que ceux-ci auraient pu laisser sur leurs songes. Représentation supposée de l’imaginaire des artistes biographiés, Rêves de rêves révèle aussi la manière dont Tabucchi s’empare de l’œuvre des autres pour en faire le moteur de sa propre création (on y reviendra). En ce sens, il n’y a accès (supposé) à l’imaginaire des artistes-rêveurs que par le biais de celui de Tabucchi lui-même. Le cas est très différent dans La Sinagoga degli iconoclasti. Les essayistes, les fous, les inventeurs, les savants, les utopistes dangereux dont Wilcock retrace les idées et les réalisations sont tous de parfaits inconnus. De là, des lectures très différentes, selon que l’on suppose que les personnages ont ou non existé. En insérant des reproductions de planches scientifiques, devant les pages consacrées à Charles Piazzi-Smyth, Morley Martin et Symmes, Teed et Gardner, l’édition américaine sollicite une lecture référentielle de l’ouvrage, tandis que Pasolini, dans l’article déjà cité, dit avoir d’abord lu le recueil comme une « encyclopédie pour grand public14 » avant de l’envisager comme une œuvre de pure fiction. Et de résumer les thèses de Charles Carroll, de Saint Louis (Missouri), auteur de The Negro a beast, 1900, dont voici un aperçu : « Comme tous les mammifères, le nègre possède une sorte d’intelligence, quelque chose entre le chien et le singe, mais il est complètement dépourvu d’âme15. » La conclusion de Pasolini est toutefois fautive, car le réel dépasse ici la fiction ! En effet, si l’on suit la piste indiquée par Wilcock, dans une note qui conclut le livre, et que l’on se reporte à l’ouvrage de Martin Gardner16, présenté comme la source de huit articles, on y retrouve la trace de cet auteur raciste, à l’existence hélas bien attestée. Reste que Wilcock ne signale pas d’autres sources et qu’on a peine à croire, par exemple, à l’historicité de Llorenz River, metteur en scène catalan qui aurait introduit des lapins dans toutes ses productions (mais peut-être sommes-nous en train de commettre la même erreur que Pasolini.). De là, la tentation de suspendre tout jugement de réalité et de n’aborder le recueil que selon des critères esthétiques, ainsi qu’y invite la citation de Roberto Calasso, sur la quatrième de couverture de l’édition américaine : « Storie finte così belle da sembrare vere e storie vere così divertenti da sembrare finte17. » (Mais peut-on réellement se soustraire à la question du jugement de réalité dans l’esthétique de Wilcock ?)
9Ces pratiques, très différentes, de Wilcock et de Tabucchi sont-elles d’inspiration schwobienne ou borgésienne ? Si l’on reprend la présentation des Vidas imaginarias par Borges, en 1986, Tabucchi peut sembler proche de Schwob qui « inventa une curieuse méthode. Ses protagonistes sont réels ; les faits peuvent être fabuleux et souvent même fantastiques18 ». En effet, en racontant la vie nocturne des artistes, sur laquelle n’existe aucun document, Tabucchi prolonge le geste de Schwob qui imagina « les biographies d’hommes qui avaient existé réellement mais à propos desquels on ne savait à peu près rien19 ». Il n’en demeure pas moins que le critère de l’existence réelle doit être croisé avec celui du savoir du lecteur : un protagoniste est-il « réel » si le lecteur ignore son existence ? Au plan de la lecture, sans doute pas. Du reste, Rêves de rêves sont à cet égard un recueil plus simple que les Vies imaginaires, puisque tout lecteur cultivé (ou ayant un dictionnaire des noms propres à portée de main !) est à même de vérifier rapidement l’existence des personnages des rêveurs, alors que celui des Vies imaginaires est bien en peine de savoir, sans recourir à des éditions commentées, que Septima, Alain le Gentil ou Katherine la Dentellière sont des personnes réelles, dont la vie a nécessairement été inventée, dès lors qu’il ne restait d’elles que leur nom, ou presque. Ce jeu sur le statut des personnages (réels ou inventés) mais aussi avec l’ignorance du lecteur est repris et amplifié par Wilcock au point de devenir central dans son écriture. Car il mélange très probablement lui aussi personnages réels et fictifs (tel Sufrah dans les Vies imaginaires). On pourrait dès lors voir un aspect borgésien chez Wilcock, dans la mesure où il se livre à un jeu de cache-cache scientifique avec son lecteur : il met en avant certaines sources tout en restant incomplet20 ; comme Borges dans Fictions, il se donne les apparences du sérieux scientifique, même en présentant les ouvrages de personnages totalement fictifs ; ou, a contrario, il cite imperturbablement des cas inouïs et pourtant attestés.
10Autrement dit, la question du savoir supposé du lecteur n’a d’importance que dans une esthétique du faux-semblant, où l’on court le risque d’être la dupe de l’auteur, et de croire fictive une histoire « incroyable21 » et pourtant bien réelle. Cette esthétique me paraît être celle de Borges et, plus encore, de Wilcock. À l’inverse, malgré la relative hétérogénéité des personnages dans les Vies imaginaires, la question de la part d’invention ne s’y pose pas véritablement, comme le proclame la préface (le biographe « n’a pas à se préoccuper d’être vrai ») : le lecteur envisage d’emblée le récit de vie comme totalement inventé. Le cas est identique dans Sogni di sogni. On peut même dire que, dans ce recueil, la question du vrai et du faux est supprimée : le rêve est fabriqué22, certes, mais il est impossible de démontrer que l’artiste ne l’a pas fait, car en raison de son immatérialité, d’une part, et du travail de la mémoire et de la censure, d’autre part, le songe échappe à toute vérification. En d’autres termes, pour reprendre les catégories de Todorov, Schwob et Tabucchi sont ici des écrivains du merveilleux, qui nous font entrer de plain-pied dans un monde d’invention, tandis que Borges et Wilcock sont des écrivains du fantastique, qui sollicitent notre doute interprétatif.
11Une typologie des personnages biographiés peut fournir un second point de confrontation entre nos trois recueils. On se souvient de la présentation de Cœur double par Anatole France : « Son [Marcel Schwob] fantastique est tout intérieur ; il résulte soit de la construction bizarre des cerveaux qu’il étudie, soit du pittoresque des superstitions qui hantent ses personnages, ou tout simplement d’une idée violente chez des gens très simples. [...] Il nous montre des hallucinés23. » On pourrait appliquer chacune de ces affirmations à La Synagogue des iconoclastes, où abondent les fanatiques aux prétentions scientifiques ou les théologiens fous. Tous sont mus par une obsession élémentaire. Ainsi Theodor Gheorghescu, qui, dans une saline près de Bélem (alias Bethléem !), ensevelit vivants des Noirs, un hareng dans la bouche (signe de leur appartenance au Christ), pour mieux les conserver, afin qu’ils ressuscitent dans leur intégrité physique au jour du Jugement dernier. Par son sentiment d’avoir une mission, par son adhésion simpliste à des symboles compris dans leur littéralité, par l’issue meurtrière de son plan, enfin, n’est-il pas un hérétique comparable à Frate Dolcino ? On peut également songer à la logique perverse de Nicolas Loyseleur, qui recherche le salut de sa protégée dans un supplice violent. Allons plus loin : et si l’idée fixe qui dirige le destin des personnages n’était que le masque d’une pulsion de mort ? Agnès Lhermitte le suggérait déjà pour Cratès, Paolo Uccello ou Lucrèce24. En tout cas, Juan Rodolfo Wilcock expose bien des rêves de régression, maquillés en soif de perfection ou d’harmonie : celui de l’utopiste Aaron Rosemblum, qui, en 1940, pensait assurer le bonheur de l’humanité en revenant au mode de vie de l’époque élisabéthaine ; ou celui d’Alfred Attendu qui, pour retrouver une pureté originelle synonyme (à ses yeux) d’inactivité mentale, se livra à des expériences d’abrutissement sur des débiles mentaux, pendant la seconde guerre mondiale.
12Antonio Tabucchi aussi aborde la fiction biographique par le biais du rêve intérieur, un rêve au sens nocturne, cette fois. Mais, dans l’éventail des personnages proposé par les Vies imaginaires, il opère une spécialisation opposée à celle de Wilcock en sélectionnant les artistes, qui succèdent aux marginaux, aux pervers, aux infâmes. Marcel Schwob tirait ses biographies d’artistes de leurs œuvres et imaginait, par exemple, un Pétrone évoluant dans l’univers du Satiricon25. De même, les rêveurs de Tabucchi vivent en songe les aventures qu’ils prêtent à leurs personnages : Collodi échoue dans le ventre d’un requin, comme le Geppetto des Aventures de Pinocchio ; Apulée s’apprête à assister au coït d’une femme et d’un âne, à la place du voyeur, toutefois, et non à celle de Lucius, le héros de L’Ane d’or, au chapitre X. Ou alors, par un mécanisme différent, qui a toujours pour effet de présenter la créature et le créateur comme le double l’un de l’autre, l’artiste part dans son rêve à la rencontre de son héros, tel François Rabelais qui, en plein Carême, partage un repas avec Pantagruel. Il y a donc deux plans distincts. Au plan de la fabrique du récit, les œuvres sont un réservoir d’images et de situations, projetées dans l’univers onirique des artistes, devenus les personnages de Tabucchi. Au plan de l’histoire, le rêve est à envisager comme une clé de l’œuvre. Il l’explique, car elle est, comme lui, porteuse des frustrations, des espoirs ou des progrès du sujet biographié : dans une perspective freudienne, voire surréaliste, les rêves imaginés sont le laboratoire des œuvres. Et c’est probablement là que l’on se sépare aussi bien de Schwob que de Borges. Chez Schwob, les pensées de Lucrèce (largement déduites du De Natura rerum) ne prenaient pas forme littéraire, puisque le poète mourait empoisonné par un philtre d’amour, avant d’avoir eu le temps de rien écrire : le silence fait sur le poème distendait le lien entre folie, rêve et création26. Au contraire, pour Tabucchi, l’œuvre est une échappée, qui, au-delà des tourments solitaires et nocturnes, permet de retrouver la communauté des hommes, en contribuant d’ailleurs à la façonner. L’hommage à l’art que constitue le recueil de Tabucchi, implicitement dans sa première partie et explicitement dans la seconde, nous éloigne du pessimisme de Schwob, mais également du mouvement centripète que l’on observe dans l’œuvre de Borges. Les récits de rêve de Tabucchi ouvrent en effet sur autre chose qu’eux-mêmes. Ils sont une invitation à parcourir à nouveau (ou à découvrir) l’œuvre des artistes biographiés qui les a inspirés, tandis que la définition borgésienne de la littérature comme songe produit essentiellement un effet de déréalisation. Dans des textes comme « Les ruines circulaires » ou « Examen de l’œuvre d’Herbert Quain », la mise en abyme, qui multiplie les niveaux de fiction et fait surgir le narrateur de l’intérieur de l’univers fictionnel, provoque le doute et le vertige du lecteur qui perd pied, comme face à une anamorphose. En quelque sorte, l’œuvre est à ce point une réalité autonome qu’elle attire à elle le lecteur, comme pour l’absorber. Au contraire, celle de Tabucchi est invitation à converser avec les artistes du passé : elle manifeste ce qu’est un imaginaire commun et fonde l’échange entre les vivants sur le dialogue avec les artistes morts, et inversement27.
13C’est à un aspect de cet échange que je voudrais maintenant m’intéresser, en examinant, pour conclure, le dialogue entre l’auteur et le lecteur, dans les recueils de Wilcock et de Tabucchi.
14Pour qualifier le type de lecture induit par La Sinagoga degli iconoclasti, on peut revenir à l’article déjà cité de Pasolini, où celui-ci déclare avoir lu l’ouvrage en « riant comme un fou » avant d’être pris d’un « sentiment de nausée » et d’une « volonté d’oubli28 ». L’ambivalence est très claire et l’on entrevoit comment, loin de s’exclure, les deux attitudes s’entretiennent l’une l’autre. Il y a en effet quelque chose de déstabilisant dans l’œuvre de Wilcock. Superficiellement, on peut être sensible à la force comique des idées fixes des personnages, à l’incongruité de certaines énumérations29, à l’ironie du narrateur parfois30. Mais la fréquentation prolongée de tous ces psychopathes finit par troubler, d’autant plus que le lecteur ignore, on l’a dit, s’il a affaire à des personnages réels ou inventés. S’il les déclare fictifs au motif que pareils fous ne sauraient exister, il lui faut, et c’est difficile31, avancer des gages sur lesquels fonder sa confiance. Et s’il les admet comme réels, il lui faut admettre que la folie et la raison sont dans un rapport de voisinage très étroit, de même que la marginalité et l’ordre établi. Car certaines de ces élucubrations eurent une audience : les théories de Charles Piazzi-Smith plurent au président des États-Unis de l’époque ; et celles de Hans Hörbiger, auteur de la Doctrine de la Glace Cosmique, séduisirent Hitler32. Wilcock suggère même que l’irrationnel des engouements scientifiques se manifeste à toutes les époques : « Au xviiie siècle, on s’offrait le frisson des secousses électriques, et, à l’aube du xxe siècle, les adeptes des modes voulurent s’offrir, par hygiène, à la radioactivité33. » Autrement dit, chacun peut, à son insu, céder au prestige de théories illusoires. Ainsi les personnages de Wilcock sont des iconoclastes, non tant parce que leurs divagations sont en rupture avec les théories reçues que parce que, dans l’usage que Wilcock fait d’eux, ils servent de révélateur aux folies admises. De même, dans l’Histoire universelle de l’infamie, l’imposture de Lazarus Morell reposait sur l’existence de l’esclavage, et soulignait, par conséquent, l’infamie acceptée d’une société où la civilisation se confond avec la barbarie. On retrouve ici la fonction subversive de la fiction biographique, que la critique a déjà signalée à propos des Vies imaginaires34. Le geste iconoclaste du recueil de Wilcock s’appréciera peut-être encore mieux si on le compare à sa source revendiquée : In the Name of Science de Martin Gardner. Pamphlet contre les erreurs scientifiques, le livre de Gardner dresse contre elles le dispositif solide de ses chapitres, qui fournissent un catalogue raisonné des types d’aberrations : par exemple, le chapitre 13 est consacré aux incitations à la haine raciale, et le chapitre 15 aux considérations sur l’architecture occulte des pyramides. Rien de tel dans La Synagogue des iconoclastes qui, à la différence des Vies imaginaires et de Rêves de rêves, suit une progression erratique, sans aucun ordre, ni thématique ni spatio-temporel, comme si l’auteur lui-même ne pouvait prétendre échapper à la confusion qu’il révèle à travers ses personnages. La composition du volume suggère qu’aucune position d’extériorité ou de surplomb n’est possible. Enfin, l’on peut interpréter (au second degré) le dernier texte comme un art poétique qui tournerait en dérision les auteurs s’aventurant dans leur réflexion « comme dans un marécage, bien amarrés à la terre ferme grâce à des cordes et des treuils, de façon à pouvoir revenir en arrière au moment opportun35 ». Quant au lecteur, les derniers mots (une citation de Wittgenstein) sont peut-être pour lui : « Appelez ça un songe, ça ne change rien36. » On peut entendre ici une pique ironique contre l’attitude de dénégation qui pousserait à déclarer inventés tous les délires des personnages, pour mieux se soustraire à leur inquiétante étrangeté et à leur pouvoir de questionnement.
15Tabucchi, lui aussi, nous met face à nos doubles. Et surtout il apparaît en personne comme notre double, puisque, avant nous, il a lu et rêvé, et qu’il nous invite à faire de même. Cette présence en creux de l’auteur dans ses textes existait déjà dans Vies imaginaires, où la fiction biographique parle autant du biographe que du biographié. Elle peut se manifester par des anachronismes, une tendance à superposer les époques et à envisager l’autre ouvertement de l’extérieur, à partir d’un temps qui n’est pas le sien. Si le Paolo Uccello de Schwob a quelque chose d’un alchimiste du xixe siècle37, le cauchemar de Cecco Angiolieri chez Tabucchi est fabriqué à partir d’une lecture romantique de son sonnet le plus fameux (« S’i ‘fosse fuoco38 »), conçu comme expression de la division intérieure et non pas comme poésie du jeu et de la provocation. Du même coup, Antonio Tabucchi prête au poète certaines de ses obsessions : l’ergotisme dont il afflige Cecco (et qui se traduit oniriquement par l’image du feu) renvoie à un motif obsédant de son œuvre à lui, celui du remords, dont la morsure est comparée à la brûlure d’un herpès ou d’un zona dans L’Ange noir ou Requiem39. Le lecteur est donc placé en situation d’inquiétante étrangeté. Il est en terrain connu puisque tout un pan de l’interprétation des textes repose sur une connivence culturelle (l’adoption de la représentation psychanalytique de la vie psychique et de ses conflits) et que Tabucchi joue aussi d’une complicité de dilettanti en se présentant comme auteur qui plagie et réécrit. Mais le lecteur a également de quoi être troublé. Sa complicité de dilettante avec Tabucchi n’est pas forcément totale et, de toute façon, il affronte une part d’obscurité : si tel passage s’éclaire à la lumière d’un élément emprunté à l’œuvre de l’artiste biographié, comment décrypter tel autre, qui reste en suspens, sans que l’on sache s’il s’agit encore d’une citation indirecte, ou bien d’une invention pure et simple d’Antonio Tabucchi ? Comment, dans le labyrinthe qu’est le récit de rêve, ne pas tirer de ses propres souvenirs de quoi interpréter, en continuant de faire vaciller la limite entre ce qui est à soi et ce qui vient de l’autre ? Il faut donc se risquer à lire, faire l’épreuve de l’incertitude et, ainsi, entrer dans la communauté des rêveurs, en animant le texte de la singularité des échos que celui-ci provoque en nous.
16Il est donc permis de sentir la présence de Marcel Schwob derrière La Sinagoga degli iconoclasti et Sogni di sogni. L’écriture comme réécriture, le choix d’axer la biographie sur la vie psychique (sous la triple forme du rêve éveillé chez Schwob, de la folie en acte pour Wilcock et du songe nocturne chez Tabucchi), la pratique du recueil, la réduction de la vie à quelques biographèmes et, conséquemment, le faible degré de narrativité des textes, tous ces traits apparentent nos trois auteurs. On peut également penser à Borges, à cause de la réversibilité des points de vue que traduit le titre de Rêves de rêves. Mais c’est probablement Wilcock qui nous ramène le plus à Borges. Comme lui, il renonce à l’ordre chronologique dans l’organisation de l’ouvrage, il choisit de préférence des personnages infâmes, et joue à cache-cache avec son lecteur, perdu entre de fausses preuves de scientificité et d’apparentes marques de fiction.
17Au demeurant, ce dialogue implicite entre le lecteur et l’auteur nous est apparu comme déterminant dans l’esthétique des trois recueils. À chaque fois, le lecteur n’est plus face à un discours de certitude, et il se confronte à des textes en partie obscurs, voire illisibles : par le sens du mystère chez Schwob, celui de la mystification chez Wilcock, ou l’hybridation des codes chez Tabucchi40. La déstabilisation est alors d’autant plus grande que les personnages biographiés sont toujours un peu nos doubles et qu’ils nous somment de trouver notre place dans la communauté des fous et des rêveurs.
Notes de bas de page
1 Voir le rabat de couverture : « [negli] anni in cui fu disegnata in ogni particolare la carta della modernità letteraria, di cui ancora viviamo, l’ombra elusiva e notturna di marcel schwob ci appare a ogni crocicchio essenziale ». ([dans] les années où se dessina dans ses moindres détails la carte de la modernité littéraire qui est encore la nôtre, l’ombre fugitive et nocturne de marcel schwob nous apparaît à tous les carrefours principaux.) Cette traduction est due à fleur Jaeggy. Elle prend la suite des traductions d’irène Brin, à la biblioteca nazionale (roma, 1946) et de maria teresa Escoffier, chez longanesi (milano, 1954), et précède celle de nicola Muschitiello, chez rizzoli (milano, 1994).
2 Ibidem : « [...] Oggi, se tanti lettori scoprono in Borges gli incanti più sottili e vertiginosi del fantastico e di un certa occulta matematica della narrazione, riconosceranno in Schwob un maestro e un modello di quella letteratura ». (De nos jours, si tant de lecteurs découvrent dans Borges les enchantements les plus subtils et vertigineux du fantastique et ceux d’une certaine construction mathématique cachée du récit, ils reconnaîtront en Schwob un maître et un modèle de cette littérature.)
3 Milano, Adelphi, 1972. Traduction française par Giovanni Joppolo, parue chez Gallimard (Paris, 1977), sous le titre La synagogue des iconoclastes. Là encore, la double médiation de Schwob et de Borges semble aller de soi pour le présentateur, à en juger par la quatrième de couverture : « On pense aux portraits imaginaires de Schwob, aux livres inventés de Borges [...]. »
4 Palermo, Sellerio, 1992. Traduction française par Bernard Comment, parue chez Christian Bourgois (Paris, 1994), sous le titre Rêves de rêves. (J’en citerai la reprise, en 2000, chez 10/18.)
5 Seul un ouvrage italien se consacre à la totalité de l’œuvre, écrite d’abord en espagnol puis en italien (à partir de 1960). Il s’agit de Segnali sul nulla. Studi e testimonianze per Juan Rodolfo Wilcock, a cura di Roberto Deidier, Roma, Istituto della enciclopedia italiana fondata da Giovanni Treccani, 2002. Il y est fait référence à une Introduzione all’opera di Juan Rodolfo Wilcock, Viterbo, Quaderni di biblioteca/Amministrazione Comunale di Lubriano, 1994, que je n’ai pu consulter car elle ne semble disponible qu’à Viterbe (ville près de laquelle Wilcock finit sa vie). Par ailleurs, un site bilingue (italo-espagnol) consacré à Wilcock permet d’accéder rapidement à des informations bio-bibliographiques plus que sommaires (www.wilcock.it).
6 Segnali sul nulla, p. 78 et 81.
7 Ibidem, p. 78.
8 John Aubrey, Vite brevi di uomini eminenti, Milano, Adelphi, 1977. A cura di Oliver Lawson Dick. Traduzione di J. Rodolfo Wilcock. Le rabat de la quatrième de couverture cite rapidement quelques passages de Schwob sur Aubrey, sans que l’on sache qui est l’auteur de la citation (le traducteur, l’éditeur scientifique, un membre de l’équipe éditoriale ?).
9 Dans la préface à sa traduction de La Sinagoga degli iconoclasti en anglais, publiée sous le titre The Temple of the iconoclasts (San Francisco, Mercury House, 2000), Lawrence Venuti rappelle (p. xi) la part prise par Wilcock, aux côtés de Borges, Bioy Casarès et Silvina Ocampo, aux anthologies de la littérature fantastique (1940) et de la poésie argentine (1941).
10 Tel est le mot utilisé par Pier Paolo Pasolini dans sa recension conjointe de La Sinagoga degli iconoclasti et des Vite immaginarie, parue le 14 janvier 1973 dans l’hebdomadaire Il Tempo, et reprise dans Descrizioni di descrizioni (Torino, Einaudi, 1979, p. 29-33).
11 Voir la mention de Wilcock dans la préface de Jean-Pierre Bertrand et Gérald Purnelle à leur édition des Vies imaginaires, Paris, Garnier-Flammarion, 2004, p. 23.
12 Voir Agnès Lhermitte, Palimpseste et merveilleux dans l’œuvre de Marcel Schwob, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 100, 104 et 516.
13 Bien que cette dernière puisse être difficile à déterminer, tant la logique du récit de rêve et celle du récit de vie peuvent se renforcer mais aussi se contrarier (ainsi que j’ai tenté de le montrer dans une communication au colloque de Grenoble-3 des 11-14 mai 2004. Voir Fictions biographiques xx-xxe siècles, textes réunis et présentés par Anne-Marie Monluçon & Agathe Salha, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, p. 223-233.).
14 pier paolo Pasolini, op.cit., p. 30 (« enciclopedia divulgativa »).
15 Juan Rodolfo Wilcock, op. cit., p. 73. (« Come gli altri mammiferi, il negro manifesta una specie di mente, qualcosa tra il cane e la scimmia, ma è completamente privo di anima. » [p. 95])
16 L’ouvrage de Martin Gardner, In the Name of Science (Dover, 1952), réédité en 1957 sous le titre de Fads and Fallacies in the Name of Science (Dover), part en campagne contre des théories scientifiques ayant eu une certaine audience, mais jugées farfelues, erronées ou dangereuses par l’auteur. Le but est clairement rationaliste. Il est question de Charles Carroll à la page 157. (deuxième édition). À la liste dressée par Wilcock, il faut ajouter Socrates Scholfield, lui aussi emprunté à Martin Gardner.
17 Des histoires inventées si belles qu’elles semblent véritables et des histoires véritables si amusantes qu’elles semblent inventées.
18 Jorge Luis Borges, Œuvres complètes, édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Bernes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, tome I, p. 1484, note 7.
19 Ibidem, p. 1483.
20 On sait notamment que la table des sources établie par Jorge Luis Borges en ouverture de l’Histoire universelle de l’infamie doit être lue avec précaution : elle est incomplète et fantaisiste. À propos du « Teinturier masqué Hakim de Merv », par exemple, Borges omet Lalla-Rookh de Thomas Moore (1779-1852) et indique un Die Vernichtung der Rose totalement apocryphe (voir, à ce sujet, l’article de Jamel-Eddine Bencheikh, « À propos des sources arabes d’un texte de J.-L. Borgès : le Teinturier Masqué : Hakim de Merv », Cahiers algériens de littérature comparée, n° 1, 1966, p. 3-10).
21 Ce n’est certainement pas un hasard si plusieurs personnages de l’Histoire universelle de l’infamie utilisent les ressorts de la crédulité (je pense notamment à Lazarus Morell, Tom Castro, ou Hakim de Merv).
22 La Note liminaire (p. 11) le signale clairement, en parlant de « pâles illusions » (« pallide illusioni » [p. 13]).
23 Anatole France, « Coeur double », in Christian Berg & Yves Vadé (dir.), Marcel Schwob d’hier et d’aujourd’hui, Seyssel, Champ Vallon, 2002, p. 77.
24 Agnès Lhermitte, op.cit., p. 101.
25 À ce sujet, voir non seulement Agnès Lhermitte (op.cit, p. 90-104), mais aussi Sophie Rabau, « Inventer l’auteur, copier l’œuvre : des Vies d’Homère au Pétrone romancier de Marcel Schwob », in Sandrine Dubel, Sophie Rabau (dir.), Fictions d’auteur ? Le discours biographique sur l’auteur de l’Antiquité à nos jours, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 97-115.
26 Voir sur ce point l’article de Francisco García Jurado, « Les Vies imaginaires de Lucrèce et d’Ovide chez Marcel Schwob et Antonio Tabucchi », in Vita Latina, n° 154, 1999, p. 38-45.
27 J’ai étudié ce point dans « Rêves de rêves : un dialogue à trois voix », in Otrante, n° 16, automne 2004, « Vies imaginaires », p. 141-153.
28 Pier Paolo Pasolini, op.cit., p. 28 : « Ridendo [...] come un pazzerello. » « Senso di nausea. » « Voglia di dimenticare. »
29 Il y a une allégresse de la liste qui fait penser à Borges (au début de l’Histoire universelle de l’infamie, par exemple) dans ce passage (p. 49) consacré à Klaus Knecht, adepte de la thérapie par les volcans, et à son impressionnant complexe de soins : « outre les classiques bains de neige avec sauna finlandais et la piste de ski avec téléphérique à vapeur jusqu’au cratère, une vaste gamme d’activités proprement volcaniques était prévue : bains de lave chaude, inhalations dans les solfatares, piscine corrosive, gymnases de secousses et jeux telluriques de tous genres, grottes radioactives, explosion à la nitroglycérine avec chute de blocs tous les jours à midi, air conditionné sulfureux dans les chambres et dans la grande salle à manger, excursions nudistes au cratère et aux crevasses avoisinantes, vente de lapilli travaillés dans le style autochtone [chilien], et un splendide sismographe dans la salle de danse ». (« oltre ai normali bagni di neve con sauna finlandese e alla pista di sci con funivia a vapore fino al cratere, era prevista una vasta gamma di attività propriamente vulcaniche : bagni di lava calda, inalazioni nelle solfatare, piscina corrosiva, palestre di scosse e giochi tellurici di vario genere, grotte radioattive, una esplosione alla nitroglicerina con caduta di massi ogni giorno a mezzodì, aria condizionata solforosa nelle stanze e nella grande sala da pranzo, gite nudiste al cratere e ai crepacci vicini, vendita di lapilli lavorati in stile autoctono, e uno splendido sismografo in sala da ballo. » [p. 64]).
30 Ainsi, rendant compte de l’admiration de Charles Piazzi-Smith pour l’architecture secrète des pyramides, prétendument bâties selon des règles ésotériques, Wilcock note, pince-sans-rire, que Piazzi-Smith visita l’objet de son étude seulement après avoir écrit sur lui.
31 Surtout après la folie nazie, ne cesse de suggérer Juan Rodolfo Wilcock.
32 Ces deux personnages sont empruntés au livre de Martin Gardner.
33 Juan Rodolfo Wilcock, op. cit., p. 43. (« Come nel Settecento la gente alla moda si offriva per bizzarria alle scosse elettriche, la gente alla moda del primo Novecento volle offrirsi per igiene alla radioattività » [p. 57]).
34 Voir Agathe Salha, « Figures paradoxales de l’auteur dans l’oeuvre de Marcel Schwob », in Recherches et Travaux, n° 64, 2004, « Figures paradoxales de l’Auteur », p. 100-101 ; Anne-Marie Monluçon, « La vie des criminels dans trois recueils de fictions biographiques », in Otrante n° 16, automne 2004, « Vies imaginaires », p. 115-120.
35 Juan Rodolfo Wilcock, op. cit., p. 166 (« in una palude, ben legato con corde e argani alla terra ferma, in modo da poter ritirarsi nel momento opportuno » [p. 214]).
36 Ibidem, p. 167 (« Chiamatelo un sogno, non cambia nulla » [p. 216]).
37 Agnès Lhermite, op. cit., p. 121-123.
38 Voir l’Anthologie bilingue de la poésie italienne, éditée sous la direction de Danielle Boillet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 52.
39 Antonio Tabucchi, L’Ange noir, Paris, 10/18, 2001 (L’angelo nero, Milano, Feltrinelli, 1991), p. 28 ; Requiem, Paris, 10/18, 2000 (Requiem, Milano, Feltrinelli, 1992), p. 72-73.
40 Outre celle que j’ai rapidement signalée dans la note 13, il y a aussi celle qui consiste à raconter un rêve tout en en fournissant l’explication au plan psychique. Le récit de rêve chez Tabucchi se présente en effet à la fois comme le compte rendu d’un rêve et comme son interprétation. Autrement dit, en termes freudiens, le contenu manifeste et le contenu latent tendent à n’y faire qu’un.
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