Introduction
p. 9-13
Texte intégral
1L’espace a longtemps été le parent pauvre des études littéraires, où il n’a véritablement fait son apparition qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le domaine ayant alors été durablement investi par les analyses d’inspiration bachelardienne mais relativement délaissé par le structuralisme, c’est surtout dans le dernier quart du siècle que l’intérêt pour la représentation spatiale s’est, graduellement, accru. Durant cette période, le constat d’un manque en la matière est régulièrement réitéré, que les études de type régionaliste – consacrées à tel auteur, tel genre ou telle période – peinent à combler. C’est que le domaine est vaste : de la dimension spatialisante du langage à la métaphore de l’espace littéraire, de l’étendue matérielle de la page à la perception de la lecture comme voyage en passant par le territoire d’origine de l’œuvre ou l’univers imaginaire de l’auteur, les liens qui unissent espace et littérature sont d’une extrême richesse.
2Nous avons choisi de restreindre le champ pour consacrer cet ouvrage à l’étude de l’espace romanesque tel qu’il se donne à voir dans l’œuvre à travers l’ancrage géographique du récit et la configuration spatiale du monde qu’il dépeint. Dans la mesure où, de par sa nature littéraire, le monde représenté consiste uniquement en la mention et en la description de lieux – le reste ressortissant à la narration et donc essentiellement à l’action –, l’espace romanesque constitue, de fait, toute la réalité dans laquelle se meuvent les personnages : loin de fournir le seul cadre de l’intrigue, il est au fondement de l’univers fictionnel. Comment le constitue- t-il ? Quel sens donner dès lors aux notions d’espace mais aussi d’univers, de lieu ou de pays dans le cadre du roman et comment les décliner pour l’étude de la topographie fictionnelle ? Cette mise en question des relations qui unissent espace du roman et univers de la fiction conduit en outre à s’interroger sur la manière dont la spatialisation conditionne la généricité du texte. Établissant la notion de chronotope comme configuration spatio-temporelle originale, Bakhtine y voyait un élément définitoire du genre du roman dont elle permet de saisir les manifestations conjoncturelles. Or, le chronotope, bien qu’il lie indissociablement espace et temps, privilégie l’approche historique. De quelle manière, peut-on se demander, les coordonnées spatiales de l’univers romanesque déterminent-elles son inscription sur la carte des genres ?
3Cet ouvrage collectif propose des réponses multiples à ces questions, rassemblant des réflexions à la jonction des études littéraires et de la philosophie – sur l’approche géocritique, la fiction, la référence ou l’herméneutique – et d’autres qui font appel à des disciplines spatiales telles que l’urbanisme, la géographie, la cartographie ou la théorie du paysage. Il s’inscrit dans le prolongement des études menées à Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire de l’Université du Québec à Montréal, où ont déjà été abordées successivement les relations entre littérature et géographie, les modalités du parcours dans la littérature, les pays imaginaires, la géopoétique et les diverses dimensions de la carte et de la cartographie, qu’elles soient géographiques, artistiques ou littéraires1. Est-ce la convoitise ou le désir d’hospitalité qui pousse ainsi les savants austères à localiser les topographies imaginaires ? S’agit-il de faire durer le plaisir de l’émerveillement ou de donner une réalité matérielle à nos chimères ? L’ensemble de ces contributions, qui jette des ponts sur l’Atlantique, peut aussi apparaître comme une manière de réponse à ces interrogations.
4L’ouvrage s’articule en deux parties. La première s’essaye à rendre compte de la fabrique de l’espace romanesque du triple point de vue de la théorie, de la lecture et de l’écriture. Il s’agit d’abord d’arpenter le territoire, c’est-à-dire de délimiter le champ théorique, de poser des balises notionnelles, d’établir des repères afin de mieux circonscrire les particularités de l’espace romanesque ; on s’attache ensuite à parcourir l’espace ainsi balisé, comme le lecteur s’aventurant dans cette contrée nouvelle que constitue l’univers du récit ; on s’intéresse, enfin, à la manière de façonner la topographie romanesque, pour comprendre la posture de l’écrivain engagé dans l’invention d’un monde. La seconde partie de l’ouvrage retrace l’évolution de ce dispositif à travers le temps, envisageant le traitement de la topographie depuis l’espace renaissant jusqu’à la banlieue contemporaine en passant par le Paris balzacien, l’Espagne, l’Acadie, le Québec ou l’Afrique du Sud. Là encore, trois sous-parties ciblent des moments spécifiques : celui des émergences correspond à la période durant laquelle l’espace commence à affleurer dans le roman ; celui des ancrages à la stabilisation de cet espace auquel son large déploiement permet d’acquérir épaisseur ; celui des divergences à une certaine fragilisation, l’espace romanesque tendant à se défaire pour laisser voir son hétérogénéité, ses failles, ses zones d’ombre.
5C’est avec une exploration tortueuse de la vaste contrée de la littérature en compagnie d’un écrivain-faussaire, Pierre Senges, que s’ouvre ce parcours. Nous conduisant des rivages d’Ithaque au passage du Nord-Ouest récemment remodelé en passant par le Territoire du crayon, cette circumnavigation fait d’emblée planer sur notre projet le complexe de Victor Bérard – du nom de l’historien qui consacra son existence à identifier les lieux de L’Odyssée. Et de fait, le problème soulevé par les deux contributions qui suivent concerne le caractère hybride de l’espace romanesque et le rapport que ce dernier entretient à la réalité. Parce qu’il mêle inextricablement le réel et l’imaginaire, les paysages du quotidien et les mondes inventés de toutes pièces, le roman pose la question de la référence fictionnelle. Audrey Camus montre qu’en modulant la topicité du texte par la combinaison de critères géographiques et génériques, ou en la refusant pour favoriser l’immersion dans la matérialité de l’espace fictionnel, il induit des régimes de lecture distincts : une tension s’établit entre la localisation et la spatialisation. Les toponymes étudiés par Yves Baudelle jouent à cet égard un rôle déterminant. Ils peuvent en effet permettre de réintroduire des courbes de niveaux dans l’espace de la fiction, en même temps que la profondeur et la perspective dans son appréhension critique et théorique.
6L’étude de la fabrique de la topographie romanesque du point de vue de la lecture permet quant à elle de comprendre comment l’espace s’actualise dans le texte. En compagnie de Benoit Doyon-Gosselin, on se prend à rêver d’un livre en trois tomes intitulé « Espace et récit », qui reprendrait avec la même profondeur d’analyse que celle mise en œuvre par Paul Ricœur à l’endroit du temps la question de la figuration spatiale, de la configuration spatiale et de sa refiguration par le lecteur. Rachel Bouvet s’interroge pour sa part sur la carte intime, imaginaire, que le lecteur construit lui-même, avec tout ce qui compose sa propre subjectivité. L’acte de lecture se laisse ainsi envisager comme un acte topographique, et la métaphore du voyage dans le texte prend une résonance nouvelle dès lors que l’on en déplie toutes les dimensions : point, ligne, surface, volume.
7Pour qu’un espace se crée dans un roman, il importe de fait qu’il offre une certaine étendue, ainsi que le soutient Isabelle Daunais. Il importe aussi que cette étendue présente une « prise », pour reprendre l’idée d’Augustin Berque à propos du paysage, qu’un aspect retienne l’attention, devienne signifiant, qu’un élément se distingue de l’ensemble, que des figures se dessinent sur l’horizon. L’espace apparaît donc d’abord comme une matière à modeler par l’écrivain, et la naissance du roman comme une cosmogonie. La chose n’est jamais aussi manifeste que dans le cas des géographies imaginaires, où la topographie conserve une certaine opacité. Parce qu’il est par nature un espace figuré, l’espace littéraire comporte un grand nombre d’indéterminations que le romancier pourra en effet choisir de ne pas combler. Se rendre au pays de nulle part avec André Dhôtel comme nous le propose Marie-Hélène Boblet, par exemple, c’est entreprendre un périple où l’indéterminé règne en maître. Claude Murcia, quant à elle, montre que la description géographique et géologique du « Région » inventé par l’auteur espagnol Juan Benet, relayée par la carte au 1/150 000 accompagnant le récit, fait naître une tension entre cet espace que l’on croit vide et les formes « pleines » du relief, où se donne à lire la lutte entre ordonnancement et chaos qui préside à toute topographie romanesque. Dans cette perspective, la figure du désert apparaît comme emblématique de ce vide qui cherche à émerger dans le récit : ainsi que le montre Yves Clavaron, le désert entourant la forteresse dans Waiting for the Barbarians de Coetzee sert ainsi de contrepoint à la civilisation qu’abritent ses murs. Chez tous ces auteurs, comme dans les cartes recensant des terres inconnues, les blancs apparaissent comme le lieu de la fabulation. Et dans cette géographie de l’égarement travaillée par le temps du mythe et celui de la fable, l’espace devient le générateur de l’intrigue.
8La carte, outil du géographe, offre par ailleurs la possibilité de remodeler l’espace à l’intérieur du roman, que ce soit pour donner une consistance prétendument réelle à un pays totalement imaginaire, pour penser le monde après la découverte de l’Amérique ou pour rendre compte de l’anthropologie morale. Comme on s’en rend compte à la lecture de l’article de Lucia Manea, consacré à l’espace renaissant dans le roman historique contemporain, la carte constitue un point d’entrée privilégié dans la topographie romanesque, en même temps qu’elle permet d’appréhender l’articulation entre espace géographique et univers mental, dont l’évolution intéresse au premier chef le romancier. Ainsi la configuration de l’espace renaissant se caractérise-t-elle par son instabilité. Alors que les explorateurs déchiffrent les terres nouvelles un livre à la main, c’est la place de l’homme dans le monde qui se trouve bouleversée par cet appel d’air subit, conduisant les écrivains contemporains soucieux de restituer cette époque à travailler l’espace pour se saisir du temps. Lucie Desjardins montre qu’au xvii e siècle, où la correspondance entre microcosme et macrocosme est questionnée, c’est l’espace intérieur, celui des valeurs morales et des passions humaines, qui sera cartographié avec le plus grand soin. S’intéressant à Rousseau, au siècle suivant, Céline Schmitt observe comment l’écrivain s’approprie l’espace tel un scénographe à travers une reconfiguration des liens entre le discours, l’image et le corps. L’espace est d’abord perçu, construit par le biais des sens, et le toucher tend à prendre le pas sur la vue, tandis que chez Balzac c’est le son qui incline à s’imposer. Ainsi que l’explique Jean-François Richer, certaines perceptions auditives résistent à l’identification ; la sonographie inscrit dans le texte des zones mystérieuses et permet d’accéder à une épaisseur que n’offre pas la vision. La dimension sonore, rarement abordée dans les études littéraires, ouvre de la sorte une nouvelle perspective directement liée à la spatialisation.
9Il n’en demeure pas moins qu’au xix e siècle, alors que les romanciers du réel cherchent à définir les lieux autant qu’il est possible, l’espace romanesque, laissant miroiter l’illusion référentielle, semble généralement privé de trous. L’étude de l’espace balzacien menée par Nathalie Solomon envisage celui-ci comme une matière fortement structurée et organisée qui sert de support à la construction de l’intrigue tout en donnant à voir la machinerie sociale. Ce fonctionnement métonymique apparemment limpide appelle une lecture d’autant plus attentive à la désorientation et à l’indécision que la spatialisation permet aussi de déceler dans son ambivalence. Enfin, de manière générale, c’est l’espace habité qui retient l’attention des littéraires, parce que la manière dont les personnages investissent les lieux familiers en dit long sur leur manière d’être au monde, mais aussi parce que la ville est devenue omniprésente depuis le début de l’ère industrielle. Il existe pourtant des espaces encore impensés, qui posent le problème de l’habiter autrement. C’est le cas de la banlieue, quasiment absente des études littéraires et dont Daniel Laforest, tirant parti des réflexions menées par les urbanistes, propose de rendre compte à travers une approche interdisciplinaire. De même, on peut aujourd’hui se demander comment une réalité sociale et géographique telle que l’immigration infléchit la forme spatiale du texte. Sylvain Brehm, qui se penche sur la représentation de la ville de Montréal, constate que le roman contribue à redessiner l’identité de la ville en mouvement en intégrant à son écriture l’hétérogénéité culturelle, sociale et linguistique.
10Espace figuré, configuré, refiguré – espace hybride, tissé de vides bien qu’il donne parfois l’illusion du plein – espace perçu par la vue, l’ouïe, le toucher ; espace habité, représenté, interprété : autant d’aspects fondamentaux que cet ouvrage se propose d’examiner pour comprendre la fabrique topographique et l’inscrire dans la diachronie.
Notes de bas de page
1 R. Bouvet et B. El Omari (dir.), L’espace en toutes lettres, Québec, Éditions Nota Bene, 2003 ; R. Bouvet, A. Carpentier et D. Chartier (dir.), Nomades, voyageurs, explorateurs, déambulateurs : les modalités du parcours en littérature, Paris, L’Harmattan, 2006 ; A. Camus, Le Pays imaginaire dans la littérature narrative française du xx e siècle, Thèse de doctorat, Paris, Université de Paris 3-Sorbonne Nouvelle, 2006 ; R. Bouvet et K. White (dir.), Le nouveau territoire. L’exploration géopoétique de l’espace, Montréal, Université du Québec à Montréal, Figura, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, coll. « Cahiers Figura », 2008 ; R. Bouvet, H. Guy et É. Waddell (dir.), La carte. Point de vue sur le monde, Montréal, Mémoire d’encrier, 2008.
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