Avant-propos
p. 1-12
Texte intégral
1L’intérêt des historiens et des critiques pour l’autobiographie serait relativement récent, ce qui n’est pas nécessairement d’une grande importance. L’Amérique existait avant d’être découverte. Ce qui est en revanche décisif est l’existence du récit autobiographique, du récit ou de l’écriture de soi, sous les différentes formes qu’ils peuvent prendre, récit de sa vie, journal, correspondance, mémoires, roman autobiographique, récit crypté affectant de parler d’autre chose que des événements marquants ou insignifiants en apparence – car la ligne de démarcation ne se trouve dans aucun atlas – de la vie de l’auteur ou d’un personnage autrement dénommé si l’écrivain a choisi ce détour ou cette stratégie d’écriture. À partir d’une autre perspective, Brigitte Diaz ne voit pas de raison, elle non plus, de se laisser brider par le carcan de la définition d’un genre, au demeurant périodiquement révisée : « Présent à l’état de trace, ou de simple tentation, dans quantité d’écrits divers, l’autobiographique migre d’un genre à l’autre sans en être prisonnier. L’étude de ses manifestations aléatoires pourrait servir de base à une poétique historique des écritures de soi, quand, précisément, elles répugnent à emprunter les canaux officiels ou autorisés1. »
2Bien qu’il se soit efforcé de respecter les critères stricts qui lui avaient été fixés, Georg Misch a consacré toute une série de volumes à l’histoire de l’autobiographie dans l’Antiquité et au Moyen Âge2. Cela n’est pas sans poser problème quand on part de l’idée que l’autobiographie serait née, avec les caractères distinc- tifs qui nous autoriseraient à ne pas lui attribuer frauduleusement cette appellation, dans les années 1770 ou à la rigueur vers 1760, ou encore vers 1750, en Angleterre et en France, avant que ne soit retenue la date symbolique de 17823. Il faudrait de surcroît pour que le genre existât que l’autobiographie ait été lue par une masse de lecteurs suffisante, qu’elle ait connu une diffusion non négligeable auprès d’un public intéressé par ce genre spécifique. L’argument de l’audience laisse perplexe, car il devrait s’appliquer en bonne logique à tous les autres genres, exercices ou disciplines littéraires, voire scientifiques. Il n’est pas sûr – c’est un euphémisme – que Xénophon, Thucydide, Hérodote, Suétone, Tacite, Diogène Laërce ou Plutarque et l’on pourrait allonger la liste indéfiniment aient eu de leur vivant une masse impressionnante de lecteurs, ce qui n’interdit pas de les considérer comme historiens des grandes batailles et événements décisifs de leur temps ou des doctrines, pensées et systèmes qui marquèrent leur époque, au moins au même titre que tel ou tel de nos contemporains, heureux d’apprendre le chiffre du tirage de son dernier livre. Est-ce le nombre de ses lecteurs qui autorise à dire qu’Homère était poète ? S’il est poète, cela implique-t-il que Nerval ne l’est pas et réciproquement ? La tentation est grande de définir a priori, à partir de quelques exemples soigneusement choisis à cette fin dans une période tout aussi soigneusement délimitée, quelques critères formels discriminatoires qui élimineront à coup sûr, tout au moins, on l’espère, les œuvres antérieures. Au départ, la règle ne s’établit donc plus à partir d’une matière donnée qu’il s’agirait d’ordonner et de rendre intelligible, elle se détermine a priori et élimine souverainement ce qui ne correspond pas aux critères qu’elle a définis. Quelle que soit la discipline, cette règle reviendrait à faire table rase du passé. L’apparition de l’École des Annales n’autorise pas à dire que ceux qui l’ont précédée n’étaient pas historiens, mais tout au plus qu’ils l’étaient différemment.
3Pierre Reboul enseignait naguère à ses étudiants une autre règle, sous forme de mise en garde, que l’on pourrait résumer ainsi : on ne peut juger un écrivain à son premier roman, celui-ci pouvant être strictement autobiographique. Il faut au moins attendre le second pour juger de la faculté créatrice de l’auteur. La formule avait le grand mérite de mettre en évidence que plus d’un écrivain avait la tentation de livrer son autobiographie au public en lui dissimulant par calcul ou par pudeur qu’il s’agissait du récit de sa vie. Elle trahissait aussi sans aucun doute une certaine défiance envers la valeur littéraire de l’autobiographie puisque, tacitement, Pierre Reboul entendait que l’autobiographie se résumait à la matière constituée par les événements d’une vie racontée par celui qui l’avait vécue, indépendamment de la qualité du traitement littéraire qu’il lui avait fait subir4. Elle tendait aussi à sous- estimer la part d’autobiographie qui peut exister dans les œuvres d’un auteur au long de sa vie et la part de création littéraire qui s’introduit dans l’autobiographie
sincère dont le projet est d’être parfaitement scrupuleuse, si tant est que l’auteur puisse se faire entièrement confiance dans la réalisation d’un pareil dessein, et nous savons bien qu’il n’en est rien. Flaubert est moins restrictif : « C’est avec ce que les autres ont écrit que nous écrivons hélas ! », l’œuvre littéraire, le roman surtout, auquel il songe manifestement, devenant la restitution d’un héritage culturel accumulé au long d’une vie et rendu seulement difficilement identifiable par l’effet d’un métabolisme subtil qui appartient en propre à la personnalité de l’écrivain et à son génie5.
4Philippe Lejeune a établi cette loi : « L’autobiographie n’a rien d’éternel : c’est un phénomène propre à l’Europe occidentale, qui a à peine deux siècles d’existence [...]6. » Deux questions viennent immédiatement à l’esprit, l’une s’inscrivant dans le temps, la longue, très longue durée, l’autre dans l’espace. Pourquoi l’homme – c’est-à-dire certains hommes – n’aurait-il pas eu, depuis toujours, depuis que l’homme est homme, envie de se raconter, de parler de soi, pour le plaisir ou le besoin de se connaître ou de se faire connaître, ou les deux simultanément, entre autres motivations possibles, d’abord sous forme orale, puis sous forme écrite, la seule qui ait laissé des traces clairement identifiables et donc qui nous intéresse, et ce dès l’invention de l’écriture ? Objecter que tous les hommes n’écrivent pas leur autobiographie et donc que l’écriture autobiographique peut être dépendante de facteurs personnels aléatoires n’aurait pas grand sens, car tous ne sont pas non plus poètes ou astronomes, ce qui n’interdit pas de croire que la poésie et l’observation des astres sont le propre de l’homme et se rencontrent dans toutes les civilisations. L’évolution de la poésie comme de l’astronomie n’infirme en rien leur persistance, dûment constatable. Il se trouvera de même des esthètes pour prétendre que l’histoire de la peinture commence avec l’impressionnisme et d’autres pour assurer que celui-ci en marque la fin. C’est affaire de goût et de sensibilité. Il en va de même pour l’autobiographie, dont il serait incompréhensible qu’elle échappât au sort commun, celui d’une évolution qui peut, certes, n’être pas continue et connaître maintes réorientations liées à l’histoire, celle des grands événements et celle des sensibilités, sans pour autant tolérer une soudaine épiphanie. Cela est vérifiable. Des corpus considérables en font foi. Le croire ne relève pas de « l’illusion de l’éternité7 », le nier relèverait plutôt d’une illusion de la modernité, du premier commencement, de la naissance fondatrice, la nôtre, comme par hasard. Une réponse négative à cette première question impliquerait fatalement qu’il y a eu dans l’histoire de l’humanité une véritable mutation anthropologique, qui se serait produite très tardivement, voici deux siècles, hier pour ainsi dire. Elle relève de la surestimation de notre originalité qui nous fait croire que le monde commence avec nous ou nos proches ancêtres en qui nous acceptons de nous reconnaître. Cette illusion affecte chaque civilisation, chaque période de l’histoire. Nous y échappons encore moins que ceux qui nous ont précédés.
5La deuxième question pourrait se poser ainsi : l’homme habitant les contrées de l’Europe occidentale, les nôtres, comme par hasard, encore une fois, est-il à ce point irréductible au reste de l’humanité qu’il soit le seul à éprouver le besoin de se connaître, de s’épancher, de livrer le secret de son âme et de sa vie ou de tenter de le faire croire ? L’adjectif accolé à « Europe » ne laisse pas non plus d’intriguer en rétrécissant encore l’espace réservé de l’autobiographie. « Occidental » élimine la Russie, en politique, en littérature comme en géographie, ce qui supprime du même coup les nombreux récits autobiographiques ou les longues et grandes autobiographies de Pouchkine, Gogol, Tourgueniev, Dostoïevski, Tolstoï ou encore Gorki. L’exclusion est d’autant plus surprenante que la littérature russe, qui tarde à se constituer avec sa langue propre avant le xviiie siècle, correspondrait mieux à la périodisation retenue par Lejeune.
6Le critère de la valeur littéraire du témoignage apparaît en revanche difficilement contestable. Nous savons certes et l’on est presque gêné de le répéter que le goût, en littérature comme ailleurs, est sujet à de fréquentes palinodies. Mais nous ne pouvons pas ne pas assumer ce risque, car le refuser conduirait de nos jours à considérer comme de véritables autobiographies les confessions, révélations et professions de foi de tel ou tel artiste ou supposé tel, ou d’un sportif ou, plus fréquemment encore, d’un ancien et futur ministre, tous n’ayant d’autre but que de soigner leur image et de conforter leur influence en apportant la preuve de leur génie et de leur dévouement à une grande cause. Ces témoignages ne sont pas sans intérêt pour le sociologue, le psychologue, le politologue ou l’historien, voire pour le juge d’instruction. Ils ne ressortissent cependant pas à la littérature et généralement ne le prétendent pas. D’autre part, nous ne pouvons pas retenir non plus des témoignages éminemment autobiographiques mais qui relèvent d’un autre mode de communication que la littérature et donc que la lecture. On ne peut pas ne pas circonscrire son champ d’investigation. Les fresques de Lascaux nous disent – certainement avec une plus grande sincérité que bien des ouvrages autobiographiques qui remplissent les rayons de nos bibliothèques, surtout dans les gares – ce que fut la vie de leurs auteurs, et peu importe dès lors que nous ne puissions leur donner un nom. Elles ne nous apprennent cependant pas, ou fort peu, par conjecture hasardeuse, ce que fut l’existence de leur créateur avant qu’il les appelât à l’existence. Elles sont un bref segment de vie, qui laisse trop de place à l’imagination de l’observateur quant à ce qui le précède et le suit, à moins de supposer, ce qui n’est probablement pas faux, que l’existence de leurs auteurs était caractérisée par la répétition uniforme. Cependant ces hommes avaient une histoire de la naissance à la mort, leur existence dans son humilité et ses angoisses ne se réduisait pas à l’instant de la confidence que nous essayons pieusement de sauvegarder, avec plus ou moins de bonheur. L’autobiographie s’inscrit nécessairement dans le temps. Même Une Mort très douce, récit apparent d’une agonie relativement brève, s’inscrit dans la durée, la narration, qui n’est pas exempte de rappels, impliquant la relation antérieure, ravivée par le souvenir en l’instant douloureux de la séparation imminente et définitive, entre Simone de Beauvoir et sa mère, mal aimées, mal aimantes.
7Le pacte autobiographique nous offre-t-il les garanties d’un contrat en bonne et due forme ? Son principe va tellement de soi qu’il a à peine besoin d’être énoncé et que la plupart des auteurs de récits autobiographiques s’en dispensent. Chateaubriand n’y renonce pas tout à fait, mais en massacrant Rousseau, censé être le modèle du genre. Nous ne tomberons pas dans la facilité en remarquant que l’on imagine mal un auteur nous affirmant d’entrée qu’il s’autorise à travestir sciemment la vérité dans son autobiographie, encore qu’il en existe certainement des exemples. Mais il y a tellement d’obstacles subjectifs et objectifs – que Lejeune recense scrupuleusement – qui interdisent à l’auteur d’être pleinement fidèle au pacte qu’il propose que celui-ci ressemble à s’y méprendre à ces promesses qui n’engagent que celui qui y croit. Le lecteur y croit-il ? Peut-être, s’il s’agit d’un collégien aux prises avec ses premières lectures, fort peu, s’il s’agit d’un critique littéraire, qui en a vu bien d’autres. Le pacte autobiographique est une pure convention, la règle du jeu, mais un jeu ne cesse pas d’être un jeu sous prétexte qu’il obéit à certaines règles. Les règles énoncées tendent au demeurant à se déliter au fur et à mesure que Lejeune teste leur validité8. L’autobiographie est « un mode de lecture autant qu’un type d’écriture, c’est un effet contractuel historiquement variable9 ». Son histoire « serait donc, avant tout, celle de son mode de lecture10 ». On se demandera ce qu’il en est d’un contrat qui renvoie uniquement, ou principalement, tout au moins, à une subjectivité toute-puissante, celle du lecteur, et trouverait-on néanmoins le terme encore pertinent que l’on aurait peine à distinguer
l’attitude du lecteur d’une autobiographie de celle du lecteur d’un récit fictionnel. Pendant le temps de la lecture, au moins, celui-ci se met en situation de croire que tout cela est vrai, et ce d’autant plus qu’il est un lecteur inexpérimenté, non professionnel. Il se peut aussi que l’auteur d’une fiction, par exemple les histoires fantastiques d’Edgar Allan Poe, soit plus convaincu de la véracité de sa narration que maint auteur de récits officiellement autobiographiques. Le « pacte de vérité », qui succède au pacte autobiographique, prend acte au terme d’un long travail des incertitudes de celui-ci, mais n’innove pas en remplaçant un mot par un autre11. Si la « rigueur » est devenue « arbitraire, inadéquate à un objet qui était peut-être plus du ressort de la logique chinoise telle que la décrit Borges, que de celui de la logique cartésienne12 », sans doute convient-il de renoncer à la Loi censée codifier l’autobiographie et donner les clefs de son intelligence. Le scepticisme de Michel de Certeau envers l’historiographie vaudrait a fortiori pour l’autobiographie :
Quelque chose s’est perdu qui ne reviendra pas. L’historiographie est une manière contemporaine de pratiquer le deuil. Elle s’écrit à partir d’une absence et elle ne produit que des simulacres, si scientifiques soient-ils. Elle met une représentation à la place d’une séparation. Sans doute n’est-il pas sûr que nous en sachions plus long sur le présent que sur le passé, ni que l’équivoque soit moindre dans la communication contemporaine. Du moins gardons-nous, dans le présent, l’illusion de surmonter ce que le passé rend insurmontable13.
8L’identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage principal serait un repère bien commode si tant d’exemples ne nous incitaient pas à la méfiance. Cette fameuse identité doit au demeurant cohabiter avec l’affirmation que « Je est un autre », ce qui la réduit à une incertaine apparence. Karl Philipp Moritz nous livre une autobiographie qui, sur le strict plan des informations matérielles, ne permet pas de mettre sa sincérité en doute. Toutes ont été vérifiées par ses biographes et n’ont révélé que quelques inexactitudes mineures, vraisemblablement imputables à des défaillances de mémoire. La vie de l’auteur, celle de sa jeunesse malheureuse avec laquelle s’achève le récit, est pleinement reconstituable à partir de cette autobiographie. Mais celle-ci, théoriquement, à s’en tenir à l’exigence d’identité, n’en serait pas une, bien que l’auteur la revendique expressément comme telle. L’autobiographie s’intitule Anton Reiser, du nom du personnage principal, de surcroît omniprésent et captateur d’intérêt. Pourquoi ce masque transparent ? L’auteur a pu vouloir éviter de froisser des contemporains encore vivants. Ce n’est guère convaincant, les intéressés n’auront eu aucune peine à se reconnaître. Il a pu aussi vouloir éviter une relation directe pour affirmer son objectivité. Mais Moritz, qui était psychologue et féru de l’étude clinique des maladies du psychisme et de leurs déviances morbides, voire criminelles, n’ignorait pas, avant qu’Auguste Comte ne fît la critique de l’introspection, que l’on ne peut se mettre à la fenêtre pour se regarder passer dans la rue. En fait, il l’avouait d’emblée en donnant pour sous-titre à son œuvre « roman psychologique ». Si c’était là un pacte autobiographique, la notion en deviendrait tellement plastique qu’il serait sage d’en faire son deuil. C’est la psychologie qui transforme l’autobiographie en roman, incontestablement autobiographique, mais sous-tendu par une interprétation subjective, qui se veut pourtant exemplaire, éducative, émancipatrice, et revendique donc son aspiration à l’universalité.
9Dans auto-bio-graphie, livre érudit et passionnant dans lequel cependant le sujet affiché passe souvent au second plan – observation dans une certaine mesure quelque peu déplacée puisque Georges Gusdorf sait bien que l’étude de l’autobiographie inclut nécessairement la prise en compte de l’histoire des idées et celle de l’Histoire tout court –, celui-ci note avec une certaine insistance : « Le projet autobiographique implique une recherche du sens de la vie […]14. » Lejeune évoque quant à lui comme critère de l’autobiographie « une véritable histoire de la personnalité », définie par « le sentiment de l’originalité » ou « la distinction entre biographie et autobiographie », qui seraient des « notions modernes15 ». Ces prémisses s’avèrent vite incertaines dès qu’on les confronte aux textes. Elles font, s’il faut s’y tenir, que le statut des Confessions de Rousseau, référence emblématique de l’autobiographie, devient problématique pour certains critiques. J.-B. Pontalis observe :
Si l’autobiographie devait être définie comme la mise en scène de sa propre vie, alors rien, en un sens, de moins autobiographique que Les Confessions ! Car il y manque l’essentiel du genre, qui est le mouvement vers l’avant, la continuité, l’histoire d’une vie. (Toute narration historique, axée sur le temps, accentue ces traits, les faisant apparaître comme nécessaires : elle échappe rarement aux catégories biologiques.) Le lecteur des Confessions […] n’a jamais la possibilité de suivre un parcours16.
10La recherche du sens de la vie, l’histoire ou la constitution de la personnalité sont-elles, d’autre part, caractéristiques de la modernité, dont l’acte de naissance est, de surcroît, des plus difficiles à établir, sans parler de son certificat de décès que se sont empressés de signer les tenants de la post-modernité ? Il semble plus facile de prouver exactement le contraire, qu’il s’agisse de l’autobiographie ou de la fiction. La réflexion de Gusdorf est difficilement contestable jusqu’à la fin du xviiie siècle mais bientôt, les bouleversements historiques et la critique religieuse s’accompagnent d’une contestation radicale du sens de la vie17. Gusdorf le sait si bien qu’il fait appel pour justifier sa thèse presque exclusivement à des références chrétiennes ou antérieures au christianisme et signale à maintes reprises le désarroi et l’instabilité qui vont de pair avec la modernité. Chateaubriand, que l’on surnomme l’Enchanteur, a été le chantre du désenchantement.
11Si l’on pense que le vouloir-vivre est sourd et aveugle, que la vie est un nonsens intégral, il est difficile de croire que sa vie a un sens. Il n’est pas que les disciples de Schopenhauer, au demeurant fort nombreux, pour en être convaincus. La Confession d’un enfant du siècle, qui est essentiellement un récit autobiographique, nous assène à chaque page que la vie est absurde. Avant lui, Vigny lui- même, qui célèbre tristement un héroïsme désabusé dans Servitude et grandeur militaires, nous montre l’homme accablé par la destinée qui ressemble à s’y méprendre à un hasard incompréhensible. Le sens de la vie consiste à subir stoïquement. Le xixe siècle est celui de l’avènement d’un sujet qui exige pleine reconnaissance mais il est aussi celui de l’échec de sa quête. Le sens se dérobe d’autant mieux qu’il a été évacué de la scène individuelle et de l’histoire collective. Henri le Vert de Gottfried Keller est un roman en grande partie autobiographique, au moins pour l’histoire de la jeunesse de son héros éponyme, mais aussi un roman dont la matière factuelle est remaniée sur des points décisifs, notamment pour idéaliser le souvenir de sa mère. Au terme de la narration, la personnalité d’Henri, après maints errements, est pleinement reconnue, la société est prête à l’accueillir et à lui confier des responsabilités éminentes. Mais le héros choisit de se laisser mourir de misère physiologique, un homme qui n’a pas réussi sa vie personnelle n’étant pas digne, pense-t-il, de se mettre au service de la collectivité18. Henri le Vert, dans lequel on a souvent vu le plus grand roman de formation depuis les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, est un roman de la déconstruction et de l’autodestruction, à moins que l’on n’admette que la personnalité, parvenue à son plus haut degré d’achèvement, ne trouve plus de raison qui légitime son existence, et que c’est là le terme ultime de la construction de la personnalité. Celle-ci ne peut pas être au cœur ou à l’origine de l’autobiographie ni de toute autre forme de littérature dans un siècle qui thématise le désenchantement du monde, bien avant que l’expression ne fasse fortune avec Max Weber. La construction de la personnalité, la fière revendication de son autonomie mise à l’épreuve du monde nous paraissent avoir été bien plus le propre de l’humanisme et de la Renaissance que des autobiographies postérieures aux Confessions de Rousseau. L’exigence d’exemplarité rappelée par Gusdorf à l’aide d’une citation de Montaigne, « chaque homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition19 », et dont l’autobiographie nous semble être un des modes d’exposition les mieux appropriés, a disparu progressivement. L’autobiographie n’est plus le mode de présentation et de représentation d’hommes curieux d’eux- mêmes et des fins qu’ils poursuivent en secret, en quête de sagesse, en attente de paix et d’un certain bonheur, ou simplement sereins et fiers de l’œuvre accomplie, ou qui se reconnaissent une mission comme dans l’autobiographie religieuse. Si l’introspection la taraude encore comme une addiction, l’idée de la réalisation d’un parcours l’a désertée, comme elle a abandonné le roman. Anton Reiser, que la critique allemande a parfois comparé aux Confessions de Rousseau, qu’il suit de peu, s’achève sur ces simples mots « La troupe de Sp. était donc maintenant un troupeau dispersé ». Sp. était la troupe théâtrale dans laquelle le héros voulait être acteur. Décentrée et privée de perspective, sa vie est à l’image de celle-ci. Au moment où il écrit, l’auteur est incapable d’imaginer une suite20. Wilhelm Meister est le dernier grand roman qui expose une insertion sociale heureuse et milite en sa faveur. Dès sa parution, les romantiques avaient salué la maîtrise poétique de Goethe, tout en jugeant le héros à la fois irréel et exagérément bourgeois, comme si Wilhelm déjà appartenait au passé. Le roman de formation et l’autobiographie auront désormais ceci en commun qu’ils ne retracent pas une évolution heureuse tendant à l’épanouissement de la personnalité mais l’affrontement du sujet et du monde qui s’achève dans l’échec et souvent dans la maladie. Le Journal d’un fou de Gogol n’est pas un exemple isolé.
12Faisons un tout petit bond jusqu’au xxe siècle. Le retour sur soi, sur sa condition et sa situation dans le monde donne la nausée à Antoine Roquentin. Pourtant peu prodigue de références antiques ou médiévales, Sartre aurait aimé que le roman s’appelât Melancolia. La mélancolie est un des grands fils conducteurs dans l’univers de l’autobiographie. Anton Reiser, autrement dit Moritz, était surnommé « Melancholikus » par ses camarades de classe (et ennemis patentés). Les Mots, épisode de l’autobiographie sartrienne limité à quelques années d’enfance, ne peut nous révéler ni le sens de la vie pour l’auteur déjà vieillissant ni la constitution d’une personnalité dans une histoire qui s’achève à l’âge de onze ans, sauf à souscrire un formidable pacte fictionnel. Michel Foucault n’a pas entièrement tort de constater la disparition du moi dès le xixe siècle, celle-ci coïncidant presque exactement avec son irruption et son affirmation, encore que sa souffrance ou ses turpitudes abondamment narrées soient toujours un signe de vie. Vouloir le néant, c’est encore vouloir, observe Nietzsche à propos du christianisme et du prêtre ascétique. On déplore seulement que Foucault, dans le sillage de Nietzsche précisément, se réjouisse objectivement de cette mort de l’humanisme, de la disparition du sens, qui ne laisse plus trace de la présence de l’homme21.
13Toutes les grandes doctrines contribuent à désacraliser celui-ci. Avant même l’aurore du xixe siècle la connaissance dépend désormais avec Kant du sujet connaissant, qui s’imaginait naguère pénétrer l’essence des choses, Darwin prend la suite et enseigne à l’homme qu’il n’a pas toujours existé et que la pilosité de ses ancêtres était très développée, bientôt Freud va détruire ses dernières illusions et lui apprendre, entre autres, que dès l’enfance faussement innocente, il est tributaire de sa sexualité qui n’est pas conforme aux bonnes mœurs. On pourrait remonter plus loin. Novalis déplorait que depuis la révolution copernicienne l’homme et notre planète ne fussent plus le centre du monde. Au xxe siècle, temps des crises par excellence – mais elles viennent de loin22 –, la personnalité est tellement déconstruite qu’il en faut rattacher les morceaux avec des bouts de ficelle. Les concepts psychanalytiques ou autres en font parfois office. Peu à peu, le sujet, si fier de son originalité, se voit confronté au règne de la masse dont Moritz a senti la présence accablante, bien avant que Gustave Le Bon ne fasse la fortune du thème et que l’Histoire ne donne raison à tous ses contempteurs.
14Le problème essentiel de l’autobiographie ne nous paraît pas de découvrir comment on l’écrit mais pourquoi on l’écrit, pourquoi l’écrivain passe à l’acte. C’est le contenu qui produit le genre et se donne une forme et non l’inverse. Rousseau dans une sorte de bref préambule où il proteste de sa sincérité probablement en toute bonne foi, ce qui n’a jamais été une preuve, utilise deux fois en deux lignes un terme qui nous met sur la voie. Il parle de ses « ennemis », puis de « ces ennemis implacables ». Les plus grandes autobiographies pourraient se réclamer de cette ligne de conduite. L’ennemi peut être personnel ou politique, s’incarner dans les femmes aimées, ou la femme, sans autre forme de procès, l’Église, l’école, l’armée, la société bourgeoise, capitaliste ou socialiste, monarchiste ou républicaine, tous ennemis mauvais en soi et acharnés à la perte de celui qui prend la plume pour se défendre de l’injustice dont il est victime. L’auteur d’une autobiographie écrit contre quelque chose et pour soi, en prenant soin naturellement de ne rien laisser paraître de cette dernière intention inavouable et souvent inavouée à la conscience puisqu’il s’agirait seulement de rétablir la vérité, ou encore pour une grande cause à laquelle il s’identifie, ce qui revient au même, avec l’esprit de sacrifice en plus dans le meilleur des cas. L’autobiographie est un étrange tribunal où le réquisitoire et le plaidoyer tiennent dans le même discours et utilisent les mêmes pièces à conviction. Les plus grandes autobiographies du xxe siècle, par exemple celles de Strindberg et de Thomas Bernhard, sont des cris de douleur qui dénoncent une infamie permanente et littéralement totalitaire. Mais à toutes les époques l’autobiographie tend à être agonale, militante. Elle n’est jamais neutre, désintéressée. Elle s’écrit pour prouver et se prouver quelque chose. Elle a une vocation pédagogique, démonstrative, sinon manipulatrice, et peu importe que le procès soit inconscient. Elle cultive l’itération, comme dans les discours révolutionnaires. Elle est une libération, un exutoire, même quand le long cheminement du malheur est l’univers dans lequel elle s’enferme avec complaisance puisque c’est cela qu’il s’agit de prouver à soi et au monde. Elle a une fonction thérapeutique mais cette thérapie fait perdurer le mal. Y a-t-il des autobiographies heureuses ? L’autobiographie naît d’une insatisfaction, ce qui la distingue des autres genres littéraires, encore que l’on ne fasse de la littérature ni avec des bons sentiments, ni avec des gens heureux. Souvent son histoire se confond avec celle du pessimisme et de la mélancolie jusque dans les autoportraits de peintres. La psychanalyse y découvre sans artifice un matériau inépuisable.
15L’ennemi est de tous les temps et prospère en tout lieu. Moritz l’affrontait dans sa famille autant que dans les institutions, et Chateaubriand, dont l’origine n’est pas misérable, a aussi ses ennemis, à géométrie variable. Augustin et les diaristes chrétiens ont les leurs, le monde en bloc, l’immonde, mais aussi l’ennemi intérieur, les passions et les tentations qui forcent la solitude de la cellule monacale. Luther, cet autobiographe infatigable, l’avait appris à ses dépens. Face à celles-ci l’auto-accusation, voire l’autoflagellation sont le remède du pénitent, moins prisé dans les autobiographies « modernes », qui tendent à disculper la malheureuse victime dont nous lisons la confession. Mais dans tous les cas, dans la longue histoire de l’autobiographie, l’écriture est un exorcisme censé s’accompagner de la découverte de soi-même, avec interprétations et réinterprétations inévitables au long d’un jeu de cache-cache qui prend fin avec la dernière ligne de l’ouvrage. Comme devant un tribunal, les faux témoignages les plus convaincants sont proférés avec une totale sincérité.
16L’auteur d’une autobiographie n’est jamais seul au monde. Deux sujets ne sont jamais seuls, dit Hegel, ils ne peuvent évacuer la présence du troisième terme, qui est la vie. De là l’inanité du discours qui se veut pur discours sur le discours autobiographique. L’étude de l’autobiographie demande que l’on y intègre l’histoire dans laquelle se situe l’auteur et qui souvent est un des aspects de sa vie qui lui tient le plus à cœur. Les autobiographies aiment les périodes de bouleversements et de remises en cause, quand le sort de l’individu paraît suspendu au destin du monde. À partir de 1815, de la fin de la Révolution et de l’épopée napoléonienne, qui ont marqué durablement les esprits, l’autobiographie sous ses différentes formes devient omniprésente, y compris dans la fiction. La présence de l’Histoire se fait insistante, que ce soit en France ou chez ses voisins étrangers. On regrette ou on abhorre le passé mais personne n’est satisfait du présent. Le récit de la vie et celui de l’Histoire s’entremêlent étroitement. Byron et Le Pèlerinage de Childe Harold, exemple d’une autobiographie poétique, l’extraordinaire Journal de Leopardi, une grande partie de l’œuvre de Heine, à un moindre degré peut-être mais de manière significative encore de la part d’un écrivain si maître de ses émotions, Poésie et vérité de Goethe en témoignent, comme la quasi-totalité des auteurs français du xixe siècle. Notre terminus ad quem, aux alentours de 1980, est arbitraire, nous le reconnaissons volontiers. Il s’agissait seulement de retenir une date qui laissât un peu de recul, car nous ne sommes pas nombreux à nous souvenir des titres qui, il y a dix ans seulement, captaient l’attention des spécialistes de la critique littéraire. On ne trouve pas dans les études qui sont proposées ici tous les grands noms que l’on attendait peut-être, sans doute parce qu’ils ont déjà été étudiés maintes et maintes fois, mais d’abord parce que le témoignage autobiographique n’exige pas que l’on retienne en priorité le critère de notoriété.
17L’extrême porosité des problématiques rencontrées rendait difficile toute classification. Une mise en ordre purement chronologique n’avait que l’avantage paresseux de la commodité. Il est en effet chez les écrivains aussi des types de personnalité qui tendent à se perpétuer et traversent les siècles. Tenter de définir à l’intérieur des écritures du moi différents genres selon des critères purement formels n’était pas plus satisfaisant, tant il est évident que l’écriture autobiographique par sa focalisation sur le sujet s’accommode mal de la sujétion des règles. Nous avons donc seulement voulu dégager parmi les différentes contributions des dominantes, des orientations directrices en espérant qu’elles constitueront pour le lecteur d’utiles points de repère.
Notes de bas de page
1 L’Autobiographique hors l’autobiographie (dir. Brigitte Diaz), Elseneur n° 22, Presses universitaires de Caen, 2008, avant-propos, p. 9.
2 Cf. François Genton, infra.
3 Philippe Lejeune, L’Autobiographie en France, Armand Colin, 1998 [1971], p. 29 sq.
4 Philippe Lejeune aborde cette problématique sous une autre forme in L’Autobiographie en France, op. cit., p. 35 ; cf. également Le Pacte autobiographique, Le Seuil, 1975, p. 23.
5 Flaubert, Correspondance II, Pléiade, 1980, p. 533 (lettre du 13 mars 1854).
6 Philippe Lejeune, op. cit., p. 9.
7 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Le Seuil, 1975, p. 313.
8 Philippe Lejeune, Signes de vie Le pacte autobiographique 2. Seuil, 2005, p. 24 sq. Dans ce qui est en partie son autobiographie, l’auteur avoue très honnêtement ses revirements et les regrets qu’il a éprouvés à s’être corrigé, p. 24 sq. La théorie n’en devient-elle pas insaisissable ?
9 Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 45.
10 Ibidem, p. 46.
11 Philippe Lejeune, Signes de vie Le pacte autobiographique 2, op. cit., p. 27.
12 Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 45.
13 Michel de Certeau, La Fable mystique I, xvie-xviie siècle, Gallimard, coll. « Tel », 2002 [1982], p. 21. Cf. Christine Baron « Le Siècle des Lumières d’A. Carpentier Une réécriture ironique de l’Histoire » in Ecriture(s) de l’Histoire (Dir. Jeanne Devoize e.a.), Presses de l’Université d’Angers, 2001, p. 201-215.
14 Georges Gusdorf, auto-bio-graphie, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 393.
15 Philippe Lejeune, L’Autobiographie en France, op. cit., p. 30.
16 Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions (Préface de J.-B. Pontalis), Gallimard Folio classique, 1973, p. 15 sq.
17 Cf. Jean-Marie Paul, Dieu est mort en Allemagne Des Lumières à Nietzsche, Paris, Payot, 1994.
18 Gottfried Keller, Der Grüne Heinrich, 1855. Il est inutile de préciser que la critique d’inspiration psychanalytique s’est emparée avec délectation de la relation entre la mère et le fils.
19 Georges Gusdorf, op. cit., p. 151.
20 Karl Philip Moritz, Anton Reiser (1785-1790), Reclam 4813, Stuttgart, 1986, p. 499. Cf. Karl Philipp Moritz Anton Reiser Autobiographie et avènement du sujet (dir. Jean-Marie Paul), Bibliothèque Le texte et l’idée, vol. III) Centre de Recherches germaniques et scandinaves de l’université de Nancy II, 1 994.
21 Jean-Marie Paul, « La perte du sens de l’histoire : une histoire du désarroi. Quelques repères de Herder à Foucault » in Ecriture(s) de l’Histoire, op. cit., p. 33-47.
22 Cf. Crise et conscience du temps Des Lumières à Auschwitz (dir. Jean-Marie Paul), Presses Universitaires de Nancy, 1998.
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