Chapitre XII. Le regard en marche : la promenade rousseauiste ou le passage de la topographie à la scénographie
p. 171-182
Texte intégral
1Bernard Noël, dans un article intitulé : « Là-bas ici », posait la question suivante :
À quoi bon une scène dans sa poitrine quand on peut la souffler dans l’espace et y précipiter soudain à toute langue les créatures qui, sinon, rôderaient dans les têtes ou dans les pages comme des êtres auxquels on a refusé la naissance1 ?
2En effet, les topographies fictionnelles ou ces « lieux ou non-lieux de l’imaginaire », comme les désignait Duvignaud, sont ces « souffles », ces « précipitations » de discours dans l’espace et d’espaces dans le discours. Des approches telles que la géophilosophie de Gilles Deleuze, la géohistoire de Braudel, la topoanalyse de Gaston Bachelard ou, plus récemment, la géocritique de Bertrand Westphal, montrent combien ces lieux déploient leur propre éloquence. Ils sont des puissances parlantes, signifiantes, indépendamment du texte qui les produit voire contre le texte.
3Loin de constituer de simples étendues ou de servir de décors pour le récit, ces espaces sont des lieux et des temps d’une dramaturgie du regard. Ils activent une rhétorique, non seulement iconique mais scénique, qui joue avec les limites de l’écriture et même parfois se rebiffe. Dès son jaillissement, cette parole qui fait lieu, qui dresse un territoire, s’émancipe du texte. Les scènes semblent conçues comme des appâts pour le regard afin de transgresser le discours. Elles ouvrent un champ du regard qu’il est impossible de subsumer sous les catégories du langage.
4« Écrire, affirme Deleuze, n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir2. » Ces lieux où le regard se mêle à la parole, qui mettent en branle et déchirent les mots, percent les pages, bousculent et propulsent le discours comme le regard hors d’eux-mêmes, n’imagent pas une pensée mais provoquent une pensée par l’image où le langage lui-même évolue au rythme du regard qu’il engendre. Alors, le visible s’articule à un au-delà du visible, un hors-scène qui produit une véritable révolte du regard en ce que celui-ci se voit confronté à son drame fondateur : celui d’être toujours tendu vers ce qui lui échappe sans cesse, cette tension qui est la condition du faire-image3.
De la topographie à la scénographie
5Si le terme de « scène » remplace celui de lieu, alors il serait préférable de substituer au terme « topographie » celui de « scénographie ». Car, plus que de mettre en place un lieu par l’écriture, il s’agit de construire un milieu dynamique ou un dispositif de représentation dans et par lequel advient l’écriture (graphein). Cette mutation terminologique resterait stérile si la scénographie ne demeurait qu’un terme, par ailleurs déjà utilisé à tort et à travers, déjà « gonflé » de significations multiples et même pris dans un phénomène de mode de sorte qu’il devient peu à peu une coquille vide. Il faut donc s’entendre sur ce qui est désigné ici par le terme de « scénographie ».
6Le mot « scène » n’apparaît dans les textes qu’à partir de la Renaissance mais le dynamisme scénique a quant à lui largement précédé sa désignation en tant que tel. Par « scène », il ne faut pas comprendre l’espace physique du théâtre, cadre matérialisé et séparé des spectateurs pour un acte de monstration frontale, mais le dynamisme scénique en tant que champ d’une tension dramaturgique entre le texte et l’image par la médiation de la perception sensible. Non pas architecture donc, mais architectonique d’un « commerce des regards4 ».
7La scénographie est une forme de dialectique entre une manière de cadrer tout en dévoilant le visible et la situation à partir de laquelle est appréhendé ce visible. En d’autres termes, cette dialectique est une articulation entre une skènè 5 et un théatron, qui désigne à l’origine le lieu d’où l’on voit, c’est-à-dire, l’angle focal comme position dans l’espace d’une part et contexte temporel et culturel d’autre part. Et c’est de cette articulation skènè/théatron qu’advient la représentation6. L’approche scénographique consiste alors à considérer le mode d’apparition de ces espaces, le rythme qu’ils produisent et le type de regard qu’ils font naître7. Il ne s’agit pas d’analyser un texte pour comprendre son espace mais de considérer d’abord l’espace texturel dans sa manière d’engendrer une expression textuelle, ou encore, de considérer la manière dont s’articulent représentations de l’espace et espaces de la représentation par l’écriture et, bien sûr, la lecture.
8Un des lieux paradigmatiques du dynamisme scénique à l’œuvre dans un texte est cet étrange jardin qu’est l’Élysée, dans La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau8. Comme l’espace manque pour analyser en profondeur ce riche passage, c’est la manière dont le texte active la scène, le mode de représentation produit par le dynamisme de la promenade et les enjeux de cette mise en mouvement du regard qui vont attirer notre attention.
Une scénographie de la révélation
9Toute scène est d’abord quelque chose qui est donné à voir, mais ici, plus que du visible, ce sont de véritables visions qui vont s’offrir à Saint-Preux et qu’il retranscrit à Milord Edouard. Le registre épistolaire provoque un décalage temporel et spatial et le rythme de l’écriture qui vient relayer celui du regard accentue la tension dramaturgique. Le dispositif scénique joue sur une tension entre visible et invisible qui se met en place dès l’annonce de la visite de l’Élysée9. Saint-Preux, qui séjourne au domaine de Clarens, a en effet beaucoup entendu parler du jardin avant d’être invité à pénétrer dans ce lieu intime situé un peu à l’écart de la demeure de Julie et de son époux M. de Wolmar. L’attente d’un spectacle à venir a provoqué chez lui une certaine excitation, un peu comme celle qui précède la levée du rideau dans un théâtre : « Il y avait plusieurs jours que j’entendais parler de cet Élysée dont on me faisait une espèce de mystère10 » (NH, p. 342). Le passage relatant la visite s’élabore ensuite autour d’une esthétique du dévoilement qui consiste à déformer ce qui apparaît pour le transformer en vision poétique. Tout dans ce lieu est construit pour provoquer l’enchantement propre à la dramaturgie et permettre au spectateur de s’émanciper par l’image. Le visible est une donnée qui doit être activée et dépassée par le spectateur. Dans ce processus, l’interprétation joue un rôle majeur. Il ne s’agit pas seulement de regarder, il faut déconstruire le visible qui agit comme écran pour la vision.
10En inventant cet espace, Rousseau n’a pas agi autrement qu’un scénographe. Tout est agencé matériellement et symboliquement selon un ordre très précis et chaque élément est chargé de sens. Mais le sens excède aussi toute intentionnalité et toute planification, d’où la force de la scène. À un espace ouvert à l’infini Rousseau a préféré l’espace restreint et fermé d’un « prétendu verger », qui prend vite les atours d’une étrange cathédrale végétale où Saint-Preux va accomplir sa profession de foi. Il ne s’agit pas d’un paysage réel mais d’un lieu construit de toutes pièces, un pur montage. Ce lieu n’est pas une contrée lointaine. Saint-Preux l’avait parcouru dans sa jeunesse mais, étonnamment, il ne le reconnaît pas. Situé à proximité de la maison des Wolmar, le verger est tenu secret. Il est tellement caché « qu’on ne l’aperçoit de nulle part » (NH, p. 342). C’est qu’un tel endroit n’est pas destiné à être vu par tous. Il faut y être invité et même initié, « l’épais feuillage qui l’environne ne permet point à l’œil d’y pénétrer, et il est toujours soigneusement fermé à clef » (ibid.). La porte du jardin s’ouvre à la manière d’un rideau végétal, une arche symbolique. Nous sommes d’emblée dans le registre du cadrage et de l’orientation du visible, un visible qui se dévoile sous le signe de l’interdiction et du mystère : « À peine fus-je au dedans, que, la porte étant masquée […], je vis plus en me retournant par où j’étais entré ; et, n’apercevant point de porte, je me trouvais là comme tombé des nues. » (Ibid.) Pétrifié par ce qui s’offre au-devant de lui, Saint-Preux se retourne d’abord vers l’entrée, puis, ne pouvant rebrousser chemin, il s’immobilise. Déjà, il subit une défocalisation. Pénétrer dans ce lieu c’est accéder à un nouvel ordre du visible. La première révélation de Saint-Preux, la plus chaste, est de découvrir un lieu où l’homme est inopérant, un lieu sans nulle trace de culture apparente où, dit-il, « la main du jardinier ne se montre point » (NH, p. 355). Mais très vite, il précise qu’il s’agit d’un subterfuge, d’une « friponnerie », un coup de théâtre en somme. Ce n’est pas que ces traces sont inexistantes, « c’est qu’on a pris grand soin de les effacer » (ibid.). La seconde révélation est celle de l’intimité de Julie transposée métaphoriquement en lieu d’un parcours métaphysique. Saint-Preux, qui visite le jardin en l’absence de son ancienne amante, dit voir celle-ci pour la première fois : la transposition topographique permet une transparence que le personnage lui refuse. Julie se voit transformée en icône afin d’en jouir impunément, de combler le désir inassouvi et de déjouer l’interdit.
11Saint-Preux devient ainsi spectateur de ce qui lui échappe. Il est comme étranger à lui-même11. Cette mise à distance de soi est renforcée par l’adresse à Milord Édouard, le destinataire de la lettre, qui constitue aussi une sorte de double. L’absence magnifiée et productrice de désir, non plus seulement de voir, mais de sentir avec tout le corps, agit ici comme moteur d’écriture. L’image surgit au lieu d’un vide, comme médium entre un sujet épris de désir de voir et un invisible qui lui échappe. Saint-Preux doit dépasser la vision pour parvenir à la parole. Il va devoir créer les signes qui le relient à ce qui se dérobe à sa vue. Dans ce cheminement, il commence par priver Julie de regard. Il la transforme en dehors. Face au jardin sans œil, il se tient là, debout, dans un face-à-face avec à la fois l’opacité massive et l’horizon muet12. Mais, au lieu de créer un monde ouvert qui l’inviterait sans résistance à le parcourir oisivement, il crée un lieu impénétrable, qui résiste à toute maîtrise et où l’œil est soumis à l’ordre de la nature. Ce lieu permet l’écart et l’inaccessibilité propres à l’action imageante. Le jardin ne constitue pas seulement un objet de vision mais la scénographie de la genèse du regard où la nature devient la figure du premier spectacle de l’homme face à lui-même. La position de Saint-Preux évoque celle du premier spectateur du monde, celui qui, par un passage entre visible et invisible, transforme l’indicible en lisible.
Une scénographie de la transgression du visible
12La scène opère un retournement transgressif puisque l’acte d’adultère, ou la transgression de la loi institutionnelle, est en même temps le moment fondateur de la morale par l’acte de ressaisissement de la loi de la nature. Un ordre cède sa place à un autre. La scène figure par métaphore l’inacceptable : la liaison charnelle avec Julie. Elle montre impunément ce que nul ne devrait voir. À la chaste figure de Julie s’oppose l’autorité maritale de Monsieur de Wolmar. Si la première est discrète et effacée devant un lieu qui est pourtant le sien, qui est son propre corps transposé, le second semble tout à fait à son aise, expliquant, plaisantant, et invitant lui-même Saint-Preux à jouir des attraits de ce lieu, soit des charmes de sa femme. Sa noblesse d’âme forgée par les conventions devient ici une forme d’aveuglement.
13Toute la scène est placée sous le signe du regard interdit, interdit renforcé par les multiples digressions narratives et le décalage temporel qu’introduit le registre épistolaire. La tension dramaturgique se constitue par l’effraction de cet interdit. Cette scénographie pose les conditions d’un transport sublime où le geste triomphe du discours. L’image crève le visible et ouvre une béance infranchissable pour la parole. En effet, la vue de la volière, qui est le centre et le point paroxysmique de la scène, une sorte d’autel ou de lumière aveuglante, produit un véritable choc par lequel le regard subit de multiples contorsions, où les points de vue se multiplient et face auxquels le discours se plie jusqu’à devenir souffle, cri.
14L’image surgit de la démesure. Elle est le fruit d’un œil submergé par le visible, le règne de l’excès à partir duquel, par le voile de la représentation, le sujet acquiert sa mesure. La puissance de l’oralité déployée à travers les nombreuses hypotyposes s’élève contre le langage rationnel, comme si l’image faisait un croc en jambe au texte ou qu’elle le prenait au piège. La parole prend son élan mais elle est aussitôt engloutie, « roulée dans la vague de la communication muette13 ». Si les mots adviennent, la fascination est rompue, non qu’ils la suppriment mais ils la transportent ailleurs dans l’ordre des signifiants. Saint-Preux a recours au discours intelligible dans un deuxième temps, pour briser sa fragilité face au dehors qui lui montre sans cesse ce qu’il n’est pas, là ou il n’est pas, qui lui affirme son absence. L’image surgit au lieu de cette absence.
Scénographie et Skiagraphia
15La description du lieu est minutieuse mais n’offre jamais de vue d’ensemble. L’œil ne parcourt pas l’espace de manière linéaire, il saute et rebondit de détail en détail capturés ci et là au hasard de la rencontre, au détour des chemins et selon la lumière filtrée par les interstices des branchages. La représentation surgit sans nécessité apparente, dans le pur aléa de l’immédiateté sensorielle. La scène appelle l’œil à se faire rhapsode, à coudre plusieurs espaces les uns aux autres.
16Mais ce hasard apparent est un leurre, le fruit intentionnel d’une « main cachée », celle de Julie et de la nature, mais aussi métaphoriquement celle de l’écrivain. Julie a prévenu : « Tout cela ne peut se faire sans un peu d’illusion. » Ce n’est qu’en apparence que le texte se structure à partir de son déroulement narratif. Dès que s’ouvre la scène, la parole se perd et se brise, prise entre la volonté de restitution indirecte par le récit et la tentation du chemin qui engage le regard au-delà de ce qu’il perçoit.
Ces deux côtés, dit-il, étaient fermés par des murs ; les murs ont été masqués, non par des espaliers, mais par d’épais arbrisseaux qui font prendre les bornes du lieu pour le commencement d’un bois. […] les sinuosités dans leur feinte irrégularité sont ménagées avec art pour prolonger la promenade ; cacher les bords de l’île, et en agrandir l’étendue apparente […]. (NH, p. 356)
17En effet, tout ici est illusion théâtrale ou esthétique du masque. Faire prendre du fermé pour de l’ouvert, voilà l’illusion de la scène, faire de l’ouvert avec du fermé, voilà son prestige. La tentative de dissimulation est omniprésente, elle est érigée en art : la mousse qui couvre les allées, les côtés masqués par des murs et les murs dissimulés à leur tour par des haies, dont la linéarité est rompue par les nombreux arbres. La scène est à la fois un dedans exhibé, révélé, et une ombre qui fait écran. Entre skia (ombre) et skènè, il n’y a pas seulement une proximité phonétique mais un fonctionnement commun. Longtemps d’ailleurs, les termes « skiagraphia » et « scénographia » ont été utilisés indistinctement14.
18On retrouve la double fonction du dispositif scénique : la révélation et la dissimulation15. Les arbres divisent l’espace de représentation. Ils marquent la frontière du visible, posent les bornes et créent un jeu d’ombres et de lumières, de visible et d’invisible. Mais dans le même temps, les chemins invitent au franchissement, à l’expédition, et donc à la transgression des limites. La scène use de l’écran comme médiation esthétique de l’irreprésentable.
19Dans cet espace se côtoient en fait plusieurs espaces. L’unité de lieu, comme l’unité de temps, n’est qu’artifice. Ce lieu inventé partage avec les lieux réels le fait d’être un syncrétisme de plusieurs strates temporelles : un jardin à la française, construit par le père de Julie et dont les traces autoritaires subsistent comme une ombre, est transformé en un jardin à l’anglaise. Le tout est articulé aux temps antiques évoqués par les statues et à un temps plus immémorial d’une nature ordonnante, un arché antérieur à l’humanité dont la convocation confronte l’homme tant à ses origines qu’à ses limites. Cet espace offre au regard le rythme invisible de la palpitation sourde du vivant. Et c’est du choc entre ce rythme mystérieux et le rythme de la perception que naît le texte.
20Il se joue dans cette scène quelque chose que le discours, loin de révéler, occulte. La parole agit elle-même comme anamorphose, comme voile ou dispositif d’écran. Entre ce qui est montré, ce qui est dit et la signification symbolique, s’élève un épais rideau que l’on ne contourne qu’au prix de maints détours. Rousseau n’a de cesse de déplacer le signifié : « je crus voir », « il me semblait », « il fait songer », etc. Il instaure une relation d’interprétation symbolique des signes du réel parfaitement assumée et volontairement suscitée. Comme dans l’anamorphose, le détour, ou le changement focal, devient la condition de vision dans le dispositif scénique. D’abord, Saint-Preux considère le jardin comme l’horizon ou le « bout du monde ». Le verger est tour à tour nommé : « asile », « désert ». Après l’avoir parcouru, il en conclut qu’il n’est plus à la limite du monde mais tout à fait en dehors.
21En plus des branchages et des haies, c’est ici l’ombre du discours qui cerne la scène et la délimite. La scène, le faire-voir, déclenche en retour les résistances de l’écran, du non-visible. Elle initie ainsi une dynamique de retournement. Par la promenade, le regard est sans cesse décadré. Il ne parvient pas à faire sens. Cette cohésion impossible, c’est le discours qui la recrée. Un discours qui se glisse dans une brèche sémiologique, qui prend place au lieu d’une séparation et relie entre eux les espaces hétérogènes. La spatialisation agit comme subversion du récit et la scène est la matérialisation de cette subversion. Elle n’apparaît elle-même qu’après une transposition qui la dénature puisqu’elle est saisie par le médium de l’écriture. Entre le voir et le dire s’érige une distorsion infranchissable, un véritable combat des sens. La scène naît à travers le langage, elle est un fait du langage, mais elle ouvre aussi une profonde déchirure sémiotique. Le langage devient alors lui-même une surface sensible, il est donné à voir et à éprouver. Il devient un théatron de sorte que Saint-Preux est spectateur de l’avènement de sa propre parole.
22Ni le texte ni l’image ne font scène. Ils sont les adjuvants d’une poïétique du regard qui oscille entre scène et hors-scène. Image et discours s’escomptent mutuellement. Ils se substituent, se relayent, se stimulent, deviennent l’un pour l’autre des vecteurs de dépassement. La vue et le discours qui s’articulent dans la représentation ne sont pas en continuité avec l’objet représenté. Lorsque Saint- Preux raconte, il ne voit plus, il n’y est plus. C’est un espace de la mémoire qui est rapporté. La représentation devient une lutte, l’agon contre la peur qu’exerce le visible sur le sujet voyant ou le prot-agon-iste, qui doit, pour la dépasser, ou plutôt la déplacer, apprendre à fermer les yeux et se mettre à parler. On rejoint l’idée de Derrida selon laquelle le geste représentatif est une mémoire d’aveugle. Cette déformation provoquée par l’écart constitue une forme de transgression qui permet d’engendrer des apparitions. La scène agit comme support et vecteur de ces apparitions.
Écrire comme l’on marche : la promenade
23« Je marche sur les débris de ce mur et j’avance », s’exclame Diderot face à un tableau d’Hubert Robert16. De même, Saint-Preux passe la rampe de la scène et marche. Il rompt ainsi avec la doucereuse distance contemplative. Ni lové dans quelque alcôve, ni posté sur quelque balcon, il n’est plus le voyeur avide de se repaître du spectacle intime qui lui serait offert sans résistance. Voir devient un geste, un geste qui trace son propre chemin dans l’espace, qui s’écrit lui-même, un graphein. La distance face au visible est abolie à mesure que celle face au dicible s’amplifie. Le regard enfreint le cadre, il ouvre la boîte scénique ou encore, il « monte sur scène ».
24La perception qu’engendre la promenade n’est pas un mécanisme physiologique et cognitif mais un processus articulant sans règle, matière, lumière, formes, émotion, imagination, mémoire, culture, langage, contexte. Elle fait de Saint- Preux un sujet pathique : il se propose à lui-même un visible à explorer et subit en retour les effets de sa propre perception. La verbalisation de cette expérience suscite à la fois jouissance et souffrance puisqu’elle transporte le regard plus loin dans le hors-champ. La promenade met en branle un œil qui agit comme une main dans l’espace ou ce que l’on peut nommer un regard haptique, c’est-à-dire, un regard qui se comporte comme un toucher dans la chair de l’espace17. La représentation provient de cette rhétorique corporelle, d’une genèse rythmique du regard.
25La promenade est ce qui rythme et organise la vision. Ce regard en marche renverse le statut de l’espace : ce n’est plus un sujet qui perçoit et se projette dans un espace mais un sujet qui advient à lui-même, qui se perçoit par la médiation de l’espace. Ce qui importe alors n’est plus ce qui est vu mais comment sont vues les choses, de sorte que l’énonciateur est véritablement un médiateur esthétique et la focalisation (le « là » de la vision) devient une condition du processus sémiologique parce qu’elle est condition ontologique. L’espace devient l’invisible condition de la possibilité de manifestation du regard, un corps morcelé dont la cohésion est le simulacre que permet le récit.
26Cet œil-main devient peu à peu un œil-bouche. Dans son Dictionnaire de Musique, Rousseau dit de la musique qu’elle réalise ce prestige presque inconcevable de « mettre l’œil dans l’oreille18 ». De même, la promenade semble réaliser cet autre prestige de mettre la bouche dans les pieds. Création verbale, perception visuelle et marche s’articulent et se prolongent l’une l’autre. Elles participent au même processus de représentation mais aussi se détournent l’une de l’autre. Le récit n’expose pas, il explose le visible, précisément parce que celui-ci demeure toujours insaisissable. L’œil avale l’espace mais il est à son tour englouti dans et par l’espace. Cet espace s’ouvre comme une immense question, il appelle le souffle comme si, dans une volonté de l’avaler, il avait été parcouru, pensé et écrit la bouche ouverte.
27Dans cette esthétique où le corps occupe la première place, où il est le premier langage, l’image devient un acte de désignation de soi, ce par quoi on se reconnaît à travers le nom que l’on donne au visible. Le geste de ce sujet-spectateur est un geste scénographique. Par son tracé, il délimite les lieux dans lesquels il se situe lui-même. Il se crée sa surface d’inscription, son espacement. L’Élysée est une scénographie de la genèse du sujet parlant, la scène idéale du Discours sur l’Origine des Langues.
D’un jeu esthétique aux enjeux philosophiques
28L’Élysée est bien plus qu’un espace littéraire, c’est l’allégorie de toute la démarche philosophique de Rousseau, un peu à la manière de la Caverne chez Platon. La promenade rousseauiste est une forme très particulière de poétisation du monde où le sentir est le moteur du processus de connaissance. Bien plus qu’un dispositif scénique qui active le texte, on peut voir la promenade comme un véritable appareil perceptif, tel que le définit Jean-Louis Déotte19. La mise en marche de l’œil engendre un nouveau mode de représentation des relations au monde. Ce comportement va trouver de nombreux échos et donner lieu à une nouvelle époque du regard20. Le modèle du tableau en perspective qui prévalait jusqu’alors est enfreint par le passage de l’observation contemplative et objective à l’incarnation. Cette défocalisation produit en conséquence un retournement intégral de la relation du sujet à son milieu. Rousseau substitue les marcheurs aux assis, il fait du regard nomade une condition de la possibilité d’être et d’agir. Au sujet objectif de type cartésien il oppose l’état de spectateur du monde (théates). L’évocation métaphorique des figures d’Hermès et de Poros, réunis dans le personnage de Saint-Preux, substitue à une esthétique des canons la théoria en son sens premier d’un voyage physique vers un spectacle qui inspire et produit de la connaissance. Ce qui était au fondement de la morale et de la politique chez les antiques trouve ici une nouvelle figure21.
29Le sujet se pose en acteur de sa vision et comme puissance de dévoilement, de sorte que l’image se voit réinstaurée en tant que médiation d’une économie du visible et de l’invisible. Ainsi s’esquisse une « nomadologie » en rupture avec le point de vue unique et figé de l’époque perspectiviste22. Godard disait que « voir, c’est ne pas avoir peur de perdre sa place ». Certains affirment que Rousseau serait l’inventeur du tourisme montagnard. Que cela soit vrai ou pure fantaisie, la mise en marche du regard qu’il initie s’apparente à ce courage de la perception dont parle Godard. Cette démarche préfigure ce que Bergson appellera un « mécanisme cinématographique de la pensée » bien avant l’heure du cinéma. On voit également poindre dans cet itinéraire les prémices du comportement phénoménologique. C’est en effet en ces termes que Merleau-Ponty explique sa démarche :
C’est dans l’épreuve que je fais d’un corps explorateur voué aux choses et au monde, d’un sensible qui m’investit jusqu’au plus individuel de moi-même et m’attire aussitôt de la qualité à l’espace, de l’espace à la chose et de la chose à l’horizon des choses, c’est-à-dire à un monde déjà là, que se noue ma relation avec l’être23.
30Force est de constater que cet espace fictif, comme une grande majorité d’entre eux, ne sert en rien de simple décor à l’action. Plus qu’un souci esthétique, son dévoilement, sa configuration, son organisation, impulsent le rythme du texte et contribuent à sa forme et à sa portée sémiologique. Ainsi, le temps de son déploiement, l’espace activé par le dispositif scénique devient clairement le moteur de l’appareil d’écriture. S’il est périlleux de faire de la scène un concept analytique, la considération du dynamisme scénique à l’œuvre dans les textes permet cependant de toucher du doigt des interactions très souvent ignorées ou minorées. Une approche scénographique des espaces fictionnels ne prétend pas à devenir une méthode. Elle reste une certaine lecture qui tente de reconnaître le rôle fondateur de l’espace et de rendre au regard ce qui fait qu’il est regard, c’est- à-dire, son horizon et son rythme. Elle montre comment l’espace est « scénifié » avant de devenir signifiant et comment une topoïétique du regard engendre un espace du discours.
Notes de bas de page
1 B. Noël, « Là-bas ici », paru dans Théâtre/Public, Paris, n° 189, juin 2008, p. 9.
2 G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 11.
3 La notion de « révolte » est empruntée à S. Lojkine, L’Œil révolté, Les Salons de Diderot, Arles, Actes Sud/Paris, Jacqueline Chambon, 2007.
4 Voir M.-J. Mondzain, Le Commerce des regards, Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2003.
5 La skènè désigne originellement une tente dans laquelle les acteurs se cachaient pour mettre et retirer leurs masques. Il s’agit donc d’un appareil à la fois de dissimulation et de révélation ou d’un dispositif d’écran.
6 Stéphane Lojkine parle de « dispositif scénique » dans lequel il distingue trois niveaux (géométral, symbolique et scopique), qui s’articulent l’un à l’autre. Ces niveaux facilitent l’analyse mais n’ont pas de réalité matérielle en tant qu’entités séparées. Ils ont l’avantage d’attester de l’impératif spatial dans le processus de représentation et de se séparer de l’analyse strictement linguistique pour considérer la fabrication des images.
7 La notion de rythme est centrale pour comprendre le dynamisme scénique. Le rythme est ici employé dans le sens que lui a donné Henri Meschonnic. Voir Critique du rythme, anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier/Poche, 1982.
8 J.-J. Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Œuvres Complètes, tome II, partie IV, lettre XI, Paris, Garnery, librairie, rue du Pot-de-fer, 1823, p. 342. (sera désormais désigné NH, suivi du numéro de page).
9 Il y aurait beaucoup à dire sur les liens entre la toponymie et la topographie. Le nom donné à ce verger, l’Élysée, en dit long sur le statut de ce lieu. En effet, l’Élysée est à l’origine le lieu de séjour post-mortem pour les hommes vertueux. Il constitue donc la destination ultime d’un cheminement éthique. Saint-Preux avait eu d’abord la sensation d’être au bout du monde mais, après avoir parcouru le verger, il conclut qu’il en est tout à fait en-dehors (NH, p. 354).
10 Dans les romans du Moyen-âge, les espaces romanesques portent le nom, ô combien éloquent, de « mystères »… Plus que montrer, que faire-voir, ils tendent vers un au-delà du visible. « Mystère » était aussi le terme pour désigner les pièces de théâtre religieux.
11 Cette attitude esthétique se retrouve ailleurs chez Rousseau. Le Discours sur les Sciences et Arts débute par cette citation d’Ovide : « Barbarus Hic ego sum », Discours sur cette question : « Le rétablissement des Sciences et des Arts a contribué à épurer les mœurs », Œuvres Complètes, tome I, Paris, Furne, 1835, p. 464.
12 J. Starobinski a bien montré comment Rousseau use sans cesse de dispositifs d’écran. Voir Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle, suivi de Sept essais sur Rousseau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1971.
13 M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, coll. « Folio-essais », p. 31.
14 Voir J. Poliéri, Scénographie-sémiographie, Paris, Denoël/Gonthier, coll. « Grand format médiations », 1971.
15 La définition qu’en donne le dictionnaire de Trévoux (1771) contient cette ambivalence : « un lieu où l’on représente » et en même temps, « une suite d’arbres plantés les uns après les autres, sur deux lignes parallèles, qui donnaient de l’ombre, à ceux qui étaient placés dessous pour voir les pièces qu’on y représentait, avant qu’on eut imaginé les théâtres. »
16 Le dynamisme de la promenade permet de dépasser le modèle du tableau qui prévalait jusqu’alors pour lui substituer une esthétique de la scène. Voir P. Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du xviii e siècle, Paris, PUF, coll. « Perspectives littéraires », 1998.
17 Rousseau partage avec Diderot cette idée que le toucher est le sens le plus profond et le plus vrai. Cf. Diderot, Lettres sur les sourds et muets, Œuvres, tome IV, Esthétique-Théâtre, Paris, 1996, Robert Laffont, « Bouquins », p. 16.
18 J.-J. Rousseau, Dictionnaire de Musique, Article : « Imitation », Paris, Garnery, 1823, p. 404.
19 Voir J.-L. Déotte, L’Époque des appareils, Paris, Lignes Manifeste, 2004.
20 Benjamin considérait que la rêverie, devenue comportement esthétique du xix e siècle, a engendré le xx e siècle. Voir W. Benjamin, Paris, capitale du xix e siècle, Réflexions théoriques sur la connaissance. Théorie du progrès, Paris, Éditions du Cerf, 1989.
21 Baudelaire, un siècle plus tard, sera lui aussi un adepte de la promenade mais, là où Rousseau invente de toutes pièces son lieu de représentation, Baudelaire se réfère quant à lui à son milieu réel (Paris notamment) investi d’onirisme. Si tous deux articulent promenade et rêverie pour construire leur processus de représentation, celles-ci n’ont pas du tout le même résultat esthétique.
22 Voir à propos de la nomadologie G. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit 1980, p. 34.
23 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, Gallimard, coll. « Tel », 1976, 4e de couverture.
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