Chapitre III. La vue de dos
p. 201-205
Texte intégral
1La figure de grâce se présente le plus souvent, sur la surface peinte, face au spectateur. Ainsi, par l’exposition des lieux corporels les plus aptes à représenter la grâce, les yeux, la bouche, la carnation du visage, voire les mains, peut se dire plus aisément l’ouverture vers l’autre et l’appel vers l’ailleurs – ce qui va au-delà de la simple corporalité et donne l’idée du don. On a pu penser que la perte de cette vue de face signifiait l’impossibilité de la grâce. Pourtant, il est bien certain que la grâce peut aussi se révéler par l’attitude qui efface le visage, par un tour particulier du corps, corps sculpté, corps dansant, qui dessine une légère spirale par le rassemblement des lignes, qu’elles soient le dessin des muscles ou les plis nombreux d’un tissu. Et bien sûr, les personnages de dos de Watteau, ceux de profil, ceux des lointains sont des personnages de grâce dont le visage a été effacé, et dont les repères sont devenus incertains : ce qu’ils font, ce qu’ils voient, ce qu’ils souhaitent, tout cela a disparu. Par le mystère de la vue de dos, les signes de la grâce, dans les manières par lesquelles le corps occupe l’espace où il est installé, par sa posture, sa voix, son regard, se sont transformés : rien de certain, et seulement un élan, l’amorce d’une mystérieuse avancée vers cette grâce, ou simplement une autre manière d’en donner les signes, très économe de moyens et qui ainsi, court le risque de se perdre.
2Observons que plusieurs personnages de Watteau sont représentés de dos : Les Deux Cousines (1716), Les Plaisirs du bal (1716-1717) et L’Attente, montrant une femme sans visage, regardant quelque chose qu’on ne voit pas, dans une agitation légère, bien souvent inquiète. Et toujours le satin, qui fait un remous de lumière pâle et rend le corps inexistant – c’est-à-dire que le tissu ne souligne pas les lignes du corps mais en installe d’autres, molles et floues – le satin aussi qu’on entend presque bruire, de même que le jet d’eau, est le bruissement de la nature : voilà la « touche », qui montre la lumière de la figure plutôt que la figure elle-même. Dans La Perspective1, l’observateur est pareillement dérouté : cette perspective est étouffée par un débordement de grands arbres, qui emmène l’œil vers une façade ruinée à travers laquelle passe le regard ; deux personnages y progressent mollement ; à droite, l’on joue, et à gauche, l’on converse sans qu’on puisse encore une fois déterminer le sujet du tableau, car les figures, de dos pour la plupart, éperdues dans le satin, semblent prêtes à s’engloutir et à se dissiper dans l’air. Car il ne s’agirait, au fond, que de peindre l’air, la lumière et de dissiper les apparences dans des accents de lumière ou dans des sons agrémentés.
3On peut être sensible au refus de représenter les passions de la part de Watteau. À l’époque où les caractères de Le Brun sont si connus, il donne des visages effacés, sans expression bien lisible, même lorsqu’il s’agit de comédiens. Ces visages cependant sont particulièrement vivants : leur regard, leur bouche témoignent d’une expression complexe, inscrivant à la fois un vide et une intensité extrême. Les dessins de têtes, les ovales féminins cherchent à joindre un rêve, ce rêve mouvant que Watteau a souvent voulu atteindre. Aussi, puisqu’il ne s’agit nullement de représenter des passions répertoriées, des anecdotes contemporaines, peut-on aisément se passer de figurer une personne pour ne conserver que l’élan, le frémissement, l’agitation d’un trouble léger, comme le sont les surfaces d’eau ou encore les feuillages. C’est le cas de La Perspective, où la campagne est devenue la nature et où un ordre nouveau a modifié le simple quotidien offert à la description ; tout, nature et personnages se trouvent chargés d’une énergie contenue, qui n’explose pas et que traduisent des lignes, des lumières, des mouvements ébauchés. Le tissu de la robe se poursuit dans les feuillages, unis par une même vibration, en une avancée vers le haut et l’au-delà. De même que dans Les Deux Cousines, une tonalité : l’argentin encore, fait harmonie plutôt qu’il n’assemble des couleurs. Sur le dessin « Deux études d’un homme2 » à la sanguine, suivant la technique favorite de Watteau, apparaît le dos d’un homme assis, sans raison alléguée : les plis de sa veste sont comme un secret d’ombre et de lumière, ou un émoi qui l’emporte ailleurs. Car le dessin montre ainsi un corps d’où jaillit une sorte de calme désir vers un là-bas comme si y était peinte l’image de ce qu’on aime. D’une « Femme debout vue de dos3 », on voit la grâce générée par la torsion légère. L’architecture compliquée du dos, la belle organisation des muscles sont transformés ici dans le léger relief des plis, qui sont comme les lignes d’une force secrète. De cette torsion sort la tête au bout duquel est le regard, un peu voilé, incertain, comme si ce qui est à voir restait inconnu. Le lieu lointain de la grâce est ce désir d’envol, d’oiseau, d’insecte, de vent ; les personnages semblent ne voir qu’à travers un écran, indistinctement, qui est aussi le mode de vision auquel doit se plier celui qui regarde ce tableau. Il ne s’agit que d’aller vers l’inconnu à partir de ce monde-ci, qu’il recouvre déjà de tout son éclat. Rien ne se passe en apparence, seulement l’émoi. On ne peut penser qu’il y ait de la mort dans ces dos ; c’est seulement le retrait des préoccupations du monde et donc le danger de n’être plus défini. Et le dos suffit à cela ; d’ailleurs, se soucie-t-on de savoir à quoi ressemblent les personnages ou ce qu’ils veulent ? A-t-on besoin de supposer une réalité ? Le dos, comme une vaste surface agitée, se déroule comme le tapis d’une âme : ce que la conscience du sacré rendait impossible, voir ce tapis déroulé qu’on pouvait seulement dire par l’absence – ce qui est derrière la tête dans une icône – se donne pleinement avec Watteau. La lumière est violente, comme celle d’une scène moderne – ainsi tout a-t-il l’air d’être au théâtre – comme pour dire que ce n’est pas la réalité, mais qu’on montre la réalité dans sa merveilleuse transformation.
4Il se pourrait que cet isolement du personnage dans le tableau, de même que l’isolement du spectateur, puisque ces œuvres résistent à toute tentative d’épuisement par le discours et que leur énigme demeure, trouve un écho dans un propos marginal de Diderot ; bien marginal puisqu’il se trouve dans quelques lettres adressées à Mlle Jodin, actrice à laquelle il donne des conseils. Il faudrait, juge-t-il, qu’elle se conduise comme si la salle n’était pas là :
Que le théâtre n’ait pour vous ni fond ni devant ; que ce soit rigoureusement un lieu où et d’où personne ne vous voie. Il faut avoir le courage quelquefois de tourner le dos au spectateur ; il ne faut jamais se souvenir de lui. Toute actrice qui s’adresse à lui mériterait qu’il s’élevât une voix du parterre qui lui dît : « Mademoiselle, je n’y suis plus4. »
5Il faut donc que disparaisse le regard ordinaire, celui par lequel les êtres deviennent des caractères, et demeurer un individu, un être indifférencié. Mademoiselle Jodin y gagnerait, sinon la grâce puisqu’il n’en est pas précisément question, mais l’exactitude du jeu et peut-être ce regard particulier des personnages de Watteau. Montrer son dos ne voudrait pas dire qu’elle se retire, mais qu’elle redéfinit le lieu où elle est et ceux qui la regardent : non une représentation mais un véritable effet de vie. Et l’on retrouverait cette économie nécessaire à la grâce, des gestes brefs, des ébauches plutôt, mais qui disent l’essentiel : « Le moins de gestes que vous pourrez ; le geste fréquent nuit à l’énergie, et détruit la noblesse5. »
6Cette grâce essentielle de Watteau, que n’avait pas son maître Gilot et que ses émules, Lancret et Pater ne retrouveront pas, et dont Boucher donnera une version très charnelle, devient si difficile à saisir par les peintres ! Voyons plutôt la fresque de Giandomenico Tiepolo, Le Monde nouveau (1791), ce peintre que Starobinski fait « l’historien fabuleux6 » de la fin de Venise. Sur la fin de son âge et peu soucieux des modes picturales contemporaines, il orna jusqu’en 1797 sa petite maison de Zianigo, près de Murano, à Venise, d’une façon singulière. La mode alors était de représenter des gouffres, caves, souterrains et escaliers étranges à la manière de Piranèse ou de Pietro Gonzague, son contemporain de Venise. Pietro Longhi, comme pour annoncer la fin proche de la République de Venise, peignait des équilibristes momentanément suspendus, toujours au bord du gouffre et prêts à un nouveau saut. Le Monde nouveau est emblématique ; comme on le sait, un bonimenteur perché sur un tabouret vante sa lanterne magique où l’on voit l’autre monde, c’est-à-dire une possible merveille, mais enfermée et probablement frauduleuse. Il semble qu’il n’y ait plus d’au-delà que dans cette machine optique. Et les descendants de ce peuple de navigateurs lointains qui firent la puissance et la fortune de Venise, groupés autour de cette machine foraine, ont bien triste apparence : c’est un entassement de masses lourdes, de dos informes, étrangement plantés sur le sol, comme trop pesants. Ils attendent sans fièvre, spectateurs sans spectacle. Les couleurs sont incertaines, éclairées crûment, l’architecture est rudimentaire et le paysage maritime réduit à une tache bleuâtre. Il ne s’agit certes plus de peindre la légèreté de la grâce par l’effacement du personnage à la manière de Watteau, mais d’en dire le néant, et l’impossibilité de toute spiritualité. Les autres parties de la fresque, dans la maison, consistent en plusieurs scènes montrant le personnage de Polichinelle – Polichinelle amoureux, Le départ de Polichinelle, Polichinelle et les saltimbanques et au plafond, lieu d’apparition des divinités, La balançoire de Polichinelle – ainsi que les guerres des faunes et leurs amours. Tiepolo conserve-t-il quelque chose du projet de peindre la grâce, toute lumière et toute transparence derrière ces blancs Polichinelle, une grâce qui pourrait se souvenir des ciels des églises qui rendirent son père célèbre à Venise ? La lumière est intense et, trop intense, elle jette sur les couleurs un reflet inconnu : les couleurs sont dénaturées, ce qui produit une impression d’éclairage artificiel, comme une électricité. Les dos bossus sont sans grâce, les visages crochus. On voit comme une mutation perpétuelle de ce peuple si porté au déguisement dans le grand corps simiesque de Polichinelle. Et les figures n’éclatent pas comme des fruits qui vont s’ouvrir ; elles sont refermées sur elles-mêmes, le regard vide. Tout est donc théâtre, tout est masque, tout est Polichinelle, et ce qu’on prend pour de la réalité est du jeu. A-t-on quelque certitude que derrière ces masques se trouve un visage ? Plus de ligne, plus de centre : le soleil semble errer dans les cieux.
Notes de bas de page
1 Musée de Boston, ca 1714, exposé à Paris en 1984, catal. n° 25.
2 Musée des Beaux Arts de Lille Pl 1709 (1715-1716).
3 Berlin, KupferstischKabinett, KdZ 26365 (1716).
4 Denis Diderot, Œuvres complètes, t. VI, op. cit., p. 599.
5 Ibid., t. V, p. 922.
6 Jean Starobinski, « Les derniers feux de Venise », 1789. Les Emblèmes de la raison. Flammarion, 1973, p. 16 : « Le fin de Venise trouve en Giandomenico Tiepolo son historien fabuleux, – son mythographe. Ses dessins et ses fresques déploient la liberté presque infinie d’un art qui fait face à sa propre fin. On discerne la rencontre étrange d’un appauvrissement et d’un échevèlement. »
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007