The Seven Arts et la formation d’un milieu intellectuel new-yorkais
p. 319-337
Texte intégral
1The Seven Arts est une petite revue mensuelle lancée en novembre 1916 par trois jeunes intellectuels new-yorkais, James Oppenheim, Waldo Frank et Van Wyck Brooks, et consacrée essentiellement à l’art et à la création d’une culture américaine. Elle cessa de paraître moins d’un an après son lancement, en octobre 1917, lorsque ses mécènes lui retirèrent leur soutien financier en raison de la publication d’articles anti-guerre. Si l’on s’en tient à des critères strictement quantitatifs, notamment à son tirage et à sa durée de vie, The Seven Arts doit être considérée comme une revue mineure ; en effet, on estime que les douze numéros ne furent jamais tirés à plus de 4 000 exemplaires. Pourtant, The Seven Arts reste à bien des égards une revue marquante pour quiconque s’intéresse à l’histoire des idées aux États-Unis et au rôle des intellectuels dans la société américaine. De novembre 1916 à octobre 1917, elle se fit l’écho de tous les débats sur les arts et le rôle des artistes non seulement dans la vie intellectuelle américaine mais aussi dans la société au sens large. Tout en proclamant haut et fort son apolitisme, la revue ne cessa d’offrir une réflexion sur l’articulation entre l’art et la politique ; en effet, sa parution coïncide avec deux des événements majeurs du début du xxe siècle : la guerre devenue mondiale après l’intervention américaine en avril 1917 et les révolutions russes de février et d’octobre. Les douze livraisons de la revue constituent aussi un jalon important dans l’histoire des idées aux États-Unis dans la mesure où elles nourrirent les débats de l’ère progressiste, qu’il s’agisse de celui, ô combien central, de l’immigration, des questionnements sur la nature de l’état-nation américain ou sur l’universalisme des valeurs américaines. Enfin, la revue joua incontestablement un rôle dans l’émergence d’un milieu intellectuel rassemblant des artistes et des penseurs, milieu qui disparut brièvement en 1918 et 1919 pour se reformer au début des années vingt1.
2Un bref aperçu de l’historiographie existante sur The Seven Arts suffira à montrer que, hormis quelques mentions dans des ouvrages et des articles, la revue n’a sans doute par reçu l’attention qu’elle mérite. Elle est souvent mentionnée brièvement pour évoquer les milieux intellectuels new yorkais pendant la guerre ou citée parmi les revues modernistes. Casey Nelson Blake, qui lui consacre une quinzaine de pages dans Beloved Community2, constitue une exception. Blake s’attache à montrer que The Seven Arts n’est pas la contrepartie artistique d’une autre revue, plus politique celle-là, The New Republic. En d’autres termes, il s’inscrit en faux contre une tendance de l’historiographie américaine qui voudrait voir dans The Seven Arts une revue intrinsèquement artistique, destinée à concurrencer la revue progressiste, The New Republic3. Pourtant, cette vision des choses n’est pas totalement erronée puisque Oppenheim lui-même aurait déclaré en 1914 être fondamentalement jaloux du groupe qui avait lancé un nouveau journal d’opinion, The New Republic, alors que la chose à faire était selon lui de créer une revue d’art, puisqu’à son sens, l’Amérique ne pouvait être régénérée que par l’art4. Il se serait alors lancé en 1916 après avoir trouvé le financement nécessaire. Pour sa part, Thomas Bender remarque que The Seven Arts constitue le premier exemple de collaboration entre intellectuels protestants et juifs, et voit dans cette expérience éditoriale un signe avant-coureur de Partisan Review, la revue radicale créée en 1934 par Philip Rahv. Pour David Hollinger, en revanche, le but affiché par Brooks, Oppenheim et Frank était le renouveau esthétique de l’Amérique, et ce projet était marqué du sceau du « cosmopolitanisme transnational » d’un Horace Kallen ou d’un Randolph Bourne. En d’autres termes il s’agissait pour l’équipe de The Seven Arts de proposer une revue qui transcenderait tous les particularismes, qu’ils soient ethniques, régionaux ou religieux, et signerait l’avènement d’une culture nationale et réellement cosmopolite5. En dépit de leurs analyses parfois divergentes, ces historiens partagent néanmoins la même vision d’une revue moderniste créée par des « cultural radicals » qui cherchaient à débarrasser la culture américaine de ses oripeaux européens. Tous voient également l’entrée en guerre des États-Unis comme une ligne de partage délimitant clairement une période plus innocente ou naïve pendant laquelle les questions politiques restèrent reléguées au second plan, d’une autre, postérieure à avril 1917, au cours de laquelle la politique aurait fait une entrée remarquée dans les pages de la revue. Enfin, ces critiques envisagent The Seven Arts comme un lieu de sociabilité où les intellectuels se définissaient essentiellement en termes générationnels. Ils avaient en effet tous grandi et fait leurs études pendant la période progressiste (après 1900), étaient en rébellion contre les canons artistiques hérités du xixe siècle et se voulaient être les agents de la régénération artistique des États-Unis. J’entends pour ma part montrer dans un premier temps qu’art et politique étaient deux questions indissociables dans les années 1910, tandis que nous nous pencherons, dans un second temps, sur la revue dans le contexte plus vaste de la période progressiste et de la géographie intellectuelle new yorkaise.
L’art, la politique et la question de l’identité américaine
3La plupart des critiques considèrent que les revues modernistes, exclusivement préoccupées par des questions esthétiques, étaient indifférentes aux questions sociales. Dans Writers for the Nation, American Literary Modernism, C. Barry-Chabot affirme pour sa part que les modernistes étaient également animés par le désir de restaurer des liens sociaux, un « sens de la communauté » en passe de disparaître aux États-Unis. Il affirme que les critiques se sont laissé éblouir par la dimension internationale du modernisme littéraire au point d’oublier que ce mouvement reflétait également les aspirations profondes des nations et de leurs citoyens, tant au niveau social que politique6. Il me semble, et c’est ce que je chercherai à montrer ici, qu’à trop voir dans The Seven Arts une revue moderniste essentiellement préoccupée par la naissance d’une culture américaine, on a fini par oublier que l’art et la politique étaient présents dans The Seven Arts dès le début de cette aventure intellectuelle ; en effet il ne fallut pas attendre le numéro de mai 1917, un mois après l’entrée en guerre des États-Unis, pour voir les rédacteurs s’interroger sur des questions qui ne relevaient pas de l’esthétisme pur. Bien au contraire, de nombreuses contributions reflétaient, dès novembre 1916, les débats sur les valeurs américaines, la nature de l’état-nation américain ou la démocratie.
4Pour les rédacteurs de The Seven Arts, la renaissance culturelle des États-Unis est une question qui dépasse le monde des arts, car elle est intimement liée à un questionnement sur l’identité américaine. Définir ou plus exactement redéfinir l’identité américaine leur semble en effet être la condition nécessaire et préalable à la création d’un art américain. Mais, contrairement aux vieilles nations européennes dont l’identité est profondément enracinée dans une histoire et une langue communes et séculaires, les États-Unis ont une identité aux frontières fluctuantes, qu’ils ont constamment remodelée au gré des vagues successives d’immigrants. D’une nation essentiellement définie en termes religieux et raciaux (White-Anglo-Saxon Protestant) jusqu’au milieu du xixe siècle, ils sont devenus, peu après l’arrivée de millions de catholiques irlandais, une nation blanche et chrétienne. Entre 1880 et le 1924, les États-Unis, qui voient s’installer sur leur sol environ 23 millions d’immigrants, parmi lesquels des Juifs d’Europe de l’Est, sont à nouveau contraints de se poser la question de leur véritable identité. L’interrogation majeure pendant les deux premières décennies du xxe siècle porte sur la nature de l’identité nationale américaine. A cette question, centrale pour les politiciens, les artistes de The Seven Arts tentent d’apporter une forme de réponse. Définir l’identité américaine est pour eux indissociable de la création d’une culture nationale. Or, cette culture nationale ne pourra voir le jour qu’à trois conditions : faire sortir l’art de la sphère privée où il est confiné, transcender le régionalisme des Américains et s’affranchir de la culture européenne. Examinons brièvement ces trois points.
5Dans le premier numéro daté de novembre 1916, Waldo Frank fait le constat suivant :
It is our faith and the faith of many that we are living in the first days of a renascent period, a time which means for America the coming of greatness. In such epochs the arts cease to be a private matter ; they become not only the expression of the national life but a means to its enhancement […]. Our arts show signs of this change. It is the aim of the Seven Arts to become a channel for the flow of these new tendencies : an expression of our American arts which shall be fundamentally an expression of our American life7.
6Pour Fank, l’art doit cesser d’appartenir à la sphère privée pour entrer de plein droit dans la sphère publique et devenir l’expression d’un sentiment national8. Les artistes ne doivent plus communiquer exclusivement entre eux, comme le ferait un groupe de spécialistes, mais apprendre à communiquer avec la nation tout entière. Il donne notamment l’exemple de la « new poetry » qu’il juge inaccessible au public, reprochant aux poètes contemporains de former une coterie refermée sur elle-même. Pour combattre cette tendance, la nouvelle revue doit jouer un rôle de médiateur entre les artistes et le public, et aider l’art à sortir de la confidentialité en le rendant accessible au plus grand nombre9. Si The Seven Arts veut contribuer à créer un art américain elle doit en second lieu tenter de transcender les différences, qu’elles soient raciales ou régionales, en bref unifier la nation. Force est alors de constater que les États-Unis ne sont pas une nation classique homogène. Dans un article intitulé « A Poor Thing but Our Own », Harold Stearns ne remarque-t-il pas en mars 1917 :
There (is) therefore no national experience shared by all. Possibly we shall never have the racial integrity […] which comes from one blood. After all we are a nation, not a race, and a heterogeneous nation at that. Different sections of the country, sharp and distinct economic and cultural backgrounds ; politically we are split in two by a nationalism which reinforces a bitter memory by an actual historical line. It will be difficult, perhaps impossible to transcend these variations in terms of a wider national experience10.
7Pour Stearns, l’hétérogénéité des États-Unis rend hypothétique la création d’une véritable nation capable d’engendrer une culture qui serait le reflet l’âme américaine. Dans un autre article, Van Wyck Brooks lui fait écho lorsqu’il affirme que les Américains ont longtemps été tentés de s’exprimer en tant que Californiens ou Texans, et que cet attachement au régionalisme a nui à la création d’une culture nationale. C’est sans doute, ajoute Brooks, ce régionalisme qui a poussé des écrivains tels qu’Erza Pound ou Henry James à s’expatrier. Mais, poursuit-il, les choses sont en passe de changer puisque les artistes américains ont pris conscience de la nécessité de penser en termes nationaux11. Enfin, dans un article publié en avril 1917, James Oppenheim remarque lui aussi que l’unification de 13 états n’ayant rien en commun a été réalisée par Thomas Jefferson, le premier poète national américain. Les États-Unis ont été brièvement une nation à chaque fois qu’ils ont été capables de trouver un poète ou un prophète sachant exprimer l’idéal et les valeurs américaines en termes nationaux. Jefferson, Whitman et Lincoln ont tous trois joué ce rôle dans l’histoire des États-Unis. Et de conclure que ces trois grands « poètes nationaux » partageaient la même théorie sociale, la même vision de l’Amérique, mais que cette Amérique, cette vieille Amérique avait, depuis longtemps, cessé d’exister12.
8Pour les rédacteurs de The Seven Arts, la question de l’unité de la nation américaine était donc intimement liée à celle de la création d’une culture nationale. Dans ce contexte, créer ou récréer une nation telle qu’elle avait pu exister au xixe siècle incombait à nouveau aux poètes et aux artistes américains ; il leur revenait d’inaugurer cette nouvelle ère en essayant de forger des valeurs communes transcendant à la fois les particularismes ethniques et régionaux et l’individualisme maladif des Américains. Pour Brooks, en effet,
Our individualism (had) prevented the formation of a collective spiritual life in the absence of which the individual, having nothing greater than himself to subordinate himself to, is neither driven into the blind alley of his appetites or rides a hobby of his own invention until it falls into pieces from sheer craziness […]. Now it is the absence of this platform, as it were, of collective experience that we have suddenly come to realize13.
9Malgré ce constat d’échec, le ton de l’article était optimiste car, pour Brooks, il ne faisait aucun doute qu’une nouvelle ère s’annonçait et que le renouveau culturel ou artistique qu’il appelait de ses vœux s’accompagnerait d’un changement politique. Mais, comme le rappelle justement Blake dans Beloved Community, ni Brooks ni Oppenheim n’expliquaient clairement quels changements politiques ils espéraient, ni comment ces changements pourraient se produire14. Enfin, la création d’une véritable nation américaine dotée d’une vraie culture nationale passait par une émancipation des États-Unis vis-à-vis de l’Europe. Pour Stearns, il était impératif de se garder de ce qu’il appelait « the lure of foreign excellence », et de produire des œuvres d’art en prise directe avec la réalité (sociale ?) américaine, plutôt que d’essayer d’offrir une pâle imitation de l’art européen15. Pour lui The Seven Arts devait être le lieu où artistes et écrivains tenteraient d’apporter à la culture américaine une dimension et une intensité comparable (mais clairement distincte) de la civilisation européenne. Là encore, si les intentions étaient claires, les auteurs de ces articles n’expliquaient guère comment insuffler plus d’intensité à la culture américaine, pas plus qu’ils n’expliquaient quels changements politiques exacts ils espéraient. La guerre et les révolutions russes allaient fournir une réponse à certaines de leurs interrogations.
10Dans les livraisons qui s’échelonnent entre mai et octobre 1917, John Dewey, Randolph Bourne, John Reed et Bertrand Russell livrent leur analyse de la guerre dans des articles souvent brillants16. Tous se disent frappés par l’horreur de ce premier conflit moderne, mais contrairement à d’autres revues, telles que The Masses par exemple, The Seven Arts ne publie pas de compte-rendu ni de descriptions précis de la guerre en Europe ; les rédacteurs de la revue semblent plus soucieux de mesurer l’impact du conflit sur les États-Unis en tant que nation, sur leur identité nationale et, par ricochet, sur l’art américain. En effet, si les sujets plus directement politiques font une entrée remarquée dans les pages du journal, ils n’occultent pas, loin s’en faut, les questions culturelles ; de mai à octobre 1917, tout comme pendant la période précédente, art et politique semblent bien être les deux faces d’une même pièce. Dès mars 1917, à la veille de l’entrée en guerre des États-Unis, Oppenheim écrit dans son éditorial :
America must grow up and take its place in the world. It is in nationality, not in parochialism or regionalism today that the race finds its large self to which the individual may give all and so become human and high17.
11Avec la guerre, poursuit-il, les États-Unis sont en train de prendre conscience qu’ils forment une nation comme n’importe quelle autre nation, et que, loin d’être isolés, ils sont un fragment d’un monde, un état dans une fédération plus large. Ils ont perdu leur rôle de nation-messie et sont (re)devenus une partie de la civilisation européenne18. Pour Oppenheim, les États-Unis ont besoin d’un poète-prophète capable de projeter une nouvelle vision de l’Amérique qui fera émerger une nouvelle nationalité. Seul le Président Wilson lui semble pouvoir jouer ce rôle19. Wilson, l’homme politique tant admiré ou décrié dans la presse plus politique, devient ici l’incarnation du poète-prophète capable d’insuffler à la nation l’unité et l’énergie nécessaire à la création d’une culture nationale. Dans un autre article intitulé « Man and Music » et publié en mars 1917, un contributeur, mêlant culture et agriculture, note qu’une récolte ne pousse qu’après qu’on a planté une nouvelle graine. S’interrogeant sur le sens de la guerre, il poursuit : sera-t-elle cette nouvelle graine indispensable à l’émergence d’une nouvelle culture américaine20 ? En tout état de cause, l’Amérique ne sortira pas indemne de cette expérience, qui va la faire grandir, parvenir à maturité, et lui fera trouver la place qui lui revient dans le concert des nations. Le monde à venir sera plus international, il y faudra des nations fortes et l’Amérique y aura toute sa place. Et l’auteur de conclure que lorsque Wilson avait énoncé ses 14 points en janvier 1917, les Américains avaient trouvé pour la première fois une base sur laquelle leur sentiment national pourrait se fonder.
12La question de la démocratie constituait le deuxième thème politique central au cours des mois qui suivirent l’entrée en guerre des États-Unis. Mais, une fois encore les interrogations des contributeurs étaient loin d’être purement politiques. Alors même qu’Oppenheim, Frank and Brooks se demandaient s’il était légitime de faire la guerre au nom de la démocratie, cette question leur semblait intimement liée au « paradoxe américain » : les États-Unis, qui se vantaient d’être une démocratie, produisaient un art de moins en moins démocratique et de plus en plus élitiste. Pour Oppenheim :
Art for the people seemed to be behind us with Homer the great dramatist […] for the main tendency in art seems to be aristocratic. Who can read James’s novels ? And yet we say art must be the expression of a homogeneous group, the nation […] Where is the great artist who could reach every level of life at some point, who, in a sense was universal ? To the high, he gave height but also depth. It was thus that art could unify a nation and express a national entity. The artist was helped by the fact that he had directly to reach his audience, a mixed audience of high and low21.
13On le voit, les réflexions d’Oppenheim sur la guerre et la démocratie étaient autant d’occasions d’aborder la question, ô combien centrale, de l’art et de la culture aux États-Unis. La guerre avait peut-être enclenché un processus en jetant les nouvelles bases de l’identité nationale américaine. Là encore, Wilson, par sa nouvelle diplomatie et les principes qui la sous-tendaient était peut être l’instrument de ce renouveau, qui ne manquerait pas d’affecter les arts et la culture en les démocratisant et en les rendant réellement américains22. Dans un autre article, le critique Leo Stein articulait lui aussi réflexion politique et réflexion sur l’art, et parvenait à la conclusion qu’un art démocratique dans une nation démocratique devait être profondément différent des arts « anciens ». En d’autres termes, l’art dans une démocratie comme les États-Unis ne pouvait ni être « paysan » ni « aristocratique » comme en Europe, car les États-Unis étaient un pays neuf. La culture nationale qui devait voir le jour ne pourrait donc pas ressembler aux cultures européennes trop marquées par leur structure sociale rigide. Enfin, la révolution russe occupe une place de choix dans les pages de la revue à partir d’avril 1917. A l’instar de The Masses, la revue dirigée par Max Eastman, The Seven Arts consacra plusieurs pages (dont deux éditoriaux en août et septembre 1917) à l’impact de la révolution sur le monde. Mais l’analyse que livrait Oppenheim peut surprendre de la part d’un homme peu engagé politiquement ; pour lui l’Amérique venait de transmettre le flambeau de la liberté à la Russie, qui incarnait désormais l’espoir et le futur, et représentait un asile pour tous les opprimés de la terre. En bref, la révolution russe offrait un modèle de régénération pour les États-Unis, puisqu’elle portait en elle toutes les valeurs sur lesquelles les États-Unis avaient été créés, mais qu’ils s’étaient jusque-là montrés incapables de défendre23. Un article publié dans le dernier numéro d’octobre 1917 allait même jusqu’à saluer la création de la Russie soviétique, lieu de tous les possibles, politiquement et culturellement, où artistes et intellectuels pourraient créer une véritable culture comprise par les masses24. A une époque où la révolution bolchévique était accueillie fraîchement, voire même avec hostilité, en Amérique, cette analyse ne laissait pas de surprendre. Le petit groupe d’artistes et d’écrivains groupés autour d’Oppenheim voyait dans les changements survenus le signe d’une régénération culturelle à venir. Par un renversement étonnant, l’Amérique que Romain Rolland avait saluée dans le premier numéro de novembre 1916 comme « le futur d’une Europe vieillissante25 », passait un an plus tard le relais à une Russie sur le point de réaliser le rêve des rédacteurs de The Seven Arts.
14Qu’il s’agisse des six premiers mois de son existence (de novembre 1916 à avril 1917), période que les critiques aiment à décrire comme apolitique, ou des six derniers mois, marqués du sceau des interventions très politiques de John Dewey, Randolph Bourne, John Reed ou Bertrand Russell, l’art et la politique étaient, on le voit intimement liés dans les pages de la revue. Certes la revue avait, dès le premier numéro, annoncé son intention de régénérer la culture américaine ou plus exactement de créer une culture nationale, mais ce processus passait par une redéfinition, plus politique celle-là, de l’identité américaine. Inversement, lorsque The Seven Arts abordait les questions de la guerre, de la démocratie ou de la révolution russe, il s’agissait surtout d’examiner l’impact que ces questions pouvaient avoir sur la création d’une culture nationale. Pour Mark Morrisson, le nationalisme et les relations entre les arts et l’identité nationale étaient des questions centrales au début du xxe siècle26. Il semble que ceci ait été particulièrement vrai de The Seven Arts ; contrairement à des revues comme The Masses ou The New Republic, pour lesquelles la guerre et les révolutions russes étaient des événements essentiellement politiques, la revue d’Oppenheim analysait ces événements comme les catalyseurs devant accélérer la redéfinition de l’identité nationale américaine et la naissance d’une culture qui la reflèterait. Au bout du compte, la revue répondait bien aux deux questions majeures abordées par Romain Rolland dans le premier numéro de novembre 1916. « Nous vous demandons de défendre la cause de la liberté et d’en défendre les acquis, de les augmenter même. Par liberté, j’entends la liberté politique et la liberté culturelle » avait écrit Rolland27.
« Macro-histoire » et géographie intellectuelle
15Je souhaiterais maintenant jeter autre éclairage sur The Seven Arts, en envisageant la revue dans un contexte historique et géographique plus larges. En effet, il me semble que loin de refléter exclusivement les débats politiques et intellectuels brûlants des années 1916 et 1917, les pages de la revue faisaient très largement écho à certains grands débats de la période progressiste, et méritent donc une analyse que je qualifierai de « macro-historique ». Par ailleurs il est également intéressant d’étudier la géographie intellectuelle des revues new yorkaises de la fin des années 1910 afin de mettre en lumière la spécificité de The Seven Arts et sa place dans le réseau des petites revues.
16Si l’on envisage l’existence de The Seven Arts dans un contexte historique plus large que celui de la guerre, il apparaît que nombre d’articles publiés dans les douze livraisons reprenaient en essayant de les enrichir certains débats de l’ère progressiste (1901-1917), période marquée par un élan réformiste sans précédent aux États-Unis. Avec l’arrivée de millions d’immigrants, les politiciens réformateurs et les intellectuels commencèrent dans les premières années du xxe siècle à se demander comment les États-Unis allaient pouvoir accueillir ces nouveaux venus souvent si différents (nombre d’entre eux venaient d’Europe du Sud et de l’Est) des Américains d’origine anglo-saxonne. Les échanges de vue portaient essentiellement sur la capacité des États-Unis à assimiler ces nombreux immigrants sans pour autant remettre en cause la nature de l’état-nation américain. Un état-nation devait, affirmaient certains progressistes, montrer sa capacité à assimiler les nouveaux venus politiquement et culturellement. Or, il y avait toujours eu une tension aux États-Unis entre une identité politique monolithique – n’attendait-on pas des immigrants naturalisés une allégeance totale à la Constitution américaine – et une identité ethnique et culturelle plurielle28. En d’autres termes, si les États-Unis offraient un crédo politique universaliste (tous les hommes sont nés égaux et dotés de droits inaliénables) dans lequel tous les immigrants, quelle que soit leur origine, devaient se reconnaître, l’autre versant de l’assimilation, la dimension culturelle, faisait pour sa part l’objet d’un large débat. Ce débat mettait aux prises les partisans du melting-pot, fermement convaincus qu’en se fondant dans le creuset américain, les immigrants en viendraient à gommer leurs différences culturelles, et les nativistes, prônant alors la fermeture des frontières (seule solution possible pour limiter l’arrivée de hordes d’immigrants dont les valeurs étaient incompatibles avec la démocratie et la culture américaine). C’est dans ce contexte qu’un jeune intellectuel juif, Horace Kallen, avait publié en 1915 un essai très controversé, « Democracy v. the Melting Pot », dans lequel il montrait que le melting-pot n’avait pu voir le jour qu’en violant les principes de la démocratie américaine, c’est-à-dire en imposant une américanisation forcée aux immigrants. Il défendait pour sa part ce qu’il appelait le pluralisme culturel, voyant dans la diversité de la population américaine un atout et non un obstacle à surmonter. Pour Kallen, les minorités ethniques étaient si profondément attachées à leurs cultures respectives qu’on ne pouvait espérer l’avènement d’une culture nationale, mais plutôt l’émergence d’un pluralisme culturel, c’est-à-dire d’une société, respectant et encourageant les différences, seul gage de richesse et de rayonnement de la culture américaine. Un an plus tard, Randolph Bourne avait publié un long essai intitulé « Transnational America », dans lequel il prônait pour sa part un pluralisme égalitaire et vivifiant pour la nation américaine29. Pour lui, les États-Unis étaient la première nation internationale, une sorte de fédération mondiale miniature, et leur culture ne pouvait qu’être cosmopolite. A l’instar de Kallen, Bourne rejetait le nativisme et le melting-pot, et prônait l’émergence d’une Amérique transnationale.
17Ce débat sur la nation américaine et le paradoxe d’une nation apte à assimiler politiquement ses immigrants sans pour autant leur imposer une quelconque forme d’assimilation culturelle, fut bien relayé dans les pages de The Masses (1911-1917) et de The New Republic (1914-), et les rédacteurs de The Seven Arts ne pouvaient l’ignorer. Ils nourrirent le débat en des termes qui leur étaient propres. Ainsi, Van Wyck Brooks écrit-il dans “Our Awakeners” :
They (our intellectuals) say that our blood is mixed and our aims are too diverse for us to achieve a national faith in the European sense. We have none of the unity that gives life, no ; but we have almost succumbed to the uniformity that destroys it. Are they pleased with this ? Whether they subscribe to the melting pot theory or believe in preaching hyphenation, have they not proved themselves bankrupt in solutions30 ?
18Dans cet article, Brooks défendait une Amérique fière de sa diversité et de sa composition ethnique, mais souhaitait s’assurer que cette diversité ne gênerait pas l’avènement d’une culture américaine riche de toutes les traditions dont elle se nourrirait. Il refusait le melting-pot (l’assimilation forcée) tout autant que l’hyphenation, qui incitait les Américains à mettre avant et à cultiver leur double appartenance31. Comme la plupart de ses collègues au sein de la revue, il restait convaincu qu’il existait réellement une âme américaine capable de donner le jour à une culture américaine qui serait plus qu’un simple agrégat de cultures européennes. On retrouve les même interrogations dans « Toward a National Culture » publié en mars 1917 ou dans « The Culture of Industrialism », publié an avril de la même année. De même, lorsque Romain Rolland salue la naissance de The Seven Arts dans son article intitulé « America and the Arts », il appelle clairement les artistes et intellectuels américains à créer une culture, véritable symphonie ou orchestration des différentes traditions culturelles américaines. Les termes et les métaphores qu’il utilise sont les mêmes que ceux utilisés par Kallen dans son essai de 1915 et par Bourne dans « Transnational America ».
19Le deuxième grand thème de la période progressiste bien relayé par The Seven Arts portait sur la place des intellectuels dans la vie américaine et le crédit qu’il convenait de leur accorder. La période progressiste avait vu certains hommes politiques (on pense notamment à Roosevelt ou Wilson au niveau national, mais également à La Follette, le gouverneur du Wisconsin, au niveau plus local), s’entourer de penseurs et d’universitaires, dont ils espéraient pouvoir exploiter le savoir et le savoir-faire en économie, en sociologie, voire même en philosophie. Ce débat sur le rôle des intellectuels dans la vie publique américaine trouva des relais dans les différentes revues créées pendant cette période. Ainsi, The Masses entendait-elle faire entendre la voix discordante « of those who had no respect for the respectable32 », c’est-à-dire la voix des artistes et des penseurs, radicaux, tandis que The New Republic, et notamment son rédacteur en chef progressiste, Herbert Croly, voulait faire des intellectuels des voix écoutées et respectées par les politiques33. The Seven Arts nourrit, elle aussi, le débat sur la place des intellectuels, en publiant tout aussi bien les articles moins polémiques de Brooks, tel « Our Awakeners » que ceux, plus controversés, de Bourne, dont les célèbres « War and the Intellectuals » et « The Twilight of Idols34 ». Pour Bourne, les intellectuels s’étaient en majorité fourvoyés en soutenant le Président Wilson dans sa croisade pour la démocratie, et ils avaient tout fait pour entraîner le pays dans la guerre, quand leur statut aurait, au contraire, dû les inciter à douter, critiquer et mettre en perspective les arguments des va-t-en guerre. Pour Brooks, au contraire, les intellectuels devaient penser la nation américaine, présider à la naissance d’une conscience nationale, et, par une forme de maïeutique, accoucher l’Amérique d’une culture nationale35. Mais quelle que soit la position adoptée, la revue réussit à accréditer l’idée que les penseurs et les artistes avaient un rôle central à jouer, non seulement dans la vie culturelle du pays, mais également dans sa vie politique. Qu’il s’agisse de John Reed, publiant à la fois « This Unpopular War » dans The Seven Arts et ses poèmes dans The Masses, des essais de Randolph Bourne, des articles de Van Wyck Brooks consacrés à la culture, ou des éditoriaux de plus en plus politiques de James Oppenheim, les douze numéros de la revue contribuèrent à effacer, ou tout au moins rendre beaucoup plus poreuses, les frontières entre l’art et la politique, entre artistes et penseurs, et à faire émerger cette catégorie d’inclassables, les intellectuels36. En somme, si les deux premières décennies du siècle contribuèrent à décloisonner deux milieux qui étaient longtemps restés strictement séparés, celui des artistes et celui des penseurs et essayistes plus enclins à offrir une réflexion politique, il me semble que The Seven Arts joua pleinement son rôle dans ce processus. Ces exemples suffiront, on l’espère, à suggérer toute la richesse d’une macroanalyse, qui ne se contente pas de voir dans The Seven Arts un simple reflet des débats culturels de l’année 1916-1917, mais qui mette en lumière les passerelles entre des penseurs n’écrivant pas pour les mêmes revues – c’est le cas notamment de Kallen, de Bourne et de Rolland – et permette également de jeter des ponts entre les différentes revues.
20Le dernier aspect que je souhaiterais évoquer ici est la place de The Seven Arts dans la géographie intellectuelle37 new yorkaise et plus particulièrement son rôle dans la formation de réseaux intellectuels qui, aussi éphémères qu’ils aient pu être, jetèrent les bases d’une coopération intellectuelle dans les années vingt. Rappelons pour mémoire que la revue fut lancée cinq ans après The Masses et deux ans seulement après The New Republic. Revue consacrée initialement aux arts, elle n’en abordait pas moins, on l’a vu, des questions plus ou moins directement liées à la naissance d’une culture américaine : ainsi le patriotisme, l’internationalisme et le nationalisme, l’histoire et le passé constituaient-ils autant de thèmes de prédilection pour ses contributeurs. Il semble incontestable que la revue servit de lieu de socialisation pour toute une génération née dans les années 188038. Elle permit à des figures telles que James Oppenheim, Van Wyck Brooks, Waldo Frank, Paul Rosenfeld et Randolph Bourne de se rencontrer. Bourne avait passé l’année 1913-1914 en Europe et, rentré aux États-Unis pendant l’été 1914, il était bien résolu à recréer à New York l’atmosphère qu’il avait trouvée dans les milieux intellectuels parisiens. Dans son essai resté célèbre, « War and the Intellectuals », il explique que pour lui, le rôle de l’intellectuel était de « divide, confuse, disturb and keep the intellectual waters constantly in motion to prevent ice from ever forming39 ». A sa manière, Bourne faisait écho aux accusations portées par Brooks quelques années plus tôt dans un essai intitulé « America’s Coming of Age » dans lequel celui-ci s’en prenait à la modernité superficielle de l’Amérique, modernité qui avait freiné l’émergence d’une véritable intelligentsia porteuse de valeurs morales et artistiques. Waldo Frank, qui avait lui aussi passé plusieurs mois à Paris en 1913, était rentré convaincu que les Américains ne devaient pas essayer d’imiter l’Europe car ils avaient maintenant les moyens de créer leur propre milieu intellectuel. Tous partageaient donc les mêmes préoccupations, et The Seven Arts leur offrit non seulement ses colonnes, mais également une salle de rédaction propice aux rencontres. De plus, les locaux de la revue se trouvaient à quelques centaines de mètres de la célèbre galerie d’art et de photographie, la galerie « 291 » de Stieglitz (mais également d’une autre petite revue, The Masses) et Paul Rosenfeld, le critique de musique de The Seven Arts était un ami proche de Stieglitz. The Seven Arts était donc à la croisée des chemins, au sens propre comme au sens figuré : elle permit la rencontre d’intellectuels juifs – Frank, Rosenfeld et Oppenheim – et anglo- saxons – Brooks et Bourne –, mais aussi d’artistes et de penseurs qui n’avaient jamais eu l’occasion de travailler ensemble auparavant. Après la disparition de la revue à la fin de l’année 1917, ce groupe d’intellectuels se dispersa quelque peu avant de se reformer, dès 1920, lorsqu’un nouvel organe, The Freeman, fut lancé. Ainsi, au-delà du lieu de rencontre, on pourra avancer que The Seven Arts joua un rôle dans la structuration d’un milieu intellectuel peu politisé, en ce sens que ses contributeurs n’étaient pas des militants, mais se passionnaient néanmoins pour le politique. Comme le rappelle très justement David Hollinger, une communauté ou un milieu intellectuel ne se compose pas d’individus partageant nécessairement les mêmes réponses, mais partageant essentiellement les mêmes questionnements40. James Gilbert, spécialiste d’histoire intellectuelle, ne dit pas autre chose, même s’il n’utilise pas le terme de milieu, lorsqu’il affirme que les intellectuels de The Seven Arts finirent pas former, dans les années vingt, l’un des trois grands noyaux intellectuels américains : celui des intellectuels non politisés et non expatriés, ayant choisi de rester aux États-Unis et de contribuer à la naissance de cette culture américaine tant attendue41.
21Mais The Seven Arts contribua également à modifier la géographie intellectuelle new yorkaise à un autre égard. En publiant les articles de Randolph Bourne, de John Reed ou de Bertand Russell, elle devint en moins de trois mois l’un des lieux de rencontre des intellectuels opposés à la guerre. Quant on connait la rigueur de la répression gouvernementale envers les pacifistes et les intellectuels critiques42, on comprend mieux l’importance pour ces intellectuels ostracisés, de trouver des lieux où ils pouvaient trouver un espace de liberté. The Seven Arts semble avoir brièvement joué ce rôle, tout comme The Masses, censurée, elle aussi, à l’automne 1917. Certes, il existait d’autres lieux où les opposants à la guerre pouvaient s’exprimer, notamment les petits groupes pacifistes tels que le People’s Council for Peace and Democracy ou l’American Union against Militarism43, mais les revues avaient l’avantage d’être lues en dehors de New York et de toucher un public éduqué un plus large que les groupes pacifistes basés à New York. The Seven Arts, tout comme The Masses, devint donc le lieu de rencontre et une source d’inspiration incontestable pour les intellectuels opposés au conflit, dans la mesure où elle offrait un espace de libre parole dans un pays muselé par la censure44. Au-delà du lieu de rencontre, elle contribua l’espace de quelques mois à la formation d’un petit réseau d’intellectuels anti-guerre en acceptant de publier les analyses bien peu orthodoxes de la guerre que toutes les autres revues s’étaient refusées à publier (on pense à « This Unpopular War » de Reed et à « The Twilight of Idols », « War and the Intellectuals » et « A War Diary », de Bourne, quatre articles parus entre juin et octobre 1917).
22Enfin, il semble possible d’envisager The Seven Arts dans un contexte géographique plus large encore ; celui des relations intellectuelles transatlantiques. Depuis la fin du xixe siècle, les écrivains et penseurs américains avaient toujours eu tendance à considérer la culture américaine comme inepte et incapable de rivaliser avec la culture européenne. Les expatriés, qu’il s’agisse de James, de Pound ou de Stein, n’avaient-ils pas tout particulièrement contribué à accréditer cette idée en quittant les États-Unis ? Ceux qui refusaient l’expatriation avaient opté pour l’aliénation45, et n’avaient de cesse de flétrir la société américaine moderne. The Seven Arts souhaitait clairement se démarquer de ces deux attitudes jugées stériles, et devenir le lieu de rencontre ou encore le lieu d’un dialogue entre les cultures américaine et européenne. A cet égard, il est intéressant de remarquer que la revue était en quelque sorte parrainée par Romain Rolland, figure littéraire tutélaire en France, également connue pour son opposition farouche à la guerre. Dans le premier numéro, il y signa un article intitulé « America and the Arts » qui semble tenir lieu de manifeste. Il y saluait la naissance de la revue et conseillait aux artistes et intellectuels américains de ne pas devenir esclaves de modèles culturels étrangers. La culture européenne était selon lui sur le déclin et il était indispensable que l’Amérique prenne le relais. Pour Rolland l’un des atouts de l’Amérique était son absence de traditions figées. Son véritable modèle était enfoui en elle-même et non pas en Europe.
They–the people–whose indifference oppresses you, are the Dumb […] You must be their voice […] you have a second task. It is to establish from these free-moving personalities within your States a tie that shall be as a blood-bond. Their lives are of many moods and colors. Their voices are unconscious and discordant. Compose from them a Symphony. Think of the rich foundation of your country. It is made up of all races. May it bring you to realize that a vast harmony exists between their varying intellectual forces46.
23L’analyse que Rolland livrait dans cet article différait à bien des égard de celle proposée par Brooks dans « Toward a National Culture » ; en effet le premier suggérait aux Américains de créer une culture nouvelle sans attache avec le passé – puisque l’Amérique ne possédait pas de traditions – tandis que le second invitait les artistes et intellectuels à plonger dans le passé pour en extraire ce qui pouvait y être exploité. Dans un autre article, Frank fait état de son admiration pour l’unanimisme de Jules Romains. Là encore, la France offrait un contrepoint utile aux États-Unis, mais il n’était pas plus question pour les États-Unis de ressasser leur complexe d’infériorité vis-à-vis de l’Europe que de lui tourner le dos. Les articles invitaient plutôt à la création d’un dialogue transatlantique de cultures se nourrissant les unes des autres. Quelques années plus tard, le premier numéro de la revue Broom affirmera aussi que les deux continents s’enrichiraient « d’un contact plus régulier et mieux organisé47 ». On ne cherchera pas à multiplier ici les exemples, mais il reste que les intellectuels qui écrivaient dans The Seven Arts avaient, dans leur grande majorité, voyagé en Europe et étaient particulièrement sensibles à la question des relations culturelles transatlantiques, même si tous n’offraient pas le même diagnostic – on pense notamment aux écrits de Stearns, Bourne, et Frank.
24Dans un article resté célèbre, « Ethnic Diversity, Cosmopolitanism and the Emergence of the American Liberal Intelligentsia », David Hollinger a mis en évidence le rôle des intellectuels des années 1910 dans l’émergence de ce qu’il appelle une intelligentsia nationale, laïque, ethniquement cosmopolite et de centre-gauche. Il explique que les intellectuels qui gravitaient autour de The Masses et The Seven Arts pendant la guerre ont, par leurs écrits et leurs prises de position politiques et culturelles, permis l’avènement d’une génération d’intellectuels passée à la postérité – parmi lesquels Alfred Kazin, Philp Rahv, Edmund Wilson, Dwight Macdonald, Lionel et Diana Trilling. Mais au delà des individus, il me semble que les petites revues, et au premier chef The Seven Arts, jouèrent un rôle décisif dans la structuration du milieu intellectuel new yorkais. C. Barry Chabot jette lui aussi une lumière toute particulière sur ces années précédant les années vingt et sur le rôle des petites revues lorsqu’il écrit :
We, usually and for good reason, continue to associate American literary modernism more with Eliot than with Brooks. In doing so, however, we eclipse an earlier but decisive moment when it seemed to be emerging under the tutelage of Brooks and others, who shared his convictions. This is the moment that saw the founding of new journals such as The New Republic, The Masses and Seven Arts. It vested immense cultural authority and responsibility in the figure of the artist. It was critical of both the consolidating industrial order and genteel culture. It also shared in the confidence of the Progressives that the obstacles to a fuller national life could be overcome. It was aware of cultural activities elsewhere and at times drew upon them, but finally was preoccupied with the renewal of social and cultural life in the US. It was in brief preoccupied with things American–the nation’s past, its social life, its culture and especially its unfulfilled promise […]. The pages of Seven Arts and of The Masses were the surest indications that this class (of artists or a student class that might provide leadership) was emerging48.
25En abordant les questions culturelles et les questions plus directement politiques, en cherchant à conceptualiser la notion de nation et à réfléchir sur le rôle des intellectuels dans cette nation, The Seven Arts contribua non seulement à faire émerger cette nouvelle catégorie d’individus inclassables, de penseurs s’intéressant à l’art et d’artistes préoccupés par le politique, en bref les intellectuels, mais aussi à structurer un réseau qui allait servir de modèle à des revues telles que Partisan Review dans les années trente.
Notes de bas de page
1 Sur la notion de lieu, de milieu et de réseau intellectuel, consulter Christophe Prochasson, Les Intellectuels, le socialisme et la guerre, 1900-1938, Paris, Le Seuil, 1993. Prochasson écrit : « Un intellectuel est reconnaissable d’abord par des pratiques et un comportement auquel est soumis l’ordre de son discours. Des lieux, des milieux et des réseaux encadrent son activité professionnelle et son engagement politique. Les lieux en question peuvent être soit des revues, soit des librairies, soit encore des écoles (de parti par exemple), ou enfin des groupes informels. Chacun de ces lieux donne naissance à un milieu, qui n’est pas seulement un cadre mort, une manière de décor dans lequel s’inscrivent des individus, mais qui est beaucoup plus, en ce qu’il permet de cerner des relations dynamiques, intellectuelles, affectives, sociales entre plusieurs individus », 17.
2 Blake, Beloved Community, The Cultural Criticism of Randolph Bourne, Van Wyck Brooks, Waldo frank and Lewis Mumford, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1990.
3 C’est notamment le cas de Thomas Bender dans New York Intellect, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1987, 243.
4 Oppenheim, “The Story of The Seven Arts”, American Mercury, June 1930, 156, cité in C. Barry Chabot, Writers for the Nation, American Literary Modernism, Tuscaloosa & London, The University of Alabama Press, 1997, 3.
5 Hollinger, “Ethnic Diversity, Cosmopolitanism and the Emergence of the American Liberal Intelligentsia”, American Quarterly, 27, 1975, 133-151.
6 Chabot, op. cit., 12.
7 Editorial, I, décembre 1916, 152.
8 Ibid., 155.
9 Brooks, “The Splinter of Ice”, I, janvier 1917, 270 et Frank, “Vicarious Fiction”, janvier 1917, 302.
10 Stearns, ibid., 521.
11 Brooks, “Toward a National Culture”, I, mars 1917, 540.
12 Oppenheim, Editorial, I, avril 1917, 629.
13 Brooks, “Toward a National Culture”, art. cit., 540.
14 Blake, op. cit., chap. 3.
15 Stearns, "A Poor Thing but Our Own”, art. cit., 515-516.
16 Christine Stansell écrit à ce propos : “Together, Bourne’s Seven Arts pieces join a group of political essays–one thinks of Karl Marx’s “Eighteenth Brumaire” or Zola’s “J’accuse”–in which literary power turns political protest into an artistic tour de force” (American Moderns, New York, Henry Holt & Co, 2000, 329).
17 Oppenheim, Editorial, I, mars 1917, 505.
18 Editorial, I, avril 1917, 627.
19 Ibid.
20 Ernest Bloch, « Man and Music », 502.
21 Éditorial, I, décembre 1916, 152.
22 Ibid.
23 Oppenheim écrit dans l’éditorial du numéro d’août 1917 “Russia, Holy Russia… To thee the leadership has passed. From America to thee has been handed the torch of freedom. Thou art the hope of the world, the asylum of the oppressed, the manger of the Future”, II, août 1917, 491. Il est intéressant de noter que les premiers mois, les éditoriaux, moins politiques, sont rédigés en prose, alors que les éditoriaux politiques portant sur la Russie bochévique sont écrits en vers.
24 Ibid.
25 Romain Rolland, “America and the Arts”, I, 47-48.
26 Mark Morrisson, « Nationalism and the Modern American Canon », in Walter Kalaidjian (ed.), The Cambridge Companion to American Modernism, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, 13. Chabot écrit quant à lui : « I believe, however that these writers were engaged just as deeply in a broad conversation about the character and quality of the national life and that their work was shaped as much by their participation in this conversation as by artistic developments occurring elsewhere. Walter Benn Michaels, James Knapp, Ann Douglas, Lisa Steinman and Cecilia Titchi have all demonstrated that various American literary modernists were more responsive to the several discourses that were altering the shape of American life than critics have previously acknowledged », op. cit., 13.
27 Rolland, art. cit., 50.
28 John Higham, « Multiculturalism and Universalism : A History and Critique », American Quarterly, XLV, 2, June 1993, 195-219.
29 Atlantic Monthly, 118, 1916.
30 Brooks, « Our Awakeners », II, 247.
31 La guerre avait en effet vu les Américains d’origine irlandaise ou allemande réaffirmer parfois leur attachement à leur patrie d’origine plus qu’à leur patrie d’adoption, et les termes Irish-American et German-American faisaient alors florès dans le discours des « nativistes ».
32 “A revolutionary, not a reform magazine, a magazine with a sense of humor and no respect for the respectable”, cité in J. P. Diggins, The Rise and Fall of the American Left, New York, Norton, 1992, 100.
33 Bender écrit à propos des intellectuels de The New Republic : « They envisaged a privileged elite, an intelligentsia, that would interact with the governmental elite in the making of policy », New York Intellect, op. cit., 243.
34 Respectivement publiés dans les numéros de juin et d’octobre 1917. Dans le premier, Bourne accusait les intellectuels américains, et notamment certains intellectuels progressistes, d’avoir délibérément entraîné le pays dans la guerre. Dans le second il flétrissait celui qui avait été son mentor pendant ses études à Columbia, John Dewey, lui reprochant d’avoir renié son pragmatisme et de s’être rallié corps et âme à Wilson et à la guerre.
35 Oppenheim, Editorial, I, 268-269 ; Frank, « Vicarious Fiction », I, 294-295 ; Brooks, « Toward a National Culture », I, 547 ; « The American », I, 555-556.
36 Notons, à cet égard, que The Masses, revue pourtant beaucoup plus politisée (car ouvertement dirigée par des membres du Socialist Party of America, et parfois proche du syndicat révolutionnaire des IWW) contribua, elle aussi, à bouleverser les catégories, car Max Eastman, Floyd Dell et John Reed y publiaient tout aussi bien leurs poèmes que leurs réflexions sur la psychanalyse, la guerre ou la révolution bolchevique.
37 J’emprunte cette expression à Steven Biel, qui intitule le 4e chapitre de son ouvrage Independent Intellectuals in the United States, “The Geography of the Intellectual Life”.
38 James Oppenheim était né en 1882, Van Wyck Brooks et Randolph Bourne en 1886, Waldo Frank en 1889 et Paul Rosenfeld, le critique musical, en 1890.
39 « War and the Intellectuals », II, 246.
40 Hollinger, In the American Province : Studies in the History and Historiography of Ideas, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1989, 130.
41 Gilbert, Writers and Partisans, A History of Literary Radicalism, New York, Wiley, 1968. S’agissant du noyau d’intellectuels resté en Amérique, on peut citer Brooks qui, en 1918, publia dans The Dial un essai intitulé « On Creating a Usable Past » dans lequel il soulignait la nécessité pour les écrivains américains privés d’une tradition littéraire, de plonger dans le passé de la culture américaine.
42 À cet égard, on pourra lire l’article de Jacqueline Reimen, « Radical Intellectuals and the Repression of Radicalism during the First World War », Revue française d’études américaines, octobre 1976, 63-79.
43 Sur les groupes pacifistes et les revues opposées à la guerre voir Anne Ollivier-mellios, « Les intellectuels critiques américains face à la Première guerre mondiale et à la révolution bolchevique, 1917-1928 », Thèse de doctorat nouveau régime, université de Paris 13, 1994.
44 On pense notamment à l’Espionage Act entré en vigueur en juin 1917 et au Sedition Act de 1918 qui rendaient illégale toute critique des États-Unis, de leur Constitution ou de la guerre.
45 Voir Hollinger, art. cit., 137.
46 I, 48-49.
47 Stamatina Dimakopoulou, « Broom (1921-1924) : Avant-gardes, modernités et l’Amérique retrouvée », in Benoit Tadie (éd.), Revues modernistes anglo-américaines, Lieux d’échanges, lieux d’exil, Paris, Entr’Revues, 2006, 115.
48 Chabot, op. cit, 16-17 et 26.
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