Histoire de ma vie de George Sand : création de soi et fabrique du sujet écrivain
p. 51-61
Texte intégral
1Histoire de ma vie ne représente pas la première tentative autobiographique de George Sand. Avant de se lancer dans cette entreprise, l’écrivain s’est déjà essayé à une écriture du moi, avec les Lettres d’un voyageur (1837), Un hiver à Majorque (1842), plus proches des formes d’écriture alors autorisées pour son sexe, et Le Voyage en Auvergne (1827) où elle évoque alors un projet de « Mémoires inédits » restés sans suite. La pulsion autobiographique s’est manifestée tôt chez Sand mais elle ne lui donne, finalement, toute sa place qu’à compter de 1848, après une première tentative en 1847, interrompue par la Révolution. Histoire de ma vie est l’aboutissement de sept ans d’un travail sans cesse interrompu pour son auteur (1848-1855) et connaît une première diffusion en feuilleton dans La Presse avant sa publication définitive. Il était de bon ton, pour un écrivain qui atteignait un certain degré de célébrité, d’écrire ses mémoires et il y avait chez les lecteurs un intérêt grandissant pour ce genre d’écrit. Mais au-delà de ces considérations premières, quels étaient les véritables motifs de l’auteur ? Et quelles peuvent être aujourd’hui les différentes lectures et interprétations d’Histoire de ma vie ?
Confession et autobiographie
2En écrivant Histoire de ma vie, George Sand cède-t-elle, à son tour, à ce désir propre à tous les autobiographes qui consiste, à un moment donné de leur vie, non seulement à faire le point vis-à-vis des années écoulées, mais plus encore à s’approprier son histoire ? Est-elle mue par la volonté de faire face au temps qui échappe, le désir de reprendre les étapes de son existence, d’en garder trace et d’en établir le sens par le biais de l’écriture, en fonction d’une fidélité à soi-même. Qui peut être mieux placée pour mener pareille entreprise que la personne concernée puisqu’elle connaît, mieux que quiconque, les détails les plus intimes. George Sand rejoint, en ce point, Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions, même si, par ailleurs, elle se défend de vouloir le suivre et de trouver là un modèle. Faire son autobiographie ne consiste pas pour elle à passer en revue ses différentes fautes, à s’en accuser pour mieux s’en disculper. « Il est impossible de s’accuser sans accuser le prochain […]. C’est ce qui est arrivé à Rousseau et cela est mal. Qui peut lui pardonner d’avoir confessé madame de Warens en même temps que lui1 ? » George Sand entend inventer une autre modalité d’échange, et créer un espace différent pour sa parole, en signifiant une rupture par rapport à ses prédécesseurs autobiographes.
3Le sens classique du mot latin confessio (saint Augustin et Rousseau emploient le terme de « Confessions » pour désigner l’acte autobiographique) désigne l’aveu comme action de reconnaître quelque chose, il faut l’entendre chez Sand, d’une manière différente, comme aveu de soi, dans le sens où je décide de moi à travers mon autobiographie et non pas comme aveu de ses erreurs passées pour l’écrivain2. L’aveu de soi est ici de la nature de l’exigence de formulation d’une vérité de soi qui se concrétise à travers un projet littéraire3. Avouer sa vie, c’est inscrire une destination, se situer dans un horizon où l’on a trouvé place. C’est décider aussi de ce que l’on va dire. Le verbe avouer est un verbe transitif. Il renvoie à un public, à des lecteurs potentiels, présents tout au long de l’œuvre et à qui l’auteur s’adresse. Il s’agit de faire connaître et reconnaître ce que l’on considère, d’une part comme sa propre vérité, et d’autre part ce qui mérite d’être raconté. « Encore une fois donc, amateurs de scandales fermez donc mon livre dès la première page, il n’est p4. » L’écrivain considère que sa vie privée lui appartient en propre. Elle impose d’emblée le ton. Elle n’entend pas revenir sur ce qui peut avoir parfum de scandale, rentrer dans le jeu des explications, des justifications. « […] J’ai laissé publier sur mon compte un assez grand nombre de biographies pleines d’erreurs, dans la louange comme dans le blâme5. » Elle voit dans l’écriture « officielle » de son autobiographie, le moyen et la fin de rétablir son identité réelle et son histoire authentique et d’en livrer une version définitive avant l’heure dernière.
4Toutefois, George Sand reste consciente de ses limites, des libertés qu’elle s’accorde, des blancs et des flous qui subsisteront dans son histoire. Elle s’en explique d’ailleurs : « On ne s’attend pas sans doute à ce que je mette de l’ordre dans des souvenirs qui datent de loin. Ils sont très brisés dans ma mémoire […]. Je dirai seulement dans l’ordre où elles me viendront, les principales circonstances où elles m’ont frappée […]6. » Le procédé a sa légitimité dans la tradition littéraire et rappelle Montaigne dans ses Essais : « Je pourrai donc parler sans ordre et sans suite7. » George Sand sait bien ce qu’impose le genre autobiographique et ce qu’attendent les lecteurs. Peut-on dire alors qu’elle se disculpe à l’avance, si ceux-ci venaient à lui faire des reproches, ne serait-ce que vis-à-vis de certaines imprécisions ou de certains manques ? Ou serait-ce une stratégie lui permettant de passer sous silence ce qu’elle souhaite garder pour elle ?
5George Sand n’entend pas rendre des comptes vis-à-vis de ses choix comme de certains événements de sa vie, sa démarche est différente. Elle annonce que si son histoire sera authentique et sincère, elle n’en sera pas pour autant complète8. Elle ne peut raconter sa vie que dans certaines limites, ne serait-ce qu’à l’égard des personnes côtoyées qu’elle n’entend aucunement impliquer. Elle s’engage à « taire » et « non arranger » ni « déguiser » plusieurs circonstances de sa vie9. Elle ne révèle que ce qu’elle juge opportun. Le lecteur est averti : ce qui importe c’est « l’utilité » qu’il pourra tirer de son histoire10. « Tout doit être au service de la connaissance de soi pour elle aussi bien que pour ses lecteurs : voir clair dans sa propre vie, en saisir l’essentiel […]11. » Il ne faut parler que de ce qui peut avoir une portée générale.
6George Sand est consciente des dangers que représente l’entreprise autobiographique et tente de s’en prémunir. Mais est-il réellement possible de protéger certains épisodes de sa vie et de les retrancher sans que le lecteur se méprenne ? Le pari est risqué, néanmoins, elle le tente. Elle considère que le silence fournit une garantie de sa sincérité et de l’absence de mystification. George Sand se donne le droit de choisir. Elle met en avant l’esprit qui guide avant tout son projet autobiographique.
J’ai cru devoir raconter surtout le travail de mon esprit à travers le monde de la réalité, parce que mon histoire est sous ce rapport, celle de tous les chercheurs de mon époque. Chercheur, appliqué à moi, est. peut-être une épithète trop ambitieuse. J’ai été, et je suis encore plutôt un rêveur. Qu’importe si rêver est une manière de chercher12 ?
7La raison invoquée peut et doit convaincre le lecteur. Dans la cinquième partie, d’autres propos de Sand font écho à cette déclaration : « Ceci est l’histoire de ma vie, ma véritable histoire. Tout le reste n’en a été que l’accident et l’apparence13. » Il s’agit d’une quête, d’une recherche de vérité que l’auteur poursuit. L’essentiel réside dans une lecture des événements, effectuée à travers son cœur et son âme. Sand se situe dans une fidélité à soi-même vis-à-vis de ce qu’elle estime avoir vécu. La finalité première est bien, à travers la narration des péripéties d’une vie personnelle, la recherche du sens même de cette vie et de son tracé14.
8Pour autant, George Sand ne cède-t-elle pas à cette tentation autobiographique qui consiste à vouloir donner la meilleure image de soi ? Sans doute le passé est-il revu sous une forme idéalement purifiée et George Sand se laisse-t-elle aller à la tentation d’embellir le modèle pour le lecteur. Mais il ne s’agit pas de le tromper, la sincérité reste présente. Chez Sand, la version donnée à « son histoire » provient aussi d’une volonté de réhabilitation de la figure de la mère, mise de côté par la société. L’écrivain la défend, lui trouve des circonstances atténuantes au nom « d’une solidarité propre aux victimes de la condition féminine15 ». Elle montre qu’elle tient de celle-ci son côté artiste, de même que sa proximité avec les petits et les humbles. Elle redonne existence à la branche maternelle, en établissant sa double filiation :
On n’est pas seulement l’enfant de son père, on est aussi […] je crois celui de sa mère. Il me semble même qu’on l’est davantage, et que nous tenons aux entrailles qui nous ont portés, de la façon la plus immédiate […], la plus sacrée16.
9Il entre aussi dans le projet de George Sand de manifester la personne comme valeur car elle est animée par ce sentiment d’être unique et particulière. L’entreprise autobiographique se veut au service de cette genèse de soi pour l’écrivain. L’exploration du moi intime, des origines, de la constitution de la personnalité au fil du temps, doit conduire à cette vérité de soi recherchée, aux principes autour desquels l’auteur a construit et structuré sa vie, et faire émerger une unité supérieure à la simple succession du temps. Il s’agit de donner forme, une forme que l’écrivain veut définitive, à son histoire, et sur laquelle elle ne reviendra plus, en vertu de cette visée : telle est mon histoire et cette histoire explique ce que je suis. Le recul temporel s’avère être la condition nécessaire de cette représentation. Il faut dépasser la simple conscience de l’existence pour se découvrir comme un soi-même en tant qu’autre et pouvoir livrer son cheminement et sa part de vérité comme le fait l’écrivain17.
Un partage d’expériences et un témoignage historique
10George Sand se défend de faire son histoire uniquement pour elle et s’affirme d’emblée habitée par un souci de partage et de solidarité : « Il y a encore un genre de travail personnel qui a été plus rarement accompli, et qui selon moi, a une utilité tout aussi grande, c’est celui qui consiste à raconter la vie intérieure, la vie de l’âme […] en vue d’un enseignement fraternel18. » Elle s’appuie sur des principes moraux, inscrits dans son épigraphe dès 1847 : « Charité envers les autres, dignité envers soi-même, sincérité envers Dieu19. » Dieu se trouve garant de l’authenticité des propos devant les lecteurs, comme chez Rousseau. Pour l’écrivain, la vie n’a pas été vécue en vain et dès lors, doit servir aux autres, au nom d’une notion de solidarité. Elle invoque sa propre expérience pour mieux aider son lecteur confronté aux difficultés de la vie : « […] J’ai traversé les mêmes écueils, et j’en suis sortie […] ; donc tu peux guérir et vaincre20. » La relation nouée est fraternelle. Le « tu » fait son entrée et implique une complicité. L’écrivain assume un rôle d’aide maternel et d’assistance21. Elle porte une parole solidaire. Le pacte autobiographique est énoncé et défini à travers la notion de solidarité. L’idéalisme de la romancière se manifeste à travers l’engagement autobiographique. Il y a, au plan individuel, consolation et, au plan collectif, construction d’un devenir commun comme nous le verrons plus loin.
11Il y a une double instruction dans l’acte autobiographique : instruction de sa propre vie pour l’auteur et instruction du lecteur à travers une connaissance du monde. L’écrivain donne « une leçon de vie », participe à l’apprentissage de la vie en donnant à lire son parcours. Elle s’institue en quelque sorte comme guide et propose à ses lecteurs de s’appuyer sur son expérience22. La mise en partage doit déboucher sur de nouvelles valeurs. Le texte se veut doter d’une portée pédagogique et s’inscrit dans une visée de réconfort. Il doit conduire, d’une part, à l’appropriation de principes structurants, susceptibles de favoriser cette construction de soi que chacun doit entreprendre et fournir, d’autre part, des repères afin d’éviter au lecteur de s’égarer, sur le chemin que chacun doit se frayer. L’auteur se situe ici du côté de ce que l’on peut appeler les antécédents de l’autobiographie et trouve des accents proches des Pères de l’Église, notamment saint Augustin23.
12La donnée historique s’invite dans l’autobiographie. La vie individuelle est envisagée dans ses rapports avec la vie générale. L’écriture de soi et celle de l’histoire apparaissent ici liées. L’histoire est l’histoire de tous, c’est-à-dire l’histoire de chacun. Ce siècle qui n’en finit pas de bouger, qui se ressent encore de l’ébranlement révolutionnaire, oblige à s’interroger, penser, écrire. Le moi s’articule avec l’histoire24. La vie individuelle exprime le sens de l’histoire dans la confrontation de son mouvement à la permanence du sentiment intérieur. « Le temps privé de la destinée individuelle et le temps public de l’histoire se construisent réciproquement, ou plutôt, ils construisent le terrain de leur rencontre : le temps historique25. »
13 George Sand se pense dans l’histoire et la pense en elle. Sa vie explique son siècle et elle aspire à le montrer même si cela va à l’encontre de ses principes26. Elle s’impose « un devoir de mémoire » et appelle ses lecteurs à répercuter ce geste : « Échappez à l’oubli, vous tous qui avez autre chose en l’esprit que la notion bornée du présent isolé. Écrivez votre histoire […]. Ce n’est pas à d’autres fins que j’écris la mienne […]27. » La transmission incombe à toute personne et des écrits ayant trait à la vie de chacun doivent subsister pour le bien de tous. L’histoire de chacun participe à la mémoire de l’humanité.
14Pour George Sand, l’histoire peut s’écrire à la première personne : « Écoutez ; ma vie, c’est la vôtre28… » Chaque individu, dans l’espace-temps où il vit, recommence à sa manière le sens de l’histoire. « Tout est l’histoire29. » Toute vie personnelle prend place dans l’histoire30. Histoire de ma vie participe de cette dialectique du moi et de l’histoire. George Sand écrit sa vie parce qu’elle prétend incarner son époque. Elle représente l’individu universel en qui chacun peut se reconnaître : homme ou femme, la différence des sexes n’importe pas. Elle offre à travers son histoire, une pièce de comparaison, un point de repère dans le flux des événements. Elle justifie et motive son entreprise comme l’occasion d’une véritable anthropologie historique.
15George Sand cherche à percevoir l’histoire des idées et de leur progression et analyse les faits. « Mon siècle a fait jaillir les étincelles de la vérité qu’il couve ; je les ai vues et je sais où en sont les foyers principaux31. » Elle veut percevoir au cœur des bouleversements politiques, les tendances d’une société à la recherche d’un équilibre nouveau et cherche à rassembler, afin d’échapper à l’individualisme désenchanté qui a succédé aux expériences du début du siècle et dont elle a été elle-même victime32. Elle inscrit la nécessité d’une identité collective, pose les principes d’un idéal d’espérance et de foi dans l’humanité. Le siècle contient en son germe de grandes espérances à condition de savoir et de vouloir dépasser les divisions internes et les particularismes. « […] le siècle est grand […] et les hommes aujourd’hui, s’ils ne font pas les grandes choses de la fin du siècle dernier, en conçoivent […] et peuvent en préparer de plus grandes encore33. » George Sand accomplit ainsi un acte d’engagement et de foi en l’avenir de la société et en de nouvelles possibilités pour tous.
16Au moment où George Sand entreprend son autobiographie, l’écrivain occupe une position privilégiée (bientôt brisée par les désillusions de 1848) et domine en quelque sorte les esprits34. Sa parole est reçue en tant que telle. Elle fait autorité. George Sand cherche à convaincre, toucher, argumenter. Le devoir de l’écrivain est de travailler à une transformation des mentalités. La littérature représente un espace de communication, un vecteur grâce auquel faire passer des messages, des idées. George Sand entend en profiter et cherche à agir sur ses contemporains en leur faisant partager un certain idéal, se sent investie d’une mission sociale et humanitaire.
La conquête d’une identité et la fabrique du sujet écrivain
17En entreprenant Histoire de ma vie, George Sand entend répondre à cette question fondamentale de l’identité, du noyau humain, du soi propre qui touche tout individu et se pose encore avec plus d’acuité chez les autobiographes. Le recours à l’autobiographie ne provient pas pour l’écrivain, de la volonté d’affirmer le soi dans l’écriture mais d’affirmer le soi par l’écriture elle-même, ce qui en fait une création de soi, un soi qui n’existe qu’en tant qu’il est incarné par le texte. Le projet autobiographique se veut entreprise de revendication et de construction identitaire. George Sand se donne forme, se recrée à travers l’écriture. Il s’agit d’une deuxième mise au monde. Celle-ci lui appartient en propre et l’auteur entend la mettre à profit. Elle exerce un droit de reprise sur son existence, devient auteur de sa vie dans l’élaboration expressive et fait émerger une figure d’elle-même, conforme à ses souhaits. Écriture et identité sont indissociables chez George Sand. La conquête d’une identité libératrice se joue dans l’écriture d’Histoire de ma vie. Celle-ci fait advenir le sujet écrivain. Le récit de vie devient fabrique du sujet écrivain. L’auteur découvre comment Aurore Dupin est devenue l’écrivain George Sand. Elle retrace les différentes étapes de cette venue à l’écriture, de cette conquête voulue d’elle-même qui l’a conduite à exercer un métier choisi librement. L’identité (narrative) que se donne l’auteur, par la mise en intrigue de soi, est celle d’un sujet écrivain. Le narratif est le lieu où l’individu prend forme et plus spécifiquement pour George Sand l’individu écrivain. Il lui revient donc d’expérimenter la vie de celui-ci, de construire « la fiction vraie » de ce sujet écrivain, de fonder cette figure de soi en la soumettant à la validation de l’expérience.
18La littérature est là, de façon orale, dès les toutes premières années avec le souvenir de chansons, comptines, fables. Le goût du récit se manifeste dès l’évocation des premiers souvenirs, « romans entre quatre chaises35 », écoute des contes de Perrault et de Madame d’Aulnoy, puis invention d’un système de signes pour écrire36. George Sand affirme ressentir précocement ce désir d’écrire : « le besoin d’inventer et de composer ne m’en tourmentait pas moins37 », de vivre en imagination38 et avec un roman en tête39. Dans le cadre de son cours d’histoire avec son précepteur, elle va jusqu’à élaborer des récits personnalisés où elle introduit une note personnelle au lieu de s’en tenir à de simples résumés. Une fois au couvent, elle se plaît à correspondre avec sa grand-mère et à lui narrer par le menu, les divers événements de la communauté. « J’aimais à écrire […] et je m’amusais à faire de nos espiègleries et des rigueurs de la D*** une sorte de journal satirique que j’envoyais à ma bonne-maman […]40. » Elle rédige également une sorte de petit roman en vers41. Autant de signes où l’auteur distingue des prémices de sa future vocation et qui figurent comme un trait de caractère permanent. On peut suivre les jalons progressifs de l’appropriation de l’écriture, au fur et à mesure des chapitres et découvrir l’imagination sans limites de l’auteur. Le récit d’enfance et d’adolescence se veut récit de vocation et projet en soi. Aussi, une fois sa liberté retrouvée, après sa séparation d’avec le baron Dudevant, lorsqu’il lui faut envisager son avenir et les moyens de subvenir à ses besoins, l’auteur en vient tout naturellement aux lettres : « Une sorte de destinée me poussait cependant. Je la sentais invincible, et je m’y jetais résolument […]42. » Le choix d’une existence devient actualisation d’essence43.
19Histoire de ma vie est, en premier lieu, histoire d’une « naissance à l’écriture44 », apprentissage et conquête d’une indépendance où le choix du métier d’écrivain joue un rôle décisif. George Sand revendique à travers son métier d’écrivain et le nom qu’elle s’est donné, une indépendance et une singularité qui transcendent la contradiction entre les sexes et les cloisonnements de la société. Elle découvre le sens de sa vie dans la pratique de l’écriture. Celle-ci la mène vers la réalisation de soi, la fait être, exister et se trouve synonyme de reconnaissance sociale et d’émancipation. L’écriture est vie dans un double sens, d’une part grâce aux subsides qu’elle génère qui permettent à l’écrivain d’assurer son autonomie financière et d’autre part parce qu’écrire est devenu aussi la vie de George Sand et qu’elle ne saurait l’envisager différemment. Le choix d’un nom, forgé par l’écriture, autre que celui conféré par la naissance ou gagné par le mariage, atteste de cette nouvelle identité, de cette nouvelle liberté acquises de haute lutte et d’un destin voulu et choisi : « Et à présent, j’y tiens à ce nom, bien que ce soit, a-t-on dit, la moitié du nom d’un autre écrivain45. » Il consacre une identité choisie, assumée, renvoyée par l’auteur à ses contemporains et à la postérité et qu’elle transmet d’ailleurs à ses enfants. Le prénom, George, signifie étymologiquement homme de la terre46, quant au nom de famille fabriqué à partir de la moitié du nom d’un autre écrivain (Jules Sandeau), elle le revendique une fois que la célébrité née de son travail lui est associée.
20George Sand réfléchit aux conditions qui ont pu favoriser cet accès au métier d’écrivain, ne serait-ce que par rapport à son appartenance au sexe féminin qu’elle réussit en quelque sorte à dépasser. Elle estime que son milieu social (appartenance à l’aristocratie), et son éducation, beaucoup plus virile et plus libre que celle donnée à l’ensemble des jeunes filles de sa génération, l’y ont préparée. « […] Je voyais bien qu’une éducation rendue un peu différente de celle des autres femmes par des circonstances fortuites avait modifié mon être […]47. » Son précepteur Deschartres l’habitue à faire fi des limites assignées à la nature féminine et à son prétendu manque de résistance48. Cette force morale et physique, cette ténacité dont elle fait preuve dans l’existence et dans sa détermination à être écrivain, George Sand les attribue aux circonstances particulières de son enfance et de son adolescence. « Si ma destinée m’eût fait passer immédiatement de la domination de ma grand- mère à celle d’un mari […], il est possible que soumise toujours à des influences acceptées, je n’eusse jamais été moi-même49. » L’auteur a appris à aller jusqu’au bout d’elle-même, à rester elle-même. L’alliance de la solitude et de la liberté lors de l’année passée à Nohant en compagnie de sa grand-mère déclinante, la gestion du domaine ont contribué à forger un caractère à part et une personnalité hors du commun.
Mais il était décidé par le sort que dès l’âge de dix-sept ans il y aurait pour moi un temps d’arrêt dans les influences extérieures et que je m’appartiendrais entièrement pendant près d’une année, pour devenir […] ce que je devrais être à peu près tout le reste de ma vie50.
21Dans le paysage littéraire des années 1850 où l’expression autobiographique touche tous les écrivains, Chateaubriand en tête, George Sand s’impose comme un modèle à part. Sa parole libre se veut celle d’un être libre avant tout et à multiples facettes. Son autobiographie exprime la diversité du monde et du siècle et fait entendre les échos de l’histoire. George Sand entend dépasser la conception « égocentriste » de l’autobiographie qui veut que celle-ci soit entièrement tournée vers le sujet lui-même, pour lui donner une portée altruiste et procurer quelque bien à ses lecteurs, à la faveur de son expérience. Toutefois, si les motifs altruistes sont bien là, il n’en reste pas moins qu’il s’agit, pour son auteur, d’explorer, en priorité, la femme qu’elle est devenue, de poursuivre une quête intérieure conduisant à sa propre vérité. Le récit narre l’apprentissage puis la construction de la destinée d’une femme artiste qui s’est faite elle-même. L’écriture autobiographique prend le sens d’une création de soi et d’une fabrique du sujet écrivain. Histoire de ma vie est histoire d’une naissance à l’écriture, conquête d’une indépendance et dévoile une vie prise dans un processus de création, la création de soi comme œuvre. Au-delà, son auteur ne cherche-t-elle pas à nous signifier que la seule construction importante à réaliser est celle de la vie ?
Notes de bas de page
1 George Sand, Histoire de ma vie in Œuvres autobiographiques I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1970-1971, p. 13.
2 Dans sa correspondance à propos de l’ouvrage qu’elle vient de commencer, elle écrit : « c’est une histoire de ma vie (et non pas des confessions) ». Lettre citée par G. Lubin dans son introduction à l’édition d’Histoire de ma vie.
3 Voir la préface de Frédéric Boyer aux Confessions de saint Augustin, Paris, P.O.L., 2008, p. 26 : « Augustin inscrit alors dans la littérature, l’exigence de formulation de vérité de soi. Il […] consacre l’émergence d’une forme littéraire d’enquête morale […]. C’est pourquoi la Confession doit davantage être comprise comme une invention de soi-même à travers les figures littéraires et religieuses de l’aveu ».
4 George Sand, Histoire de ma vie, op.cit., p. 15.
5 Ibid., t. 1, p. 5.
6 Ibid.., t. 2, p. 559.
7 Michel de Montaigne, Essais, Paris, PUF, 1965, II, 8.
8 George Sand, Histoire de ma vie, op.cit., t. 2, p. 113.
9 Ibidem, t. 2, p. 110.
10 Ibid., t. 2, p. 114.
11 Anna Szabo, « Histoire de ma vie ou ce que silence veut dire » in Lire Histoire de ma vie de George Sand, Simone Bernard-Griffiths et José-Luis Diaz (dir.), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, Cahiers romantiques, 2006, p. 87.
12 Ibidem, t. 2, p. 1247 sq.
13 Ibid., t. 2, p. 303.
14 Voir Georges Gusdorf, Lignes de vie, 1 : les Écritures du moi, Paris, O. Jacob, 1990 : « Les écritures du moi se trouvent déliées du vœu de fidélité littérale à la réalité vécue… parce que l’enjeu pour celui qui écrit comme pour celui qui lit, se situe ailleurs. »
15 Anna Szabo, op. cit., p. 88.
16 George Sand, op. cit., t. 1, p. 15 sq.
17 Nous faisons référence au concept d’identité narrative développé par Paul Ricœur dans Temps et récit III : le temps raconté, Paris, Le Seuil, 1985, p. 356.
18 George Sand, op. cit., t. 1, p. 10.
19 Ibidem, t. 1, préface de G. Lubin, p. 15.
20 Ibid., t. 1, p. 10.
21 Ibid., t. 2, p. 95 : « J’écris pour ceux dont la sympathie naturelle […] m’ouvre le cœur […]. C’est à ceux-là seulement que je peux faire quelque bien. »
22 Ibid., t. 2, p. 454 : « Ceux qui, faibles comme moi, et épris d’un doux idéal, veulent traverser les ronces de la vie […] s’aideront de mon humble expérience. »
23 Béatrice Didier, George Sand écrivain : un grand fleuve d’Amérique, Paris, PUF, coll. « Écrivains », 1998, p. 448 : « Et l’on voit le texte autobiographique revenir ainsi à ses origines profondes, s’il est bien vrai que les premiers éléments d’autobiographie en Occident se trouvent dans les lettres de direction des stoïciens ou des Pères de l’Église. »
24 Voir l’ouvrage Le Moi et l’histoire 1789-1848, Damien Zanone (dir.), Grenoble, Ellug, 2005.
25 Voir Damien Zanone, Écrire son temps : les mémoires 1815-1848, Lyon, Presses Universitaires, 2006, p. 141 et Paul Ricoeur, Temps et récit III, Le Temps raconté, Le Seuil, Points essais, 1991, p.189. sq.
26 George Sand, op. cit., t. 1, p 6-7 : « J’ai toujours trouvé qu’il était de mauvais goût non seulement de parler beaucoup de soi, mais encore de s’entretenir avec soi-même. »
27 Ibidem, t. 1, p. 29.
28 Ibid., t. 1, p. 27.
29 Ibid., t. 1, p. 78.
30 Nous renvoyons ici aux travaux de Wilhelm Dilthey (1833-1911) théoricien de l’autobiographie (Gesammelte Schriften, Band VII, ed. par B. Groethuysen, Stuttgart, B.G. Teubner, 1927, p. 256). Pour cet historien allemand, le foyer de base de toute vérité historique se trouve dans l’expérience vécue des hommes singuliers, confrontés avec les circonstances. L’individu apparaît comme exposant de l’histoire.
31 George Sand, op.cit., t. 1, p. 8.
32 Ibid., t. 2, p. 195 : « J’avais été absorbée et comme engourdie par des préoccupations personnelles. J’avais probablement cédé au goût du siècle qui était de s’enfermer dans une douleur égoïste […]. »
33 Ibid., t. 2, p. 456.
34 Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Gallimard, 1996, p. 276 Sq.
35 George Sand, t. 1, p. 542.
36 Ibidem, t. 1, p. 617.
37 Ibid., t. 1, p. 808.
38 Ibid. : « Il me fallait un monde de fictions et, je n’avais jamais cessé de m’en créer un que je portais partout avec moi […] »
39 Ibid. : « Toute ma vie j’avais eu un roman en train dans la cervelle, auquel j’ajoutais un chapitre plus ou moins long aussitôt que je me trouvais seule […]. »
40 Ibid., t. 1, p. 896.
41 Ibid., t. 1, p. 939-940 : « Je commençais donc à écrire et mon premier essai […] prit la forme de l’alexandrin. […] Ensuite il me prit fantaisie d’écrire un roman […]. »
42 Ibid., t. 2, p. 133.
43 Ibid., t 2, p. 105 : « Et puis malgré moi, je me sentais artiste […]. »
44 Béatrice Didier, L’Écriture femme, Paris, PUF, 1981, p. 196.
45 George Sand, op. cit., t. 1, p. 139.
46 Cette interprétation est proposée par Georges Lubin.
47 George Sand, op. cit., t. 2, p. 126-127.
48 Ibidem, t. 1, p. 1022-1023 : « Au bout de huit jours, nous sautions haies et fossés […] et moi […] j’étais devenue quelque chose de plus téméraire qu’un hussard et de plus robuste qu’un paysan […]. »
49 Ibid., t. 1, p. 1033.
50 Ibid.
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