Chapitre VIII. Les romans de Juan Benet : un exemple de géopoésie
p. 115-124
Texte intégral
Contexte
1Au cours des années soixante, le réalisme social – qui domine alors le roman espagnol – s’essouffle, les soutiens de l’appareil critique et de l’infrastructure éditoriale se dérobent, tandis que la libéralisation culturelle entraîne une ouverture plus grande de l’Espagne – de sa conscience intellectuelle, du moins – sur le monde. Les armes du réalisme objectif, impuissantes à remédier à l’immobilisme d’une société anachronique, ne suffisent plus à la résistance. C’est dans ce contexte de méfiance, engendrée par l’usure du mouvement, et d’assouplissement idéologique qu’apparaissent quelques textes exemplaires, porteurs de renouveau. C’est le cas du roman de Luis Martin Santos, Tiempo de silencio 1 (1962) ou de celui de Juan Goytisolo Senas de identidad 2 (1966). D’autres romanciers – Juan Garcia Hortelano, Carmen Martin Gaite, Juan Marsé, Luis Goytisolo, José Maria Caballero Bonald ou Miguel Delibes – réorientent leur pratique vers un réalisme moins dogmatique.
2Une telle redéfinition du champ romanesque, à un moment où l’idéologie officielle perd de sa rigidité, entraîne une disponibilité nouvelle à des modèles extérieurs, à des techniques inédites ou encore peu explorées en Espagne, et suscite le désir légitime d’une reconnaissance extranationale à laquelle vient d’accéder la littérature hispano-américaine grâce au « boom » des années soixante. Il n’en demeure pas moins que, le franquisme n’étant pas mort, les romanciers peinent à s’affranchir d’une thématique et de principes esthétiques liés aux conditions historico-politiques de leur pays, et qui, sortis du territoire national, perdent en partie leur pertinence.
3Juan Benet, né en 1927, figure fondamentale du roman espagnol de la seconde moitié du xx e siècle, fait partie de cette génération « sacrifiée », génération d’« innocents » qui subissent la guerre civile sans avoir choisi de la faire. L’horreur des années de l’après-guerre – appelées « años del hambre » (les années de la faim) – ne fait que prolonger celle du conflit meurtrier. L’idéologie totalitaire et répressive des vainqueurs (dé)forme les jeunes esprits dans le respect des vérités imposées, dans la privation douloureuse d’une liberté de comportement et de pensée contraire à tout épanouissement individuel. Le métier d’ingénieur des Ponts-et-Chaussées que Juan Benet exercera toute sa vie (il construira des barrages et autres ouvrages hydrauliques jusqu’à sa mort, en 1993), lui permettra de maintenir et de renforcer une indépendance d’esprit irréductible, inaccessible à toute tentative de corruption émanant du marché éditorial, des pressions du discours critique ou des aspirations du public : « Jamais je ne me consacrerai exclusivement à la plume, ce serait répugnant. Je veux ne pas à avoir à vivre d’elle, pour pouvoir continuer à protester3. » En 1961, en plein courant réaliste-social, il publie à compte d’auteur un recueil de nouvelles – Nunca llegarás a nada 4 –, dont le titre est emblématique de l’œuvre à venir, liée au thème de l’échec5. Le recueil tout entier est un défi aux principes du récit réaliste. Il passe d’ailleurs inaperçu de la critique comme du public, trop éloigné de l’horizon d’attente du moment. Il faut attendre 1967 pour voir sortir son premier roman – Volverás a Región 6 – roman fondateur de l’univers bénétien et qui, tournant le dos à l’esthétique réaliste, entend restituer à l’imagination tous ses droits. Francisco García Pérez raconte que, transportant dans sa voiture son ami Juan Benet, celui-ci jeta un exemplaire de Miau par la fenêtre en déclarant – avec une totale irrévérence – qu’il échangeait toute l’œuvre de Galdós7 contre une seule page de Stevenson…
4Le paradoxe réside en ce que Benet construit son univers à partir d’un geste descriptif qui semble bien, à première vue, avoir partie liée avec une démarche de type réaliste qu’il n’a eu de cesse de fustiger. C’est ce paradoxe que j’interrogerai ici, en tentant d’analyser les rapports qu’entretiennent le réel et l’imaginaire à travers cette géographie inventée.
L’invention du réel
5Les fictions de Juan Benet se déroulent toutes – ou presque – dans l’espace inventé de Région, toponyme dont le caractère générique dit d’emblée la portée symbolique. La réalité géographique, topographique, géologique, occupe dans le texte une place prépondérante – notamment dans le roman fondateur du cycle, Tu reviendras à Région, qui s’ouvre sur cette phrase :
C’est vrai, le voyageur qui, sortant de Région, prétend rejoindre la montagne en suivant l’ancienne route – car le moderne a cessé de l’être – se voit contraint de traverser un petit désert en altitude qui paraît interminable8.
6Suit une description dont j’extrais ce passage :
Le désert est constitué d’un bouclier primaire de 1 400 mètres d’altitude moyenne, adossé vers le nord aux terrains les plus jeunes de la cordillère, qui, avec leur forme en ventre de violon, donnent naissance au Torce et au Formigoso tout en les partageant. […] À mesure que le chemin ondule et se tortille, le paysage se modifie : au maquis succèdent ces vastes prairies (où vient paître, assure-t-on, une race sauvage de chevaux nains) d’aspect dangereux, hérissées et traversées de crêtes bleutées et fétides de calcaire carbonifère, semblables à l’épine dorsale d’un monstre quaternaire qui laisse se consumer sa léthargie la tête enfouie dans le marécage ; là surgissent, espacées et de couleurs délicates, ces fleurs de montagne de structure compliquée, colchiques et myosotis, stoechas, azalées alpines et massettes minuscules, jusqu’à ce qu’une haie désordonnée et inattendue de saules et de myrtes semble mettre fin au voyage au moyen d’un tronc placé en travers comme une barrière et un écriteau anachronique et presque indéchiffrable, attaché à un bout de bois tordu :
Passage interdit
Propriété privée9.
7C’est donc le discours géographique et géologique qui ouvre le roman et occupera jusqu’à la fin l’espace textuel de façon récurrente.
8La clôture de l’espace régionais est marquée par la référence sporadique à un espace extérieur – Madrid, Barcelone, Paris, le Portugal, la Belgique, etc. –, qui demeure la plupart du temps abstrait et lointain, et dont la fonction essentielle est de désigner l’espace interne de Région comme un espace autonome et cohérent, dont il garantit dans le même temps la vraisemblance. Il s’agit là, si l’on suit la typologie de Bertrand Westphal, de l’une des modalités de brouillage entre le référent et sa représentation qu’il nomme « interpolation » et qui consiste à introduire « un espace sans référent au sein de l’espace familier10 ».
9La genèse de Région, du propre aveu de l’auteur, repose sur un processus créatif complexe où se croisent imaginaire personnel, observation d’une réalité géographique et sociale, et expérience de lecture :
Je me suis mis à écrire très jeune, quand j’étais étudiant et, à l’exception de quelques voyages fugaces, je n’étais jamais sorti de Madrid, je ne connaissais absolument pas le milieu rural espagnol ; j’ai ressenti alors la nécessité de m’inventer une géographie propre, un milieu rural abstrait où commencèrent à vivre mes personnages et les péripéties auxquelles ils se voient mêlés11).
10Quand l’exercice de sa profession le conduit à la campagne, la coïncidence est surprenante : « La relation que j’avais avec ce milieu rural vint matérialiser le pays arriéré, hostile et appauvri que j’avais, dans l’abstraction, tenté de décrire12. »
11L’espace de Région, pour être inventé, n’en est donc pas moins construit à partir de modèles référentiels repérables, de « réalèmes » puisés par Benet dans un paysage géographique que des séjours professionnels prolongés lui ont permis d’observer et d’étudier tout à loisir. Sans jamais aller jusqu’à la fidélité mimétique, Région offre ainsi une ressemblance avec la contrée située au nord-ouest de la péninsule, aux confins des Asturies, de la Galice, du León et de la Castille.
12L’audace descriptive – et singulièrement à l’incipit du texte –, Benet la puise en partie dans la lecture du roman de l’écrivain brésilien Euclides da Cunha Os Sertoes, qui s’ouvre sur « une description géo-physique de (la) région, du climat, de la constitution géologique, des rares civilisations qui sont passées par là13 » et dont le pouvoir d’évocation retient son attention.
13La prégnance de la géographie, dans les fictions de Benet, s’affermit encore dans les années quatre-vingt du fait de l’apparition d’une carte topographique au 1/150 000, dressée par Benet lui-même. Quelques cartes plus « localisées », qui schématisent parfois des opérations militaires, sont en outre intégrées aux tomes 2 et 3.
14Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Deleuze et Guattari affirment que « la philosophie est une géo-philosophie, exactement comme l’histoire est une géohistoire du point de vue de Braudel14 ». Et de poursuivre :
La géographie ne se contente pas de fournir une matière et des lieux variables à la forme historique. Elle n’est pas seulement physique et humaine, mais mentale, comme le paysage. Elle arrache l’histoire au culte de la nécessité pour faire valoir l’irréductibilité de la contingence. Elle l’arrache au culte des origines pour affirmer la puissance d’un « milieu »15…
15Or, c’est plus en fonction d’une contingence géographique que d’une nécessité historique que le monde de Région semble évoluer, l’inscription fortement terrienne de la fiction, l’emprise de l’espace naturel sur son déroulement, la saturation du texte par des descriptions géologiques et géographiques allant dans le sens d’une « géopoésie » à l’oeuvre dans tout le cycle romanesque de Région.
Une configuration labyrinthique
16« L’irréductibilité de la contingence » qu’évoquent Deleuze et Guattari se manifeste dès le début de Tu reviendras à Région dans la description du chaos naturel qui révèle une composition aléatoire confirmée par la comparaison avec les cartes à jouer :
Ce système fort varié de plissements sera plus tard forcé puis laminé par les poussées alpines, lancées énergiquement dans un axe nord-sud, c’est-à-dire dans le sens de la plus grande fragilité de l’architecture post-hercynienne dont les lignes d’ossature, coïncidant avec les lignes de crête des remous, seront fragmentées comme un clavier, superposées comme des tuiles, déplacées et dispersées comme des cartes à jouer, pour produire ce déluge de montagnes du Cantabrique, du León, de Zamora, de Région et du Portugal16.
17Pesant de toute sa force indomptable et désordonnée sur le destin de Région et de ses habitants, cet espace naturel, proche de la chora des Anciens, se définit essentiellement par sa violence et sa puissance d’égarement, deux traits qui le rapprochent de la figure du labyrinthe.
18Il s’agit tout d’abord d’un espace dévorateur, hostile et menaçant, qui prélève chaque année son tribut de victimes, la montagne rejetant les cadavres des imprudents qui se sont aventurés dans le lieu interdit, protégé par son gardien – Numa –, figure mythique qui règne en maître, toujours prêt à supprimer d’un coup de fusil le malheureux qui franchira les limites de son territoire. Significativement, Tu reviendras à Région s’ouvre sur la tentative avortée du voyageur de pénétrer dans cet espace inquiétant, lequel devra soit renoncer à son audacieuse entreprise soit accepter la mort, « couché sur le sable face au crépuscule, contemplant comment, dans le ciel nu, ces beaux, étranges et noirs oiseaux qui vont en finir avec lui évoluent en cercles élevés17. »
19Cette violence géographique, présente dans tout le cycle romanesque, fonde la violence du monde régionais, institué sur des pratiques barbares – le viol, par exemple, dans la famille Amat, où toutes les jeunes épousées doivent passer par la couche du patriarche18 –, traversé par la répétition incessante de conflits et de guerres – sinistre bégaiement de l’Histoire –, la guerre civile étant emblématique de la déraison qui semble présider aux destinées des hommes. L’Histoire, vue comme une succession de conflits meurtriers, non seulement anéantit la vie présente mais supprime le futur en le stérilisant, niant de la sorte toute idée de progrès et transformant les êtres en spectres erratiques, à l’image de
ces grands-mères dans le ventre desquelles fut engendrée la solitude et qui, respirant leur propre horreur, déambulent inlassablement au hasard – ni l’ennui ni le temps ni la mémoire n’existent dans ces sphères de limbes sidérales où elles errent – à travers les pièces vides où la lumière n’a pas pénétré depuis des années, pour ne pas dresser le constat de cet état de ruine19…
20Immobile et mortifère, l’Histoire apparaît, dans les fictions de Benet, comme un champ chaotique de contradictions et d’énigmes. Le spectacle « obscène » de la guerre dans Tu reviendras à Région met en scène l’absurdité d’un conflit sans fondement idéologique, le chaos d’un espace guerrier le plus souvent aveugle, soumis à la contingence, privé de finalité et de sens. Refusant à la littérature la fonction d’élucidation dévolue aux sciences, il lui réserve au contraire celle de préserver aux « nombreuses énigmes de la nature, de la société, de l’homme ou de l’histoire » leur « insondable obscurité20 ». Et lorsque s’achève la fiction (celle de Tu reviendras à Région), « le silence habituel du lieu » vient recouvrir l’événement meurtrier, entretenant par l’oubli la perpétuation de la violence.
21Ce lieu, dès les premières pages de Tu reviendras à Région, apparaît en outre comme dédaléen : soit sous la forme d’un désert, hostile et désespérant, dont l’absence même de structure, impossible à démêler car n’offrant rien à démêler, engendre une forme radicale d’égarement21 ; soit sous celle d’une nature inextricable et confuse, « topographie embrouillée » dont les « plis irréguliers » du haut plateau « transforment toute la source du fleuve en un labyrinthe de petits bassins », fleuve qui, un peu plus loin, « se divise en une série de petits bras et veines d’eau qui parcourent dans toutes les directions des terrains marécageux et stériles où il n’a pas été possible jusqu’à présent de construire une chaussée22 ». La végétation offre la même structure complexe, hétérogène et confuse, reprise en abyme dans « ces fleurs de montagne de structure compliquée23 ». Impénétrable et inquiétant ou d’une vacuité terrifiante, l’espace naturel régionais figure un rapport au monde fait de désarroi et d’égarement.
22Le discours cartographique vient confirmer cette lecture. Dans un premier temps, il semble se mettre au service d’une lisibilité du monde, la perception globale de l’espace, son découpage rationnel, la précision topographique et la désignation toponymique relevant d’un discours de maîtrise du monde. Toutefois, une série d’éléments vient brouiller cette lisibilité rassurante et affaiblir la « consistance » de l’espace représenté. Outre l’inflation informative de la carte qui en rend la lecture – pour le néophyte – difficile, le paysage qu’elle trace, hérissé de pics, profondément accidenté, traversé par une chaîne montagneuse se ramifiant elle-même et séparant deux vallées, offre une configuration emmêlée et agressive, impropre à la communication, labyrinthique, en consonance avec la vision d’un monde complexe et opaque, dominé par la ruine et la perte. La centralité de la chaîne montagneuse séparant deux vallées installe une forte bipolarité entre les deux territoires situés de part et d’autre de la sierra et les deux systèmes hydrographiques qui les définissent. Topographie qui marque la difficulté de passage d’un lieu à l’autre, figurant ainsi l’opposition conflictuelle des villes de Macerta et de Région dans la fiction. Autre élément de confusion, discret et efficace, l’absence de couleur verte – signe de végétation – qui, sur une carte « scientifique » apaise le regard et tend à masquer les courbes de niveau. Sur la carte de Région, l’absence de vert souligne au contraire les courbes de niveau, le relief escarpé et l’impression globale d’espace labyrinthique en même temps qu’elle produit pour l’œil une sensation de rugosité24. D’autant que les courbes de niveau, qui dans un relevé scientifique ne se touchent jamais, s’agglutinent parfois, sur la carte régionaise, dans un effet de densité graphique qui attire l’œil.

Carte de Région
23Par excès – de tels accidents du paysage frôlant les limites du possible – ou par défaut, une rhétorique topographique est ici à l’œuvre qui, sans jamais verser dans l’invraisemblance, ne prend son sens que dans son rapport à la fiction.
24Une même rhétorique scripturale, qui passe par une saturation descriptive chargée de termes techniques et rares, savants et étranges, où le mot impose sa matérialité sonore et graphique avant ou au lieu d’imposer son sens, tend à opacifier le réel plutôt que d’en éclairer les zones d’ombre. Le texte devient alors le lieu même de l’avènement du sens, dans un processus d’autoréférentialité qui éloigne la fiction littéraire de la fonction représentative et le leste du même coup d’une fonction poétique. Au-delà même du phénomène de description géographique, c’est l’écriture toute entière qui crée un labyrinthe textuel. Aux perturbations chronologiques, à la fragmentation temporelle, aux jeux de répétitions et d’échos, à une rhétorique fondée sur l’allusion, l’ambiguïté et la réticence, au brouillage des repères énonciatifs, aux discours contradictoires s’ajoute une syntaxe complexe et tortueuse, dont les contorsions et les longs méandres constituent bien souvent un défi à la capacité mémorielle du lecteur et à son sens de l’orientation. Volontiers régie par le principe de la récursivité25, la phrase se construit comme une excroissance du syntagme nominal dont l’expansion exubérante (par syntagmes adjectivaux ou prépositionnels, subordonnées relatives, appositions) produit un effet d’enlisement : écriture de l’ajout, écriture tentaculaire qui procède par amplification, reprise, précision, rectification. Les nombreux effets de rupture de la linéarité discursive, souvent complexes – incises, parenthèses, tirets, notes… – aggravent la destructuration de la phrase. J’en donnerai un exemple – modéré, épargnant au lecteur les phrases de trois pages :
…c’était précisément la dernière chose qu’il aurait confessée et la première qu’il tenterait d’éviter, rongé et mortifié comme il l’était depuis bien longtemps – et dans ses fibres les plus intimes – par une incurable sensation d’échec (et donc par des résidus d’enthousiasme – et non plus de passion – à l’égard de certaines choses auxquelles il s’estimait indifférent et qui laissaient deviner les contradictions de sa prétendue passivité, la survivance de ses espoirs défunts) que les attitudes les plus sceptiques et les remèdes les plus désillusoires avaient été capables d’apaiser26.
25Toutes ces stratégies visent à mettre en œuvre une multiplicité, une hétérogénéité constituée d’éléments disparates, complémentaires et/ou antagonistes qui permettent, conjugués, d’appréhender la complexité du monde. De la même façon que l’espace naturel perturbe et brise la linéarité temporelle par sa circularité régressive, la syntaxe bénétienne « met du désordre dans le temps27 ». On pourrait voir, dans l’écriture bénétienne, une forme du « musement » dont parle Bertrand Gervais et dont une des figures serait celle de l’errance labyrinthique. La phrase, sur le modèle de la ligne brisée, « ne sert plus à relier deux points, elle participe au déploiement d’un jeu infini de possibilités et inscrit la disjonction comme principe formel28 ».
26À l’image du labyrinthe naturel, l’espace mental des personnages se présente comme un dédale confus dans lequel ils sont enfermés irrémédiablement. Les dernières pages de Saúl ante Samuel développent un commentaire sur la trame labyrinthique de toute vie, constituée d’un « enchevêtrement d’obstacles », de détours, d’impasses et de bifurcations dans lesquels seuls quelques êtres exceptionnels, guidés par un mystérieux système instinctuel, parviennent à s’orienter. Pas toujours toutefois, comme le démontre cette immense phrase sinueuse qui s’étire sur trois pages dans Une méditation 29, dans une réflexion sur le désir et l’acte sexuel qui met la raison en échec, abandonnant l’homme à la confusion des ténèbres. Le labyrinthe est aussi celui d’un temps circulaire fabriqué par une mémoire lacunaire et stérilisante dans lequel se perdent tous les personnages, dans l’errance de consciences dont l’enfermement signe la condamnation.
27À la fois concept et figure, le labyrinthe, dans les romans de Benet, illustre exemplairement la façon dont une forme romanesque peut « coller » à un signifié, l’une étant à ce point l’être de l’autre que toute tentative de dissociation ressemblerait à une dénaturation : « J’essaie d’obtenir la réduction la plus absolue de cette antinomie », confie Benet. « Ce doit être cela, la poésie30. »
Notes de bas de page
1 Trad. française de A. Rouquié, Les Demeures du silence, Paris, Le Seuil, 1963.
2 Trad. française de M.-E. Coindreau, Pièces d’identité, Paris, Gallimard, 1968.
3 J. Benet, Cartografía personal, Valladolid, Cuatro ediciones, 1997, p. 114. (Ma traduction.)
4 Littéralement : « Tu n’arriveras jamais à rien ».
5 En 1978, Juan Benet rédige un projet de Constitution espagnole, sur lequel on débattait alors, constitué d’un unique article : « À tout citoyen espagnol est reconnu le droit d’échouer. »
6 Trad. française de C. Murcia, Tu reviendras à Région, Paris, Editions de Minuit, 1989.
7 Benito Pérez Galdós est en Espagne un écrivain consacré, chef de file du roman « réaliste ».
8 Ibid., p. 17. Volverás a Región, Barcelone, Ed. Destino, 1967, p. 7 : « Es cierto, el viajero que saliendo de Región pretende llegar a su sierra siguiendo el antiguo camino real – porque el moderno dejó de serlo – se ve obligado a atravesar un pequeño y elevado desierto que parece interminable. »
9 J. Benet, Tu reviendras à Région, op. cit., p. 8-9. Volverás a Región, op. cit., p. 7-8 : « El desierto está constituido por un escudo primario de 1.400 metros de altitud media, adosado por el norte a los terrenos más jóvenes de la cordillera, que con forma de vientre de violín originan el nacimiento y la divisoria de los ríos Torce y Formigoso. […] A medida que el camino se ondula y encrespa el paisaje cambia : al monte bajo suceden esas praderas amplias (por donde se dice que pasta una raza salvaje de caballos enanos) de peligroso aspecto, erizadas y atravesadas por las crestas azuladas y fétidas de la caliza carbonífera, semejantes al espinazo de un monstruo cuaternario que deja transcurrir su letargo con la cabeza hundida en el pantano ; surgen allí, espaciadas y delicadas de color, esas flores de montaña de complicada esctructura, cólchicos y miosotis, cantuesos, azaleas de altura y espadañas diminutas, hasta que un desordenado e inesperado seto de salgueros y mirtos parece poner fin al viaje con un tronco atravesado a modo de barrera y un anacrónico y casi indescifrable letrero, sujeto a un palo torcido : Se prohibe el paso. Propiedad privada »
10 B. Westphal, Géocritique, Paris, Editions de Minuit, 2007, p. 174.
11 J. Benet, Cartografía personal, op. cit., p. 291. (Ma traduction.
12 Ibid.
13 Ibid., p. 235.
14 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 91.
15 Ibid., p. 91-92.
16 J. Benet, Tu reviendras à Région, op. cit., p. 58. Volverás a Región, op. cit., p. 39 : « Este sistema multivario de pliegues será con posterioridad soliviantado y laminado por los empujes alpinos, lanzados enérgicamente en dirección NS, esto es, en el sentido de la máxima fragilidad de la arquitectura postherciniana cuyos espinazos lineales – coincidentes con las líneas cresta del oleaje – serán fragmentados como un teclado, superpuestos como un tejado, desplazados y dispersos como unas cartas de baraja, para dar lugar a ese maremágnum tectónico de las montañas cantábricas, leonesas, zamoranas, regionatas y portuguesas. »
17 J. Benet, Tu reviendras à Région, op. cit., p. 7. Volverás a Región, op. cit., p. 17 : «. tumbado en la arena, de cara al crepúsculo, contemplando cómo en el cielo desnudo esos hermosos, extraños y negros pájaros que han de acabar con él, evolucionan en altos círculos. »
18 Voir En la penumbra, 1989 ; trad. française de C. Murcia, Dans la pénombre, Paris, Editions de Minuit, 1991.
19 J. Benet, Tu reviendras à Région, op. cit., p. 290. Volverás a Región, op. cit., p. 219 : « …esas abuelas en cuyo vientre se engendró la soledad y que, respirando su propio horror, deambulan sin sentido ni duración (no existe el aburrimiento ni el tiempo ni la memoria en esa suerte de limbo sideral en el que oscilan) por las desnudas habitaciones donde la luz no ha entrado desde hace años para no levantar acta del estado de ruina… »
20 J. Benet, En ciernes, Madrid, Taurus, 1976, p. 107. (Ma traduction.)
21 Voir la nouvelle de J.-L. Borges, « Les deux rois et les deux labyrinthes ».
22 Tu reviendras à Région, op. cit., p. 18-19.
23 Ibid., p. 19.
24 La carte est publiée en 1983 avec le tome 1 de Herrumbrosas lanzas (Lances rouillées), dans une pochette glissée dans le volume mais d’existence matérielle autonome.
25 Capacité qu’a une structure de se réengendrer elle-même.
26 Tu reviendras à Région, op. cit., p. 193. Volverás a Región, op. cit., p. 143-144 : « … eso era justamente lo último que habría confesado y lo primero que trataría de evitar, consumido y mortificado desde mucho tiempo atrás – y en sus fibras más íntimas – por una incurable sensación de fracaso (y por consiguiente por ciertos residuos de entusiasmo – ya no pasión – respecto a ciertas cosas ante las que a sí mismo se consideraba desafectado y a través de las cuales se podían vislumbrar las contradicciones de su supuesta pasividad, la supervivencia de las esperanzas fenecidas) que las actitudes más escépticas y los remedios más delusorios no habían sido capaces de mitigar. »
27 B. Gervais, La Ligne brisée – Logiques de l’imaginaire, Montréal, Le Quartanier, 2008, p. 88.
28 Ibid., p. 116.
29 Una meditación, Barcelone, Alfaguara, 2004 (1970), p. 380-383 ; Une Méditation, trad. de C. Murcia, Albi, Éd. Passage du Nord-Ouest, 2007, p. 338-341.
30 J. Benet, Cartografía personal, op. cit., p. 105. (Ma traduction.)
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