Parler de soi dans la langue de l’autre entre dissimulation et dévoilement
p. 101-120
Texte intégral
1L’autobiographie appartient à ce que la critique nomme « les écritures du moi ». À ce titre, elle est considérée– même si le genre combine les figures les plus subtiles du masque– comme l’une des formes d’expression impliquant le sujet dans ses replis les plus secrets. Or certains écrivains, soumis aux aléas de l’Histoire ou aux sinuosités de leur roman familial, se racontent non dans la langue de l’intime, la langue « maternelle », mais dans une langue étrangère. Tantôt choix subi– l’oxymore dit déjà l’inconfort de la posture ressentie comme une trahison envers la langue-mère (c’est le cas de nombreux auteurs de la francophonie, comme Fatima-Zohra Imalyène alias Assia Djebar2, prise entre le français et l’arabe)–, tantôt choix revendiqué (par le Polonais Joseph Conrad, écrivain anglais, ou le Bulgare Elias Canetti, écrivain allemand du Nobel), tantôt choix érigé en œuvre dans le mouvement de passages continuels entre les langues ou l’enchevêtrement de fragments polyglossiques (l’Irlandais Beckett, l’académicien de nationalité américaine Julien Green, la Canadienne anglaise Nancy Huston, le Grec Vassilis Alexakis, le Russe Andrei Makine, le Cubain Eduardo Manet qui tous s’autotra- duisent). De cette diversité émerge une même quête de soi, rendue énigmatique par le brouillage des identités en jeu dans les langues et les cultures qui se mêlent et s’entrecroisent. Or le choix d’une langue étrangère pour parler de soi participe-t-il d’une stratégie de dissimulation ou autorise-t-il le dévoilement que rendrait impossible la censure de la langue maternelle ? Pour tenter de répondre à cette question, il faut voir quelles formes particulières font advenir le secret au cœur des vies racontées, chez trois auteurs qui ont librement choisi une autre langue que la maternelle pour parler d’eux : Joseph Conrad, Julien Green et Elias Canetti.
Le pacte autobiographique dans la langue de l’autre
2En plaçant la profession de foi linguistique au cœur du projet personnel, le pacte de lecture qui scelle le contrat autobiographique en langue étrangère est au fondement d’un genre spécifique. Le choix paradoxal devient nécessité existentielle, comme le laisse entendre Canetti, auteur d’une trilogie autobiographique3 :
La langue de mon esprit restera la langue allemande, parce que je suis juif. Ce qui reste, sous toutes les formes, de ce pays belliciste, je veux le garder en moi, comme juif. Son destin est aussi le mien ; mais j’apporte aussi une part d’héritage humain. Je veux rendre à sa langue ce que je lui dois. Je veux contribuer à la reconnaissance qu’on lui doit4.
3Pour sa part, Joseph Conrad fait précéder Some Reminiscences– paru à Londres en revue de 1908 à 1909, puis sous forme de volume en 1912 sous le titre définitif A Personal Record (traduit en français par Des souvenirs en 1924) – d’une « Note » révélatrice : « Si je n’avais pas écrit en anglais, je n’aurais pas écrit du tout5. » Quant à Julien Green, dans Souvenirs des jours heureux, il définit ainsi son rapport particulier à la langue maternelle et à la langue d’écriture :
J’ai dit plusieurs fois que j’écrivais en anglais comme dans une langue d’emprunt, je dois nuancer ce propos. J’ai écrit plus que je ne le pensais dans ma langue maternelle et à la maison avec ma sœur, par exemple, je n’ai jamais parlé qu’anglais. J’y apportais mon tempérament d’outre-Atlantique car, sans être étranger nulle part, partout je suis double6.
4C’est ainsi que, dans Jeunes Années, le « petit singe français » (French monkey) dont se moque la mère, adopte en pointillé la posture d’un narrateur américain. Lorsque, avec un humour qui souligne sa distance, il dénonce le système éducatif français et l’antisémitisme de ses camarades de lycée, il livre le tableau d’une société française fustigée par un regard étranger.
5Où donc « ranger » ces écrivains qui échappent aux classifications rassurantes ? Si les rayons des librairies s’accommodent mal des identités atypiques– Canetti est un auteur bulgare de langue allemande considéré comme un auteur anglais–, notre bibliothèque intérieure abrite leur indécidable identité qu’atteste leur double patronymie. Sont indissolublement liés Josef Konrad Korzeniewski et Joseph Conrad, même si l’auteur mutile son nom en expulsant le patronyme polonais et en infléchissant le K continental en C insulaire. Inséparables, Julian et Julien Green– Julian sur le versant américain des publications (Memories of Happy Days), Julien sur le versant français (Souvenirs des jours heureux)–, sont unis en un écrivain double qui affirme, à plusieurs reprises, son identité spécifique : « Je me suis toujours senti Parisien alors que je ne me suis jamais senti Français. En somme, un Américain de Paris, ce qui est une nation à part7. »
6Histoire de noms, de langues, de familles : dans la configuration des possibles, les auteurs cités témoignent, chacun à sa manière, d’un rapport personnel en tension entre la langue de la mère et la langue de l’écriture. Cette tension rend caduque toute tentative d’opposer de manière radicale la langue « maternelle », parlée en premier, transmise par la mère ou la famille, dans laquelle se perçoit et se construit le monde, et la langue de la création. Mais quelle est la langue maternelle d’un écrivain comme Elias Canetti ? Le ladino, langue de la tribu de la mère, qu’il entend de manière dominante au milieu des autres langues parlées autour de lui à Rustschuk quand il est petit et jusqu’au départ de la famille pour l’Angleterre ? Ou l’allemand, « langue intime » de la mère, appris à l’âge de sept ans, lorsque, à la mort brutale et inattendue du père, la mère tente d’établir, avec le fils aîné, la connivence culturelle et affective qu’elle avait avec son mari ? Dans cet apprentissage imposé avec violence, la mère assigne à l’enfant la place du père disparu, et l’auteur confesse, dans La Langue sauvée, que, contrairement au père, sa mère « ne représentait pas grand chose pour [lui] », et qu’avant la mort du père, « [Il] ne la voyai[t] jamais seule8 », alors que plus tard « l’allemand devint la langue de [leur] amour– ô combien exclusif9 ! » Dans l’oxymore de cette langue à la fois étrangère et maternelle, se vit la fusion d’Elias avec la jeune veuve :
C’est à Lausanne sous l’influence de ma mère que je naquis à la langue allemande : dans les douleurs qui précédèrent cette deuxième naissance, je conçus la passion qui devait m’unir à l’une et à l’autre, je veux dire à la langue et à ma mère. Sans ces deux choses qui sont, en fait, une seule et même chose, le développement ultérieur de ma vie n’aurait aucun sens et resterait incompréhensible10.
7La langue choisie interroge le rapport à la mère et, bien que Canetti, Conrad et Green aient tous trois vigoureusement rejeté la psychanalyse comme mode d’appréhension de l’être, le lecteur bute sur des silences ou des interrogations qui imposent de sonder le non-dit.
8Ainsi, après la mort du père, naît, entre Elias et sa mère, un réseau complexe de relations exacerbées, entre passion et résistance, qui confronte le lecteur à des énigmes intimes où la langue joue entre dissimulation et révélation. L’allemand de Canetti est celui du cordon ombilical et de l’interdit du sexe : la trilogie autobiographique n’aborde jamais la sexualité ni le désir et, un certain temps, Canetti cachera à sa mère qu’il s’est marié avec Veza. Pour Régine Robin qui s’est penchée sur le « deuil de l’origine » en étudiant, entre autres, l’œuvre de Canetti, « l’allemand lui tient lieu de corps. Il [Canetti] fait corps avec la langue, avec l’écrit11 ». Confronté au fragment de La Langue sauvée, intitulé « Ulysse et Médée », le lecteur a du mal à croire que le narrateur adulte ne soit pas plus perspicace lorsqu’il évoque cet épisode. En effet, découvrant, à l’âge de huit ans, la légende de Médée, Elias l’associe spontanément à sa mère : « Médée me saisit avec une violence que je ne comprends pas bien ; et je comprends encore moins bien comment j’ai pu l’identifier à ma mère […]12. » À la lumière du roman familial et du portrait récurrent de la mère, une telle cécité peut surprendre : le petit Elias comme l’adulte Canetti restreignent Médée à l’image de la femme forte, représentation maternelle aimée par-dessus tout, et évacuent l’infanticide. Or le surgissement d’une Mère-Médée dans l’imaginaire de l’enfant traduit de manière forte la contradiction essentielle du rapport d’Elias à sa mère : amour immense pour celle qui lui donne deux fois la vie en lui offrant une autre langue et lui inspire l’écriture, mais aussi frayeur épouvantée devant cette mère à la dureté métaphoriquement criminelle lorsque, à Zurich, elle sent son fils lui échapper :
Cette fois, j’avais bel et bien l’impression qu’elle voulait m’anéantir […] Elle fouillait rageusement dans les deux années écoulées, comme si elle venait seulement de prendre connaissance de ce qui s’était passé pendant tout ce temps […] tout ce qui la poussait à présent à me condamner […] L’effroi me glaçait […] elle m’avait littéralement mis en pièces et je m’avouai vaincu13.
9De même, le lecteur de la « préface familière » de Conrad à Des Souvenirs ne peut pas ne pas déceler, sous le projet avoué de répondre pour la première fois à la critique sur des points récurrents, le canevas, invisible au premier abord, des déchirements du roman familial. En butte aux accusations de trahison, formulées par sa famille et par la critique littéraire polonaise, Conrad se justifie : ce n’est pas lui qui a choisi la langue anglaise, c’est elle qui l’a choisi. Sinon langue de la mère (mother), elle est langue de la mer (see), de la patrie élue :
[…] Ce fut alors que, pour la première fois de ma vie, je m’entendis adresser la parole en anglais, ce langage de mon choix secret, de mon avenir, des longues amitiés, des profondes affections, des heures de labeur et des heures de loisir, et des heures solitaires aussi, des livres lus, des pensées poursuivies, des émotions remémorées– et même de mes rêves ! Et (après l’avoir vu façonner cette part de moi-même qui ne peut dépérir) si je n’ose le revendiquer comme mien, c’est du moins, en tout cas, le langage de mes enfants14.
10Le choix d’une autre langue pour écrire sur soi interroge le rapport aux origines, et chaque roman familial comporte son secret que ce choix révèle.
L’autobiographie en langue étrangère : obsessions et déplacements
11Dans les autobiographies écrites en langue étrangère, le lecteur se doit d’être attentif aux invariants soulignant la parenté d’œuvres a priori très différentes : thématiques obsédantes érigées en pivots narratifs, éclatement modulé de l’énonciation dans les récits de vie, échos entre l’autobiographie et l’œuvre de fiction, autant de réseaux arachnéens reliant les textes qui nous intéressent ici.
12Motif obsessionnel dans ces autobiographies, la langue occupe l’espace de la fiction. Organe et idiome, elle est perçue comme un obstacle à l’unité avec la mère ou avec la communauté que l’auteur a choisie et qui engage la vie sur une voie inéluctablement double. Une anecdote15 permet de saisir la frontière qui sépare l’enfant de l’univers linguistique de la mère. À Andrésy, lieu en bord de Seine où la famille Green passait chaque année ses vacances, la mère de l’auteur, entendant un merle siffler, lui demande : How do you say blackbird in French ? (« Comment dis-tu blackbird en français ? »). La réponse fuse, « merle ! », et la gifle part. La malheureuse paronomase a créé le quiproquo qui, plusieurs années après, prolonge les premières impressions de l’enfant ne percevant de la langue maternelle qu’« un ensemble de sons bizarres16 ».
13Ainsi le son, sous la forme de l’accent étranger, est-il la marque de la différence immédiate. Pour la mère de Julien Green, il révèle de manière intolérable la distance qui sépare l’enfant de sa langue à elle.
Elle aimait les Français presque autant qu’elle aimait ses compatriotes, mais elle voulait que je ne sois qu’Américain. Elle désirait tous ses enfants Américains et détestait l’idée que certains d’entre eux eussent un accent français. Tâche difficile de nous remettre dans la bonne voie des prononciations, elle était fermement décidée à la mener à bien17.
14L’accent, pour Agnès Farley, marraine de l’auteur et grande amie de sa mère, est érigé en devoir identitaire :
C’est très bien qu’il soit un Français raisonnable, mais il n’aspire pas ses H. Vous ne pouvez tolérer que votre fils grandisse sans prononcer les H […] Ce n’était pourtant pas la faute de ma mère. M’entendre réciter les Psaumes avec un accent français était pour elle une source de mortification et elle avait beau le corriger, mon accent ne s’améliorait pas. C’était d’autant plus étrange que mes sœurs, à une exception près, parlaient admirablement la langue de leur mère. Ce fut aussi la raison pour laquelle Eleanor, fiancée à Arnold Bennett, finit par renoncer à l’épouser. Décidément, il laissait trop tomber ses H18.
15De même, l’accent zurichois, espace de liberté musicale dont s’affuble l’allemand d’Elias lorsqu’il est en pension en Suisse, incarne, aux yeux de la mère, la trahison du fils :
Ma mère, qui veillait à la pureté de notre langue et n’avait que mépris pour les langues non littéraires, craignait que mon « bon » allemand ne s’abâtardît et quand je m’avisai, fort de mon enthousiasme, de défendre le dialecte qui me plaisait, elle se fâcha et dit : « Je ne t’ai pas amené en Suisse pour que tu oublies ce que je t’ai dit du Burgtheater »19.
16L’accent atteste la différence irréductible, comme la faute d’orthographe que commet le jeune Julian Green, venu s’inscrire à l’université de Virginie avec son oncle, Walter Hartridge. Sur le formulaire il écrit Unkle au lieu de Uncle, révélant ainsi son origine étrangère, erreur qui le mortifie tant qu’il en réitérera quatre fois le récit en trente ans, successivement dans une revue, dans son journal et dans ses autobiographies américaine et française.
17La dualité de ces auteurs scindés traverse leur œuvre dans un jeu d’échos entre la « réalité » autobiographique et la fiction. L’obsession du double, lisible dans les ouvrages de Joseph Conrad ou de Julien Green, est une forme possible de la tension créatrice en jeu dans la langue de l’autre que l’auteur s’approprie. Ainsi, dans le roman L’Autre Sommeil, le narrateur raconte l’un de ses rêves, fait un après-midi de juin. Il voit deux corps nus qu’il décrit avec précision dans leur beauté dépliée :
Je regardai plus attentivement les deux corps : j’étais l’un et j’étais l’autre […] Mon seul cœur envoyait la vie jusqu’au bout de ces doigts qui s’emmêlaient […] Je fus saisi d’une émotion si violente qu’elle sembla m’arracher l’âme, et je me réveillai en nage. Ce rêve m’instruisit mieux sur ma vraie nature que toutes les méditations et tous les gestes dictés par mon désir. Je sus que j’étais voué aux sens. Ainsi apparaissaient les premières limites imposées à mon être20.
18La dualité de l’auteur se métaphorise dans l’inconscient du narrateur : le surmoi en repos laisse émerger son oxymorique gémellité et révèle la dualité constitutive de son être. Le clivage entre autobiographie et fiction s’abolit dans une écriture qui tente de dépasser les tensions. Or l’œuvre est traversée de postulations contradictoires qui disent l’impossible unité de celui qui est né sous le signe du double– l’Amérique/Paris ; la pureté/le désir ; le protestant puritain/le catholique– contradictions ainsi résumées par un critique :
Peut-on […] faire l’hypothèse que le romancier et l’écrivain sont nés de cette insurmontable contradiction et de cet oxymore vivant que constitue un Américain Européen catholique et homosexuel, prêcheur et plein d’humour21.
19Dans de nombreux romans de Conrad, la dualité en tension est thématisée de manière récurrente sous la forme d’un héros déchiré ou de héros doubles aux faces contradictoires ou complémentaires, ou bien encore par l’image du miroir. Lues ainsi, ses œuvres romanesques seraient une représentation des déchirements intimes de l’auteur. Ne dit-il pas dans Des Souvenirs : « Un romancier (plus même que tout autre artiste) se montre au jour dans ses œuvres22 » et, dans la « Préface familière » à ses souvenirs, il affirme :
20Le romancier n’existe que dans son œuvre. Il est là, unique réalité d’un monde inventé, parmi des choses, des faits, des gens imaginaires. En les décrivant, il ne fait que se décrire lui-même. Mais il ne se découvre jamais complètement. Il demeure, jusqu’à un certain point, un personnage voilé : une présence que l’on soupçonne plutôt qu’on ne la voit– un mouvement et une voix derrière l’écran tendu de son roman23.
21L’œuvre de fiction est le lieu où se dit une vérité autobiographique dans la langue du déplacement. La composition de Des souvenirs confronte le lecteur à des évocations récurrentes qui trahissent des obsessions révélatrices. Ainsi, dans les deuxième et troisième parties de cette autobiographie qui en compte sept, l’auteur évoque un épisode du roman familial qui l’a impressionné : son grand oncle a, pendant la retraite de Russie en 1813, en pleine famine, mangé du chien lituanien. Acte d’une grande barbarie pour l’enfant d’abord, puis pour l’homme Conrad. Or, dans l’œuvre romanesque de Conrad, deux récits font écho à cette étrange répulsion : Falk (1903) et Au cœur des ténèbres (1899). Falk raconte l’histoire d’un capitaine de navire inexpérimenté qui doit faire remorquer son bateau pour pouvoir sortir du port d’une petite ville d’Asie. Or, dans cette ville, il n’y a qu’un seul remorqueur, Falk, qui, croyant que le capitaine a conquis une jeune fille dont lui est très épris, refuse catégoriquement de le remorquer. Le capitaine use de son influence auprès de l’oncle de la jeune fille pour que le mariage se fasse, malgré le terrible secret de Falk : au cours d’une traversée qui a mal tourné, ce dernier s’est rendu coupable de cannibalisme. Dans Au cœur des ténèbres, Marlow, le narrateur, n’échappe pas à la fascination de Kurtz, l’homme qui a laissé libre cours à ses instincts. Le duo Marlow/Kurtz représente le vertige devant l’animalité au cœur de l’humain, voilé dans l’autobiographie et déployé dans les œuvres de fiction.
22L’autobiographie fragmentée de Canetti, celle, alternée, de Conrad, celle enfin de Julien Green, répétitive dans ses versions américaine et française, restituenl’impossible unité du moi pour l’être aux deux langues, inscrit dans un temps et un espace dédoublés.
L’autobiographie en langue étrangère entre dissimulation et dévoilement
23Dans une conférence sur « les auteurs entre-les-langues », Georges-Arthur Goldschmidt révèle que le français est la langue dans laquelle il peut dire ce qu’il ne peut exprimer en allemand. De même, Didier Anzieu conclut de son étude sur Beckett que ce dernier « a besoin du français, sa seconde langue, pour extérioriser ses pulsions ordurières. Il ne peut pas encore dire dans sa langue maternelle ‘Va te faire foutre’ou ‘merde’à sa mère et à son pays d’origine24 ». Le bilinguisme d’un auteur serait le lieu où la censure intérieure trouverait une voix/voie d’expression, où le moi pourrait se dire avec impunité.
24Dans l’un des récits les plus prenants de Conrad, The Secret-Sharer, traduit successivement par L’Hôte secret (Gérard Jean-Aubry) puis par Le Compagnon secret (Odette Lamolle), et pour lequel l’auteur avait d’abord pensé à The Secret Self (« Le moi secret »), The Other Self (« L’autre Moi ») et The Second Self (« Le Second moi- même »), le lecteur est dans la séduction d’une histoire mystérieuse et inquiétante. Lors d’un premier commandement, un capitaine recueille, à l’insu de l’équipage, Leggatt, le second de la Sephora qui a fui le navire à la nage après avoir tué un homme. Pour quelques jours, cet « alter ego invisible », ce « double » du capitaine vit tapi dans la cabine même de l’officier qui décide de ne pas trahir le fugitif et le laisse regagner la terre en mettant même son navire en péril : « Il me semblait, dans la nuit, me trouver en face de ma propre image reflétée dans les profondeurs d’un sombre et immense miroir25. » L’aventure intérieure de ce capitaine qui se sent « étranger » au navire et à l’équipage, véritable récit initiatique, présente un homme qui advient à lui-même après avoir accédé à la connaissance de soi : un double, en lui, peut tuer. Ce rapport au crime suprême, à la part de soi la plus enfouie, se produit au cœur d’une épreuve ultime, un premier commandement qui exige maîtrise, compétence et sens de la responsabilité. Le capitaine fait ses preuves– il réalise avec succès une manœuvre très risquée– en transgressant les codes marins et en imposant sa « manière », habile compromis entre le respect des règles et la subversion de celles-ci : ne pourrait-on pas voir, dans ce récit, la figuration possible du rapport de Conrad à sa langue d’écriture ?
25Dans La Langue sauvée, la langue allemande occupe une place symbolique : langue de connivence des parents, langue d’élection de leur passion pour la culture viennoise, elle est parée du plus grand prestige aux yeux de l’enfant qui se sent exclu du duo d’amour entre le père et la mère. Or c’est autour de la langue allemande que se construit le secret du roman familial, lié à la mort du père, modulé en trois variations dans un espace de plus de mille pages. Le père d’Elias meurt brutalement, foudroyé à trente ans, et cette fin inexplicable chez un homme jeune donne lieu à des récits maternels qui varient au cours du temps : « Je ne cessai, au fil des années, de questionner ma mère à ce sujet. Les explications qu’elle me donnait changeaient d’une année à l’autre. Au fur et à mesure que je grandissais, des éléments nouveaux s’y ajoutaient, la "version" antérieure était adaptée à mon jeune âge, on s’y était arrêté pour me "préserver"26. » D’abord, c’est la déclaration de la guerre, lue le matin dans le journal qui aurait occasionné un choc terrible. Puis c’est la jalousie et la colère du père à qui la mère, innocente, raconte comment, entre elle et son médecin, s’étaient établis des rapports étroits, au point que le médecin avait formulé une demande en mariage. Le père, douloureusement incrédule devant les dénégations de sa femme quant à ses sentiments à elle, n’avait plus prononcé une seule parole avant de mourir. Enfin, dans Jeux de regard, la dernière version est livrée par la mère :
Brusquement elle se mit à me parler de mon père, de sa mort qui avait déterminé toute la suite de notre existence. Elle ne voulut plus me ménager, elle me prit cette fois au sérieux et me dit la vérité. J’appris enfin ce qu’elle n’avait cessé de me dissimuler pendant tout ce temps, pendant plus de vingt-trois ans, sous des versions toujours nouvelles, toujours changeantes […] Le docteur parlait sa langue, c’est-à- dire la langue allemande […] pourquoi n’avaient-ils pas parlé français puisque tous deux parlaient cette langue et qu’ils parlaient de littérature française ? Cette question de mon père, elle n’avait jamais réussi à la comprendre. Elle y avait pourtant réfléchi bien des fois. Comment mon père avait-il pu seulement s’imaginer qu’un médecin de la station thermale de Reichenhall pût lui parler autrement qu’en allemand, la langue qu’elle connaissait le mieux ! […] Je n’eus pas le cœur de lui dire qu’elle était, malgré son innocence, coupable, car elle avait accepté qu’on lui tienne dans cette langue des propos qu’elle n’aurait jamais dû permettre27.
26Le récit autobiographique est construit comme une enquête : les révélations successives permettent à l’auteur de reconstituer la vérité au cœur de la symbolique des langues. Langue d’amour et de résistance à la tyrannie du grand-père, l’allemand avait forgé l’identité du couple des parents. L’écrivain adulte qui choisit l’allemand comme langue symbolique d’écriture, liée indissolublement à la mère et à l’Histoire, comprend ce qui échappe à celle-ci : la trahison est dans l’infidélité à la langue.
27C’est à une autre enquête qu’est convié le lecteur de l’œuvre autobiographique de Julien Green, labyrinthe de glaces qui se réfléchissent les unes les autres : en effet, les mêmes épisodes sont racontés de perspectives différentes, à des moments de vie différés, et aucun de ces récits ne coïncide entièrement (je ne considère pas ici le Journal qui, sur le mode diarique, ajoute encore des variations). La publication en 1984 de l’autobiographie intégrale (hormis la partie « La Fin d’un monde », publiée en 1992) regroupe, sous le titre général de Jeunes Années, six textes rédigés et publiés pour certains entre 1963 et 1984 : « Partir avant le jour » (1963), « Mille Chemins ouverts » (1964), « Quand nous habitions ensemble » (1984), « Terre lointaine » (1966), « Ardente jeunesse » (1974), « Fin de jeunesse » (1984). Dans cette constellation autobiographique, Memories of Happy Days (1942), écrit en anglais en 1941, traduit en français en 1972 par Julien Green et sa sœur Anne, publié en 2007 sous le titre Souvenirs des jours heureux, relate la vie de Julien Green de sa naissance à la publication d’Adrienne Mesurat (1924). C’est la première mouture, en anglais, de ce qui sera plus tard récrit, complété, enrichi et modifié en français. La superposition des diverses strates de souvenirs où les langues bruissent en contrepoint l’une de l’autre fait apparaître un réseau de révélations : la langue étrangère lève le secret du non-dit en langue maternelle. C’est sous cet angle que nous avons lu les variations autobiographiques de Green dans la perspective de l’ensemble de l’œuvre autobiographique (dans les limites de cet article, nous nous limiterons à l’essentiel de nos conclusions).
28Le projet de Memories of Happy Days est clairement exprimé dans la postface rédigée par l’auteur en 1972. Alors qu’en 1940 il se trouve en Amérique, Julien Green décide de lutter contre la vacuité et la nostalgie de Paris :
Le plus simple était de raconter mon enfance particulière de petit Américain né à Paris et élevé avec cette chance double d’avoir d’instinct deux langues à sa disposition. Mon premier essai autobiographique, Quand nous habitions tous ensemble, je l’arrêtai bientôt. Américain sur mon sol, l’intelligence serait de redevenir un écrivain anglo-saxon […]. Il fallait montrer à mes compatriotes ce que la France était pour moi et donc pour eux. Mon enfance et ma prime jeunesse expliqueraient le pays lointain. Page après page, je revenais à Paris, le lycée, la guerre de 14, puis en Amérique, l’université de Virginie, puis de nouveau à Paris, mes débuts dans la vie28.
29Commencé en français, ce texte est repris en anglais, mais l’auteur se rend compte que les deux moutures diffèrent :
Il y a une façon d’aborder un sujet qui est anglo-saxonne, et il est une autre qui est française […]. Le choix des mots, j’allais dire le choix des couleurs, varie extrêmement d’une langue à l’autre […] c’est que les idées que nous exprimons nous sont, sans que nous en ayons toujours conscience, suggérées par des mots […]. Le Français n’éprouve pas les mêmes scrupules à révéler ce qu’il éprouve […]. En lisant les épreuves de mon livre, je fus donc frappé de tout ce que je n’y disais point et de ce que j’aurais certainement dit, si je l’avais écrit en français […]. Une confidence en anglais prend une vague apparence de scandale. Il y a une expression française que j’aime beaucoup et qui est : se livrer […] cela veut dire faire l’abandon de sa liberté. Un homme qui se livre se remet entre les mains de son adversaire. […]. Une confidence en anglais est plus difficile, à plus forte raison une confession29.
30Lorsque nous lisons « simultanément » les autobiographies correspondant à la même période de 1900-1924, d’un côté Memories of Happy Days, de l’autre les variations françaises des Jeunes Années, construites sur des reprises de motifs, chaque fois enrichies d’épisodes et de confidences qui vont plus avant dans la confession, nous relisons alors Souvenirs des jours heureux, non pas seulement comme un texte qui, en creux, dessine le profil de son destinataire (l’Américain des années 1940 d’une part, le Français des années 1960-1970 d’autre part), mais comme une œuvre que la langue censure. Memories of Happy Days serait un récit empêché par la langue anglaise dont Julien Green a défini les principes et la structure dans Le Langage et son double.
31La confrontation des versions anglaise et française livre le secret de l’auteur : non pas celui de la foi religieuse dont la confidence est ressentie comme une marque d’impudeur, mais la frénésie charnelle qui a dominé sa vie, dans une contradiction douloureuse avec la nostalgie de la pureté de l’amour divin. Ainsi dans Memories of Happy Days de nombreux épisodes, longuement narrés dans Jeunes Années, sont-ils passés sous silence : les « amis américains » évoqués en passant et qui sont au centre du séjour américain (Mark, le premier grand amour de sa vie, mais aussi Ed. Malcolm), les scènes du Rochambeau sur lequel l’auteur fait la traversée entre l’Europe et l’Amérique, les chasses nocturnes à Paris, pour n’en citer que quelques-uns. De même, l’euphémisme elliptique caractérise le texte anglais : rien ne transpire de la « maladive idolâtrie de la beauté masculine30 » dont débordent les pages des Jeunes Années et certaines remarques de Memories of Happy Days ne prennent leur sens qu’à travers « Terre lointaine » : « Quand je repense à ma première année d’Université, j’éprouve un sentiment d’irritation devant ma stupidité […] J’aurais pu être heureux si seulement j’avais accepté ce que la vie m’offrait à pleines mains31. »
32C’est pourquoi la lecture de la postface à la traduction française de Memories of Happy Days prête à sourire. De la longue liste qui énumère les « oublis » relevés par Green dans Souvenirs des jours heureux au moment où il relit ce texte en regard de son autobiographie écrite en français, ne ressortent que quelques épisodes dans la ligne légère, humoristique et plaisante du texte anglais : « Infructueuse tentative de me pendre », « Le frotteur de parquet », « La tapeuse, au cinéma », « La librairie américaine de la rue de l’Elysée », « Le cinéma royaliste aux Ternes », etc. Rien de ce texte en creux, empêché par la langue. Rien des énigmes qui surgissent dans l’enfance et l’adolescence devant l’effet provoqué par les corps nus qu’il voit au Louvre, ou convulsés par la douleur dans L’Enfer de Dante illustré par Gustave Doré. Rien du mystère pressenti tôt, traversé dans les ambiguïtés d’une étrange innocence, et déchiffré tard, dans la mauvaise conscience de la culpabilité.
33Précisément, c’est là que la langue choisie rejoint le cœur de l’autobiographie. La langue anglaise est langue de la mère, de la Bible lue la première fois, de la Foi partagée, de l’exigence de pureté. Nul doute que la censure maternelle, implacable envers la chair, n’ait pesé sur l’enfant, le jeune homme, l’homme : dans Memories of Happy Days, l’auteur ne cède jamais à l’aveu des égarements de sa sensualité. Seule la langue française lui permettra d’aller au bout de la connaissance de soi, dans la formulation de ses profondeurs intimes.
34Binationalité, biculturalisme, biculturalité, bilinguisme, diglossie : ces termes n’épuisent pas l’originalité de chaque itinéraire, de chaque expérience, de chaque destin d’écrivain. Ce que nous livrent les œuvres écrites entre deux langues, c’est la désirable dualité qui, dans les fêlures du moi, travaille l’écriture. Car c’est bien dans l’entrelacs de figures nouvelles chaque fois réinventées que se déploie la beauté inattendue de l’Autre. À l’enjeu des projets autobiographiques– se connaître dans le dévoilement que permet l’écriture-anamnèse– s’ajoute la complexité des doubles qui, en filigrane, subvertissent les attentes du lecteur par tout un jeu subtil de dissimulations révélatrices d’un moi duel.
Notes de bas de page
2 L’auteure troque son patronyme contre une identité arabo-berbère : Assia, celle qui console ; Djebar, l’intransigeante.
3 Elias Canetti, Ecrits autobiographiques : trilogie [La Langue sauvée (1905-1921), Le Flambeau dans l’oreille (1921-1931), Jeux de regard (1931-1937)] ; Le Territoire de l’homme (1942-1972) ; Le Cœur secret de l’horloge (1973-1985), traduit de l’allemand par M.-F. Demet, A. Guerne, B. Kreiss et W. Weideli, Paris, Albin Michel, « La Pochothèque », 1998.
4 Le Territoire de l’homme, ibidem, p. 1032.
5 Joseph Conrad, Des souvenirs (Some Reminiscences, 1908-1909), 1912, Londres ; A personal Record, 1912, New York, traduction de Gérard Jean-aubry (1924), Paris, éditions Sillages, 2005, p. 14.
6 Julien Green, postface à Souvenirs des jours heureux (Memories of Happy Days, 1942), traduction de l’anglais avec sa sœur Anne (1972), Paris, Flammarion, 2007, p. 323.
7 Ibidem, p. 143.
8 La Langue sauvée, op. cit., p. 42.
9 Ibidem, p. 84.
10 Ibid., p. 88.
11 Régine Robin, Le Deuil de l’origine. Une langue en trop, une langue en moins, Paris, Kimé, 2003, p. 148.
12 La Langue sauvée, op. cit., p. 111.
13 Ibidem, p. 330.
14 Joseph Conrad, Des Souvenirs, op. cit., p. 248.
15 Voir Jean-Pierre Piriou, « Avant-propos » à Julien Green au confluent de deux cultures, (dir. Marie- Françoise Canérot et Michèle Raclot), Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 2003, p. 13.
16 Julien Green, Jeunes années I, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1998, p. 439.
17 Julien Green, Souvenirs des jours heureux, op. cit., p. 27.
18 Ibidem, p. 47.
19 La Langue sauvée, op. cit., p. 163.
20 Julien Green, L’Autre Sommeil, Paris, Gallimard, 1931, p. 72-73.
21 Monique Gosselin-Noat, « Le romanesque des personnages américains : du roman à l’autobiographie, 1950-1965 », in Julien Green au confluent de deux cultures, op.cit., p. 149.
22 Joseph Conrad, Des souvenirs, op. cit., p. 183.
23 Ibidem, p. 27.
24 Cité par Régine Robin, op. cit., p. 17.
25 Joseph Conrad, L’Hôte secret, trad. G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, coll. « Folioplus classiques » 135, p. 18.
26 Elias Canetti, La Langue sauvée, op. cit., p. 67.
27 Elias Canetti, Jeux de regard, op. cit., p. 865 sq.
28 Julien Green, Souvenirs des jours heureux, op. cit., p. 320.
29 Julien Green, Le Langage et son double, op. cit., p. 221-227.
30 Julien Green, Jeunes Années, op. cit., p. 247.
31 Julien Green, Souvenirs des jours heureux, op. cit., p. 209.
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