Quand genèse et autobiographie se rencontrent : Étude d’un curieux brouillon d’Albertine disparue
p. 121-130
Texte intégral
1Il s’agit d’un extrait du Cahier de brouillon 54. En effet, le manuscrit de À la recherche du temps perdu consiste en soixante-quinze cahiers de brouillon rédigés de 1909 à 1915. Parmi eux, deux brouillons constituent le premier état connu1 de l’épisode d’Albertine en 1913-1914 : le Cahier 71 dit « Dux » et le Cahier 54 dit « Vénusté » qui en est la suite (narrative et chronologique). Le Cahier 71 « Dux » contient la fin du second séjour à Balbec avec la scène de désolation au soleil levant, le brutal départ de la station balnéaire, puis la vie en commun à Paris jusqu’à la fuite de la jeune fille. Le Cahier 54 reprend la rédaction du départ d’Albertine et poursuit avec la souffrance du héros, la mort d’Albertine, les enquêtes sur son passé puis l’oubli qui marque la fin de l’amour. Autrement dit, ces deux cahiers donnent la première rédaction de ce qui deviendra La Prisonnière (Cahier 71) et Albertine disparue (Cahier 54).
2Or les Cahiers « Dux » et « Vénusté » présentent la particularité de se situer au point de convergence entre la genèse textuelle (ou si l’on préfère la gestation d’un épisode majeur de À la recherche du temps perdu – à savoir le cycle d’Albertine –) et un épisode dramatique de la vie de l’écrivain : le drame vécu par Proust en 1913-1914 avec celui qui fut son chauffeur puis son secrétaire : Alfred Agostinelli.
3L’ensemble des chercheurs admet aujourd’hui sans difficulté que le drame d’Agostinelli est bien le facteur qui a déclenché le projet d’introduire le cycle d’Albertine dans le roman (la future Prisonnière et la future Albertine disparue) : en témoignent la remarquable concomitance entre les faits vécus au cours de 1913-1914 et la rédaction du manuscrit. Mais toute l’histoire d’Albertine ne se réduit pas pour autant à la simple transposition cryptée d’un épisode biographique tragique vécu par Proust en 1913-1914 (l’apparition du personnage d’Albertine dans les brouillons est antérieure au drame d’Agostinelli). Les relations entre la vie et la gestation de l’œuvre sont donc infiniment plus complexes : elles s’expliquent par différentes causes qui s’enchevêtrent en un réseau dense. L’analyse de ce réseau met en évidence toute l’ambiguïté de l’écrivain dans le traitement du fait biographique et tout le difficile travail d’écriture et de reconstruction dont ce dernier (c’est-à-dire le matériau biographique) fait l’objet dans les brouillons.
4Cette complexité nous semble tenir principalement à deux causes. La première, d’ordre général, relève de l’évidence : elle a trait à la question du genre. Le grand roman proustien ne relève pas, par définition, de l’autobiographie. Il se veut une œuvre de fiction, non le récit rétrospectif d’une vie fait par un auteur qui serait à la fois le narrateur et héros de sa propre histoire vécue.
5Nous n’insistons pas sur ce point qui, du reste, est déjà fort problématique dans le cas de Proust puisque l’écrivain s’est ingénié, comme on sait, à cultiver les ambiguïtés : d’un côté, il s’inscrit en faux contre toute assimilation entre lui, l’auteur de La Recherche, et son narrateur ; de l’autre, il prête à ce dernier quantité de traits de sa personnalité, il introduit dans le roman nombre de références biographiques et jusqu’à son prénom, Marcel.
6Quant à la mise en forme de ces données dans la fiction romanesque (même s’il est vrai qu’elle doit en partie sa complexité à la nature même du roman à la première personne), elle atteint ici, du fait de la multiplicité des voix narratives orchestrées avec brio par l’écrivain, un degré de subtilité et de richesse d’interprétation qui contribue à brouiller encore un peu plus les pistes.
7La seconde cause a partie liée, nous semble-t-il, avec l’homosexualité de l’écrivain. L’homosexualité proustienne est fortement teintée de culpabilité. Elle induit de ce fait un traitement particulièrement tortueux du thème de l’inversion dans le roman en général et dans l’épisode d’Albertine en particulier. En effet, le premier jet de la future Albertine disparue dans le Cahier 54 ne se limite pas au récit de la fuite, de la mort et de l’oubli progressif d’Albertine : contre toute attente, le cahier s’ouvre sur une longue unité textuelle d’une dizaine de folios (folios 2r°-9r°) consacrée aux tourments de l’amour et de la jalousie inspirés… au baron de Charlus par son jeune amant nommé ici Félix (Morel). Or, ce morceau isolé en début de cahier a été significativement rédigé avant le reste du Cahier 54 c’est-à-dire avant le récit de l’histoire d’Albertine à partir de sa fuite.
8Nous ne nous appesantirons pas sur le parallélisme bien connu entre les étapes du drame d’Agostinelli et les étapes du drame d’Albertine qui lui font directement écho : la première rencontre de Proust avec Agostinelli comme chauffeur de taxi à Cabourg en août 1907 ; les retrouvailles à Paris en 1913, l’installation d’Agostinelli chez Proust comme chauffeur puis comme secrétaire avec sa maîtresse Anna ; le second séjour à Cabourg au cours de l’été 1913 marqué par un brutal retour à Paris le 4 août ; puis la fuite d’Agostinelli parti s’inscrire à l’école d’aviation d’Antibes en décembre 1913 ; et enfin sa mort tragique dans un accident d’avion en Méditerranée au large d’Antibes le 30 mai 1914, le jour même où, par une coïncidence extraordinaire, Proust lui écrit une lettre (la seule lettre à Agostinelli conservée) dans laquelle il lui propose de faire graver sur un aéroplane qu’il a commandé pour lui les vers de Mallarmé extraits du sonnet du Cygne (deuxième et troisième strophes : « Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui// Magnifique mais qui sans espoir se délivre// Pour n’avoir pas chanté la région où vivre// Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui… »). À quoi il faudrait ajouter les négociations menées en décembre 1913, sur les directives de Proust, par Albert Nahmias auprès de la famille d’Agostinelli pour tenter de faire revenir le jeune homme à Paris. Les ressemblances avec l’histoire d’Albertine sont suffisamment frappantes pour qu’on ne s’y attarde pas davantage.
9Nous nous intéresserons en revanche à l’étonnant avant-texte sur M. de Charlus et Félix qui, tant par son destin que par son contenu, constitue un morceau d’exception dans l’ensemble des brouillons relatifs à M. de Charlus et à ses amours. Contrairement à la plupart des ébauches des manuscrits (qui sont en majorité réécrites et retravaillées pour être réutilisées ensuite par l’écrivain), ces neuf pages d’écriture ne font l’objet d’aucune reprise dans un autre cahier de brouillon et elles disparaissent purement et simplement sans laisser de trace dans la version définitive.
10Ce destin n’est pas étranger aux circonstances qui ont vu naître ces pages. Il s’explique aussi, comme on va le voir, par la nature même du morceau, en l’occurrence par la difficulté propre qu’il soulève et qui peut se formuler de la façon suivante : il mêle très étroitement deux niveaux initialement distincts et hétérogènes, d’un côté, l’intensité du drame vécu par l’homme Proust quand il écrit ces pages – un vécu qui exerce une violente pression pour faire irruption dans la fiction romanesque – et d’un autre côté, les exigences intrinsèques de l’œuvre en gestation.
11Le morceau est annoncé par un titre qui souligne son caractère autonome : « Sur M. de Charlus » (folio 2r°)2. Il consiste en un ample développement qui présente un tableau saisissant des tortures que la jalousie inflige au baron de Charlus, vieil amant délaissé, dans son amour pour le jeune Félix.
12L’intérêt et l’originalité de ce morceau tiennent à plusieurs facteurs. C’est d’abord, à notre connaissance, le seul exemple dans les manuscrits d’une version homosexuelle du drame de la jalousie : la jalousie est examinée sous l’éclairage particulier de l’inversion ; c’est la souffrance de l’amant homosexuel dans ce qu’elle a de spécifique qui est analysée.
13Dès les premières lignes, le thème de l’inversion introduit celui de l’amour jaloux : c’est en effet l’inversion qui donne l’exacte mesure de l’amour que M. de Charlus éprouve pour Félix. Depuis que le baron aime le jeune homme, le regard qu’il portait jusqu’alors sur son vice a radicalement changé : l’« universalité d’un vice » (folio 2r°) dont la découverte chez autrui était jadis pour lui à la fois un objet de curiosité et une source d’amusement s’est métamorphosée en souffrance. Cette curiosité autrefois « mêlée de désir ou seulement de bienveillance de savoir si les hommes en étaient » (folio 2r°), s’est chargée d’horreur. L’universalité de l’inversion devient source d’angoisse parce qu’elle multiplie à l’infini les dangers – extérieurs ou intérieurs, réels ou imaginaires – qui entourent son jeune amant et que l’imagination du baron lui fait voir partout : en Félix lui-même dont le « corps adoré » (folio 3r°) recèle peut-être « le désir intermittent de se prostituer à de tout jeunes gens » (folio 3r°)3 et que sa vénalité peut amener à céder « aussi bien à un autre vieillard qu’il avait cédé à lui-même » (folio 4r°). Mais le danger réside tout autant au dehors : dans le désir que Félix est capable d’inspirer aux autres hommes.
14Comment, dans ces conditions, M. de Charlus peut-il espérer protéger son jeune amant et le mettre à l’abri des tentations ? Vers quelle profession l’orienter pour lui faire éviter les mauvais chemins ? Aucune situation ne semble offrir de garanties suffisantes au jaloux : ni le journalisme ni la musique si Félix s’y donne définitivement (ce qui n’est donc pas encore le cas ici) ni même le monde des sports, « car Félix avait pensé aussi à s’y consacrer » (folio 4v°) : M. de Charlus avait cru un moment que cet univers recelait moins de dangers « Mais depuis peu il avait eu à cet égard les précisions les plus effrayantes édifiantes » (folio 4 v°).
15Vient alors un long développement extrêmement travaillé, consacré au portrait d’un aviateur homosexuel, « le fameux XXX, un bon gros garçon, le roi des aviateurs », qualifié de « demi-dieu ventru » (folio 4 v°) et même, plus loin, de « gros silène ailé » (folio 5 v°). Les figures prodigieuses qu’il accomplit dans le ciel ne l’empêchent pas, une fois revenu à terre, de courir « secrètement à la recherche de jeunes garçons qui l’entouraient comme les satyres Bacchus » (folio 4 v°) et de se livrer à son vice : dans « l’atelier volcanique où se préparaient ses machines volantes, les jeunes apprentis, quelques-uns beaux comme des anges, qui s’empressaient à pousser l’appareil sur le champ […] lui avaient tous passé par les mains » (folio 4 v°). Le contraste entre « sa vie divine », connue de tous, d’as du pilotage, et l’existence « créée par son profond et insoupçonné désir, abritée en secret, dans une sorte d’Olympe invisible et peuplé de jeunes gens » (folio 4 v°), renferme une sorte de mystérieuse beauté que M. de Charlus ressent plus vivement depuis que l’existence de ses pareils est devenue pour lui synonyme de danger pour Félix.
16Innovation notable de cette addition sur l’aviateur homosexuel du Cahier 54 : l’établissement d’une association extrêmement originale entre mythologie et inversion (contrairement à l’association entre mythologie et aviation qui, elle, est fréquente dans À la recherche du temps perdu). L’abondance des références mythologiques pour désigner les aviateurs et l’aviation est une des caractéristiques les plus frappantes du morceau : on y trouve tout un peuple de faunes, de silènes et de satyres, mais aussi toutes sortes de divinités telles que Cupidon, Bacchus, Mercure ou encore Hercule. Il s’agit d’une mythologie revue et corrigée dont la marque spécifiquement proustienne réside dans la création de créatures doublement hybrides :
17– hybrides évidemment par leur nature composite (mi-humaine mi-animale) ;
18– hybrides aussi par l’ambiguïté sexuelle que l’écrivain leur attribue en procédant à une inversion du masculin et du féminin qui brouille tous les repères, non seulement les repères de l’identité sexuelle mais aussi les repères des rapports entre les sexes.
19Les faunes par exemple (équivalents latins des satyres grecs mi-hommes mi-chèvres) dont l’exubérance sexuelle est traditionnellement tournée vers les seules nymphes et ménades, autrement dit vers le sexe féminin exclusivement, deviennent sous la plume de Proust la « faunesse secrète » (folio 2 r°) ou « cachée » que recèle en soi tout inverti. Le faune de la mythologie, symbole de virilité et de fécondité sexuelle, subit donc ici une double métamorphose : il est féminisé et il devient l’emblème de l’inversion.
20Même remarque pour l’audacieux oxymore qui transforme Vénus-Aphrodite, la divinité qui symbolise par excellence la féminité, en une « Vénus masculine » (folio 4 v°) : derrière cette alliance de mots si inattendue, si étrange, si imprévisible, semble se donner à lire en transparence la représentation proustienne de l’amour.
21Ce n’est donc sans doute pas un hasard si les références mythologiques se concentrent avec une telle densité dans le seul brouillon que l’on connaisse sur M. de Charlus en amoureux jaloux : tout se passe comme si les tortures de la jalousie chez l’inverti ne pouvaient se dire qu’à travers le filtre de la mythologie. Un filtre tellement revisité et tellement personnel dans son expression qu’il ne semble pouvoir renvoyer au bout du compte qu’à l’écrivain lui-même.
22On l’a vu : aucune carrière n’offre de garantie absolue à la vertu de Félix. Mais le mal est en réalité encore beaucoup plus irrémédiable : « Quelle que fût celle [= la carrière] à laquelle il [= Félix] se destinait [,] qu’il se rendît à un bureau, dans un salon, à un journal, dans un aérodrome, à un théâtre, il fallait bien traverser les rues de Paris. […] Et les rues ne sont encore rien […] » (folio 6 r°). La jalousie prend les proportions d’un véritable délire de l’imagination qui se déploie dans des images dont la puissance exceptionnelle doit sans doute à leur dimension fantasmatique :
Cette armée des hors-natures dont il [= M. de Charlus] avait
jadisjusque-là refait avec tant de plaisir le dénombrement, lui apparaissait maintenant effroyable, sortant de tous les pavés, ce entourant sonpauvre< jeune > amant, le cernant, l’empêchantdepar cent, par mille, par dix mille offres, de retrouver la bonne voie, même s’il avait voulu la chercher (folio 6 r°).
23Vision cauchemardesque et infernale qui évoque, avec son armée de tantes jaillissant de tous les pavés, les représentations de la résurrection des morts. Cet emballement de l’imagination qui avoisine la folie se brise en un cri : « M. de Charlus était oppressé aurait voulu appeler au secours, frayer un passage < à Félix > à travers ce rassemblement de toutes les tantes qui emboîtaient le pas au jeune homme et le faire diriger loin de Paris. Mais où ? » (folio 6 r°). Le tourment du baron prend alors la forme d’un sentiment d’impuissance : ville ou campagne, France ou étranger, il n’existe aucun lieu au monde qui puisse tenir Félix à l’abri des invertis qui peuplent l’univers et « faisaient maintenant comme une sorte de ronde effrayante et dionysiaque4 autour de son malheureux amant » (folio 5 r°, addition). Mais cette impossibilité matérielle de protéger Félix des autres, aussi douloureuse soit-elle, n’est rien en comparaison du seul obstacle vraiment insurmontable : le mystère insondable du désir de l’être aimé. Le tourment infernal de la jalousie se meut en interrogations poignantes et désespérées :
[…] selon quelle loi, dans le sein du jeune homme en apparence semblable aux autres
< dans/au fond de>une excavation,une sorte d’antre mystérieux existait-il< un désirvivait-ilavait-il été tressé à jamais avec son âme, différent, qui n’apparaissait que par moments et qui lui faisait convoiter des jeunes gens ; pourquoienluidans son cœur à lui et non en celui d’autres – quoique M. de Charlus sûtque– longtemps à sa joie – et maintenant à son désespoir, que c’était en beaucoup, existait-il une excavation, une sorte d’antre mystérieux > où, sans jamais l’avoir révélé à personne, il jouait à lui-même de la flûte pour attirer les jeunes gens [ ?] (folio 8r°)
24Ce questionnement sur le « mal sacré » (folio 2r°)5 dont pourrait être atteint Félix fait surgir le motif de l’enfermement, non pas dans la prison d’un appartement – comme ce sera le cas d’Albertine – mais dans une prison plus inquiétante encore :
DansLe passé dece corpsce corps que M. de Charlus eût voulu envelopper, enfermer, isoler dans sa tendresse, recelait peut-êtrele désir intermittent, entre des liaisons féminines, le désir plus profond, plussecret6, plus inavoué, plus irrésistible de se prostituer à tel ou tel jeune garçon (folio 8r°).
25Le fantasme de possession totale de l’être aimé et d’emprise absolue sur lui semble prendre ici, dans cette version homosexuelle de la passion jalouse, une acuité et une intensité particulières. Mais la violence du fantasme se nourrit précisément de l’impuissance à le réaliser : il s’évanouit aussitôt devant des images d’accouplements sexuels mettant en scène un Félix « se laissant épuiser » (folio 8 r°) par les caresses de jeunes gens, visions hallucinées proches du délire (« Il croyait les voir à côté de son jeune amant… », folio 8r°) qui mettent au supplice le vieil amant jaloux. Et c’est finalement sur un aveu définitif d’impuissance que s’achève le morceau : si Félix « était ainsi, il le serait partout même loin des villes, il le resterait » (folio 9 r°). Constat lucide et désespéré face au mystère du désir et de sa force irrépressible qui conduit infailliblement tout être à trouver partout le moyen de le satisfaire.
26La dernière phrase du morceau est très proche de celles qu’on peut trouver à propos d’Albertine dans le reste du Cahier 54 : le mieux serait pour M. de Charlus de ne plus rien savoir de Félix, de le situer :
Dans ce lieu innombrable
et vague où l’on< qui faitmoins> souffrir moins l’absentdede l’idée de ce qui s’y passe, car cette idée reste vague, alternative, flotte entre mille suppositions qui se détruisent l’une l’autre et ne prennent pas de cruelle racine [sic] dans l’âme et finissent par faire quelque possibilité abstraite, un pur néant qui endort la souffrance et prépare l’oubli (folio 9 r°).
27Ces étonnantes pages présentent une série de traits entièrement originaux. Elles inaugurent une nouvelle phase dans la genèse des amours de M. de Charlus et du futur Morel qui jusqu’alors se réduisaient au récit de la première rencontre. Elles inscrivent en effet pour la première fois la liaison de Charlus et du jeune homme dans la durée en même temps qu’elles plongent le lecteur dans l’intimité des sentiments et des émois du baron. La dernière phrase du morceau semble suggérer que Félix est déjà parti et que la rupture est consommée :
Et peut-être vaudrait-il encore mieux que M. de Charlus apprît qu’il était devenu le secrétaire d’un riche étranger que du moins il n’aimerait pas. Mais il vaudrait encore mieux qu’il n’apprît rien du tout, et qu’il ignorât tout de la résidence de Félix, de sa profession, de sa vie… (folio 9 r°).
28Comment M. de Charlus en serait-il réduit à « apprendre » ce que Félix devient si ce dernier ne l’avait déjà quitté ? La suite de la phrase confirme cette impression : elle anticipe en effet sur l’atténuation de la jalousie et de la souffrance qui sonne le glas de l’amour et s’achève de manière révélatrice par le mot d’oubli (avant-dernière citation). Certes, M. de Charlus n’en est pas encore là, la souffrance aiguë qui s’exprime à chaque page en offre la démonstration, mais le processus qui mènera à l’oubli est déjà esquissé, quoique dans un horizon encore lointain : le parallèle entre la fin de l’histoire de Charlus et de Félix et la fin de la relation du héros et d’Albertine développée dans le reste du Cahier 54 n’en est que plus frappant.
29Le morceau ne laisse planer aucun doute sur la dimension charnelle de la relation entre les deux amants, contrairement à la version définitive où l’ambiguïté est maintenue jusqu’au bout sur la nature exacte du lien qui unit Charlus à Morel. Le morceau du Cahier 54 occupe donc une place à part aussi bien par rapport à l’œuvre que par rapport à la vie de Proust : du point de vue de la fiction romanesque, il exprime sans détour ce que le texte définitif s’attachera soigneusement à entourer d’incertitude. La version définitive du roman (de la fiction) est donc en retrait par rapport à ce brouillon de 1914. Mais si on se tourne du côté de la vie, le morceau va aussi au-delà de ce que nous livre la biographie sur la nature des relations de Proust avec Agostinelli.
30Autre trait troublant : contrairement à tous les autres brouillons existants (antérieurs et postérieurs), la musique n’est ici que l’une des carrières possibles envisagées pour Félix parmi beaucoup d’autres comme le journalisme ou même le sport. On peut expliquer assez facilement cette exception qui remet en cause le lien consubstantiel entre le personnage de Morel et la musique affirmé dès les premiers brouillons de 1909 : dans le Cahier 54, le choix d’une carrière est motivé principalement sinon exclusivement par la préoccupation jalouse de M. de Charlus de protéger la vertu de son jeune amant (bien plus en tout cas que par les goûts ou les éventuelles dispositions de Félix dont la personnalité est fort effacée) : son avenir professionnel est encore indécis et il semble être au moins aussi attiré par une carrière de pilote que par une carrière de musicien. Le Félix du Cahier 54 n’est guère caractérisé que par sa jeunesse, « sa jolie figure » (folio 4 r°) et le mystère des désirs qui le traversent, autrement dit par sa nature d’être de fuite (comme Albertine dans le roman et comme Agostinelli dans la vie). Cette caractérisation a minima nous semble s’expliquer par le fait que Félix est dans ces pages le jeune homme qui fait souffrir M. de Charlus, avant d’être une individualité distincte : il n’est jamais décrit du dehors, pour lui-même en quelque sorte. Il est toujours présenté à travers le regard de l’amant jaloux ou si l’on aime mieux il est toujours perçu à travers le prisme déformant de la jalousie du baron, ce qui rejoint une dernière remarque encore plus troublante.
31La longue addition sur l’aviateur homosexuel laisse supposer (sans le formuler explicitement) que le « sport » auquel Félix songe à se consacrer serait l’aviation : il est difficile de ne pas voir dans la place occupée par le thème de l’aviation et de l’aviateur homosexuel un écho direct au drame d’Agostinelli vécu par Proust à la même époque, et derrière le Félix du Cahier 54, d’ailleurs si difficile à intégrer dans la longue série des ébauches du violoniste Morel, Alfred Agostinelli.
32Les neuf pages qui ouvrent le Cahier 54 disparaissent sans laisser de trace : pas une phrase ne survit au naufrage. On se trouve ici devant un cas de figure extrême qui est très rare chez Proust et fait donc question. Les hypothèses qu’on peut avancer pour essayer d’élucider ce mystère nous semblent se ramener à deux. La première relève de la macrogenèse (construction d’ensemble du grand roman) : elle réside dans la difficulté que rencontre l’écrivain à donner à ces pages une place satisfaisante dans la trame de l’histoire d’Albertine (histoire ou cycle qui est en train de prendre forme et de s’élaborer dans les brouillons de 1913-1914 (Cahiers 71 et 54).
33Le morceau sur Charlus et Félix offre l’exemple unique d’un pendant homosexuel de la future Prisonnière. C’est une variante homosexuelle du drame de la jalousie : Félix y apparaît comme le prisonnier jalousement gardé d’un Charlus étrangement proche du héros, qui voudrait pouvoir « enfermer dans sa tendresse » (folio 3 r°) le corps adoré de son amant. Les souffrances, la jalousie, les angoisses inspirées à M. de Charlus par un homme sont les mêmes que celles qu’Albertine fera endurer au héros. Le parallélisme appuyé entre la jalousie de Charlus malheureux et celle du héros est si étroit que le récit des amours malheureuses de Charlus pour Félix risquait de faire double emploi avec celui de l’amour du héros pour Albertine. Qu’est-ce qui pouvait justifier d’un point de vue romanesque la présence de ce long développement sur les souffrances de l’amant homosexuel dans le cycle d’Albertine, variation redondante du sombre parcours amoureux effectué par le héros lui-même ?
34Cette difficulté renvoie à sa source première qu’il faut rechercher du côté de la biographie. Si M. de Charlus est de façon flagrante le double homosexuel du héros dans le roman, il est sans doute encore davantage le double de Proust lui-même dans la vie. M. de Charlus est dans ce morceau aux antipodes du personnage de comédie grotesque et caricatural avec lequel la version définitive du roman nous a familiarisés. Rien ne prête à rire ni même à sourire dans ce tableau terrifiant de la souffrance qu’inflige la jalousie à celui qui aime, où le tragique côtoie le pathologique dans des images dont nous avons souligné la puissance. C’est une souffrance insoutenable qui s’exprime ici crûment, sans voile ni fard, une souffrance à fleur de peau, un cri dont l’accent vécu ne nous semble guère faire de doute. M. de Charlus, c’est Proust souffrant et jaloux, pris dans la tourmente qui marque le terme de ses relations avec Agostinelli entre la fin de l’année 1913 et la première moitié de l’année 1914 : le Charlus double de Proust qui est donné à voir dans ces pages vit une vraie tragédie qui exclut tout traitement comique du personnage avec la mise à distance que ce traitement impliquerait.
35Le Charlus du Cahier 54 invite à voir dans cet avant-texte un premier jet fortement teinté de l’expérience vécue, écrit sous le coup d’une souffrance dont il serait l’expression directe, sans même le filtre et la distance de la transposition hétérosexuelle. Ce premier jet écrit à chaud aurait ensuite fait l’objet de tout un travail de réécriture, d’adaptation et de transpositions successives pour devenir le fameux épisode d’Albertine tel que nous le connaissons dans La prisonnière et dans Albertine disparue.
36La dimension ouvertement autobiographique du morceau nous semble donner du poids à cette hypothèse. À tout le moins, elle fournit une explication suffisante de la disparition du morceau : le surgissement du thème de l’aviation combiné en une association unique à notre connaissance dans un avant-texte de La recherche avec celui de l’inversion, la métamorphose éphémère autant qu’inattendue subie par le musicien des versions antérieures en un jeune homme tenté par le monde des sports, avec un habillage hâtif du personnage en aviateur « pour les besoins de la cause » : tous ces éléments sont, nous semble-t-il, autant d’indices de la brûlante actualité du drame vécu par Proust. Il y a donc tout lieu de supposer que ces pages d’une tonalité personnelle sans autre exemple dans les brouillons de La recherche, ont été jugées trop compromettantes par l’écrivain et qu’il les a rapidement écartées sans autre forme de procès.
37Ce morceau d’une originalité unique par la violence du désir et des affects, par la crudité des images et par l’affleurement du fantasme qui s’y expriment, constitue un témoignage d’autant plus précieux qu’il est rare sur le mécanisme des interactions entre vie et création romanesque : un accès au laboratoire de La Recherche qui aurait été irrémédiablement perdu sans l’exploration des manuscrits initiée par les études de genèse.
Notes de bas de page
1 Tous les passages en caractères gras sont soulignés par nous.
2 La totalité des transcriptions de cet article est de nous, la superbe édition en deux volumes du Cahier 54 chez Brepols Publishers n’ayant pas encore été publiée à l’époque où nous l’avons rédigé. Nous sommes désormais en mesure d’en donner les références exactes : Francine Goujon, Nathalie Mauriac-dyer, Chizu Nakano (éd.), Marcel Proust, Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France, Cahier 54, vol. I : fac-similé ; vol. II : transcription diplomatique, Brepols Publishers, 2008.
3 Ce folio est barré en croix et réécrit aux folios 8 er°-9 r°.
4 Proust a écrit « dyonisiaque » : nous rétablissons l’orthographe.
5 L’expression est biffée.
6 « plus » n’est pas biffé.
Auteur
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