Chapitre III. Le peintre de l’amour
p. 29-39
Texte intégral
1Les Concourt étaient d’avis que Watteau avait renouvelé la grâce : « La grâce de Watteau, écrivent-ils, est la grâce. Elle est cette chose subtile qui semble le sourire de la ligne, l’âme de la forme, la physionomie spirituelle de la matière1. » C’était continuer les théoriciens italiens de la Renaissance : Benedetto Varchi, Ciovan Paolo Lomazzo, Lodovico Dolce2. Leurs traités, sur les brisées du néoplatonisme avaient posé la question de la représentation et constitué une théorie de la grâce : « cette beauté que nous appelons grâce ne naît pas des corps ni de la matière, laquelle est par nature ignoble, mais naît de la forme, qui lui donne toutes les perfections qu’on y trouve », dit le premier. Et il poursuit : « parce que la forme essentielle de l’homme est l’âme, de l’âme vient à l’homme toute cette beauté que nous appelons grâce3 ». Il distingue la beauté selon Aristote, qu’explique la proportion des membres, appréciée des plébéiens, et qui est affaire des sens. L’autre vient de l’âme, d’où naît la grâce, enseignée par Platon et Plotin. Vincenzio Danti en son Trattato delle perfette proporzioni (1567) indique lui aussi qu’à la beauté des membres, s’ajoute ce qu’on nomme grâce, qui n’a pas de lieu précis et apparaît dans le mouvement, le corps extérieur fût-il mal proportionné ; la beauté des parties internes fait naître « l’éclat de l’âme » d’où vient la grâce4. Félibien a puisé dans ces anciens livres pour composer ses Entretiens et faire l’histoire des fameux peintres italiens – au premier rang Raphaël – dont beaucoup d’œuvres sont alors visibles dans le cabinet du Roi et dans les grandes collections parisiennes, particulièrement son quatrième entretien sur la question de la grâce.
2Watteau lisait Léonard de Vinci5, connaissait par Audran les artistes de l’École de Fontainebleau, et par Crozat les dessins italiens ; sans doute se tenait-il au courant des querelles qui opposaient les peintres ; loin de ces débats, il renouvela la grâce. Non pas en l’illustrant par des figures féminines, muses modernes et Vénus du grand siècle, comme l’eût voulu la mode, mais par des personnages, des lieux et des actions mal définies.
3Falconet, bien après sa mort, avait été sensible à la singularité de sa peinture et de ses dessins, étrangers aux canons du siècle de Louis XIV ; il écrit en 1766 à Diderot qu’il fut « créateur d’un genre de galanterie qu’il a porté à un point de perfection unique6 ». Watteau, à l’époque de l’Encyclopédie, est en effet le peintre de l’amour, et tout en lui semble aimable et galant ; on trouve même qu’il a anticipé des modes, celle des jardins anglais par exemple, et ouvert au monde du sensible et du rêve. Si l’on consulte les vies de Watteau écrites au cours du xviiie siècle, on constate que les amateurs, ceux de la génération du peintre, ont encore en mémoire les termes italiens usités au xvie siècle pour parler de la grâce. Ainsi, Antoine de la Roque, en 1721, note « le précieux talent de la grâce dans les airs de tête, principalement dans les femmes et les enfants qui se fait sentir partout. Sa touche et la vaghezze de ses paysages sont charmantes7 ». La vaghezza détermine pour Agnolo Firenzuola dans le Celso. Dialogo delle bellezze delle donne (1548), un non so che qui génère le splendor, signe de la grâce, pour lui fondé sur une proportion cachée, comme dans l’architecture vitruvienne. Vaghezza est une forme de beauté, mais caractérisée par un mouvement de lieu en lieu – un vagabondo, dit-il8 –, ce qui génère le desiderio, terme hautement néoplatonicien, source de bellezza9. C’est ce caractère que retient de la Roque, qu’on retrouve, n’était le mot, dans Félibien pour qui le mouvement ajoute la grâce à la beauté :
Ce je ne sais quoi qu’on a toujours à la bouche, et qu’on ne peut bien exprimer, est comme le nœud secret qui assemble ces deux parties du corps et de l’esprit. C’est ce qui résulte de la belle symétrie des membres et de l’accord des mouvements ; et comme cet assemblage se fait par un moyen extrêmement subtil et caché, on ne peut le voir assez ni le bien connaitre pour le représenter et l’exprimer comme l’on voudrait10.
4La vaghezza, c’est le mouvement préféré à la figure, l’espace occupé de formes et de couleurs, sans souci de l’action. Mais ce n’est nullement un art du mouvement à la manière du Bernin dont le passage à Paris en 1665 avait laissé quelques souvenirs : on ne cherche pas un équilibre extrême des figures, mais leur installation dans un espace dont elles sont le centre et qui donne ainsi l’impression d’être habité, tout comme le danseur, dans le Maître à danser que Pierre Rameau, à partir de l’enseignement de Beauchamp, publie en 1725, doit avoir un à plomb qu’il ne perd jamais, chaque petit mouvement correspondant à un contre mouvement qui compense ; danser ainsi n’est pas passer d’un déséquilibre à un autre déséquilibre11. Cet espace particulier autour d’un centre invisible est la grâce de Watteau qui de ce fait semble toujours peindre des scènes de danse.
5Pour Dezallier d’Argenville en 1745, Watteau suit le goût des bambochades qui est à l’opposé du sérieux12 et Caylus en 1748 reproche à ses compositions de n’exprimer aucune passion ni action. Il n’est plus question de grâce d’autant que, dans le même temps, elle est devenue une valeur sociale, confondue avec le maintien, la bienséance : elle tient aux apparences et, à ce titre, elle s’acquiert par l’apprentissage de la danse, qui donne au corps des postures nobles et gracieuses dont usent aussi les peintres – ce que Pierre Rameau appelle les « justes positions ».
6Dans le Traité de civilité, Antoine de Courtin, qui est une sorte d’autorité, fait une observation du même ordre :
Il faut observer aussi d’avoir un marcher modeste, ne frappant point fortement le plancher ou la terre, ne traînant point aussi les pieds, ne marchant point, comme si l’on dansait, ne marquant point la violence de la teste, ou des mains ; mais se retenant en soi même et marchant doucement, sans tourner la vue ça et là13.
7Cette grâce que Rameau prescrit dans un lent déroulement des segments du bras14, où le peintre l’installe-t-il sur la surface qui lui est assignée ? Lorsque, une fois quitté son dernier maître, il commence son œuvre personnelle, recherchant désormais ce que la forme humaine peut receler d’humanité, il ne recourt pas à ces conceptions du corps que ses contemporains utilisent, positions fondées sur une harmonie de gestes et de postures qui renvoie, comme le prône Coypel, à la rhétorique, à l’art dramatique et pantomimique et à la bienséance15. Très loin des spéculations philosophiques qui se tournent du côté de l’homme-machine16, il entreprend de peindre l’invisible de l’espace, de l’illuminer en quelque sorte, de représenter l’espace gros du mouvement. Sous son maître Gillot, il a acquis la vivacité du trait qui esquisse le geste et avec Claude III Audran, la figure qui se défait au profit de la ligne qui dessine l’espace. De ces apprentissages qui ne sont pas académiques17, il a formé son idée propre de l’expression, qui certes, ne se range pas du côté du sublime. D’abord, elle ne s’appuie pas sur les traits du visage, quoiqu’elle fasse une grande part au regard, et tient aux formes, c’est- à-dire aux masses d’étoffe traversées de mouvements internes, groupées en faisceaux, et aux feuillages confus traversés par le vent. Watteau a recouru à certaines techniques particulières. Utilisant pour le dessin la sanguine avec la pierre noire et la craie – cette sanguine « qui semble lui appartenir en propre, écrivaient les Concourt18 » –, il introduit une représentation nouvelle, ce que Diderot appelle « la vie » dans son Essai sur la peinture ; il dessine les parties internes en les faisant migrer sur la surface, comme si une beauté intérieure, beauté de chair et de vie, par ce retournement, refluait de l’intérieur secret du corps sur les parties visibles, ce qui donne parfois l’impression d’un visage halluciné.
8Une autre technique dont il use est l’arabesque – les « rabesques d’après Raphael » comme on disait alors – conçues pour installer une impression de continuité. Raphaël et son atelier en ont assuré l’extension progressive, faisant évoluer ce genre vers une peinture sans sujet dont la raison d’être n’est plus l’élément anecdotique, mais la valeur structurante en général ; elle est comme l’ossature de la surface générale. Et lorsqu’on arrive à l’époque de Watteau, le système, notamment utilisé par Audran pour la Ménagerie de Versailles (1700), est passé de l’installation d’éléments arabesques issus du grotesque à l’intérieur d’une structure géométrique – souvent un panneautage – à un envahissement en dehors des limites des cadres tuteurs qui s’ouvrent et dissolvent la figure en réduisant les contrastes entre cadre et arabesques. C’est donc à la fois un principe d’unification qui assure une continuité, mais aussi de corruption et de dévoration de l’objet par son décor19.
9Watteau ne va pas persister dans cette technique, mais il conserve dans ses compositions le souvenir de ce traitement de l’espace, par l’usage d’accents qui installent un rythme donnant effet d’une danse ou d’une musique. René Vinçon en a fait l’étude pour le « Ruban bigarré » :
Petites cannes, petites barres, fines rayures dans l’ondoiement de l’ensemble. Bâtonnets dispersés dans le Tout Ensemble comme à en contrarier l’ordre et à y marquer, toujours discrètement, un rythme. L’Ensemble : un long rythme lent dans l’étirement horizontal du tableau. En partant de la statue, il y a sept cannes qui rythment en mineur la ligne serpentine du Tout Ensemble, comme autant de barres de mesure. Griffures dansantes qui n’obéissent plus à une cadence monotone : elles-mêmes figures du rythme, scansion. Comme si un arpège légèrement irrégulier, dispersé, était enfoui dans la grande mélodie du défilé des figures20.
10Au service de cet ensemble, les gestes esquissés, des postures ébauchées qui ne font qu’occuper l’espace d’une harmonie générale, d’un mouvement comme poussé d’un point inconnu et appelant un autre point tout autant inconnu. Et par un principe d’écho, tel objet reprenant tel autre, fait qu’avant d’être la représentation d’une action, la surface peinte est une structure dynamique rythmée où les mains sont continuées par les arbres et les plis par les feuillages21. Ce n’est pas ce qu’on nomme une composition22 ; au contraire d’aller vers une stabilité de l’ensemble, même si la scène, sur les tableaux, paraît se structurer en groupes, les figures semblent travaillées par un mouvement involontaire qui produit des inclinaisons, des torsions ou des effacements. Le pied, la main, le regard pointés vers un ailleurs sont un appel vers un lieu imaginaire, mais suivent la direction donnée par une ligne arabesque disparue. Les motifs, personnages, paysages ou objets sont enveloppées dans l’espace, ce qui constitue, en reprenant les termes de René Huyghe « non plus un balancement et une ordonnance de lignes et de masses, mais un mouvement qui s’ébranle à travers le tableau et y promène le regard au gré de son itinéraire onduleux23 », somme toute ce que Firenzuola nommait desiderio. C’est choisir de représenter l’indicible, la couleur qui n’a pas de nom, le geste qui n’a pas de sens, l’action sans but ; visages à regard perdu, vues de dos, de gestes qui ne sont ni d’expression, ni de langage, actions incertaines. Ce sont les attitudes passagères donnant – ce qui étonnait les Concourt – en des dessins rapides et de premier coup, « le je ne sais quoi indicible ». Le souci n’est pas de noter explicitement les positions du corps d’un individu, d’un acteur ou d’un danseur, non plus que d’être anecdotique. L’intérêt particulier de Watteau pour les créatures de la scène, qui forment ce que Tomlinson et Moureau24 appellent « le nouveau monde des dieux de la Régence », peut s’expliquer par le désir de composer un espace fermé, celui de la scène, guère différent de celui d’une clairière, lieux de nulle part, propres à permettre la métamorphose : tout semble se résumer à ce désir de transformer, d’illuminer un espace particulier en y installant une harmonie ou un réseau de correspondances particulier.
11C’est la force de désir installée dans l’immobilité, comme ce qui se passe dans certaines cérémonies orientales que découvrent alors les jésuites : la cérémonie du thé au Japon, décrite par le missionnaire portugais Joao Rodrigues25, un lieu qui s’est chargé d’une énergie particulière pour laquelle les mots de Claudel, décrivant les espaces singuliers du Japon, viennent à l’esprit : « un pays qui ne connaît pas le repos et où le mouvement ne cesse jamais. Celui de l’ombre et de la lumière, celui du vent et de la pluie, celui du soleil et de la lune mille fois interprétés par le relief, par le miroir, par le voile et par l’écran26 ». Aussi les comédiens sont-ils requis comme créateurs d’espace particuliers, transformant une surface en un champ de tensions, lieux de circulation particulière de la parole, où erre aussi la musique qu’on imagine alors comme des corpuscules suspendus dans l’air. Le comédien ouvre l’espace que crée son geste, comme l’ouvre le danseur.
12On relève dans l’œuvre de Watteau l’importance du principe de torsion pourvoyeur de cette énergie ; les personnages ne sont ni posés, ni installés : le dessin « Femme assise, en robe noire, se tournant vers la droite, la main droite levée27 » (vers 1716), montre bien cette position de torsion, supposant un effort musculaire autour de l’axe de la colonne vertébrale qui s’origine dans la terre ; c’est une tension, une puissance venue de l’intérieur qui conduit le mouvement – et le contraire d’un corps mou –, et cette énergie est emportée par le regard et la main vers un point inconnu. Comme la « Jeune femme assoupie dans un fauteuil, vue de trois quart et tournée vers la droite28 » (vers 1713), comme les « Deux hommes esquissant un pas de danse29 » (vers 1711-1712), et tant d’autres. Pour le coup, c’est le contraire d’une mollesse ou d’une atonie qu’on appellera plus tard rococo. Cette torsion gouverne le jeu des plis, des drapés, des éventails, et des bras : d’où l’aspect vide des positions des mains et des pieds et, par le regard, le point d’impact vers l’ailleurs30.
13Le pli, usage que Rosenberg dit « maniaque », dont la torsion de taille permet le déploiement, ne fait qu’amplifier la courbe ; il se propage en occupant les espaces intermédiaires – ce sont « de petites fractions ou réflexions31 », disait Jonathan Richardson – et porte encore le souvenir des lignes arabesques. On peut voir ainsi sur le dessin « Femme assise à terre32 », vue de dos, sans physionomie, que les plis font de cette femme une structure compliquée emplie de tensions conjuguées qui semblent une danse immobile où tout converge vers le lieu le plus précieux, la nuque, lieu inexpressif de la fragilité et de l’humanité en même temps que celui de la grâce et de l’éros. Souvent, le corps secrètement présent sous ces plis est hanché, ce qui est un des moyens de représenter la grâce, selon Raymond Bayer – hanchement qui est variation autour de l’axe, oscillation deçà delà, d’où naissent les courbes et les contre-courbes, et qui ne doit pas dépasser certaines limites – conservant son à-plomb sous peine de tomber dans l’affectation33.
14Le geste n’est que la conséquence de cette force de torsion qui habite les personnages, voire les objets, comme un soudain désir. Geste d’oubli, geste mousseline, geste de protection, geste de don, et le contraire d’une perte au dehors. Le geste se propage : les personnages pirouettent, s’inclinent, effectuent des torsions en tous sens, tous les ploiements, toutes les flexions, ils suggèrent un nombre infini de directions qui tissent l’espace de leurs fils entrecroisés : c’est une certaine idée du temps et de l’espace pour René Huyghe34, qui repose sur le développement progressif d’un mouvement, de personnage à personnage, de personnage à objet, tout cela prolongé par des effets de perspective. Le geste libre, sans objet, ne fait qu’amplifier l’impression de suspension comme dans L’Indifférent décrit par Claudel :
il suspend un équilibre dont le poids, plus qu’à demi conjuré, ne forme que le moindre élément. Il est en position de départ et d’entrée, il écoute, il attend le moment juste… L’archer a déjà commencé cette longue tenue sur la corde, et toute la raison d’être du personnage est dans l’élan mesuré qu’il se prépare à prendre, effacé, anéanti dans son propre tourbillon35.
15La main est tenue sans force mais avec énergie, comme si elle touchait à distance, ce qui peut faire songer au toucher du clavecin. Elle est l’aboutissement de l’énergie de la forme corporelle. Lieu de passage le plus probable de l’intérieur à l’extérieur, elle permet de dessiner l’espace, geste du don, de l’offrande. « Tout le monde les connaît, disaient les Goncourt, ces mains tactiles, si bellement allongées, si coquettement contournées autour d’un manche d’éventail ou de mandoline, et dont le crayon du Maître traduit amoureusement la vie nerveuse36. »
16C’est faire une place à l’âme, dont la nécessité en art se perdit au cours du xviiie siècle et qui revient avec Kleist, au début du siècle suivant, âme égarée depuis Le Bernin :
Vous n’avez qu’à regarder la P…, lorsqu’elle joue Daphné et que, poursuivie par Apollon, elle se retourne vers lui : son âme est logée dans ses vertèbres lombaires ; elle se penche comme si elle allait casser, telle une naïade de l’école du Bernin. Regardez le jeune F., dans le rôle de Pâris, lorsque, debout au milieu de trois déesses, il tend la pomme à Vénus : son âme est carrément logée (c’est effroyable à voir), dans son coude37.
17Pour Kleist, contre le Bernin, retrouver l’âme du danseur, en prenant modèle sur la marionnette, n’est-ce pas organiser l’espace intérieur, faire confiance à l’articulation pour la déceler, au-delà de la chair ?
18Cependant, dans la fuite des perspectives, dans la pierre qui apparaît ça et là, monument évidé ou statue érodée, les gestes qui ouvrent l’espace ne vont-il pas vers le vide ? Beaucoup de scènes sont réalistes, mais cachent un vide inquiétant. Prenons-en à preuve la feuille du « Savoyard debout38 » (1715), avec son étrange main monstrueuse à l’avant qui montre une « curiosité » absolument invisible.
19La mélancolie de Watteau était bien connue au xviiie siècle : « sombre mélancolique comme le sont tous les atrabilaires, naturellement sobre et incapable d’aucun excès39 », écrit Caylus. Voilà qui nous renvoie au père Rodrigues, descripteur du Japon :
L’humeur naturelle et la disposition des Japonais en général est d’être mélancoliques : portés par ces inclinaisons naturelles, ils se reposent et trouvent beaucoup de plaisir dans les lieux solitaires, retirés et faisant naître la saudade, tels les bosquets d’arbres ombragés, avec de petites roches et des rochers, avec des oiseaux solitaires, avec de frais cours d’eau qui, en leur tracé, tombent des mêmes rocs, ainsi qu’avec toute sorte de chose isolée qui possède en elle-même un certain abandon et une note naturelle, qui invite les mêmes à une humeur identique et à la mélancolie avec la saudade qu’elle engendre40.
20Ce n’est pas, au reste, que l’œuvre de Watteau ne comporte quelques éléments révélateurs de cette position mentale. Qu’on observe le tableau du Jugement de Paris : la vue de dos engage par torsion le reflet de la beauté de Vénus en Méduse reflété dans le bouclier d’Athéna. La beauté dans ses coulisses cache des fonds affreux et l’amour recèle quelque chose de terrible. La beauté de la perspective contient le vide, comme des étoffes de soie arrivées à Marseille vers 1720 contenaient des puces porteuses du bacille de la peste. Ce néant que représente la figure de Méduse à l’intérieur de la fête galante sera reconnu par Verlaine comme une danse macabre, variation sur la mort et l’érotisme :
S’entrelacent soudain des formes toutes blanches,
Diaphanes, et que le clair de lune fait
Opalines parmi l’ombre verte des branches,
– Un Watteau rêvé par Raffet ! –
…/…
– Ces spectres agités, sont-ce donc la pensée
Du poète ivre, ou son regret, ou son remords,
Ces spectres agités en tourbe cadencée,
Ou bien tout simplement des morts41 ?
21Le musée de Tours conserve un singulier tableau anonyme nommé Concert sous la lune, de la fin du xviiie siècle. Il montre une scène de fête galante, curieusement dénaturée, où les personnages n’ont plus la légèreté de Watteau mais sont pétrifiés, stupéfiés, défigurés comme une société d’ombres grotesques. Les visages sont ruinés, d’écouter peut-être une musique dans laquelle ils s’abîment. Le jardin est dévoré de mousses, la végétation est malingre ; c’est une scène de ruine. Il semble que le monde se soit défait sans que les êtres en aient eu conscience, occupés de leur jeu, en des gestes indéfiniment immobilisés, et qu’un autre monde ait envahi celui de la fête galante : la mort qui pousse de l’intérieur, une fois que l’âme est oubliée.
Notes de bas de page
1 Edmond et Jules de Goncourt, L’Art au xviiie siècle, Hermann, 1967, p. 65.
2 Giovan Paolo Lomazzo, Idea del tempio della pittura, 1591 ; Lodovico Dolce, Dialogo della pittura, 1557.
3 Benedetto Varchi, Libro della Beltà e Grazia (1540) dans Scritti d’arte del Cinquecento. L’imitazione. Bellezza e grazia. Proporzioni. Misure. Giudizio, a cura di Paola Barocchi, Einaudi, 1979, vol. 7, p. 1678-1679.
4 Vincenzio Danti, Trattato delle perfette proporzioni (1567) dans Scritti d’arte del Cinquecento ; op. cit., p. 1687 et 1688.
5 Léonard de Vinci, Traité de la peinture, traduit par Fréart, Paris, Langlois, 1651.
6 Dans Diderot, Œuvres complètes, op. cit., t. VI, p. 523. Le terme de Fêtes galantes a été inventé pour Watteau par les académiciens. La galanterie est alors une valeur courtisane de l’autre siècle, qui tend à se confondre avec la sensualité.
7 Vies anciennes de Watteau, Pierre Rosenberg (éd.), Paris, Hermann, 1984, p. 6.
8 Ce thème est fort courant dans l’œuvre de Watteau : pèlerins de Cythère, savoyards, pèlerins de Saint Jacques.
9 Agnolo Firenzuola, Celso. Dialogo delle bellezze delle donne, Opere, a cura di Adriano Seroni, Sansoni, 1958, p. 563-565. Au mot vaghezza, il faut ajouter ceux de sprezzatura, venustà, tenuità.
10 André Félibien, Entretiens, op. cit., t. I, p. 38.
11 La danse du vingtième siècle se fonde sur le déséquilibre. Félibien, parlant du mouvement, indique que l’équilibre « vient du repos que tous les membres reçoivent quand ils sont soutenus sur leur centre, aussi cet équilibre venant à manquer, il faut que le mouvement suive, et qu’il se porte en quelque lieu ;. .. le mouvement se ruinerait lui-même, si l’équilibre ne demeurait toujours comme sa guide,. pour le redresser lorsqu’il passe d’un lieu à un autre, et comme un contrepoids dans les mains d’un homme qui danse sur la corde » (op. cit., t. II, p. 361).
12 Vies anciennes de Watteau, op. cit., p. 50. Pour l’Encyclopédie, c’est une peinture de grotesque à la manière de Pierre de Laer (né en 1613) dit Bamboche. Les Bamboccianti, peintres de la campagne romaine, ont une place essentielle dans l’invention du paysage réaliste : peintres du fugitif où la physionomie disparaît – ce qui les différencie en tout point du Caravage – pour ne laisser que des fusées de lumière, un mouvement de danseurs ou de cavaliers, à côté de ruines menaçantes par leur noirceur et leur masse énorme. Ainsi, en réalité, Watteau est dans leur suite mais Dezallier donne au mot une valeur dépréciative.
13 Antoine de Courtin, Nouveau Traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnestes gens, Josset, 1679, p. 28. La bonne grâce concerne également certaines formes de langage, certaines manières en peinture et certains ornements en musique. L’origine en est le livre de Castiglione.
14 Pierre Rameau, Le Maître à danser, sl, 1725 : « Quoique les mouvements du poignet ne semblent pas difficiles, ils méritent pourtant que l’on y fasse attention : en ce qu’ils se prennent dans les extrémités des bras ; et c’est de ces mêmes extrémités qu’il sort des grâces infinies, quand les bras sont conduits avec douceur » (p. 203).
15 Le tableau mythologique suppose l’action d’un héros (par exemple Hercule jetant Lycas dans la mer de Houasse en 1707) ; même au repos (Hercule chez Omphale de Dumont le Romain en 1728), le héros est un assemblage de muscles, sans la qualité de geste (une énergie conduite au-delà du membre) propre à Watteau.
16 La pensée de l’homme machine s’est poursuivie depuis Descartes et Mersenne ; le médecin Burette, en 1717, écrit du corps humain : « C’est un assemblage merveilleux de tuyaux de différents diamètres entrelacés et repliés sur eux mêmes de mille manières en travers desquels différents liquides doivent rouler sans cesse pour leur donner divers ébranlements que ces liquides reçoivent à leur tour » (Histoire de l’Académie royale des Inscriptions et Belles Lettres).
17 Watteau, toutefois, entra à l’Académie en 1712, avec un morceau laissé à sa guise. L’Académie n’est pas exactement vouée à l’art officiel : elle cherche à rassembler tous ceux qui travaillent à la gloire du règne (surtout après la mort de Le Brun en 1690).
18 Concourt, L’Art au xviiie siècle, op. cit., p. 77. Une sanguine d’un ton de pourpre, qui se distingue de la sanguine brunâtre de tous, et qui prend sa couleur charmante et son incarnat de vie de l’habileté des oppositions du gris et du noir.
19 Voir la feuille « Buveur assis dans une arabesque » (1703-1711).
20 René Vinçon, Cythère de Watteau ou le « Ruban bigarré », L’Harmattan, 1998, p. 18.
21 Félibien juge que les plis et les arbres ont les mêmes agitations : « comme il sort diverses branches d’un arbre, de même, il sort d’un vêtement plusieurs plis qui se répandent et se jettent en différentes manières, selon que le vent ou le mouvement du corps les agite » (« Quatrième Entretien », op. cit., p. 371).
22 Dans l’Encyclopédie : « Un tableau bien composé est un tout renfermé sous un seul point de vue, où les parties concourent à un même but, & forment par leur correspondance mutuelle un ensemble aussi réel, que celui des membres dans un corps animal ; en sorte qu’un morceau de peinture fait d’un grand nombre de figures jetées au hasard, sans proportion, sans intelligence, & sans unité, ne mérite non plus le nom d’une véritable composition, que des études éparses de jambes, de nez, d’yeux, sur un même carton, ne méritent celui de portrait, ou même de figure humaine », art. « Composition », Diderot.
23 René Huyghe, L’Univers de Watteau, Henri Scrépel, 1968, p. 69.
24 François Moureau, Présence d’Arlequin sous Louis XIV, Klincksieck, 1992 : « Watteau créa une Italie toute intérieure, mais dans une vision de peintre » (p. 97). Robert Tomlinson, La Fête galante : Watteau et Marivaux, Droz, 1981 : « La Régence… apporta une conscience accrue des possibilités psychologiques de la mythologie, de la façon dont les dieux pourraient figurer le conflit de force internes » (p. 44).
25 Voir François Lachaud, « Le bouddhisme au miroir ibérique : Joao Rodrigues et la cérémonie du thé », conférence, Institut de France, 9 janvier 2009.
26 Paul Claudel, « L’arrière-pays », L’Oiseau noir dans le soleil levant, Poésie/Gallimard, 1974, p. 229-230.
27 Pierre Rosenberg, Antoine Watteau, 1684-1721 : catalogue raisonné des dessins, Gallimard, 1996, n° 441.
28 Ibid., n° 186.
29 Ibid., n° 130.
30 Il est vrai que la torsion se trouve souvent en peinture ; par exemple sur le Portrait de Mlle Prévost en bacchante de Raoux (morceau de réception de 1717), la torsion a pour objet de mettre en évidence la poitrine nue, ouverte et offerte par le geste des bras, tout cela formant pose pour le plus grand bénéfice des charmes de la danseuse.
31 Jonathan Richardson, Traité de la peinture et de la sculpture, op. cit. : « Il ne suffit pas qu’il y ait de grandes masses ; il faut, pour ne pas paraître tristes ni désagréables, qu’elles soient subdivisées en de plus petites parties. C’est ainsi que, par exemple, dans une pièce d’étoffe de soie, quoiqu’on y remarque au grand jour lorsqu’on en couvre une figure entière ou un membre, on y peut faire de petits plis, et de petites fractions ou réflexions, et en conserver en même temps la grande masse » (t. I, p. 95).
32 Pierre Rosenberg, op. cit., n° 398.
33 Raymond Bayer, L’Esthétique de la grâce, Paris, Félix Alcan, 1933 : « la grâce a sa limite qu’on ne saurait outrepasser » (t. II, p. 569). Ce n’est pas sans rapport avec ce qu’on lit dans Léonard : « Ce penchement procède de ce que la figure étant plantée sur un pied, ce pied se fait centre de tout le corps, ce qu’étant ainsi, le milieu des deux épaules (ou la clavicule) se jette dessus, quittant la ligne centrale, laquelle passe perpendiculairement par les milieux de la superficie du corps ; et plus cette ligne vient à s’écarter et porter sa plus haute extrémité sur le pied qui pose, et plus aussi toutes les lignes transversales étant contraintes de quitter leurs angles droits, vont laisser un de leurs bouts vers la partie qui soutient le corps » (« De la position des figures », op. cit., p. 27-28).
34 Voir L’Univers de Watteau, op. cit., p. 53.
35 Paul Claudel, L’Œil écoute, Gallimard, 1946, p. 151.
36 Edmond et Jules de Goncourt, L’Art du dix-huitième siècle, op. cit., p. 75.
37 Heinrich von Kleist, « Über die Marionetten » (1810), Werke, Bd. 1, Aufbau Berlin und Weimar, 1983, trad. Socard, dans Réalités secrètes, 1968, np.
38 Pierre Rosenberg n° 291.
39 Caylus dans Vies anciennes, op. cit., p. 85 : « Au reste il était de taille moyenne ; il n’avait point du tout de physionomie ; ses yeux n’indiquaient ni son talent ni la vivacité de son esprit. »
40 François Lachaud, « Le bouddhisme au miroir ibérique », op. cit., p. 16.
41 Paul Verlaine, « Nuit du Walpurgis classique », Poèmes saturniens, Paysages tristes, n° 4, 1866.
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