Chapitre IV. Pour une herméneutique des espaces fictionnels
p. 65-77
Texte intégral
1Dans Temps et récit, Paul Ricœur avance « qu’il existe entre l’activité de raconter une histoire et le caractère temporel de l’expérience humaine une corrélation qui n’est pas purement accidentelle, mais présente une forme de nécessité transculturelle1 ». Ricœur soumet cette hypothèse aux récits historiques et fictionnels en utilisant notamment À la recherche du temps perdu. Il accorde donc une place prépondérante à une herméneutique du temps. Or les idées de Ricœur sur le temps peuvent également s’appliquer à l’espace. Ainsi, peut-on proposer que les écrivains racontent des histoires afin d’habiter les espaces et de rendre compte du caractère spatial de l’expérience humaine. Si l’amorce de ma réflexion repose sur la thèse centrale de l’œuvre monumentale de Ricœur, il n’en demeure pas moins que plusieurs chercheurs se sont penchés sur la question de l’espace dans la littérature. Ainsi, Gaston Bachelard, dans La poétique de l’espace définit son étude comme relevant de la topophilie. Dans une autre perspective, A. J. Greimas s’est donné pour mandat de définir la sémiotique topologique2. Son approche s’appuie sur les deux dimensions qui établissent les objets topologiques : le signifiant spatial et le signifié culturel. Abondant dans le même sens, l’approche théorique de Denis Bertrand, dans L’Espace et le sens. Germinal d’Émile Zola, propose que « […] la spatialité, aux divers niveaux où il est possible de la reconnaître et de la saisir, fonctionn[e] comme un principe organisateur supportant, de manière remarquablement systématique, le déploiement de plusieurs discours différents mais homologues3 ». Enfin, une des approches les plus novatrices des dernières années est la géocritique développée surtout par Bertrand Westphal. À partir d’une réflexion sur les limites de cette approche, je souhaite montrer comment il serait possible de lier les concepts centraux de l’herméneutique – compréhension, explication et interprétation – à certaines notions théoriques se rapportant à l’espace. Ce cheminement permettra de jeter les bases d’une herméneutique des espaces fictionnels avant de proposer, en fin de parcours, une succincte analyse de la figure de la maison dans le roman Sans jamais parler du vent. Roman de crainte et d’espoir que la mort arrive à temps 4 de l’écrivaine acadienne France Daigle.
Critique de la géocritique
2La géocritique est une poétique qui étudie les « interactions entre espaces humains et littérature5 ». Cette approche tente de mieux saisir les identités culturelles. Il s’agit « d’une véritable dialectique (espace-littérature-espace) qui implique que l’espace se transforme à son tour en fonction du texte qui, antérieurement, l’avait assimilé6 ». De plus, « elle examine […] un référent, dont la représentation littéraire [n’est] plus considérée comme déformante, mais plutôt comme fondatrice, ou co-fondatrice (interdisciplinarité oblige)7 ». Bref, « l’enjeu principal de la géocritique n’est pas d’assurer la médiation vers une œuvre désignée. La géocritique permet d’abord de cerner la dimension littéraire des lieux, de dresser une cartographie fictionnelle des espaces humains8 ». Si l’approche de Westphal s’avère séduisante et permet de lire l’espace de façon novatrice, il convient néanmoins de s’interroger sur les limites de la géocritique.
3Dans un premier temps, la géocritique demeure une poétique et non une herméneutique. Elle ne trouve donc pas son aboutissement dans l’actualisation du sens d’une ou des œuvres. De plus, même si, selon Westphal, c’est « sur le texte qu’elle prend son appui9 », la majorité des exemples fournis par le chercheur s’appuient sur une ville réelle qui est ensuite transformée par les écrivains10. En fait, sa dialectique espace-littérature-espace marque la primauté de l’espace réel transformé ensuite en espace imaginaire. Il est par exemple question de Paris ou encore de la Sicile vus par différents écrivains. Dans le même ordre d’idées, la géocritique semble préconiser l’étude des villes – réelles, imaginées, imaginaires, transformées – alors que les autres lieux sont mis de côté.
4Dans un deuxième temps, Westphal avance avec raison que « tenter une approche géocritique à travers l’étude d’un seul texte, ou d’un seul auteur, serait périlleux11 ». Pour prendre l’exemple que j’ai choisi, s’il peut être pertinent pour une approche géocritique de lire Moncton à travers différentes œuvres acadiennes et québécoises, en revanche il ne saurait être question de s’intéresser uniquement aux représentations de cette ville dans les romans de France Daigle. En partant de Moncton, ville réelle, on étudiera Moncton, ville-livre, à travers la poésie, le théâtre, le cinéma et le roman pour voir comment la ville est transformée. Au contraire, l’approche préconisée ici permettra de lire une seule œuvre ou alors toutes les œuvres d’un même auteur pour en arriver à la construction du sens en fonction des différents espaces : ville, loft, île, rivière, etc. Avant d’y arriver, il faut toutefois aborder brièvement les jalons de l’herméneutique.
Prolégomènes à une herméneutique des espaces fictionnels
5L’herméneutique, utilisée au départ autant dans le champ religieux que dans le champ juridique, est une discipline possédant une longue tradition. Depuis le xvii e siècle, elle est comprise comme l’art ou la science de l’interprétation12. Pour Michel Foucault, par exemple, l’herméneutique devient « l’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens13 ». Dans ce cas, le mot « technique » possède une connotation scientifique, connotation que l’on retrouve certainement chez les structuralistes et les sémioticiens purs qui ont véritablement voulu édifier une science dans leur domaine respectif. Quant à Paul Ricœur, il avance entre autres que « [l]’herméneutique est la théorie des opérations de la compréhension dans leur rapport avec l’interprétation des textes14 ». Ici, la « théorie des opérations » propre à Ricœur trouvera son aboutissement dans une herméneutique réflexive. Mais pour mieux circonscrire le champ théorique de ce travail, il importe de traiter de l’un des théoriciens de l’herméneutique les plus importants : Gadamer.
6Dans son ouvrage le plus célèbre, Vérité et méthode, Gadamer indique que « [l]a compréhension et l’interprétation des textes n’est pas seulement affaire de science, mais relèvent bien évidemment de l’expérience générale que l’homme fait du monde15 ». Ainsi, l’herméneutique appliquée en littérature, telle que je la conçois ne se définit pas comme une méthode scientifique qui prétend à la vérité ou encore moins comme un art de la subjectivité qui essaierait d’énoncer toutes les vérités possibles. Il s’agit plutôt d’une attitude réflexive de l’herméneute envers le texte qui ne demeure surtout pas figée dans le temps. L’herméneutique doit ainsi être saisie comme une approche et non comme une méthode univoque. De plus, la nécessité de définir l’herméneutique passe obligatoirement par une réflexion sur les trois concepts centraux sur lesquels elle s’appuie : la compréhension, l’explication et l’interprétation. Voyons maintenant comment s’articulent les trois concepts centraux de l’herméneutique.
7À première vue, il existerait un ordre idéal, soit la compréhension, suivie de l’explication et finalement de l’interprétation, cette dernière étant seulement nécessaire si les deux étapes précédentes ne permettent pas de circonscrire le sens d’une œuvre de façon satisfaisante. C’est dans son livre Du texte à l’action que Ricœur s’est attardé le plus longuement sur les définitions des termes qui nous préoccupent. Dès les premières pages de l’essai, l’auteur affirme sans ambages que « [c]omprendre, c’est donc faire ou refaire l’opération discursive porteuse de l’innovation sémantique » et « […] que l’explication n’est pas première, mais seconde par rapport à la compréhension16 ». De façon plus complète, le philosophe, contrairement à certains prédécesseurs, oppose la dialectique de la compréhension et de l’explication :
J’entends par compréhension la capacité de reprendre en soi-même le travail de structuration du texte et par explication l’opération de second degré greffée sur cette compréhension et consistant dans la mise au jour des codes sous-jacents à ce travail de structuration que le lecteur accompagne17.
8Dans son premier recueil d’essais herméneutiques, Le Conflit des interprétations, l’auteur précise par ailleurs le rôle de l’interprétation pour l’herméneute en évoquant son rapport avec l’explication. Il fait remarquer qu’« [e]xpliquer, c’est dégager la structure, c’est-à-dire les relations internes de dépendance qui constituent la statique du texte ; interpréter, c’est prendre le chemin de pensée ouvert par le texte, se mettre en route vers l’orient du texte18 ». Cette précision me semble particulièrement pertinente, en ceci qu’elle réfute en partie le reproche de subjectivité que l’on associe à l’interprétation. Les intuitions symboliques propres à chaque lecteur doivent ainsi reposer sur les propositions du texte. C’est à partir de celles-ci que l’herméneute peut mettre à jour la signification, comme l’explique Ricœur :
[l]e texte avait seulement un sens, c’est-à-dire des relations internes, une structure ; il a maintenant une signification, c’est-à-dire une effectuation dans le discours propre du sujet lisant ; par son sens, le texte avait seulement une dimension sémiologique, il a maintenant, par sa signification, une dimension sémantique19.
9Cela étant dit, il convient de se demander à quel moment le lecteur (ou le critique) passe de l’explication à l’interprétation. À ce sujet, Bertrand Gervais s’inspire de Todorov pour avancer « [qu’]il y a interprétation quand une attente (contexte) n’est pas respectée (prétexte), quand l’écart entre ce qui est attendu et ce qui survient est trop grand et qu’il se remarque explicitement comme différence, signe d’une étrangeté, manifestation d’une altérité20 ». L’interprétation nécessite donc un prétexte qui sert à mettre en avant une signification dérivée de la signification littérale ; alors que le contexte doit favoriser cette signification seconde. Bien entendu, on ne peut pas interpréter n’importe quel texte. Il faut au moins avoir compris le texte pour ensuite recourir à l’interprétation si cela est nécessaire. De plus, il faut se rappeler que des communautés interprétatives utilisant des méthodes diamétralement opposées à une herméneutique de l’espace pourraient arriver à d’autres résultats.
Pour une herméneutique des espaces fictionnels
10Pour en arriver à une herméneutique des espaces fictionnels, il faut maintenant lier les concepts centraux de l’herméneutique à certaines notions théoriques se rapportant à l’espace. Comment en effet les trois volets de l’herméneutique peuvent-ils rendre compte du schéma spatial d’une œuvre, et permettre d’actualiser le sens d’une œuvre ? Sébastien Velut suggère que « la voie suivie peut être celle d’une herméneutique s’enrichissant des outils d’analyse de la géographie, cherchant hauts et bas lieux, territoires individuels et collectifs, distances matérielles et sociales21 ». Ainsi, en commençant par la compréhension, je tenterai maintenant de mieux définir les structures spatiales internes de l’œuvre. Par la suite, je m’attarderai sur l’explication du monde fictionnel pour enfin traiter de l’interprétation à partir de l’espace.
11La première étape d’une herméneutique des espaces fictionnels consiste à comprendre les différents lieux mis en scène dans l’œuvre, en décrivant d’abord simplement chacun d’eux. En fait, pour mieux comprendre l’espace, il faudrait faire appel à un concept proposé par Fernando Lambert22 dans son étude narra- tologique de l’espace, soit la figure spatiale. Celle-ci « est ponctuelle et liée à un événement ou à une chaîne d’événements […]23 ». On s’intéresse ici à l’illusion de réel que sous-tend la figure spatiale. Le sens premier des mots et des phrases nous permet alors de mieux la comprendre. Le travail effectué sur les figures spatiales se situe surtout au plan cognitif, car il met l’accent sur l’espace en tant que préconstruit, c’est-à-dire sur les traits figuratifs de l’espace. La compréhension des espaces fictionnels passe donc par la description des différentes figures spatiales de l’œuvre. Cette première étape demeure essentielle car l’explication de l’espace, comme nous allons le voir, repose sur une compréhension des figures spatiales.
12Une précision s’impose au sujet de ces figures spatiales : elles ne possèdent certainement pas toutes la même valeur selon leur utilisation dans une œuvre donnée. Il semble alors essentiel de les différencier à l’aide des types de lieux proposés par le géographe Mario Bédard24. Bien que l’auteur s’attache aux lieux réels que l’on retrouve dans toutes les sociétés, il est possible d’étendre sa réflexion aux lieux fictionnels. Pour les personnages d’un roman, pour la mise en intrigue, certains lieux jouent en effet essentiellement le même rôle que les lieux réels pour le monde du lecteur.
13Bédard propose tout d’abord de distinguer les lieux de mémoire des lieux exemplaires et des lieux du cœur. Les lieux de mémoire sont peut-être les plus faciles à définir. Il s’agit de lieux qui jouent un rôle essentiel pour la mémoire collective, pour se remémorer le passé25. Les lieux de mémoire indiquent à la société actuelle l’importance du souvenir. Quant aux lieux exemplaires, il s’agit d’endroits que l’humain a modifiés pour explorer les possibles d’un monde autre, d’un destin différent. Les lieux exemplaires peuvent se rapprocher de l’utopie en ceci qu’ils font partie d’un monde conditionnel. Ils sont « préfigurateurs d’un autre territoire ou d’un autre sens à même ce territoire26 ». De leur côté, les lieux du cœur « […] érigés ou élus, se situent à l’intersection d’éléments hérités du passé et de nouvelles constructions signifiantes27 ». Chacun de ces lieux correspond à un temps particulier. Ainsi, comme le note Bédard,
Les lieux de mémoire condensent le temps long dans ce qui est, pendant que les lieux exemplaires condensent l’attente de ce qui pourrait être et que les lieux du cœur en appellent d’une contraction atemporelle qui invalide, jusqu’à un certain point, l’effet du temps qui passe28.
14Plus importants encore, les haut-lieux, c’est-à-dire des lieux qui possèdent « une hauteur bien plus qualitative que topographique, en ce qu’elle surimpose à sa nature fonctionnelle première, comme lieu, une dimension symbolique qui l’institue comme marqueur référentiel structurant29 » semblent appropriés pour mieux définir certaines figures spatiales qui possèdent des propriétés symboliques signifiantes. D’ailleurs, Bédard note que « […] le haut-lieu est un signifiant connotatif, car il constitue le support d’un sens qui vient s’ajouter au sens ordinaire30 ». Dans une analyse fondée sur une herméneutique des espaces fictionnels, il faudra donc porter une attention particulière à des figures spatiales qui pourraient se définir comme des hauts-lieux. Il faut aussi noter que selon Bédard, les lieux de mémoire, les lieux exemplaires et les lieux du cœur forment des haut-lieux possibles. Certes, il est vrai qu’un de ces trois lieux peut signifier plus et autrement, mais il me semble que la typologie du haut-lieu, du moins dans les espaces fictionnels, devrait être unique et se distinguer de tous les autres lieux. Quoi qu’il en soit, les lieux définis par Bédard aident à circonscrire les différentes figures spatiales.
15Si, par la figure spatiale, on comprend mieux chaque élément spatial pris en lui-même et séparément des autres, l’explication devrait quant à elle mettre en évidence la structuration spatiale globale de l’œuvre, c’est-à-dire la configuration spatiale. Toujours selon Fernando Lambert, celle-ci « a comme fonction de rendre compte de l’organisation de l’espace dans l’ensemble du récit31 ». Dans le cadre de la configuration spatiale, le lecteur est amené à se poser plusieurs questions. Deux lieux peuvent-ils s’opposer ? Plusieurs figures spatiales à première vue hétérogènes peuvent-elles posséder des fonctions complémentaires ? Peut-on regrouper certaines figures dans des catégories plus vastes ? Des faisceaux de sens spatiaux se recoupent-ils ? Enfin, comment peut-on qualifier le monde de l’œuvre dans lequel des personnages évoluent ? Comme le souligne Thomas Pavel, « […] la notion de monde de l’œuvre réfère à une entité complexe qui nécessite un déchiffrage logique et esthétique délicat, les mondes qui se combinent autour d’un texte ressemblant souvent au monde réel, mais pouvant aussi bien être des mondes impossibles ou erratiques32 ». En liant les figures spatiales les unes avec les autres, on en vient à saisir le schéma ou ce que l’on vient de désigner comme la configuration spatiale de l’œuvre. Cependant, le travail de l’herméneute ne s’arrête pas là. En fait, il faudrait spécifier qu’il devient justement profitable lorsque vient le temps d’intégrer la configuration spatiale, formée des figures, dans un système de signes plus englobant. C’est à ce moment que l’interprétation occupe une place de choix pour le lecteur.
16Pour Paul Ricœur, le problème central de l’herméneutique est l’interprétation. Dans un article sur le sujet, il propose de résoudre les problèmes d’interprétation en utilisant la métaphore33. C’est ce même chemin que plusieurs théoriciens ont emprunté pour trouver des solutions aux difficultés interprétatives que posent certaines œuvres, parmi lesquels Bertrand Gervais. Pour ce chercheur, la métaphore fondatrice enclenche ce qu’il appelle la lecture littéraire. La métaphore fondatrice se définit comme une figure représentative du texte non pas limité à lui-même, mais faisant partie d’un système sémiotique plus englobant.
[Elle] correspond à une intuition ou à une hypothèse sur la façon dont le texte peut être lu, une première approximation, toute personnelle et issue de la situation de lecture, de ce que le texte représente pour le lecteur. Cette hypothèse possède une direction, au sens où elle doit permettre de continuer l’exploration en orientant sa lecture, mais surtout une force, ou dimension incitative, puisqu’elle doit être l’origine d’un investissement subséquent. […] La lecture littéraire repose sur un projet de lecture, une idée poursuivie par le lecteur, dont la source est cette métaphore34.
17Poursuivant sa réflexion, Gervais mentionne que la forme accomplie de la métaphore fondatrice donne lieu à une figure. Celle qui nous intéresse ici ne se définit pas comme la figure spatiale, c’est-à-dire un lieu ponctuel lié à un événement. Comme le note Jean Valenti, il s’agit plutôt de la « […] relance analogique et imaginaire de la cohérence topologique35 ». En fait, pour ne pas confondre la figure spatiale et la figure telle que l’entend Valenti, il faut, en empruntant à Ricœur, définir un nouveau concept, celui de refiguration spatiale. Il s’agit du travail d’appropriation de la configuration spatiale par le lecteur. Ainsi, la refiguration spatiale se produit lors « de la confrontation entre le monde du texte et le monde du lecteur36 ». Thomas Pavel ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que « [d]ans la mesure où les cadres référentiels établis par la fiction littéraire ne dépend[e]nt pas strictement de la structure ontologique attribuée au monde réel, les ontologies de la fiction entrent dans des rapports conflictuels avec les ontologies de la réalité37 ». La configuration spatiale du monde fictionnel est refigurée par le lecteur et s’intègre par la suite à un système de signes plus vaste. Comme le fait remarquer à juste titre Martin Lefebvre, la figure – ou la refiguration pour notre réflexion –
[…] impressionne soit parce qu’elle incarne ce qui n’avait pas encore trouvé de corps, soit parce qu’elle remplace l’incarnation précédente d’un imaginaire en lui offrant un nouveau corps, soit, enfin, parce qu’elle synthétise en son corps des imaginations disparates38.
18Par exemple, dans un roman, la figure spatiale de la maison possède des caractéristiques propres. Il est possible de décrire son architecture, les traits distinctifs qui la rendent unique. Cependant, en vertu de sa relation avec les autres figures spatiales, de sa fonction dans la configuration spatiale de l’œuvre, la maison peut signifier autre chose. En liant différents faisceaux de sens, il devient possible de refigurer la maison, de la transformer, de dériver le sens littéral. Bref, la refiguration spatiale permet de donner un sens second aux figures spatiales. Elle permet finalement d’interpréter l’œuvre pour la faire signifier à partir de l’espace. À titre d’illustration, une brève analyse de Sans jamais parler du vent. Roman de crainte et d’espoir que la mort arrive à temps de France Daigle permet de voir comment la figure de la maison devient lors de la refiguration spatiale une métaphore de l’œuvre littéraire à construire.
La maison à construire chez France Daigle
19Dans Sans jamais parler du vent, la figure de la maison est introduite par une métonymie lorsqu’il est question d’« [u]n volet, sa penture qui grince39 ». Dans le même paragraphe, on précise que la maison n’est pas encore construite, qu’il s’agit d’un projet : « La maison que l’on entend bâtir et qui sera un chef-d’œuvre. » (p. 9.) Il s’agit donc d’une figure hypothétique qui parcourt l’œuvre mais qui ne semble pas se concrétiser. Le narrateur souligne toutes les difficultés associées à ce projet de maison et ce, à plusieurs reprises. Hypothétique et insaisissable, il semble d’ailleurs ardu pour le narrateur d’évoquer « [l]a vérité au sujet de la maison, cette idée de hauteur et de grandeur que nous en avons » (p. 28). Tout au long du roman, la maison devient une obsession pour le narrateur. Il devient difficile de vivre, de se situer dans l’espace sans elle : « La maison, la bâtir pour vivre. » (p. 115.) En fait, la plus grande peur du narrateur se résume en peu de mots : « N’avoir plus de maison, plus lieu d’exister. » (p. 122.) La deuxième partie de la phrase est révélatrice, car le lecteur s’attend plutôt à « plus de lieu pour exister ». Pourtant le narrateur associe la maison à l’ontologie de l’être et donc à l’impossibilité de l’être si la maison n’existe pas.
20Un des problèmes inhérents à la construction de la maison daiglienne est le fait qu’elle semble se construire indépendamment de la volonté du narrateur : « La maison qui se construit, essayer parfois de l’habiter. Comme si ce n’était pas surtout elle qui nous habitait. Elle, parler encore d’elle. Comme si c’eût été possible qu’elle soit encore là. » (p. 21.) À maintes reprises, le narrateur réitère son intuition qui lui fournit en fait une raison, ou plutôt une excuse afin de poursuivre son entreprise littéraire. Ainsi, il est question « [d]es livres qui à bien y penser nous écrivent peut-être » (p. 100) ou encore « [d]es premiers mots comme si le roman ne courait pas partout à notre rencontre de toute façon » (p. 117). La construction de l’édifice romanesque devient alors une obligation hors du véritable contrôle du narrateur. Il renchérit d’ailleurs en avouant qu’il a découvert cette maison par hasard : « Arriver sur une maison en tombant dessus pour ainsi dire. Sa route. Parler ouvertement à table de toutes les possibilités. » (p. 101.) Ainsi, il existe autant de possibilités de maisons que de romans, mais le narrateur parvient difficilement à mener à terme son projet.
21Il ne faut donc pas s’étonner que la réflexion romanesque à laquelle se livre le narrateur se déroule souvent dans la cuisine de la maison imaginée : « Penser à quelque chose pour la première fois, la structure inusitée de la maison. Un roman, son titre. Autour de la table en parler pour que cela se précise. » (p. 66.) C’est précisément assis à la table en bois que le narrateur réfléchit à « [u]n mot pour nommer cette chose que l’on dit vivre et la maison, les moments qu’elle est seule à connaître » (p. 33). La métaphore filée de la maison pour l’œuvre est construite par analogies et répétitions. Chaque phrase qui traite de la maison évoque également, souvent dans la même proposition, le roman ou l’œuvre à venir. Le narrateur parle par exemple d’un silence et d’un voyage qui mène finalement à la maison : « Comme parfois au bout d’un très long silence comme au bout d’un très long voyage une maison, s’y arrêter. » (p. 75.) La métaphore repose ici sur un extrait de la page suivante qui reprend les mêmes mots, mais en précisant le lien entre la maison et le roman : « Le roman comme structure contre laquelle appuyer ses voyages, le cadre d’une porte. Les frontières alors, puis le devoir de rester en place. Les mots, les assaillir, les arrêter. » (p. 76.) Le mot « roman », dans cet extrait, peut aussi bien être remplacé par le mot « maison » sans changer le sens de la phrase. La maison devient alors un leitmotiv pour l’idée incessante du roman lui-même. Ainsi, il n’y a qu’un devoir essentiel pour le narrateur, obligation qui souligne encore toutes les connotations entre la maison et le roman : « Le roman, l’habiter absolument. Passer d’un lieu à un autre sans le temps qu’il faut normalement pour ses choses. Le paysage alors, sa continuité malgré les frontières et nos passeports. » (p. 72.)
22Enfin, la maison imaginée par le narrateur devient un pied à terre pour l’écriture. C’est là qu’il peut essayer de mettre ses idées sur papier. En fait, elle devient en quelque sorte l’histoire du narrateur. Certes, la maison semble délabrée, figée dans le temps et sans occupants sauf des domestiques qui seraient restés fidèles à la demeure plutôt qu’aux propriétaires. L’urgence de l’écriture passe par la maison et ses domestiques. En ce sens, une phrase capitale du roman souligne sans ambages l’importance d’investir l’espace chez Daigle : « Une maison, ses domestiques. Écrire comme pour se défendre d’avoir habité ce lieu. » (p. 65.) Bref, le narrateur indique clairement que le lieu ne va pas de soi, que la construction de l’œuvre dans Sans jamais parler du vent passe nécessairement par la construction de la maison. Cette figure spatiale possède peut-être certaines caractéristiques propres à une véritable maison, mais lors du travail d’appropriation par le lecteur, la maison refigurée chez Daigle devient l’analogon de l’œuvre littéraire à venir. Cette figure spatiale se trouve par ailleurs dans l’œuvre entière de Daigle et agit comme véritable haut-lieu.
Conclusion
23Au terme de ce parcours théorique et analytique, je souhaite rappeler que la géocritique telle que définie par Bertrand Westphal trouve son aboutissement dans l’étude d’un lieu précis, par exemple, une ville comme Paris, Montréal ou Québec. À partir de tous les écrits traitant de Québec, d’Alain Grandbois à H. P. Lovecraft, en passant par Jacques Poulin et Patrice Desbiens, on finirait par comprendre comment la ville de Québec se transforme dans et par la littérature. Mais la géocritique permet difficilement de s’arrêter à un auteur et encore moins à une seule œuvre.
24De son côté, l’herméneutique des espaces fictionnels lie les concepts centraux de l’herméneutique à une réflexion sur l’espace. La compréhension se trouve ainsi associée aux figures spatiales. Ces dernières permettent en effet de mieux comprendre la fonction des différents lieux dans des romans où la proposition de monde est soit non-référentielle, soit référentielle. Par la suite, l’explication trouve son amorce – et non son accomplissement – dans la configuration spatiale. Celle-ci sert en fait à saisir de façon plus englobante la structuration spatiale de l’œuvre, car elle met en relation chaque figure comprise d’abord séparément. Au sein d’une configuration spatiale particulière, il se peut que certaines figures possèdent un caractère symbolique important ou en d’autres mots, qu’elles signifient plus et autrement, comme la maison dans l’œuvre de France Daigle. C’est ainsi que l’interprétation s’accomplit lors de la refiguration spatiale. Ce travail d’appropriation par le lecteur se produit lorsque le monde du texte entre en conflit avec le monde du lecteur. On privilégie alors une ou plusieurs figures spatiales qui nous permettent d’interpréter l’œuvre entière en se servant par exemple de la typologie des lieux de Mario Bédard.
25Pour se limiter à une seule piste de lecture avant de conclure, je souhaiterais évoquer l’œuvre romanesque d’Élise Turcotte qui propose une utilisation particulière de la figure de la maison. Le curieux suicide de Lisa, dans L’Île de la Merci 40, s’explique justement par le biais de certaines figures spatiales dont la maison familiale qui devient une véritable prison pour ses occupants41. Mais bien plus que dans un seul roman, l’œuvre entière de Turcotte semble traversée par une obsession de la maison. Ainsi, les titres même des œuvres en prose subséquentes suggèrent toutes les possibilités symboliques de la maison. Pensons à La Maison étrangère 42 et à son plus récent recueil de nouvelles intitulé Pourquoi faire une maison avec ses morts 43. L’étude diachronique de ce que l’on pourrait appeler une herméneutique de la maison dans l’œuvre de Turcotte s’avère un projet des plus prometteurs.
26Avant de mettre un terme – certes provisoire – à cette réflexion, il semble que les notions théoriques proposées ici trouvent leur écho dans le récent essai de François Paré. « Dans la culture, l’espace naît », affirme-t-il d’entrée de jeu dans Le Fantasme d’Escanaba 44. La culture, que l’on doit circonscrire au roman dans le cas qui nous occupe, permet aux espaces fictionnels de naître. À partir de l’imaginaire, on crée des propositions de monde parfois référentielles, parfois utopiques, parfois autofictionnelles, parfois autoréflexives. Il me semble que c’est le propre de toutes les cultures de donner naissance à l’espace sous toutes ses formes.
Notes de bas de page
1 P. Ricoeur, Temps et récit. 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1983 p. 105.
2 A. J. Greimas, « Pour une sémiotique topologique », dans sémiotique et sciences sociales, Paris, Le Seuil, 1976.
3 D. Bertrand, L’Espace et le sens. Germinal d’Émile Zola, Paris, Hadès, coll. « Actes sémiotiques », 1985, p. 58.
4 F. Daigle, Sans jamais parler du vent. Roman de crainte et d’espoir que la mort arrive à temps, Moncton, Éditions d’Acadie, 1983.
5 B. Westphal, « Pour une approche géocritique des textes. Esquisse », dans B. Westphal (dir.), La Géocritique : mode d’emploi, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2000, p. 17. Voir également, du même auteur, La Géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Édition de Minuit, coll. « Paradoxe », 2007.
6 B. Westphal, « Pour une approche géocritique des textes », op. cit., p. 21.
7 Ibid., p. 27.
8 Ibid., p. 32.
9 Ibid., p. 19.
10 À preuve, un livre récent dirigé par A. Montandon qui préconise la géocritique s’intitule : Lisbonne, Géocritique d’une ville, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2006.
11 B. Westphal, « Pour une approche géocritique des textes », op. cit., p. 34.
12 Pour lire l’historique de l’herméneutique, voir entre autres J. Molino, « Pour une histoire de l’interprétation : les étapes de l’herméneutique », Philosophiques, vol XII, n° 1, 1985, p. 73-103, n° 2, p. 281-314. Aussi, J. Grondin, L’Horizon herméneutique de la pensée contemporaine, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie. Nouvelle série », 1993 et J. Grondin, L’Universalité de l’herméneutique, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Épiméthée », 1993.
13 M. Foucault, Les Mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 44.
14 P. Ricœur, Du texte à l’action : essais d’herméneutique II, Paris, Le Seuil, coll. « Esprit », 1986, p. 75.
15 H.-G. Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, édition intégrale revue et complétée par P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Paris, Le Seuil, 1996, p. 11.
16 P. Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 22.
17 Ibid., p. 33.
18 P. Ricœur, Le Conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1969, p. 156.
19 Ibid., p. 153.
20 B. Gervais, Lecture littéraire et explorations en littérature américaine, Montréal, XYZ Éditeur, 1998, p. 59.
21 S. Velut, « Savante ou sauvage. La géographie dans La comédie humaine », P. Dufour (dir.), Balzac géographe : territoires, Paris, Pirot, 2004, p. 39.
22 F. Lambert, « Espace et narration. Théorie et pratique. », Études littéraires, vol. 30, n° 2, hiver 1998, p. 111-121.
23 Ibid., p. 114.
24 Mario Bédard, « Une typologie du haut-lieu, ou la quadrature d’un géosymbole », Cahiers de géographie du Québec, vol. 46, n° 127, avril 2002, p. 49-74.
25 À ce sujet, voir P. Nora, Les lieux de mémoire I, II, III, Paris, Gallimard, 1997.
26 M. Bédard, « Une typologie du haut-lieu, ou la quadrature d’un géosymbole », loc. cit., p. 57.
27 Ibid., p. 56.
28 Ibid., p. 57.
29 Ibid., p. 51.
30 Ibid., p. 52.
31 F. Lambert, « Espace et narration. Théorie et pratique. », loc. cit., p. 114.
32 T. Pavel, Univers de la fiction, Paris, Le Seuil, 1988, p. 82.
33 P. Ricœur, « La métaphore et le problème central de l’herméneutique », Revue philosophique de Louvain, vol. 70, 1972, p. 93-112.
34 B. Gervais, Lecture littéraire et explorations en littérature américaine, op. cit., p. 41.
35 J. Valenti, « Lecture, processus et situation cognitive », RSSI, vol. 20, n° 1-2-3, 2001, p. 323.
36 P. Ricœur, Temps et récit. 3. Le temps raconté, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1985, p. 325.
37 T. Pavel, Univers de la fiction, op. cit., p. 174.
38 Martin Lefebvre, Psycho. De la figure au musée imaginaire. Théorie et pratique de l’acte de spectature, Montréal, L’Harmattan, 1997, p. 112.
39 F. Daigle, Sans jamais parler du vent, op. cit., p. 9. Désormais, toutes les références à cet ouvrage seront indiquées par le folio placé entre parenthèses dans le texte.
40 É. Turcotte, L’Île de la Merci, Montréal, Leméac, 1 997.
41 B. Doyon-Gosselin, « Les figures spatiales dans L’Île de la Merci d’Élise Turcotte ou la maison de l’emprisonnement », Voix et images, n° 96, printemps 2007, p. 107-123.
42 É. Turcotte, La Maison étrangère, Montréal, Leméac, 2002.
43 É. Turcotte, Pourquoi faire une maison avec ses morts, Montréal, Leméac, 2007.
44 F. Paré, Le Fantasme d’Escanaba, Québec, Nota Bene, 2007, p. 7.
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