Chapitre IX. Topographie d’une Afrique sans nom ou les apories du chronotope impérial dans Waiting for the barbarians de J. M. Coetzee
p. 125-135
Texte intégral
1L’histoire de l’Afrique du Sud peut s’inclure dans celle du colonialisme, même si le pays n’a pas fait l’objet d’un projet colonisateur systématique de la part d’une puissance européenne. Quoique le cadre spatio-temporel du roman Waiting for the Barbarians 1 ne soit pas référentiel, beaucoup y voient une représentation de l’Afrique du sud au temps de l’apartheid. Effectivement, la configuration de l’espace illustre une situation de type colonial avec la mainmise des colons barricadés dans le Fort et la dépossession du peuple indigène exilé dans son propre pays et voué à l’errance sur des terres encore mal cataloguées par les colonisateurs. Le roman décrit d’ailleurs un processus de colonisation : « Il y a plus de cent ans que nous sommes ici ; nous avons gagné des terres sur le désert, bâti des ouvrages d’irrigation, cultivé les champs, construit des maisons solides, dressé une muraille autour de notre ville. » (EB, p. 85.) Il est question du « vieux pays » (EB, p. 198), où les colons veulent retourner quand ils se sentent menacés, c’est-à-dire la métropole. Le roman semble emprunter l’idée d’une mission civilisatrice, différente de celle de Kipling néanmoins : « Il est temps que s’épanouisse la fleur noire de la civilisation » (EB, p. 131) [« time for the black flower of civilization to bloom », WB, p. 86]. Mais le texte ne s’intéresse pas à l’aspect économique de la colonisation et ne fait qu’une seule allusion à la question des terres, question centrale en Afrique du sud2.
2La situation décrite reste cependant abstraite et a pu justifier les critiques adressées à Coetzee, à qui on a reproché de ne pas proposer de solutions pratiques à l’apartheid et, d’une manière générale, un manque de fermeté idéologique au point qu’on l’a parfois surnommé le « colonisateur qui refuse ». Sa peinture des relations dominant/dominé, colonisateur/colonisé a souvent été jugée trop générale, trop éloignée des réalités sud-africaines. On lui a également reproché de ne pas être capable de sortir de son propre héritage culturel : « He is a Coetzee among the Coetzees3 ». Et sa plus grande faute est sans doute d’être né blanc en Afrique du Sud, faute qu’il devra indéfiniment expier.
3L’approche de Coetzee est en fait métaphysique et, dans En attendant les barbares, s’accomplit une véritable déterritorialisation de l’espace-temps dans un empire sans nom et une capitale tout aussi anonyme. Nous nous interrogerons sur la construction du chronotope4 impérial, sur l’entrecroisement spatio-temporel à l’œuvre dans En attendant les barbares et sa valeur de fable ou d’allégorie, ce qui conduit à se reposer la question de l’engagement pour un écrivain qui écarte le réalisme.
Topographie de l’Empire
4L’Empire mis en scène dans le roman de Coetzee correspond à la métropole, au centre dominant et non à l’Empire qui « contre-attaque », selon le titre fameux de B. Ashcroft5 ; c’est-à-dire que le roman se passe à l’ère coloniale, même si son auteur est supposé « postcolonial ».
Le « modèle forteresse »
5Si l’on reprend les études de Deleuze et de Guattari, on peut dire que l’espace des nomades/barbares est un espace lisse tandis que l’espace cloisonné par l’appareil d’état colonial correspond à l’espace strié6. Cette opération de « striage » correspondrait à une première phase du capitalisme, mais constitue aussi une manière d’imposer une loi à l’espace lisse qu’est l’espace à coloniser, la steppe ou le désert en l’occurrence7. L’Empire déploie une machine de guerre à travers le « modèle forteresse » par lequel il essaie de réguler voire de bloquer les mouvements nomades qui mettent en péril l’ordre colonial8. La structure impériale constitue donc une force d’homogénéisation face à un espace, qui privilégie la variabilité et « la polyvocité » des directions, de type rhizome9.
6Pour pallier tout risque d’éclatement et contenir les forces divergentes à l’œuvre dans l’espace, l’Empire se constitue en univers « totalitaire », expression spatialisée de l’autorité, fait prévaloir le nomos, et n’est jamais un non-lieu au sens que Marc Augé donne à ce terme. L’image qui lui est associée est au contraire celle d’un « univers où personne n’est jamais seul, où tout le monde est sous contrôle immédiat […]10 ». En outre, l’Empire « écarte de son idéologie la référence individuelle et prend le risque de la projeter à l’extérieur de ses frontières – figure chatoyante du mal absolu ou de la séduction suprême11 ». Pour B. H. Lévy, c’est un « espace infini, uniforme et homogène, réduit à la même loi d’une identique temporalité12 ». L’Empire constitue donc une force coercitive, un territoire parcouru de forces contraignantes, centripètes et centrifuges, mais il ne semble jamais aussi tyrannique que lorsqu’il est sur le point de s’écrouler. L’Empire n’a qu’un seul but, sa survie : « comment ne pas finir, comment ne pas mourir, comment prolonger son être ? » (EB, p. 216.) Tout se passe comme si, menacé d’extinction, l’Empire entreprenait une thérapie de choc en suscitant son propre ennemi. En désignant les barbares, il objective son angoisse et régénère ses forces déclinantes.
La frontière13
7Le roman de Coetzee se joue à la frontière, entre le fort et le désert, entre la civilisation et la barbarie. Comme le remarque Martine Yvernault, « on a l’impression d’avoir atteint la limite, quelle que soit la dimension considérée14 ». L’idée de frontières (limes) se confond avec celle de seuil (limen) et, dans la Rome antique, le limes représente une zone limite de l’Empire, frontière avec les peuples barbares réputés non-civilisés. Le limes, frontière stratégique stable, s’oppose au finis, lisière mouvante d’extension et de souveraineté. Ce qui caractérise l’espace dans le roman de Coetzee, c’est qu’il se situe à une frontière, spatiale et temporelle, véritable point magnétique. La frontière sépare le pays connu, l’origine, et l’Ailleurs, le pays de l’autre, où commence l’aventure. À propos du roman de Coetzee, on peut parler de « marche », mais il s’agit davantage d’« une barrière pour repousser l’autre » que d’« un pont pour rencontrer l’autre », pour reprendre les formules d’O. Bonnerot. La marche est aussi une « frontière militaire, périlleuse, inquiétante15 » ; elle n’est pas un simple no man’s land mais une zone dynamique où s’opèrent mutations et transformations.
8La garnison du fort rencontre la difficulté de contrôler un Empire et les colons passent leur temps à se persuader de l’efficacité de leurs frontières fortifiées. En effet, il s’agit d’édifier des murailles pour se protéger des barbares et de préserver ce que le magistrat appelle une « oasis » civilisée. À la fin du roman, des rumeurs courent sur les conflits qui auraient éclaté « sur les mille milles de la frontière », sur des coalitions de barbares qui mettraient en péril les « avant-postes reculés » de l’Empire. Cette situation illustre la mentalité d’assiégés des Sud-Africains blancs, notamment des Boers, qui expriment leur crainte du « swartgevaar », c’est-à-dire du danger noir en langue afrikaans. C’est aussi l’image du « laager », le cercle de chariots formé par les voortrekkers lors du Grand Trek pour se protéger des Zoulous. Quoique supposé libéral, le magistrat exprime ce que l’on peut appeler une angoisse de pollution : il craint que les Barbares ne se laissent tenter par la « civilisation » et qu’ainsi, ne se crée « en bordure de la ville une agglomération parasitaire peuplée de mendiants et de vagabonds, esclaves de l’alcool » (EB, p. 65). La Frontière dite « paresseuse » (EB, p. 17) [« lazy », WB, p. 8] devient la première ligne de défense de l’Empire à l’instigation des membres du Troisième Bureau. Pour ramener la jeune barbare parmi les siens, le magistrat franchit les limites de l’Empire, passage dramatisé par une violente tempête. La transgression est coextensive à la mobilité et le magistrat accomplit un voyage « beyond the pale16 », au-delà du monde civilisé, qui rappelle celui de Kurz dans Heart of Darkness de Conrad : il a violé une limite morale et sociale davantage que géographique. À son retour, les hommes du Troisième Bureau vont ironiquement l’aider à explorer d’autres frontières, celles de son corps, notamment par la torture17.
9Le roman de Coetzee décrit un processus habituel dans un État totalitaire. Pour maintenir son emprise, le pouvoir suscite les rumeurs d’une menace venant d’un ennemi extérieur, ce qui permet de justifier l’accroissement de la militarisation et de la répression interne. La crainte permanente des barbares et la menace imminente de leur arrivée unifient le peuple et le rendent gouvernable. C’est l’attente dans laquelle est maintenu le peuple qui donne sens et forme à l’État tandis que la rupture de l’attente entraîne un déséquilibre et un désordre. Toutefois, le magistrat n’est pas dupe de ce mouvement de propagande : « Pour ma part, je ne constatai aucun de ces troubles. » (EB, p. 18.)
Un empire de la douleur
10La perception du désert repose sur des ensembles de relations liées au vent, aux ondulations du sable ou de la neige, au mouvement de la tempête, à la soif, au froid ou à la chaleur, comme c’est le cas lors de l’expédition du magistrat pour ramener la jeune barbare chez elle (EB, chapitre III). Deleuze et Guattari parlent d’espace tactile ou plutôt « haptique » et « sonore, beaucoup plus que visuel18 ». Mais les sensations ne sont pas uniquement liées à la dureté du cadre car, par l’action des hommes du Troisième Bureau, l’Empire se transforme en « empire de la douleur » (EB, p. 41) [« empire of pain », WB, p. 24] et c’est dans la corporalité que l’oppression s’éprouve. La tyrannie ne s’exerce pas dans la privation de liberté ou la dépossession qui sont déjà la règle, mais dans les atteintes aux fondements même de l’être, dans les corps meurtris, suppliciés, assassinés. C’est une radicalisation du processus d’Othering décrit par Gayatri Spivak, processus par lequel le discours impérial crée ses « autres », produit ses « autres ». Le sujet colonisé est avili (debasement) ; sa dépravation, sa brutalité et sa perfidie sont dénoncées pour mieux justifier la rétrocession de ses terres à l’Empire19.
11Comme le montre Jean-Louis Boireau20, Joll déploie une logique implacable : c’est la répression qui sert de preuve à la menace, c’est l’absence d’aveu ou de révélation de la part des prisonniers torturés qui confirme leurs intentions belliqueuses. Paradoxalement, c’est la barbarie dont font preuve les représentants de la civilisation qui démontre l’insoutenable degré de sauvagerie dont les barbares sont susceptibles. La torture fait exister le corps des barbares, mais il faut que les prisonniers, totalement dégradés, continuent à passer pour humains : c’est pourquoi Joll leur fait inscrire sur le dos le mot « ennemi », ce qui leur confère le statut désiré. Puis on bat les prisonniers jusqu’à ce que le mot ne soit plus lisible, faisant ainsi disparaître la menace. Ainsi, le colonel Joll participe à la stricte délimitation de l’Empire qui désigne ses autres géographiques et raciaux et se définit ainsi contre ceux qu’il colonise, exclut et marginalise.
12L’espace impérial dessine une topographie qui tente de bloquer toute possibilité d’évolution, toute déterritorialisation, notamment en ses marges poreuses et fluctuantes. Les différentes transgressions représentées par les expéditions de capture des nomades par les militaires de Joll finissent par se résoudre en un retour à l’ordre établi, quoique secrètement miné. S’il y a déterritorialisation, elle est relative, car elle conduit à reterritorialiser sur l’ancien, même si, comme le dit justement B. Westphal, « le territoire, comme les eaux du fleuve d’Héraclite, jamais n’aura deux fois la même nature21 ». Contrairement aux conceptions de Deleuze et Guattari, le nomadisme est contenu et il n’est jamais euphorique, tout comme la sédentarité, plutôt dysphorique.
De l’achronie au mythe en passant par l’Histoire
13Le chronotope dans le roman de Coetzee comporte à la fois une dimension utopique pour l’espace et une dimension mythique pour le temps. La spatialisation tend à une forme de blocage, redoublé par la temporalité, qui passe de l’achronie au temps mythique de l’attente après une brève historicisation.
L’achronie des origines
14Coetzee essaie d’échapper aux impératifs du monde daté qui l’entoure en créant un univers romanesque qui baigne dans un flou temporel : il est difficile de déterminer à quelle époque se déroulent les faits. Le texte présente des éléments qui donnent une couleur médiévale – des combattants qui ressemblent à des chevaliers et un cadre rappelant les châteaux forts du Moyen Âge – tandis que quelques termes confirment cet arrière-plan archaïque : il est question d’un « mousquet » (EB, p. 9), d’un « lourd casque empanaché de la cavalerie » (p. 26), d’« armures émaillées » (EB, p. 102). L’on ne trouve pas de véhicule à moteur, mais des lunettes de soleil qui constituent une invention récente. Le texte prend ainsi une allure de chronique ancienne, représentant des univers ancrés dans un monde pré-capitaliste, éloignés de l’espace-temps de l’époque de l’écriture.
15Par ailleurs, sous le vocable de « barbare », le roman met en scène des types primitifs d’humanité, chasseurs, pêcheurs et bergers nomades, qui restent en deçà du champ de l’Histoire. Certains passages relèvent en outre de la tradition de la pastorale et évoquent un monde hors du temps, un paysage immobile : « Au-dessus de l’eau, le soleil de bronze reste accablant. Au sud du lac s’étendent des marécages et des salines ; au-delà une ligne bleu-gris de collines arides. » (EB, p. 27.) La nature apparaît comme une véritable corne d’abondance.
16 En attendant les barbares suggère un état mythique, un état d’innocence bienheureuse qui aurait été celui de la colonie originelle, Eden retrouvé loin des complexités et des turpitudes de la métropole. Avant l’arrivée de Joll, il n’y avait que le vide géographique de la frontière, le vide historique d’un temps routinier, rythmé par le cycle des saisons. Le magistrat évoque des « Temps anciens où tout était calme sur la frontière » (EB, p. 162). À la fin, lorsqu’il envisage de laisser un témoignage pour « les archives de la colonie », il postule le bonheur idyllique de la colonie dans le temps mythique de l’unité retrouvée de la terre et du ciel : « Notre temps était celui des saisons, des moissons, des migrations des oiseaux aquatiques. Nous vivions sans que rien nous sépare des étoiles. […] C’était le paradis sur terre. » (EB, p. 247.) Mais ceci est aussitôt dénoncé comme mensonge et artifice littéraire :
À la fin de l’hiver, peut-être, quand nous aurons vraiment la faim au ventre, quand nous serons gelés et affamés, ou quand les barbares seront vraiment à nos portes, peut-être, alors, abandonnerai-je les périphrases d’un fonctionnaire doté d’ambitions littéraires et commencerai-je à dire la vérité. (EB, p. 248.)
17Quand le magistrat part ramener la jeune barbare chez elle, il quitte le temps impérial et se soumet au temps mythique des barbares, déterminé par les saisons, la lumière et l’obscurité, le désert et les terres cultivées. Après s’être uni à la jeune fille, il envisage même une vie soumise à « la roue des saisons » (EB, p. 106) [« the seasons turn », WB, p. 69]. Toutefois, le Magistrat se sent surtout comme un traître : « Entremetteur, chacal de l’Empire déguisé en agneau. » (EB, p. 120.) [« a go-between, a jackal of Empire in sheep’s clothing », WB, p. 79]
L’irruption de l’Histoire
18L’image donnée des barbares reflète un point de vue colonialiste traditionnel : ils sont présentés comme des primitifs vivant hors de l’Histoire, dans un « état de nature », et s’exprimant dans « leur baragouin étrange » (EB, p. 35) [« with their strange gabbling », WB, p. 20]. Conformément aux stéréotypes, ils apparaissent faisant du troc, échangeant leurs marchandises contre de la « pacotille » (EB, p. 65) [« trinkets », WB, p. 41]. Ils sont accusés d’être « paresseux » et « immoraux » (EB, p. 65) comme l’étaient les Hottentots en Afrique du Sud, au nom d’une éthique protestante qui condamne leur oisiveté supposée. Ils n’ont cependant rien du bon sauvage rousseauiste accueillant l’étranger, car leur rencontre avec le magistrat donne lieu à un marchandage serré. Synonyme d’une communication univoque, le stéréotype s’articule autour de la permanence, du temps long et désigne un blocage.
19L’Histoire fait donc irruption dans « le temps immobile de l’oasis » (EB, p. 230) par l’arrivée dans la ville frontière du représentant de l’Empire, le colonel Joll, un homme qui refuse le temps de la nature : il porte des lunettes de soleil pour éviter de prendre des rides et donc de vieillir. Son but est d’établir une nouvelle version de l’Histoire : « les hommes nouveaux de l’Empire croient aux nouveaux chapitres, aux pages blanches » (EB, p. 44). La colonie, résultat d’un acte de violence historique, vit dans l’illusion qu’elle a rétabli avec la nature une harmonie que l’Histoire ne permet pas22. Il s’agit d’un bonheur à la fois fœtal et protohistorique : « Pourquoi n’avons-nous pas pu vivre dans le temps comme des poissons dans l’eau, comme des oiseaux dans l’air, comme des enfants ? C’est la faute de l’Empire ! L’Empire a créé le temps de l’Histoire. » (EB, p. 215-216.) Effectivement, l’Empire induit le temps de l’Histoire :
L’Empire n’a pas situé son existence dans le temps uni, récurrent, tournant, du cycle des saisons, mais dans le temps déchiqueté de l’ascension et de la chute, du commencement et de la fin, de la catastrophe. (EB, p. 215-216.)
20Avec l’installation de l’Empire, se produit ce que B. Westphal appelle « la révolution spatio-temporelle » : « les instants ne conflu[ent] pas tous dans une même durée » et « la ligne se scinde en lignes23 ». L’intrusion de l’Histoire dans le temps barbare relève de la catastrophe : elle rompt le cycle saisonnier, mais finit par s’enliser dans les sables du temps. Les barbares sont persuadés de survivre aux colons qui finiront par partir. À l’image des libéraux sud-africains, le magistrat se donne bonne conscience à peu de frais en prétendant vouloir vivre « en dehors de l’Histoire que l’Empire impose à ses sujets » et en affirmant son innocence : « Je n’ai jamais souhaité aux barbares de se voir infliger l’Histoire de l’Empire. » (EB, p. 248.) Mais c’est le refoulement de l’Histoire (par le magistrat) qui crée le vide dans lequel s’écrit l’histoire dévoyée de la nouvelle barbarie :
Contrairement à ce qu’il me plaisait de penser, je n’étais pas l’inverse du colonel, aussi complaisant et bon vivant qu’il était froid et rigide. J’étais le mensonge que l’Empire se raconte quand les temps sont favorables, et lui la vérité que l’Empire proclame quand soufflent des vents mauvais. (EB, p. 219.)
21Une autre image proposée par B. Westphal est celle de l’entropie, que l’on retrouve dans le spectacle de « [d]eux petits garçons [qui] jouent avec un cerceau. Ils le poussent dans le vent. Il roule, ralentit, vacille, recule, tombe » (EB, p. 48). Comme la dégradation d’énergie entraîne le ralentissement et la chute du cerceau, le temps se divise en particules, en « tempuscules » selon un principe de la déperdition d’énergie. C’est une autre manière de spatialiser le temps car « chaque fois qu’il est considéré comme entropique, le temps est rendu à sa dimension spatiale : il s’inscrit dans un schéma qui se déploie en volume24 ». À la fin, la ville est également frappée d’entropie car les structures sociales se délitent : la soldatesque pille les réserves et les colons sont contraints à l’exode.
De l’ambivalence du mythe
22Le roman suit le cycle entier d’une année qui commence à la fin de l’été avec l’arrivée de Joll et se termine à la fin de l’hiver avec son départ. Ainsi, après l’intrusion de la violence historique, s’amorce un retour au temps du mythe, mais d’un mythe ambivalent. En effet, l’ordre du temps barbare semble s’imposer dans le dénouement, avec un retour au temps pastoral, au temps de la nature, que les barbares maîtrisent mieux que les « civilisés », même s’ils ne travaillent pas la terre. C’est le sens que l’on peut donner au message qu’ils envoient à travers le cavalier fantôme, le soldat mort sur son cheval dans une position de crucifié (EB, p. 225-226). Le roman semble entériner la défaite des « colonisateurs » : Mandel parle « au nom du Commandement impérial » et annonce le retrait des troupes (EB, p. 227). Le peuple est inquiet même s’il pratique la politique de l’autruche à l’instar de Mai25. Le roman s’achève par un retour au temps cyclique, celui des saisons, et c’est une manière selon E. Jünger, d’en appeler « dans le temps à un intemporel, dans le mouvement à une immobilité26 ». Cependant ce retour à une forme de fixité ne constitue pas un idéal pour Coetzee car le cycle se transforme facilement en boucle, en « nœud coulant » (loop). L’image est en effet récurrente dans le roman, qu’il s’agisse des « cercles de fil métallique » des sinistres lunettes du colonel Joll, des boucles de fil de fer qui entravent la bouche des prisonniers ou de la boucle de la corde qui va servir de « nœud coulant » pour torturer le magistrat (EB, p. 196).
23Les forces armées de l’Empire en déroute se retirent, laissant les barbares, les colons et le magistrat transformés en sujets attendants. Comme le magistrat, le narrateur attend, tout en faisant le récit de l’attente des autres, barbares, colons, représentants de l’Empire. À travers le temps de la catastrophe introduit par l’Empire, se lit une tentation messianique et apocalyptique :
Est-il meilleure façon de passer ces jours ultimes que de rêver d’un sauveur, l’épée brandie, qui disperserait les armées ennemies, nous pardonnerait les erreurs commises par d’autres en notre nom et nous accorderait une seconde chance de bâtir notre paradis terrestre ? (EB, p. 231.)
24La fascination de l’apocalypse traduit à la fois une perception angoissée du présent et une peur de l’avenir, situation de beaucoup de Blancs dans les années 1980 en Afrique du Sud si l’on en croit Breyten Breytenbach : « on vit toujours dans l’attente, avec l’avant-goût de l’apocalypse27 ». Le temps, mis en mouvement par l’épisode de lutte contre les nomades, s’est immobilisé à nouveau et a laissé s’engouffrer une forme d’intemporalité à travers la brèche ouverte par l’attente finale. L’événement historique s’est produit et il a été surmonté, même si un autre est sans doute en attente. Il reste donc désormais le paysage, l’espace de l’Empire.
Conclusion
25Même si l’Empire de Coetzee peut se situer en Afrique du Sud, sa référentialité pose question et renvoie le chronotope du roman du côté de la fable ou de l’allégorie, ce qui contribue à la fictionnalisation. Le texte semble aboutir à une impasse : blocage de l’espace qui empêche toute reterritorialisation après quelques velléités de déterritorialisation, blocage du temps historique qui se dissout dans une situation d’attente atemporelle proche du mythe. Coetzee regrette que l’Histoire en Afrique du Sud tende à phagocyter le roman car un « roman véritable est celui qui fonctionne selon ses modalités propres et arrive à ses propres conclusions, et non pas un roman qui fonctionne selon les modalités de l’histoire, aboutissant à des conclusions qui sont vérifiables par l’histoire28 ». Le chronotope d’En attendant les Barbares traduit en fait une situation d’aporie généralisée : impasses du discours de l’humanisme libéral, qui croit au rôle civilisateur des peuples occidentaux, tout en avouant son impuissance et, plus généralement, situation de « double bind » de Coetzee : au plan politique, il est soumis à la censure ; au plan éthique et formel, Il sait qu’il est difficile de faire de la littérature sur l’oppression. Le chronotope participe ici de la définition d’une modalité de littérature engagée, où la violence politique se traite de manière indirecte afin de conjurer un double risque, celui de la banalisation et celui de la fascination après tant d’années d’oppression et d’apartheid29. Le silence tissé autour de la situation historique peut alors se lire comme une ellipse postcoloniale.
Notes de bas de page
1 J. M. Coetzee, Waiting for the Barbarians (1980), Londres, Vintage, 2004 ; En attendant les Barbares, trad. S. Mayoux, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1987. Sauf exception, les citations se feront en traduction avec les lettres EB – WB pour l’édition originale – et la référence à la page.
2 « Ils veulent que les établissements coloniaux cessent de s’étendre sur leur terre. Ils veulent, en somme, qu’on leur rende leur terre. » (EB, p. 84.)
3 M. Vaugham cité par D. Penner, Countries of the Mind. The Fiction of J. M. Coetzee, New York, Grenwood Press, 1989, p. 22.
4 Nous utilisons ici le concept bakhtinien au sens de « corrélation essentielle des rapports spatiotemporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature », M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », (1975) 1978, p. 391.
5 B. Ashcroft, G. Griffiths, H. Tiffin, The Empire Writes Back, Londres, Routledge, 1989.
6 « Dans l’espace strié, on ferme une surface, et on la “répartit” suivant des intervalles déterminés, d’après des coupures assignées ; dans le lisse, on se “distribue” sur un espace ouvert, d’après les fréquences et le long des parcours », G. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 600.
7 La circulation du capital exige ensuite que soit recréé « une sorte d’espace lisse où se rejoue le destin des hommes ». Ibid., p. 614.
8 G. Deleuze, F. Guattari, op. cit., p. 480.
9 Ibid., p. 474.
10 M. Augé, Non-Lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Librairie du xx e siècle, Le Seuil, 1992, p. 143.
11 Ibid.
12 B. H. Lévy, La Barbarie à visage humain, Paris, Grasset, 1977, p. 69.
13 Voir A. Viola, « Waiting for the Barbarians as a Frontier Novel », in Commonwealth Essays and Studies, Special Issue n° 3, Éditions universitaires de Dijon, 1992, p. 20-25.
14 M. Yvernault, « Les formes du texte et l’impossible lecture dans En attendant les Barbares », in J. P. Engélibert (éd.), J. M. Coetzee et la littérature européenne. Écrire contre la barbarie, Rennes, PUR, 2007, p. 57. Elle cite la page 9 : « Au firmament, des milliers d’étoiles nous regardent. Ici, en vérité, nous sommes sur le toit du monde. À s’éveiller en pleine nuit, en ce lieu dégagé, on est saisi d’un vertige. »
15 O. H. Bonnerot (éd.), Histoire, Littérature et Poétique des Marches, XXIVe Congrès national de la SFLGC de juin 1992, Strasbourg, 1993, p. 9.
16 « Beyond the Pale » est le titre anglais d’une nouvelle de R. Kipling, dont la traduction littérale serait « Au-delà des limites ». Cette formule reprend une expression qui a son origine au xiv e siècle, où The English Pale désignait la partie de l’Irlande sous domination anglaise, donc civilisée. L’expression « beyond the pale » a fini par signifier « au-delà des limites du monde civilisé ».
17 « Tout ce qu’ils voulaient, c’était me démontrer ce que cela veut dire de vivre dans un corps, d’être un corps, un corps qui ne peut se nourrir… » (EB, p. 187.)
18 G. Deleuze, F. Guattari, op. cit., p. 474.
19 Voir G. Spivak, « The Rani of Simur » in Francis Barker et al. (ed.), Europe and Its Others, vol. 1. Proceedings of the Essex Conference on the Sociology of Literature, Colchester, University of Essex, 1985.
20 Voir l’article de J.-L. Boireau : « Waiting for the Barbarians ou l’insoutenable pesanteur du vide », publié dans les Cahiers du Forell, n° 3 consacré à J. M. Coetzee, publication de l’université de Poitiers, 1994, p. 147-158.
21 B. Westphal, La Géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Éditions de Minuit, 2007, p. 89.
22 Voir J.-L. Boireau, « Waiting for the Barbarians ou l’insoutenable pesanteur du vide », loc. cit., p. 147-158.
23 B. Westphal, op. cit., p. 26.
24 Ibid., p. 35.
25 « Je ne veux pas penser aux barbares, dit-elle. La vie est trop courte pour qu’on la passe à se faire du souci pour l’avenir. » (EB, p. 244.)
26 Ernst Jünger, cité par J. Hervier, Deux individus contre l’Histoire. Pierre Drieu la Rochelle, Ernst Jünger, Paris, Klincksieck, 1978, p. 399. Jünger est l’auteur d’un autre roman de l’attente, Sur les falaises de marbre (1939).
27 B. Breytenbach, Confession véridique d’un terroriste albinos, Paris, Stock, 1984, p. 170.
28 J. M. Coetzee, « The Novel Today », Upstream Magazine, 1987, p. 3.
29 L. Nkosi s’était déjà posé la question dans Home and Exile, Londres, Routledge, 1965.
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