La gageure de l’autobiographie d’un penseur engagé : les écritures du moi de Georg Lukács (1885-1971)
p. 285-295
Texte intégral
1Repenser l’œuvre de Lukács en abordant ses écrits par la problématique de l’autobiographie confine au paradoxe. Et cette difficulté n’est pas seulement inhérente au genre particulier qui nous intéresse présentement. Bien plus, les caractéristiques du genre ainsi que ses constantes semblent atteindre leur paroxysme lorsqu’elles s’appliquent à un penseur radicalement engagé dont l’existence s’étend quasiment sur un siècle qui aura été riche en conflits vitaux. Le besoin de clarifier le sens de sa vie en procédant à une analyse rétrospective forcément orientée est hautement légitime, mais est-il de la même nature lorsqu’il émane d’un écrivain, d’un artiste ou alors d’un penseur, disons un intellectuel ? Le philosophe se voit dès lors forcé de se taire pour céder la place à l’écrivain, au poète, censé produire une œuvre formelle aux lois identifiables.
2Lukács, dont la production s’étend sur quatre-vingts ans, persiste à croire que vouloir laisser une œuvre (de ce qui a été) revient à se condamner à mentir1. Le penseur se refuse à se substituer à l’histoire pour mieux lui dérober son recul et les prérogatives qui lui reviennent de plein droit. Conscient que seul le jugement de l’histoire peut être sans appel, Lukács nous livre cependant une ébauche d’autobiographie conçue à l’extrême fin de sa vie. Ces efforts ultimes restent en apparence incompréhensibles à quiconque mesure le discrédit jeté par Lukács sur ce genre particulier et ses corollaires. Il est vrai que se concentrer sur des écrits hautement subjectifs peut être pour le moins embarrassant lorsque l’on tend de façon de plus en plus univoque à l’objectivité. Or le premier paradoxe, qui n’est pas le moindre, réside dans le fait que c’est bien un philosophe marxiste accompli – ou un « idéologue », ainsi que le revendique Lukács au sens positif du terme – qui esquisse à grands traits les chapitres marquants de son autobiographie.
3De plus, Georg Lukács n’a accordé de son vivant aucun intérêt à ses écrits intimes de jeunesse, à savoir la correspondance et le journal2 retrouvés incidemment par un employé de banque dans un coffre à Heidelberg. Condamnés à un oubli volontaire, involontaire, partial en tout cas, ces écrits qui sont autant de traces authentiques d’un moment crucial dans l’évolution du penseur nous fournissent des indications d’autant plus précieuses pour la compréhension de l’œuvre de jeunesse– et peut-être pas seulement elle– qu’ils contrastent avec le mutisme du philosophe acquis au marxisme sur leur existence.
4Quel statut accorder en outre aux écrits que l’on pourrait qualifier de référentiels ou alors de réflexifs sur l’œuvre elle-même ? Lukács multiplie en effet les analyses rétrospectives sur ses premiers écrits qui restent le plus souvent implacables. Mais le caractère tantôt contraint, voire tactique, tantôt essentiel de ses critiques et autocritiques, non seulement idéologiques, mais aussi esthétiques et philosophiques, impose de les considérer avec le plus grand discernement. Leur motivation répond le plus souvent à la nécessité de s’expliquer, de se justifier à des moments où la vie de Lukács en dépend.
5La question qui ressort finalement est de savoir ce qui amène un intellectuel engagé au parcours accidenté et aux prises de position théoriques si controversées à écrire son autobiographie et surtout, comment et à quel prix ?
6La correspondance du jeune Lukács qui rassemblait plus de 1 600 lettres échangées sur un quinzaine d’années (de 1902 à 1917) ainsi que son journal, plus ramassé dans le temps (1911-1912), n’ont été disponibles qu’à partir de 1972, c’est-à-dire après qu’un employé de banque de Heidelberg avait fait le rapprochement entre un certain Georg von Lukács et le célèbre critique du même nom, si l’on excepte l’omission de la particule, dont il aurait lu précisément la monographie allemande qui venait de paraître. Un an après la mort de Lukács donc, ressurgissent de la façon la moins contrôlée qui soit les premiers éclairages sur la jeunesse de l’auteur. Ces lettres et peut-être plus encore le journal, laissent transparaître l’image d’un jeune homme très éloigné de la représentation habituelle du penseur. Ainsi peut-on s’accorder avec Nicolas Tertulian pour dire et répéter que Georg Lukács « a traversé les expériences spirituelles les plus variées et en apparence les plus hétérogènes qui soient3 ». Mais l’hétérogénéité est-elle imposante au point de ne pas reconnaître le Lukács de la maturité dans les premiers tâtonnements successifs du jeune homme ? Ces écrits subjectifs retrouvés par hasard sont-ils en mesure d’altérer le matériau de la statue du Pape de la littérature et, plus encore, de la faire vaciller ?
7La lecture des écrits personnels de Lukács nous révèle au moins autant que ses premières œuvres, notamment les Essais, l’importance qu’il accordait à la vie authentique, vécue pleinement, entièrement et qu’il oppose aux conventions aussi arbitraires que rigides qui règlent la vie en collectivité. Le premier rapport qu’entretient Lukács avec la société est celui du déni ou du refus total, corroboré dans les notes autobiographiques par l’analyse des relations conflictuelles avec la mère du penseur. Et l’auteur de prendre le contre-pied de l’analyse biographique traditionnelle en déclarant qu’en fait, ni sa judéité, ni son origine sociale aisée, ni sa nationalité hongroise n’ont été décisives dans son évolution. Ces données de naissance4 n’ont pas de portée intellectuelle significative à ses yeux, si ce n’est d’influencer, pour le pire ou le meilleur, épisodiquement sa vie.
8Le jeune Lukács célèbre la vie et lui accorde la place suprême, juste au-dessus de l’art, qui, quoi qu’il fasse, ne restera qu’un « malgré tout » par rapport à la vie. Sa proximité avec les artistes atteste l’attention portée à l’authenticité de la relation à l’existence. Ses plus proches amis sont des peintres ou des critiques de peinture : Irma Seidler et Leo Popper. Mais les voies qu’emprunte Lukács bifurquent de plus en plus à mesure qu’il avance dans ses travaux. Si l’on voulait synthétiser les débuts du jeune penseur, il faudrait parler en termes de renoncements successifs, consentis et assumés. Tout d’abord, Lukács décide de brûler à dix-huit ans les quelque quatre ou cinq drames qu’il a commis. Il ne sera pas écrivain et ne saurait se faire l’écho inspiré du poète hongrois Ady qu’il admire tant. Ensuite, il renonce dans un deuxième temps à la carrière de metteur en scène après avoir créé avec quelques amis une scène hongroise résolument moderne, la société Thalia. Puis il quitte la Hongrie pour l’Allemagne et délaisse l’écriture du type de l’essai pour se vouer à l’étude de la métaphysique et de la philosophie essentiellement allemandes. Dans le même temps, Lukács a vécu la mort de son plus proche interlocuteur, Leo Popper et il a surmonté le suicide de son amie Irma Seidler.
9Le journal, peut-être plus que la correspondance encore, nous renseigne sur l’étendue du désespoir d’un jeune homme qui, conscient de sa piètre aptitude à vivre, se voue corps et âme à l’étude et traverse tous les tourments infligés par une métaphysique qui ne le satisfait pas et par une dialectique qui le torture en déformant l’authenticité et l’essentiel par ses prérogatives formelles. Lukács dira de ces années de formation, déterminantes selon lui, qu’elles ont constitué la période « sentimentale » de sa vie. Il emprunte ici le terme à Schiller5 et l’emploie dans la même acception : celle d’un être ayant perdu le rapport étroit et immédiat avec la nature contrairement au poète de type naïf que l’époque moderne ne serait pas parvenue à dénaturer au point de fausser ses perceptions et ses facultés de représentation du monde. Les premiers écrits subjectifs du jeune Lukács dont il n’aura jamais fait mention brossent le portrait d’un être tourmenté et radical, qui s’oppose à peu près à toutes les idées convenues de son époque et s’essaie à toutes les disciplines au nom d’une recherche authentique du chemin qui est le sien.
10Or il est frappant de constater combien l’évolution spirituelle du jeune Lukács s’entrelace avec l’histoire tourmentée et chaotique du début du xxe siècle. La première image du jeune esthète hongrois issu de la bourgeoisie se transforme en la représentation d’un chercheur accaparé par la philosophie que la marche précipitée de l’histoire, en l’occurrence la Première Guerre mondiale, va entraîner tout droit sur la voie de l’éthique et de la politique. C’est pourquoi la tendance à interpréter l’œuvre de jeunesse de Lukacs à la seule lueur de son existence peut avoir ses limites. Il est bien sûr tentant de considérer les œuvres, et notamment les Essais regroupés sous le titre de L’Âme et les Formes, comme autant de mises en scènes intellectualisées et formalisées de la réalité vécue de Lukács et émanant plus ou moins directement de son existence. Des critiques se sont livrés avec brio et souvent à bon droit (citation de la correspondance à l’appui) à ce genre d’exercice. Or la part autobiographique de l’œuvre n’est pas à rechercher dans ce que Lukacs a tu – le matériau brut de son existence, la vie en minuscule pourrait-on dire – : la correspondance ou les motivations personnelles qui l’ont amené à étudier tel penseur ou tel aspect de la philosophie. La volonté d’établir des parallèles entre la vie du penseur et son œuvre dans le but de discerner dans chaque écrit une transcription plus ou moins déguisée de son expérience vécue peut constituer une première étape dans la compréhension de la pensée de Lukacs, mais elle ne saurait en aucun cas être suffisante. Cet écueil peut se transformer à l’extrême en faux problème comme cela fut le cas du personnage de Naphta que Thomas Mann dans La Montagne magique aurait campé en s’inspirant très fortement de Lukács. L’exégèse s’épuise à mesurer les ressemblances entre le personnage et le modèle vivant et comme le formulera Lukács plus tard, culmine dans la question bien inessentielle de savoir de quelle couleur étaient les yeux de Lotte6.
11Telle serait peut-être la portée du silence que Lukács a entretenu sur ses lettres et sur son journal. Il n’a jamais évoqué ce matériau, préférant s’en délester comme d’un accessoire ayant tout bonnement fait usage. En revanche, il s’est livré à de nombreuses analyses rétrospectives de ses œuvres qui, quasiment toutes, sont passées au crible d’un regard critique sans concession. C’est l’œuvre de jeunesse tout entière qui fera l’objet d’un réexamen minutieux de ses a priori et scinde du même coup la production de l’auteur en deux moments : un avant et un après l’adhésion au Parti communiste hongrois qui s’effectue en 1918. L’on touche ici au mythe de la conversion au marxisme et son engagement pratique pour la cause révolutionnaire, le « tournant crucial7 » ainsi que Lukács le qualifie dans ses notes autobiographiques un demi-siècle plus tard.
12Lukács va dès lors s’employer, à plusieurs reprises, à critiquer ses deux œuvres de jeunesse les plus connues et reconnues que sont La Théorie du roman d’une part et Histoire et conscience de classe d’autre part8. Les Essais, quant à eux, n’équivalent guère plus qu’à des « mues de serpent » jalonnant le chemin d’une première appropriation de l’esthétique et ne se prêtent pas à une autocritique orientée de même que l’œuvre inaugurale du jeune penseur hongrois : Évolution du drame moderne qui sombre pour longtemps dans l’oubli.
13Il est frappant de constater, parfois aussi gênant pour quiconque s’efforce de suivre pas à pas le cheminement de la pensée de l’auteur sans se livrer à des anachronismes falsificateurs, combien Lukács ne se retourne pas sur son passé, comme s’il était, dans la pratique, exclusivement accaparé par le présent à transformer et préoccupé, en théorie, par le futur d’une société sans classes à laquelle il aspire. Ainsi, La Théorie du roman est assimilée au mélange peu convaincant d’une « éthique de gauche » combinée à une « épistémologie de droite9 » dont Lukacs critique essentiellement la méthode qui visait, à partir de grands concepts généraux créés de toute pièce, à embrasser tous les phénomènes esthétiques singuliers afin de fournir une vue grandiose mais erronée de l’évolution du roman. Lukács ne concède à son petit ouvrage, qui devait à l’origine servir d’introduction à une somme sur l’œuvre de Dostoïevski, qu’une valeur documentaire certes restreinte mais à mesure d’éclairer, tout de même, la portée des idéologies des années 1920-1940. Et Lukács de citer non seulement Ernst Bloch, mais aussi Walter Benjamin et les débuts d’un penseur avec qui il aura maille à partir : T. W Adorno.
14Dans sa préface à l’édition allemande de Histoire et conscience de classe parue en 1967, Lukács confesse, sur le même registre : « Il faut que je commence par un aveu : j’ai toute ma vie manifesté la plus extrême indifférence pour mes ouvrages intellectuellement dépassés10. » Mais que se reproche cette fois l’auteur ? De ce premier ouvrage qui inaugure son passage au marxisme en même temps qu’il livre une étude en chapitres de la dialectique, la critique retient surtout l’originalité de l’idée de réification développée par Lukács. Or c’est précisément cette même notion que l’auteur dément quarante-cinq ans plus tard. Sa formulation, tout comme son contenu, serait faux. Lukács préconise de s’en tenir à la notion d’aliénation, et plus généralement, si l’on veut rester fidèle à Marx, d’objectivisation de l’homme dans la société. Le concept d’aliénation serait une généralisation trop excessive et donc abstraite d’un processus qui ne s’applique pas à la condition humaine tout entière et la subsumerait. L’écueil de cette formulation est illustré par l’exemple patent de la philosophie de Heidegger, qui escamote la critique sociale contenue dans l’aliénation pour en faire une constante essentielle et éternelle de l’humain en l’élevant au rang de catégorie philosophique.
15La pensée de l’auteur, dont on a vu qu’elle s’était forgée au terme d’abandons de certains champs de la connaissance, de changements de caps théoriques radicaux, n’est pas seulement sinueuse mais elle est déformée, transformée et réévaluée par l’auteur en personne qui va parfois jusqu’à la distordre quand il ne la renie pas. Lukács reste un des rares penseurs à s’être autant prononcé sur son œuvre, qu’il y soit forcé, par les autres intellectuels avec qui il entretenait des querelles (débats sur l’expressionnisme, le réalisme) ou qu’il s’y résolve, par souci d’honnêteté lorsque ses œuvres complètes ont fait l’objet d’une publication.
16Mais on ne peut interpréter ces analyses rétrospectives à leur juste valeur qu’en ayant constamment présent à l’esprit le fait que Lukács a sans cesse revendiqué le droit inaliénable à évoluer11. Tenter de comprendre ses œuvres, étroitement imbriquées au sens de sa vie – mais c’est pour lui une évidence – oblige à le suivre dans les directions des plus opposées, à négocier des virages très prononcés et à se heurter à des contradictions apparemment insurmontables. C’est pourquoi les critiques, qui démultiplient la signification d’un discours déjà très complexe et dense, peuvent servir de repères biographiques fiables pour un auteur qui, toute sa vie, est en quête de la voie de la connaissance la plus authentique possible. L’ensemble des spécialistes de Lukács, Nicolas Tertulian le premier, déplore l’absence d’une monographie complète et documentée de l’auteur, qui fait encore cruellement défaut. Mais écrire la biographie de Lukács impose, si l’on veut rester un tant soit peu fidèle à la pensée de l’auteur et lui rendre justice, de refaire le chemin sinueux qui l’a mené au marxisme en procédant à une reconnaissance minutieuse des étapes dans l’appropriation de la pensée de Marx par des biais toujours différents et souvent détournés.
17Ce qui a longtemps été considéré comme la première autobiographie de l’auteur s’inscrit en fait parfaitement dans cette perspective. Mon chemin vers Marx12 est un court texte de moins de dix pages que Lukács rédige en 1933 et dans lequel il se propose de clarifier l’évolution de sa vision du monde en la mesurant au degré de sa compréhension de la pensée de Marx. D’emblée, Lukács emploie le terme de biographie et non d’autobiographie. Considérant que devenir marxiste a été l’œuvre de sa vie, il distingue trois phases dans la réception de la théorie de Marx. Lycéen, il aurait été sensible à trois caractéristiques principalement économiques que sont la théorie de la plus-value, ainsi que la partition de la société en classes et enfin l’histoire entrevue comme une lutte des classes. Simmel et Max Weber lui auraient fourni un accès détourné à Marx alors que le jeune Lukács préjugeait que la philosophie matérialiste était dépassée. Sa deuxième lecture de Marx, il la fait, pour reprendre sa propre image, avec les « lunettes de Hegel13 » mais, cette fois, son approche et sa motivation se veulent anthropologiques même si elles mènent droit à l’impasse et ne lui permettent pas de comprendre à sa juste mesure l’aspect matérialiste de la dialectique. La troisième phase d’appropriation qui débute après une décennie de « lutte avec Marx14 », le terme est de Lukács, consiste à découvrir le caractère global de la dialectique matérialiste. Et le penseur, qui, à l’époque, est âgé de quarante-huit ans, est convaincu que ce travail l’occupera toute sa vie. Marx n’a donc pas seulement forcé Lukács à une révision ininterrompue de ses présupposés philosophiques, il aura nécessité également une recherche sans cesse recommencée. L’approfondissement de la pensée de Marx, nous dit Lukács, est à la fois l’histoire de son évolution intellectuelle et l’œuvre de toute sa vie, alors en devenir.
18Dans la première autobiographie qui est en fait une biographie extrêmement synthétique écrite à la première personne, Lukács semble s’effacer devant la figure colossale de Marx. Comment expliquer dès lors qu’il se résolve, quarante années plus tard, à écrire son autobiographie ?
19Les premiers écrits subjectifs renferment les prémisses nécessaires à la rédaction de l’autobiographie : si la correspondance et le journal se fondent sur l’idée du primat de la vie et de l’expérience vécue constitutive au centre de l’œuvre de jeunesse de Lukács, les analyses référentielles sur l’œuvre déjà constituée insistent sur l’évolution de la pensée, voire de la vision du monde de l’auteur. Dans les entretiens en hongrois qui viennent compléter les notes autobiographiques rédigées dans l’urgence, Lukács vient apporter un troisième fondement à sa démarche autobiographique. Il déclare en effet : « Chez moi, tout est la suite de quelque chose. Je ne crois pas qu’il y ait d’éléments inorganiques dans mon évolution15. » Il invite du même coup ses lecteurs et plus particulièrement ses interlocuteurs à reconsidérer le sens de sa vie en abrasant les révolutions qu’il aurait traversées.
20L’esquisse autobiographique, ses bases théoriques étant réunies, aura en effet pour tâche de définir le rôle et le statut assigné à l’individu. Il ne faut pas chez Lukács réduire le sujet à l’individu isolé, retranché dans sa tour d’ivoire ou plus prosaïquement dans son bureau et susceptible de retracer sa petite destinée d’homme. À l’inverse, il faut partir de l’idée, reprenant à bon compte la formule de Victor Serge – que Lukács cite brièvement au début de ses notes – que « la société n’a pas de marge, on y est toujours, y fût-on au fond des geôles16. » Il serait en effet bien illusoire d’accréditer la thèse d’un homme privé distinct de la personne publique tenant sa fonction en société.
21Lukács s’est efforcé de redonner toute sa place au sujet, ce « ganzer Mensch » de l’esthétique qui est aussi le citoyen engagé en plus de l’individu qui fait l’histoire. Mais quelle motivation le pousse à rédiger l’histoire de sa vie particulière ? N’encourt-il pas le danger d’exemplifier son existence au point d’assigner à l’histoire le rôle de toile de fond ?
22Il semblerait que l’incitation à l’écriture de l’autobiographie soit en outre extérieure et qu’elle vienne perturber plutôt qu’encourager les études ontologiques au centre des préoccupations de l’auteur. Peut-on pour autant l’assimiler à un retour à l’écriture de l’essai ou alors ne lui concéder le même statut qu’aux notes préliminaires avant la conception des œuvres ? La brièveté ainsi que la densité des notes autobiographiques autorisent de prime abord un rapprochement avec l’essai ; or cette apparente similitude fait d’autant plus ressortir la différence entre un propos ouvert car incomplet et la forme très circonscrite et ciselée de l’essai. De plus, le contenu, qui aurait pu sensiblement être le même – partir du magma chaotique et singulier, analyser un cas précis et concret par le menu afin d’aboutir aux problèmes généraux et d’ouvrir des possibilités théoriques – diffère également. L’auteur prend certes sa destinée pour objet mais il ne vise en aucun cas à produire un petit chef-d’œuvre. Il abandonne les velléités artistiques formelles et ne prétend pas composer une autobiographie littéraire.
23Doit-on pour autant considérer la dernière production de Lukács comme de simples bribes éparses et la rapprocher de ses notes sur Dostoïevski notamment qui ont fait l’objet d’une publication à part ? Il semblerait que l’esquisse autobiographique, même incomplète, même hermétique dans ce qu’elle tait plus que ce qu’elle ne révèle, illustre le soin particulier de l’auteur à scinder son existence en neuf grands chapitres dont au moins un des titres est un clin d’œil à l’auteur allemand classique par excellence : Goethe. Ainsi, Lukács qualifie l’époque de son exil à Vienne (1920-1925) « d’années d’apprentissage de l’art de vivre et de la pensée17 ».
24De telles formulations ne peuvent être le fruit du hasard. C’est un auteur qui a expérimenté toutes les formes, les a pratiquées autant qu’analysées, qui se résout finalement à réfléchir à son projet autobiographique. Or Lukács ne semblait guère affectionner le genre auquel il n’a pas accordé d’étude particulière comme il a pu le faire pour le Roman historique notamment. Son intérêt s’est davantage concentré sur la correspondance entre les écrivains, celle de Schiller et de Goethe en l’occurrence, à laquelle il a consacré un chapitre de son ouvrage Goethe et son temps. Il relevait dans les lettres échangées entre les deux artistes des vérités d’atelier constituant un matériau très précieux pour le critique littéraire dont la tâche consistait précisément à les transformer en vérités esthétiques générales. Les problèmes formels ont le mérite d’y apparaître concrètement, surgissant de la pratique immédiate de l’écrivain, même s’ils sont fatalement déformés par le manque de lucidité de leur auteur.
25Lukács n’affiche aucune prédilection pour le genre autobiographique et pourtant il se fixe comme objectif principal, avant même de commencer avec la chronologie, de « représenter correctement le "Deviens ce que tu es"18 », puis il poursuit, dans le style télégraphique qui est le sien : « Les caractéristiques de l’homme, de là espoir : représenter aussi par là quelque chose d’objectif – sans prétendre à caractéristiques historiques globales. Valable si saisis certains traits essentiels19. » Ce programme, classique s’il en est, Lukács l’assimile et le reformule en termes marxistes quasiment à la fin des notes : « Tout être pris isolément est donc – peu importe avec quel degré de conscience – facteur actif dans le processus général dont il est en même temps le produit : l’approche du générique de l’existence individuelle est la convergence réelle des deux voies d’évolution réelles et indissociables20. » L’autobiographie réitère la préoccupation première de l’auteur de réunir le sujet avec l’objet, de leur redonner leur identité réelle, chose qui se produit dans l’art lorsque le récepteur est confronté à un chef-d’œuvre, qui guide aussi la pratique révolutionnaire et fonde l’adhésion au matérialisme dialectique.
26Mais ce programme d’écriture, fort classique et très peu original, achoppe in extremis et tourne court devant la maladie qui gagne Lukács. Il n’aboutira qu’à une réplique sous formes de questions/réponses en face de spécialistes hongrois de la littérature. L’autobiographie prend alors la forme la plus ouverte qui soit, celle de l’entretien qui précède normalement le récit de vie. Là réside à première vue une ironie du sort : il a fallu que ce soit le critique littéraire le plus soucieux de défendre les formes achevées ou closes, le pourfendeur des expériences modernistes les plus audacieuses mais à ses yeux les plus vaines également qui termine son œuvre par le propos le plus désespérément ouvert qui existe : des notes enrichies de paroles.
27Mais peut-on parler de hasard ou alors, ce qui revient à la même chose devant la mort, de nécessité ? On pourrait citer comme deuxième exemple d’autobiographie parlée, bien qu’elle soit cette fois voulue et non subie, la dernière œuvre d’Imre Kertèsz, Dossier K. L’auteur, en préambule, préfère, pour sa part, justifier son entreprise en se référant à Nietzsche qui considère les Dialogues de Platon comme la source intarissable du genre romanesque. Lukács se réfère à Goethe et recourt, en apparence malgré lui, à la forme la plus moderne qui soit. En ce sens, l’œuvre autobiographique de Georg Lukács peut entièrement être placée sous le signe de la résignation, qu’il s’agisse du silence affecté sur les écrits de jeunesse, de la biographie sans cesse réorientée ou de l’esquisse autobiographique qu’il n’a pas achevée. Mais cette résignation reste le point d’orgue d’une pensée qui s’est employée à lutter pendant quasiment un siècle contre l’inventivité débridée de la modernité en lui opposant inlassablement l’impératif de l’authenticité. Lukács n’a jamais prétendu inventer, il entendait seulement découvrir.
Notes de bas de page
1 « Mais je ne m’intéresse absolument pas à ce qui est l’œuvre de ma vie. Et d’ailleurs, c’est l’histoire qui établira a posteriori s’il y a eu œuvre ou non. À vouloir laisser de soi une œuvre, on se condamne d’emblée à mentir. », Georg Lukács, Pensée vécue, Mémoires parlés, Paris, L’Arche, 1975, p. 171.
2 La publication tardive des écrits autobiographiques semble réitérer le même désintérêt affiché par l’auteur. En effet le tome XVIII des œuvres complètes, consacré aux « Textes et entretiens autobiographiques » n’a été publié que fort récemment, en 2005, alors que la publication des œuvres complètes avait débuté en 1962 par La Destruction de la Raison, œuvre inaugurale s’il en est mais pas première dans la genèse de la pensée de l’auteur.
3 Nicolas Tertulian, Georg Lukács : Etapes de sa pensée esthétique, Paris, Le Sycomore, 1980, p. 12.
4 Georg Lukacs, op. cit., p. 37 : « Pour moi, ma judéité était une donnée de naissance, un point c’est tout. »
5 Friedrich Schiller, Über naive und sentimentale Dichtung, Reclam Nr7756, Stuttgart, 1978.
6 Georg Lukàcs, op. cit., p. 47 : « Dans Werther, Lotte a les yeux bleus, mais on disait qu’en réalité elle avait eu les yeux noirs. Quelqu’un avait écrit une longue étude à ce sujet. Cela a été pour moi l’exemple vivant de ce que Hatvany appelle la science de ce qui n’en vaut pas la peine. »
7 Ibidem, p. 217.
8 Ibid., p. 171 : « On a ensuite [c’est-à-dire après 1945] publié en allemand, mais sans mon autorisation, La Théorie du roman ainsi que Histoire et conscience de classe. Pour moi, à l’époque, ces deux titres ne faisaient plus partie de mon œuvre. »
9 Georg Lukács, La Théorie du roman, Paris, Gallimard/Denoël, coll. « Tel », 968, p. 16.
10 Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, « Essais de dialectique marxiste », Les Éditions de Minuit, 1960, p. 416.
11 Georg Lukács, Pensée vécue Mémoires parlés, op. cit., p. 172 : « Je ne prétends pas qu’il faille à chaque instant changer d’opinion. Mais si de forts arguments poussent à le faire, il ne faut pas hésiter. Et si l’on n’a pas en soi cette disponibilité, l’honnêteté intellectuelle fera du coup défaut. Cette lacune est l’une des plus grandes faiblesses du monde moderne. »
12 Georg Lukács, Mein Weg zu Marx, in Georg Lukács zum siebzigsten Geburtstag, Berlin, p. 225-2311.
13 Ibidem, p. 229.
14 Ibid., p. 230.
15 Ibid., p. 111.
16 Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire, Paris, Le Seuil, 1951, p. 26.
17 Georg Lukács, Pensée vécue, Mémoires parlés, op. cit., p. 225.
18 Ibid., p. 203.
19 Ibid., p. 203.
20 Ibid., p. 37.
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