Chapitre XVII. Protée à la Renaissance : interprétations allégoriques
p. 365-382
Texte intégral
1La rencontre entre Ménélas et Protée vers la fin du chant IV de l’Odyssée présente en filigrane l’histoire d’Ulysse lui-même : l’époux d’Hélène, bloqué sur une île, reçoit les conseils d’une déesse (Idothée). Celle-ci prépare la rencontre de Ménélas avec le dieu marin Protée (père d’Idothée), seul être capable de révéler au héros grec le moyen de sortir de l’impasse où il se trouve et de retourner chez lui. Le passage qui intéressera tout particulièrement les lecteurs de la Renaissance est le suivant1 :
Enfin, voici midi : le Vieillard sort du flot. Quand il a retrouvé ses phoques rebondis, il les passe en revue : cinq par cinq, il les compte, et c’est nous qu’en premier il dénombre, sans rien soupçonner de la ruse2... Il se couche à son tour. Alors, avec des cris, nous nous précipitons ; toutes nos mains l’étreignent. Mais le Vieux n’oublie rien des ruses de son art. Il se change d’abord en lion à crinière, puis il devient dragon, panthère et porc géant ; il se fait eau courante et grand arbre à panache. Nous, sans mollir, nous le tenons ; rien ne nous lasse, et, quand il est au bout de toutes ses magies, le voici qui me parle, à moi, et m’interroge3.
2Apprivoisé par Ménélas, Protée révèle à ce dernier la raison pour laquelle sa flotte est encalminée, aussi bien que le sort d’Ajax, d’Agamemnon, et d’Ulysse. Ainsi, il joue dans un certain sens le même rôle que celui de Tirésias dans le cas d’Ulysse, tout comme Idothée avait joué celui de Circé.
3Virgile suit de près ce récit au chant IV des Géorgiques, où cette fois c’est Aristée qui capture Protée, suivant les conseils de sa mère, pour découvrir la raison pour la mort de ses abeilles4. Cyrène, mère d’Aristée, lui avait expliqué les ruses de Protée :
Verum, ubi conreptum manibus uinclisque tenebis,
tum uariae eludent species atque ora ferarum :
fiet enim subito sus horridus atraque tigris
squamosusque draco et fulua ceruice leaena ;
aut acrem flammae sonitum dabit atque ita uinclis
excidet, aut in aquas tenuis dilapsus abibit5.
Mais, quand tu l’auras saisi de tes mains et que tu le tiendras enchaîné, diverses apparences chercheront à se jouer de toi, et même des gueules de bêtes : en effet, il se fera soudain porc hérissé et tigre affreux, dragon écailleux, et lionne à la nuque fauve : ou bien il fera entendre le pétillement aigre de la flamme, et, de cette façon, essaiera de s’échapper des liens ; ou il cherchera à s’en aller en s’écoulant de côté et d’autre sous forme de minces filets d’eau.
4Virgile, tout en mélangeant l’ordre des métamorphoses de Protée, conserve pour la plupart les mêmes transformations, quitte à remplacer le « grand arbre à panache » par le feu.
5Ovide, quant à lui, fait mention de Protée, mais comme ses illustres prédécesseurs avaient déjà traité ce sujet, il se limite à rappeler les différentes formes que le dieu assume6 :
Sunt quibus in plures ius est transire figuras,
Vt tibi, complexi terram maris incola, Proteu.
Nam modo te iuuenem, modo te uidere leonem ;
Nunc violentus aper, nunc, quem tetigisse timerent,
Anguis eras ; modo te faciebant cornua taurum ;
Saepe lapis poteras, arbor quoque saepe uideri ;
Interdum, faciem liquidarum imitatus aquarum,
Flumen eras, interdum undis contrarius ignis7.
Il en est d’autres [corps] qui ont le privilège de revêtir successivement plusieurs figures, toi, par exemple, Protée, habitant de la mer qui entoure la terre de ses bras. Car on t’a vu tantôt jeune homme, tantôt lion ; un jour tu étais un sanglier furieux, une autre fois un serpent dont on redoutait le contact, ou bien encore un taureau armé de cornes ; souvent on pouvait te prendre pour une pierre, souvent aussi pour un arbre ; parfois, empruntant l’aspect d’une eau limpide, tu étais un fleuve, parfois une flamme ennemie de l’onde.
6Ovide ajoute le jeune homme, le taureau et la pierre à la liste des transformations, tout en gardant le lion (Homère et Virgile), le sanglier (Homère et Virgile), le serpent (Homère et Virgile), l’arbre (Homère), l’eau (Homère et Virgile) et le feu (Virgile). On peut résumer les transformations chez les différents poètes ainsi :
Homère |
Virgile |
Ovide |
lion à crinière |
lionne à la nuque fauve |
lion |
7Rien dans les trois textes en question ne semble exiger une explication allégorique des métamorphoses de Protée : le lecteur peut très bien envisager les transformations du dieu marin comme des éléments du récit, suggestifs des difficultés éprouvées par Ménélas dans ses tentatives pour coincer Protée afin de lui extraire ses connaissances privilégiées. C’est ainsi que, dans une scène plus cocasse, Virgile présente Silène, lié par les guirlandes dont se servent Chromis et Mnasylus pour le contraindre à divulguer les mystères de la création et de ses suites8.
8Mais pour les lecteurs anciens d’Homère, presque tout dans les deux épopées était susceptible d’une interprétation allégorique, et il est facile de voir comment chaque élément des métamorphoses du dieu pourrait se prêter à un commentaire de ce genre. Dans une large mesure, c’est le premier texte purement allégorique sur Homère à être édité à la Renaissance qui allait donner le la aux interprétations de cet incident qui se répandent au xvie siècle. Le traité De allegoriis apudHomerum, attribué au xvie siècle à Héraclide du Pont, fut publié pour la première fois dans un ouvrage collectif, intitulé Habentur hoc volumine hœc, videlicet : Vita et fabellœ Aesopi... (Venise, Alde Manuce, 1505)9. Il fut réédité avec une traduction latine par Conrad Gesner en 154410, et publié une troisième fois en 1586 par Eustache Vignon11.
9L’œuvre d’Héraclite ne nous est pas arrivée intacte, la majeure partie de la seconde section sur l’Odyssée ayant disparu. Néanmoins, l’explication du mythe de Protée n’a pas péri, et occupe les chapitres 64-67 de l’édition Buffière. Au chapitre 64, pour citer la note de l’éditeur, Héraclite « grossi [t] les invraisemblances [du] mythe pour écarter le sens littéral et imposer le sens allégorique ». Après avoir préparé ses lecteurs de cette manière, le chapitre 65 entre dans le vif du sujet en annonçant la véritable signification du mythe, où c’est la création de l’univers qui est en jeu :
Et bien, le poète nous présente les lointaines origines de l’ensemble des choses, les « racines » d’où est sorti l’univers pour se constituer tel qu’aujourd’hui nous le voyons. Jadis il fut un temps où n’existait qu’une masse informe et limoneuse ; la matière n’était pas encore parvenue, en recevant des traits distincts, à la perfection de la forme. […] rien d’autre n’existait qu’une matière à l’état confus ; l’informe et l’inerte régnaient, jusqu’au jour où le principe artisan de toutes choses et générateur du monde assura la protection de la vie et donna au cosmos son empreinte d’ordre et de beauté12.
10Selon Héraclite, Protée représente la matière primitive, transformée par Idothée (« déesse de la forme », qui figure en même temps la Providence13) en des formes distinctes. Chacune des métamorphoses décrites par Homère représente un élément différent :
Le lion, animal plein de feu, désigne l’éther. Le dragon, c’est la terre : c’est l’unique raison pour laquelle on le dit autochtone et né de la terre. Quant à l’arbre, qui s’accroît en tous sens et reçoit sans cesse la poussée de la terre pour s’élever dans le ciel, il désigne l’air sous une forme imagée. L’eau, elle – et ceci pour mieux nous assurer des précédentes allégories – Homère la présente plus clairement : « Il se fait eau courante14.
11Pour arriver à cette formule, Héraclite a dû omettre toute mention de la panthère et du porc géant, tous deux présents dans le récit homérique.
12Après avoir expliqué, grâce à l’étymologie, que Pharos, l’île où ces incidents ont lieu, évoque la fécondité (« L’île où s’opère ce modelage prend le nom, fort vraisemblable, de Pharos : puisque le verbe phersai signifie “produire”15 »), Héraclite considère les épithètes qui qualifient le nom de Protée (« vieillard halios, véridique16 ») :
C’est, je pense, le caractère de la substance originelle d’être plus ancienne : et c’est ainsi qu’il donne à la matière informe ce prestige que le temps apporte avec les cheveux blancs. En l’appelant halios, il ne veut sûrement pas désigner une divinité marine, vivant au sein des flots : mais bien ce qui résulte de l’agrégation, c’est-à-dire de la réunion d’éléments multiples et divers. Quant à véridique, c’est un mot fort juste : quelle meilleure source de vérité que cette substance, dont on doit croire que tout est né17 ?
13La signification de ce passage est loin d’être évidente, comme l’indique F. Buffière dans sa note. Il est raisonnable de considérer la matière, symbolisée par Protée, comme vieille et véridique, mais afin que l’adjectif halios (« marin ») ait un sens, Héraclite est obligé de lui attribuer la signification de halês (« réuni, amassé »), pour indiquer que la matière est un agrégat d’éléments divers. Nous verrons dans ce qui suit à quel point cette interprétation a été suivie par les auteurs de la Renaissance.
Guillaume Budé, André Alciat et le mythe de Protée
14Cette interprétation n’est pas pourtant la première à s’imposer en France. Guillaume Budé, dans son traité De asse, évoque Protée comme symbole de l’antiquité, qu’il s’efforce de maîtriser :
Equidem tot difficultatibus offensus hanc nostram commentationem subinde interpellantibus : marinum illum deum Protei nomine a poetis decantatum : retentare mihi visus sum. Protei autem nomine vetustatem adumbratam in prœsentia interpretabor. Etenim senex ille fingitur : ad id etiam nomine accommodato, is cum omnia nouerit quœ sint : quœ fuerint : quœ mox ventura trahantur : siquando e specu emergens & in littore apricans de rerum veritate consulitur : omnia transformat sese in miracula rerum : nec prius in sese redire dicitur : quam omni ope omnibusque (vt aiunt) vngulis correptus : manibus vinculisque tenetur. Nam sine vi non vlla prœcepta dabit : neque illum orando flectes. Vim duram ac vincula capto iniicias necesse est si veritatis documentum ab eo elicere velis. Hunc Proteum non modo ego nunc captare : sed etiam vincire iam videor : necdum tamen satis arctis nexibus retinere18.
Irrité par toutes les difficultés qui interrompaient souvent mes recherches, j’ai eu l’impression, il est vrai, de mettre la main sur ce dieu marin célébré par les poètes sous le nom de Protée. Je voyais l’antiquité, retracée tant bien que mal actuellement, sous l’apparence de Protée. Et de fait il se présente comme un vieillard, et son nom est approprié ; car il sait tout, le présent, le passé et les événements du lent avenir. Quand on le consulte sur la vérité des choses alors que, sorti de sa grotte, il se chauffe au soleil sur la plage, il se transforme en toutes sortes d’objets merveilleux, et l’on ne saurait dire qu’il reprenne sa forme avant que, saisi par la force et sans que vous y alliez de main morte, comme on dit, il ne soit maîtrisé et ligoté. Car sans violence il ne donnera aucun conseil, et vous ne le fléchirez pas par les prières. Une fois pris, il faut user de violence et de liens sur lui si vous voulez lui arracher une démonstration de la vérité. J’ai maintenant l’impression non seulement d’être sur le point de saisir ce Protée, mais aussi de le ligoter, mais pas encore de le retenir par des liens suffisamment étroits.
15Pour Budé, donc, dans cette interprétation assez personnelle, l’antiquité est un être multiforme et variable, difficile à saisir dans tous ses contours, mais qui offre la possibilité d’une connaissance profonde. L’humaniste français s’inspire ici du Protée virgilien plutôt que homérique : certaines des expressions qu’il emploie pour représenter les mesures nécessaires pour capturer le dieu marin sont reprises textuellement des Géorgiques, par exemple nouit namque omnia uates,/quae sint, quae fuerint, quae mox uentura trahantur (Géorgiques, IV, 392-93), nam sine ui non ulla dabit praecepta neque illum/orando flectes (Géorgiques, IV, 398-99), conreptum manibus uinclisque (Géorgiques, IV, 405), et omnia transformat sese in miracula rerum (Géorgiques IV, 441). Il est évident que Budé nous oriente vers le texte virgilien, sans doute parce que cet incident concerne les connaissances de toute sorte que Protée est en mesure d’offrir sur omnia […] quœ sint : quœ fuerint... quœ mox ventura trahantur, et qu’elle est également le prélude de l’histoire d’Orphée et de sa descente aux Enfers, autre symbole des connaissances mystiques. L’antiquité, à laquelle Budé a l’impression d’avoir reçu une initiation partielle, est tout aussi importante pour lui que les connaissances évoquées par Virgile et Homère.
16André Alciat semble faire allusion à cette interprétation du mythe de Protée dans ses Emblemata. La gravure suivante, ou une variante, accompagne l’épigramme du Milanais, intitulée Antiquissima quœque commentitia (« Images de l’antiquité »)19 :
Pallenœe senex cui forma est histrica, Proteu,
Qui modo membra viri fers, modo membra feri :
Dic age, quœ species ratio te vertit in omnes,
Nulla sit ut vario certa figura tibi ?
Signa vetustatis, primœui & prœfero secli,
De quo quisque suo somniat arbitrio.
– Vieillard de Pallène, Protée, toi qui changes d’apparence comme un comédien, tantôt avec les membres d’un homme, tantôt avec ceux d’un animal, dis-moi, qu’est-ce qui explique ta transformation en toutes sortes de formes, de telle façon que, inconstant, tu ne gardes pas d’apparence fixe ? – Je présente les marques de l’antiquité et du premier âge, que chacun imagine à sa guise.
17Ainsi, pour Alciat, à la différence de Budé, Protée ne représente pas l’antiquité elle-même, mais les auteurs qui, s’efforçant de présenter leur vision de l’époque antique, n’offrent que des images confuses et contradictoires. C’est ainsi que le commentateur d’Alciat, Claude Mignault, explique cet emblème dans la première édition de son commentaire en date de 157120 :
Conuertit Prothei πολυμοπφοῦ fabulam in scriptores quosdam rapsodos & rerum anti-quissimarum, quœque extra omnium memoriam positœ sunt, narrationem e variis & sœpe pugnantibus inter se petitam concinnantes.
Alciat détourne l’histoire de Protée aux formes multiples pour figurer certains auteurs rhapsodes, qui préparent un récit dérivé de sources diverses et souvent contradictoires des choses les plus anciennes, et de tout ce qui échappe à la mémoire des hommes.
18Ce n’est que plus tard qu’il ajoute d’autres explications, comme nous verrons à la fin de cet article.
Caelius Rhodiginus
19À peu près au même moment que Budé publiait son De asse, les Lectiones antiquae de Caelius Rhodiginus (ca. 1450-1525) virent le jour à Venise21. Ce trésor de connaissances antiques, souvent utilisé par les humanistes du xvie siècle mais très peu cité par eux, contient déjà en 1516 deux allusions à Protée. Dans le premier livre, au chapitre XVII, le Vénitien cite l’explication offerte par Héraclite le Rhéteur, dans un mélange de latin et de grec :
Non praetereundum uero quod Ponticus scribit Heraclitus, informem rerum materiam dici poetis Proteum symbolice operteque. […] Et leo quidem ἒμπνρον ζῴον aetherem indicat plane : terram draco, quia sit αὐτόχθων καὶ γηγενής : arbor omnia quae ex terra augescunt22.
De fait, il ne faut pas omettre que Héraclite du Pont écrit que les poètes dénotent par le nom de Protée, figurément et à mots couverts, la matière informe. […] Et le lion, animal plein de feu, désigne clairement l’éther ; le dragon la terre, parce qu’il est autochthone et né de la terre ; et l’arbre désigne tout ce qui croît de la terre.
20En ce qui concerne ce dernier point, Rhodiginus semble ne pas avoir compris le texte d’Héraclite, pour qui l’arbre représentait l’air. Il inclut deux autres explications tirées d’Héraclite : que la fille de Protée, Idothée, est la Providence, et que l’île que Protée habitait, Pharos, prend son nom du verbe φέπομαι, « produire ».
21Rhodiginus revient au thème de Protée au chapitre 3 du livre V23, où cette fois le dieu est présenté comme un saltator eximius, « danseur remarquable », capable de se transformer en eau, en feu, en un lion, ou en une panthère, grâce à ses talents de mime. C’est sans doute à cette explication que pensait Alciat au premier vers de son épigramme sur Protée, Pallenœe senex cui forma est histrica, Proteu. Le Vénitien ne cite pas la source de cette explication, peut-être parce qu’elle est peu fiable, puisqu’il s’agit d’un des dialogues de Lucien, « De la danse24 ». Nous verrons, pourtant, qu’il n’était pas le seul à exploiter ce texte.
22Dans les éditions posthumes de son œuvre, Rhodiginus parle plus longuement de Protée, au chapitre 31 du livre XX, Quem Aegyptum sophisten intelligamus. Deque Proteo allegorice pluscula. Dans ce chapitre, Protée est considéré sous un aspect plutôt moral. Rhodiginus en effet cite, sans le nommer, Saint Basile, Aux jeunes gens : sur la manière de tirer profit des lettres helléniques, où il s’agit du sophiste égyptien, identifiable à Protée :
Aegyptiu[s] […] sophist[a] : qui arbor fiebat & aqua & fera, & postremo quicquid collibuisset : siquidem iusticiam laudibus efferet, modo id ex animo audientium esse intelligat. Quandoque uero ratione eadem uituperare itidem permittit sibi, modo auditori (etiamsi turpiter) arridere iniurias, animaduertat : atque, quod assentatorum est proprium, ut polypus ad speciem subiecti soli colorem permutat, ita & ipse ad uoluptatem audentium sententiam nunc hoc nunc illo dictabit modo.
le sophiste égyptien, qui se changeait en arbre, en eau et en feu, enfin en tout ce qui lui plaisait. Puisque l’on l’entendra faire l’éloge de la justice, quand il estime que cela convient aux sentiments de son public. Mais parfois il se permet pour la même raison de la critiquer, quand il se rend compte que les injustices plaisent (même d’une manière honteuse) à celui qui écoute. Et, ce qui est le propre des flatteurs, tout comme le polype change de couleur suivant le sol qui le supporte, ainsi il exprimera son opinion tantôt de cette façon, tantôt d’une autre au gré de son public.
23Ici, les aspects plutôt positifs du dieu ont disparu, car il a tout simplement l’air d’un flagorneur, qui courtise tous les gens qu’il fréquente quitte à abandonner tous ses principes. Mais dans le même chapitre, inspiré par l’épithète de « véridique » employée par Homère (Odyssée IV. 384), Rhodiginus rapportent une opinion presque contraire à celle qu’il vient d’exposer, selon laquelle Protée représente ueritatem ipsam, qui est pourtant enveloppée de doutes et insaisissable. Il en résulte que uariae tunc cooriuntur rerum formae, quae ueritatis speciem ostentantes, animis nostris fallaciarum nubila obiectant. Continuant cette explication, il commente individuellement toutes les formes diverses assumées par Protée chez les poètes :
Sunt enim qui in uoluptate summum statuant bonum. Hanc per suem exprimi concipimus. Alius explesse iram, crudelitatis conceptaculum, inter optanda maxime opinatur. Tunc in tigridem demutatio recognoscitur. Draco autem eorum nobis errores innuit, qui terrena pulchritudine felicitatem metiuntur. Inuenias qui ambitione & superbia : id exprimit leo. Nam flamma etiam irae typum habet. Fluuii liquentis nomine intellego eos, quorum sententia, animae post mortem corpoream tribuit nihil : sed uita hac fluxa & inconstanti, qua singulis momentis in decliue, hoc est ad interitum ducimur euidentissimum, totum metiuntur hominem.
Certains considèrent que le souverain bien consiste dans le plaisir. Nous comprenons que cela est représenté par le porc. Un autre croit que satisfaire sa colère, le réservoir de la cruauté, est fort désirable. Alors, on reconnaît sa transformation en tigre. Or, le dragon nous indique les erreurs de ceux qui mesurent le bonheur à l’aune de la beauté terrestre. Vous trouverez ceux qui le font selon l’ambition et l’orgueil, représentés par le lion. Et la flamme aussi figure la colère. Par « fleuve courant », je comprends ceux dont l’opinion n’attribue rien à l’âme après la mort physique. Ils jugent l’homme tout entier d’après cette vie fluide et inconstante, au cours de laquelle à chaque moment nous sommes sur le déclin, conduits vers une mort inéluctable.
24Nous voyons ici une tendance à attribuer aux métamorphoses de Protée des modes de vie différentes, y compris certaines philosophies comme l’épicurisme, représenté par le porc. Il semble également, d’après les transformations qu’il commente, que Rhodiginus pense au Protée de Virgile plutôt que celui d’Homère ou d’Ovide. Heureusement, affirme-t-il, tous les doutes furent résolus par l’avènement du Christ.
25Après cet exposé assez inspirant, Rhodiginus termine son chapitre sur une note quelque peu terre à terre, en évoquant la coutume des rois égyptiens, rapportée par Hérodote et Diodore de Sicile, de porter des diadèmes figurant un lion, un taureau, un dragon, voire un arbre ou du feu au devant25.
26Ainsi, le Vénitien offre une variété d’explications du mythe : physique (l’explication d’Héraclite le Rhéteur), historique (Protée comme mime, ou les diadèmes des Egyptiens), et morale (le sophiste égyptien). Toutes ces interprétations seront reprises et développées par d’autres humanistes.
Lilio Gregorio Giraldi
27Le mythographe Lilio Gregorio Giraldi (1479-1552) publia pour la première fois ses De deis gentium libri sive syntagmata XVII en 1548. À la différence de Rhodiginus, il a tendance à résumer de façon assez concise les différentes interprétations des mythes qu’il présente dans son œuvre26. Protée se trouve parmi les dieux marins au Syntagma V27. Les explications présentées par Giraldi répètent dans une grande mesure celles de Rhodiginus, mais elles sont dénuées de détails. Il résume Héraclite le Rhéteur en trois lignes (l’essentiel est que Proteum informem rerum materiam [esse...] Idotheamque […] prouidentiam). Il inclut ensuite l’explication du philosophe néoplatonicien Proclus28 :
Proclus quoque in his quae pro Homero aduersus Socratem scribit in Platonis legibus Proteum mentem ait angelicam ordinis Neptuni habentem, & in se complectentem omnes rerum formas in mundo genitarum : subiiciturque illi Idotheo anima, scilicet daemonia quaedam diuinae Protei menti iuncta conuenienter, & cogitationes suas eius intelligibilibus formis connectens. Haec & alia subtilius Proclus29.
Proclus également, dans sa défense d’Homère contre Socrate, dans son commentaire sur les Lois, affirme que Protée possède un intellect angélique dans le rang de Neptune, qui embrasse toutes les formes des choses engendrées dans le monde. Il a sous ses ordres l’âme d’Idothée, une âme démonique conjointe à l’intellect divin de Protée de façon appropriée, et qui attache ses propres intellections aux formes intelligibles de Protée. Voilà ce que dit Proclus, et d’autres choses encore de façon encore plus subtile.
28Proclus parle de Protée dans une section de son œuvre consacrée aux « Changements des formes des dieux », et au début de sa discussion sur Protée, il explique que « la poésie, pour montrer la diversité des puissances [des dieux], dit de nouveau que l’être qui contient en lui-même toutes ces puissances change lui-même en beaucoup de formes […] il se présente toujours sous un aspect différent à cause de la multiplicité des puissances qu’il embrasse30 ». Selon Proclus, Protée est un Intellect angélique, dans la chaîne de Poséidon, et il est « suivi ensuite d’une autre troupe d’âmes, désignées dans le mythe par le mot "phoques", qui sont assurément rationnelles et éternelles31 ». Comme toujours, l’explication de Proclus est assez alambiquée si l’on n’est pas expert dans la philosophie néoplatonicienne, et le manque de clarté dans le résumé de Giraldi aurait pour conséquence de laisser ses lecteurs dans l’incertitude.
29L’Italien consacre encore moins de place à d’autres explications : que Protée est un sophiste qui apparentibus argumentis hominibus illuderet ; qu’il symbolise la vérité, qui n’apparaît qu’à ceux qui la cherchent probe, sainement ; que la légende concernant ses diverses formes est inspirée par les diadèmes égyptiens ; qu’il était danseur ; ou que la prudence de l’homme n’apparaît que lorsque ses vices (stultitia, ferocitas, dolus) sont enchaînés. Sed haec non nostri sunt instituti, affirme Giraldi, après avoir présenté toutes ces interprétations. Ce qu’il trouve plus convaincant est l’histoire rapportée par le commentateur de Lycophron, Tzétzès, selon lequel Protée était un Egyptien qui avait quitté son pays pour Phalagra où il s’était marié avec Toroné. Les deux fils qu’il eut de ce mariage, Tmolus et Telegonus, étaient accoutumés à assassiner leurs hôtes, mais ils furent tués à leur tour par Hercule, mais non avant la fuite de Protée, par une caverne souterraine. Il n’est pas du tout évident pourquoi Giraldi aurait préféré cette explication.
30Ainsi, les lecteurs de Giraldi auraient reçu une idée générale de la diversité d’interprétations possibles de ce mythe, ce qui est la conséquence dans une certaine mesure de la manière de procéder de la plupart des mythographes de cette époque, où l’accumulation et l’exhaustivité sont la règle du jeu. Toutefois, l’Italien les aurait laissés sur leur faim, car la rapidité de sa présentation ne permet pas de bien cerner la signification et l’importance du mythe de Protée.
Jean Dorat
31L’influence de Jean Dorat sur ses élèves est connue depuis longtemps, malgré son aversion pour la publication de ses œuvres. Selon lui, le personnage de Protée représente un maître ou philosophe qui ne veut nullement révéler ses connaissances à ses élèves sans y être contraint. Ainsi, à partir de l’incident dans l’Odyssée où Ulysse se fait attacher au mât de son navire pour ne pas succomber au chant des Sirènes, le Limousin identifie un groupe de personnages mythiques de ce genre : Ulysse lui-même, Protée, et le Silène de la sixième Eglogue32. Les « liens » employés par leurs élèves pour les obliger à partager leurs connaissances sont, selon une explication étymologique, les prières :
Jubetur autem Vlysses malo alligari per socios id est socij Vlyssem seu discipuli praeceptores suos precantur ambitiosisque precibus tantam necessitatem imponunt ut cogantur disciplinae mysteria recludere. Sicut et Aristeus philosophandi cupidus Proteum hominem in philosophia peritum. allusio autem uidetur esse ex uerbo ambiguo δεσμός id est « uinculum » et δῆσαι « ligare » quasi a δεσμός « precor » aut potius δέω, quod significat « uincio, ligo ». Hoc modo pueri et Nymphae ligarunt Silenum 2. [sic] Aegloga apud Virgilium. Nam Chromis et Mnasilus [sic] Aggressi (nam saepe senex spe carminis ambos luserat) inijciunt ex ipsis uincula sertis Ille dolum ridens quo uincula nectitis inquit.
Mais Ulysse reçoit l’ordre de se faire attacher au mât par ses compagnons, c’est-à-dire que les compagnons supplient Ulysse, à la manière des élèves qui implorent leurs précepteurs et les obligent si impérieusement par leurs prières avides de science, comme le fit Aristée, désireux d’être philosophe, auprès de Protée, homme qui connaissait à fond la philosophie, que ceux-ci sont obligés de dévoiler les mystères de leurs connaissances. Il semble pourtant qu’il y ait un jeu de mots entre le mot ambigu de desmos qui veut dire « liens » et le terme dêsaï, « attacher », très proche de déomaï, « je supplie », ou plutôt de déô, qui veut dire « je lie, j’attache ». C’est de cette façon que les jeunes gens et les nymphes ont ligoté Silène à la deuxième [en fait la sixième] Eglogue de Virgile, dans laquelle Chromis et Mnasylus « assaillent » le vieillard qui souvent, en leur faisant espérer un chant, s’était joué de l’un et de l’autre ; justement les guirlandes servent à le ligoter. Et lui riant de la ruse : « Pourquoi nouer ces entraves ? » dit-il.
32S’appuyant sur l’étymologie, Dorat a plus de confiance en son explication. À l’instar de Budé, il associe Protée dans ce texte au dieu consulté par Aristée dans les Géorgiques, mais cette fois il s’agit tout simplement d’un hominem in philosophia peritum, dont Aristée désire être l’élève.
33Pourtant, un autre passage du Mythologicum, où le nom de Protée n’est pas prononcé, semble indiquer que Dorat avait accepté l’essentiel de l’explication offerte par Héraclite le Rhéteur. En commentant la différence chez Homère entre Océan et Mer, le Limousin parle de la matière primitive, qui fut à l’origine de toutes les choses créées.
Per mare superum, per domum Circes et choreas intelligit materiam quae est in motu et assidue formatur qualis est illa quae a physicis dicitur secunda. Per oceanum materiam informem quae omnis motus mutationisque est expers qualis est prima materia aut moles indigesta ab antiquis chaos appellata33.
Par « haute mer », « demeure de Circé », et « danses en chœur », Homère entend la matière en mouvement et constamment en train d’être façonnée, analogue à celle que les physiciens appellent « matière seconde ». Par « Océan », il entend la matière informe qui est privée de tout mouvement et de tout changement, comme la matière primitive, ou masse originelle, que les anciens appelaient « chaos »
34Quoique Dorat n’applique pas cette interprétation à Protée lui-même, il semble s’inspirer ici de l’une des épithètes employées par Homère pour désigner le dieu multiforme, ἃλιος (« marin »), pour conforter son explication de l’Océan34. D’ailleurs, Dorat aurait lu l’hymne orphique à Protée, où l’omniscience du dieu et son rôle de source de la création sont célébrés ensemble35 :
Πρωτέα κικλήσκω, πόντου κληῖδας ἒχοντα,
πρωτογενῆ, πάσης φύσεως ἀρχάς ὅς ἒφηνεν
ὓλην ἀλλάσσων ἰερήν ἰδέαις πολυμόρφοις,
πάντιμος, πολύβουλος, ἐπιστάμένος τά τ’ ἐόντα
ὅσσα τε πρόσθεν ἒην ὅσσα τ’ ἒσσεται ὓστερον αὖτις.
Je t’invoque Protée, qui portes les clés de la mer, créé le premier. Tu révélas les sources de la nature tout entière, transformant la matière sacrée en une multiplicité de formes, tout honorable, très prudent, connaissant tout sur le présent, le passé, et l’avenir.
35La méthode de Dorat est aux antipodes de celle de Giraldi, et même de Rhodiginus. Le Limousin n’est nullement content de rapporter indifféremment toutes les explications diverses des fables païennes qu’il examine dans ses cours, mais il s’efforce de choisir celle qui convient au contexte où se trouve le mythe qu’il examine.
Natale Conti
36Les Mythologiae de Natale Conti parurent pour la première fois à Venise en 156736. Bien qu’il cite le début de l’hymne orphique au dieu marin, Conti ne semble pas souscrire à l’idée d’un Protée source de la matière primitive. Il est vrai qu’il offre une explication selon laquelle Protée est symbole de l’air, origine de la vie animée :
Proteum Neptuni siue Oceani filium finxerunt, quem putarunt vim esse aëris, qui de Stoicorum sententia Iupiter fuit appellatus, ac per omnia pertransiret, & ubique esset […] ; nam aër proximefit ex aqua in illum extenuata. Hinc naturam esse aëris, per quem temperatum omnia oriuntur, & vnde sit omnibus ortus principium & plantis & animalibus, videtur significasse Homerus.
Les Anciens ont imaginé que Protée était le fils de Neptune ou de l’Océan. Ils ont considéré qu’il était la force de l’air qui, selon l’opinion des Stoïciens, a été nommé Jupiter, qu’il passait à travers tout, et qu’il existait partout […]. Car l’air est créé à partir d’eau rendue moins dense. Ainsi, Homère semble avoir fait entendre que Protée représente l’essence de l’air, par lequel, lorsqu’il est tempéré, toutes les choses proviennent, et d’où tous les animaux et les plantes tirent leur origine.
37Mais il présente plusieurs autres explications du dieu marin, dont nous avons déjà rencontré un certain nombre. Au début de son chapitre, il commence par l’histoire de Protée et ses fils, que nous avons rencontrée chez Giraldi, mais d’une manière beaucoup plus détaillée. Ce n’est qu’après qu’il raconte la version homérique de l’histoire de Protée, suivie de l’explication que nous venons de citer.
38Ensuite, nous passons à des explications qui sont maintenant familières. En tant que phocarum custos & pastor (gardien et berger des phoques), le dieu représente le pouvoir monarchique, et les différentes formes en lesquelles il se transforme sont inspirées par les diadèmes portés par les rois égyptiens. Conti cite Diodore de Sicile comme source de cette explication. À l’instar de Rhodiginus, il cite Lucien, pour qui Protée aurait été soit un marin habile (nauigandi peritissimu[s] hom[o] – il se peut que Conti innove ici), soit un bon acteur (histrio […] egregius). S’ensuivent d’autres auteurs plus ou moins fiables, pour qui Protée était un philosophe, un orateur, ou un prophète.
39À la fin du chapitre, Conti révèle ce qui est pour lui l’explication la plus convaincante de ce mythe, qui est tout à fait caractéristique de sa méthode en général et de son penchant pour les interprétations morales37.
Nihil aliud igitur dixisse mihi videntur per haec figmenta, quam illud quod etiam dictum fuit ab oraculo, Ne quid nimis : cum omnis omnium rerum salus & constantia in mediocritate moderationeque sit collocata.
Ainsi donc, il me semble que ces inventions ne signifient rien d’autre que le conseil délivré par l’Oracle, « Rien de trop ». Car le salut général et la fermeté du caractère résident en le juste milieu et en la modération.
40Cette conclusion quelque peu surprenante est inspirée par la notion que les transformations fréquentes opérées par Protée représentent un désir de sa part de souplesse, qui lui permet d’éviter les extrêmes. Ce n’est pas un message qui reçoit une acclamation générale de la part des lecteurs de l’époque.
Claude Mignault (bis)
41Nous avons déjà considéré l’explication du mythe de Protée offerte par Claude Mignault dans son commentaire d’Alciat. Dans la première édition de ce texte, le Dijonnais se limite à l’interprétation du mythe dans le contexte de l’épigramme et du titre de l’emblème, Antiquissima quœque commentitia. Mais à mesure que son commentaire augmentait entre 1571 et 1589, Mignault ajoutait de plus en plus de détails et d’interprétations qui, en général, avaient peu de choses à voir avec l’emblème en question, mais qui trahissaient son désir d’exhaustivité dans le traitement des mythes.
42La version finale de son commentaire commence par l’explication qu’il avait donnée en 1571, à laquelle il ajoute un passage tiré d’Arnobe (Disputationum adversus gentes libri septem, 57) qui affirme que les croyances des païens ne sont pas plus valables que celles des chrétiens simplement parce qu’elles sont plus anciennes38. Ensuite, Mignault parle de Protée en termes de prophète et de « sophiste égyptien », mais à la différence de Rhodiginus, pour qui, nous l’avons vu, ce personnage n’était qu’un flagorneur, il suit la tradition platonicienne (Euthydème, 288) selon laquelle Proteum […] Ægyptum fuisse sophistam, qui prœstigiis quibusdam incautos falleret39. Voici ce que dit Platon40 :
Je te répète, Ctésippe, ce que j’ai déjà dit à Clinias : tu ne connais pas la merveilleuse science de ces étrangers ; ils n’ont pas voulu nous l’exposer sérieusement, mais imiter Protée, le sophiste égyptien, et nous tromper par des prestiges. Imitons donc, de notre côté, Ménélas, et ne leur donnons point de relâche, jusqu’à ce qu’ils nous aient montré le côté sérieux de leur science ; car je suis persuadé que nous aurons quelque chose d’admirable à voir quand une fois ils voudront agir sérieusement.
43Cette version du sophiste égyptien est évidemment plus positive que celle de Saint Basile, et elle a pu servir de source à Jean Dorat pour la notion de Protée comme professeur peu disposé à révéler ses connaissances. Mignault fait également allusion à Diodore de Sicile et les diadèmes des rois égyptiens, mais il ajoute, sans commentaire, que alii sunt qui hanc transformationem conuertant ad variarum disciplinarum peritiam41.
44Procédant des explications historiques aux explications physiques, il cite Aratos, pour qui Protée symbolisait l’air (cf. Conti), et passant par l’hymne orphique à Protée (cf. également Conti) pour montrer que Protée est l’intellect d’où descendent les formes (mentem, a qua formae defluunt), il en vient à l’explication d’Héraclite le Rhéteur. Il cite in extenso le texte grec d’Héraclite (p. 627-28), ainsi que la traduction latine de Gesner (p. 628-29).
45La fin de son commentaire recueille plusieurs interprétations assez hétérogènes : selon Clément d’Alexandrie (Pédagogue III. 1), Protée représente cupiditas animi humani ; Jamblique, quant à lui, affirme que Protée craignait de paraître sage aux yeux des hommes, de sorte qu’il se déguisait. Enfin, Mignault allègue le texte de Saint Basile sur le sophiste égyptien (en grec et en latin). En guise de conclusion, il présente, sans commentaire, d’autres explications : Plerique vatem faciunt, alii Oratorem, vel Sophistam, quidam saltatorem : alii marinum Deum : sunt & qui eum regem aut tyrannum fuisse velint42. Mais cette variété d’interprétations représente tout simplement pour Mignault la variabilité même de Protée.
Conclusion
46Ces propos de Mignault pourraient servir de conclusion pour nous également. La multiplicité des exégèses du mythe de Protée est vraiment étonnant, même pour un siècle où l’on est accoutumé à la polysémie. En lisant les interprétations des différents commentateurs, il est manifeste que, tandis que les versions homérique et virgilienne du mythe sont bien en évidence, Ovide ne figure pas dans les œuvres que nous avons considérées. En revanche, les commentateurs ne sont pas du tout d’accord en ce qui concerne l’explication du mythe de Protée. Certains (Budé, Alciat, Dorat, Conti) préfèrent une explication morale, mais ils sont loin de choisir la même ; d’autres (Giraldi) préfèrent une explication historique ; d’autres encore (Rhodiginus, Mignault) n’offrent pas de préférence particulière, mais ont tendance à inclure le plus d’interprétations possible. En général, ils ne sont pas très critiques en ce qui concerne leurs sources. Citer un dialogue burlesque de Lucien sur un pied d’égalité avec un texte stoïcien ou néoplatonicien montre un certain manque de discrimination, mais il est vrai que les humanistes de l’époque ont fait flèche de tout bois dans leur recherche de l’exhaustivité. Ils ont néanmoins fourni un trésor considérable aux poètes de l’époque, pour qui Protée continuait d’être une figure riche d’associations.
Notes de bas de page
1 Nos citations renvoient à L’Odyssée, « Poésie homérique », tome I, chants I-VII, texte établi et traduit par Bérard V., Paris, Les Belles Lettres, 1996, 2e tirage.
2 Ménélas et trois de ses compagnons s’étaient déguisés en phoques, grâce aux quatre peaux de phoque que leur avait données Idothée pour duper son père. Ils s’étaient cachés parmi les autres phoques qui appartenaient à Protée.
3 Odyssée, IV, 450-461.
4 Nous suivons le texte des Géorgiques établi et traduit par Goelzer H., Paris, Les Belles Lettres, 1926, 2e édition.
5 Géorgiques, IV. 405-410.
6 Nos citations renvoient à Ovide, Les Métamorphoses, texte établi et traduit par Lafaye G., Paris, Les Belles Lettres, 1928, t. II (VI – X).
7 Métamorphoses, VIII, 730-737.
8 Virgile, Eglogues, VI, 13-26.
9 Pour une édition moderne de ce traité, maintenant attribué à Héraclite le Rhéteur, voir Allégories d’Homère, texte établi et traduit par Buffière F., Paris, Les Belles Lettres, 1989, 2e tirage mis à jour.
10 Heraclidis Pontici, qui Aristotelis œtate uixit, Allegoriœ in Homeri fabulas de diis..., Bâle, Johannes Oporinus, 1544.
11 Il se trouve à la fin d’une édition de l’Odyssée, Ὁμήπου Ὀδύααεια, Homeri Odyssea, id est, de rebus ab Ulysse gestis..., Genève, Eustache Vignon, 1586, commentée par Nathanaël Mazerius.
12 Héraclite, Allégories d’Homère, éd. cit., p. 70. Voir également ses remarques sur l’interprétation de ce mythe par Héraclite dans son œuvre Les Mythes d’Homère et la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1973, p. 179-186.
13 Héraclite, Allégories d’Homère, éd. cit., 66, 1.
14 Ibid. 66, 3-6.
15 Ibid., 66, 8.
16 Ibid., 67, 1.
17 Ibid., 67, 2-4.
18 Budé, De asse et partibus eius libri quinque. Nous avons consulté ce texte dans l’édition de Josse Bade, Paris, 1516, f. LXIIIr.
19 Le texte que nous citons est celui des Omnia Andrea Alciati V. C. Emblemata, Paris, Jean Richer, 1589, p. 625.
20 Omnia And. Alciati V.C. Emblemata cum luculenta et facili Enarratione, qua cuiusque Emblematis origo, mensque autoris explicatur : & obscura vel dubia illustrantur, Paris, Denis Du Pré, 1571.
21 Ludovici Caelii Rhodigini Lectionum antiquarum libri sexdecim, Venise, Alde Manuce et Andrea Torresani, 1516. D’autres éditions suivirent en 1517 (Paris et Bâle), et en 1542 une nouvelle édition augmentée parut à Bâle (Lectionum antiquarum libri XXX), et ensuite en 1550 (Bâle), 1560 et 1562 (Lyon), 1566 (Bâle), et 1599 (Francfort). Nos citations renvoient à l’édition de Froben imprimée à Bâle en 1566.
22 Ibid., p. 27.
23 Ibid. p. 161.
24 « L’ancienne fable du Protée égyptien ne me paraît pas autre chose que l’emblème d’un danseur habile dans la pantomime, qui avait l’art de s’assimiler à tout et de prendre ainsi toutes sortes de formes ; en sorte que, par la rapidité de ses mouvements, il imitait la fluidité de l’eau, la vivacité de la flamme, la férocité d’un lion, la colère d’un léopard, l’agitation d’un astre, en un mot, tout ce qu’il voulait. Mais la Fable, qui n’admet que des faits merveilleux, répandit qu’il était effectivement ce qu’il ne faisait qu’imiter. Nos danseurs font encore la même chose ; vous les voyez en un instant changer de figure, à l’instar de Protée. Il est vraisemblable que cette Empuse qui prenait successivement mille formes différentes, était aussi une danseuse défigurée par la Fable. »
25 Rhodiginus, Lectiones antiquae, éd. cit., p. 794 : familiare fuit, leonis aut tauri uel draconis priorem partem in capite gestare, necnon arborem, quin ignem quoque, principatus insignia.
26 Nos citations renvoient à l’édition imprimée à Lyon en 1565 par les héritiers de Jacques de Giunta.
27 Giraldi, De deis gentium..., éd. cit., p. 147 – 48.
28 Voir son Commentaire sur la République, trad. et éd. par Festugière A. J., Paris, Vrin, 1970 (3 t.), VIe Dissertation, I. 112-113. La première édition de ce texte au xvie siècle date de 1534, Platonis omnia opera cum commentariis Procli in Timaeum et Politica, Bâle, Johann Walder, 1534, et Conrad Gesner traduisit en latin la section du commentaire consacrée à la défense d’Homère et la publia en 1542 à Zurich chez Christoph Froschauer.
29 Giraldi, De deis gentium., éd. cit., p. 147.
30 Proclus, Commentaire sur la République, éd. cit., p. 130.
31 Ibid.
32 Voir Dorat J., Mythologicum, ou Interprétation allégorique de l’Odyssée X–XII et de L’Hymne à Aphrodite, texte présenté, établi, traduit et annoté par Ford Ph., Genève, Droz (THR, 337), 2000, p. 54-55.
33 Ibid., p. 42-43.
34 Conti affirme dans les Mythologiae, livre 8, chap. 8, que Proteum Oceani & Thetyos a quibusdam creditum fuisse filium.
35 Voir Orphei hymni, Quandt G. (éd.), Berlin, Weidmann, 1955, 25, p. 21.
36 Sur la datation de cette œuvre importante, voir notre article « The Mythologiae of Natale Conti and the Pléiade », dans Shnur R. et alii (éds), Acta Conventus Neo-Latini Bariensis. Proceedings of the Ninth International Congress of Neo-Latin Studies, Bari 29 August to 3 September 1994, Binghamton, NY, MRTS, 1998, p. 243-250. Pour une traduction récente en anglais des Mythologiae, voir Natale Conti’s Mythologiae, translated and annotated by Mulryan J. and Brown S., 2 t., Tempe, AZ, ACMRS, 2006. Pour le texte latin, nous nous sommes servi de l’édition imprimée à Genève en 1651 par Pierre Chouet.
37 Au début du Mythologicum, Conti affirme que Non sunt igitur Dii illi antiquorum, sed fabulae illae partim naturae res occultas habent, partim mores informant, partim sunt inania vulgi figmenta, vt dicebamus.
38 Texte disponible sur <http://www.documentacatholicaomnia.eu/02m/0200-0300,_Arnobius_Afrus,_isputationum_Adversus_Gentes,_MLT.pdf>.
39 Omnia... Alciati... Emblemata..., ed. cit., p. 627 (note 20).
40 Traduction de Victor Cousin sur le site Remacle (http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/platon/cousin/euthydeme.htm).
41 Omnia... Alciati... Emblemata., ed. cit., p. 627.
42 Ibid.., p. 630.
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