Une exégèse de l’inépuisable
p. 9-24
Texte intégral
1Travaillant sur les manuscrits de Servius, Peter K. Marshall, devant la grande diversité de la centaine d’entre eux qu’il avait eu le loisir de consulter, en provenance d’époques et de lieux différents, formulait le souhait, en 1997, dans son Servius and Commentary on Virgil, que fut explorée dans le détail la variété des formes sous lesquelles ils nous étaient parvenus ; cette variété, selon lui, était la preuve qu’il s’agissait d’un texte « vivant » au sens où il avait été vraiment « utilisé, adapté et si l’on peut dire amélioré au fil des siècles », phénomène rare dans la transmission d’un texte de l’Antiquité classique. Ces formes de survivance nous renseignent bien évidemment sur la réception de ces commentaires, que leur existence soit considérée comme nécessairement solidaire des poèmes virgiliens ou totalement indépendante. C’est à cette vie indépendante que s’est intéressé tout particulièrement P. K. Marshall, lorsque certains manuscrits contenaient le seul texte de Servius, qui plus est lui-même commenté en marge – « commentaire du commentaire » – et dont il soupçonnait les écritures mêlées d’avoir une origine florentine. Un soupçon qui ne pouvait que donner l’envie d’en découvrir l’auteur. Et, à côté de ce souhait d’un travail d’investigation codicologique, P. K. Marshall regrettait que, depuis l’Essai sur Servius d’Émile Thomas, rien n’eût été entrepris pour donner une compréhension, large et convaincante, de l’œuvre de ce grammairien influent.
2Ce sont précisément les tribulations textuelles des commentaires de Servius, leur mode de lecture – comment Servius entendait-il qu’on les lise, comment étaient-ils lus ? – ainsi que l’influence qu’ils ont exercée depuis l’Antiquité jusqu’à la Renaissance qui fondent les études réunies dans le présent ouvrage.
3L’identité de Servius s’avère indéfinissable en raison du peu d’indices biographiques qui nous sont parvenus (au détour d’un propos de Rutilius Namatianus, ou d’une brève précision du pseudo-Acron), ce qui a pour conséquence inévitable de stimuler les imaginaires qui, depuis toujours, « fabriquent » le commentateur de Virgile. Une fabrique qui le plus souvent propose l’image d’un commentateur d’exception, du seul fait que ses Commentaires traitent de l’ensemble de l’œuvre virgilienne et que leur transmission, même si elle a connu des « aménagements », n’a jamais cessé. Mais pour cerner le personnage, c’est moins à ses ouvrages qu’on s’est référé qu’à sa présence au banquet des Saturnales : le portrait que Macrobe a brossé de lui a été lu comme authentique ou vraisemblable, même s’il pouvait n’être qu’un prétexte à celui d’un grammairien idéal.
4Macrobe a vraisemblablement connu Servius personnellement mais l’authenticité du jeune grammairien timide qui participe au banquet est loin d’être prouvée. Assurément l’érudition de Servius, telle qu’elle apparaît, non seulement dans les livres des Saturnales consacrés à Virgile mais également dans ceux qui rapportent les échanges commensaux à propos d’autres sujets, fait écho à celle que l’on constate dans les scolies de ses Commentaires. Toutefois, on peut se demander si Macrobe n’a pas forcé le trait. Ainsi, face à des convives tous plus érudits les uns que les autres, le jeune Servius fait valoir sa connaissance en agronomie, une connaissance qu’il fonde sur les nombreuses sources qu’il cite à l’appui et qui ne peut qu’étonner l’assistance réunie autour de Prétextat mais aussi le lecteur moderne. Aucun agronome ne lui est inconnu. Mais cette érudition n’est- elle pas « prêtée » à Servius par Macrobe, dans le cadre d’un dialogue sympotique qu’il s’est fixé, intermédiaire entre la fiction et la réalité historique, afin de brosser le portrait d’un grammaticus idéal, voire d’un faire-valoir de lui-même, metteur en scène du banquet ? C’est une perspective envisageable dans la mesure où ces convives, et donc leur metteur en scène, poussent le jeune Servius dans ses retranchements, voire le moquent, et démontrent les limites de son exégèse ou de son érudition, l’appelant d’une certaine façon à les dépasser et à remettre à jour ses connaissances autant que sa manière de les mettre en œuvre.
5S’il reste encore tout ou presque tout à découvrir ou à construire pour savoir qui était réellement Servius, les commentaires virgiliens qu’il a laissés attestent toutefois l’étendue et la diversité de son savoir et la maîtrise de la pratique exégétique.
6On sait que le grammaticus, par tradition, s’intéresse à tous les sujets mais que la première tâche qui lui incombe ressortit à l’enseignement de la langue. Servius accomplit idéalement cette tâche et se révèle entre autres comme un grand amateur des uerba, de leur proprietas, et leur observation ne se limite pas à une approche étymologique ou synonymique mais dévoile de façon scrupuleuse les vertus d’une langue vivante et accueillante qui n’a cessé d’évoluer. Qu’il porte son regard sur l’archaïsme ou le néologisme, sur les mots d’emprunts, sur le niveau de langue, châtiée ou familière, il fait preuve d’une vigilance et d’une profondeur qui n’ont pas toujours été bien perçues. Certaines de ces explications de mots peuvent apparaître erronées (en géographie notamment, domaine dans lequel il se contente souvent de reproduire des données antérieures) ou encore confuses, surtout lorsque nous les comparons à certains éclaircissements ou compléments apportés par ceux qui ont augmenté le commentaire premier ; elles peuvent aussi apparaître comme contradictoires à l’interne : pour un même mot, Servius fournit çà et là des développements différents. Mais ce qui passe à nos yeux pour différences, voire inexactitudes, n’illustre-t-il pas plutôt son intérêt – et son respect – pour la vitalité d’une langue pratiquée à différents niveaux et toujours en mouvement ; cette attention portée à l’évolution de la langue semble bien relever de sa propre perspective du recte loqui qui ne concerne pas seulement la lecture expliquée des auteurs classiques mais plus idéalement une langue qui n’a cessé de se revitaliser, notamment auprès d’écrivains qui, du fait de leur auctoritas, ont confirmé la primauté de l’usage sur la règle. Sans doute convient-il de juger Servius le grammairien dans son rapport de païen du v e siècle avec la langue latine en général et pas seulement avec celle des « classiques ».
7Le prélèvement limité à une ou plusieurs scolies, qui fait fi d’un ensemble cohérent des trois commentaires, donne souvent lieu à des jugements sévères ou, au contraire, myopes, partant à des interprétations et à des traductions erronées. Or, même au sein d’une seule scolie, il convient de considérer scrupuleusement la façon du grammairien de citer et d’expliquer les mots et expressions qu’il a choisi de commenter ; leur positionnement autonymique ou métatextuel réoriente, voire corrige, une première lecture tant de la scolie que du texte sur lequel elle se greffe ; car, bien souvent, là où on est en droit d’attendre un éclairage sur le poème, on a un développement sur le mot en lui-même, indépendamment de son emploi par le poète. La méthode du lexicographe qu’est Servius atteste qu’au-delà du recte loqui ou de l’explanatio qu’il entend respecter, il y a une réflexion qui déborde le domaine de la linguistique pure et se veut libre de tout cadre imposé par la tradition. Comme si le commentateur, tout en se situant dans la continuité de ses prédécesseurs, optait pour une pratique exégétique nouvelle et personnelle. Loin de considérer le commentaire servien comme une compilation de données fournies par la tradition grammaticale, nous devons y reconnaître la sagacité et l’originalité de ce grammaticus peu ordinaire, véritable compagnon de Virgile.
8C’est pareillement qu’on découvre le Servius érudit qui, tout en faisant l’éloge du poète augustéen pour ses connaissances élargies, fait état de sa propre érudition en histoire, en philosophie, en rhétorique ou encore en littérature. Du point de vue de l’histoire, assurément, les modernes n’ont jamais cessé de traquer ses erreurs – l’assassinat de César, par exemple, la veille des ides de Mai, pridie iduum Maiarum (Comm. in Ge. I, 466) (erreur de Servius ou plutôt d’un copiste ? Maiarum pour Martiarum ?) – et de faire de lui un piètre historien, surtout en regard de la science historique moderne. C’est vraisemblablement méconnaître le traitement que Servius a réservé à l’histoire, lorsque, sacrifiant les faits réels et vérifiés, il leur a préféré l’intentio de Virgile, « auctor » des Bucoliques et de l’Énéide : le grammairien, en prélude aux commentaires de ces deux poèmes, rappelle en effet leur fonction laudative à l’endroit d’Auguste, qui fait que Virgile voile nécessairement les faits historiques ; Servius plutôt que de lever ce voile en historien, choisit de le faire dans le respect de l’intention du poète et, pour ce, il traite les vers virgiliens par le biais de l’allégorie historique. Cette pratique allégorique, prêtée ouvertement à Virgile dans le Commentaire aux Bucoliques, est l’outil privilégié de la méthode herméneutique qu’emprunte Servius lorsqu’il s’agit d’éclairer une allusion historique de l’Énéide.
9Dans les Bucoliques, selon Servius, l’allégorie ne se conçoit que du point de vue historique ; figure autorisée par l’intentio poetae, qui combine imitation (de Théocrite) et louange à la gloire d’Auguste, elle cesse d’être lorsque le poète imite son modèle, sans historiciser l’emprunt. Servius, sans désigner explicitement la figure lorsqu’il commente l’Énéide, y recourt pour mettre en lumière la conjonction d’une histoire voilée et d’une écriture allégorique, conjonction qui fonde la conception qu’a Virgile de l’épopée, qu’il compose à des fins littéraires et politiques. Cette conception, mise en évidence par Servius, les humanistes la retiendront dans leur propre approche du genre épique.
10Et c’est dans cette même perspective que le commentateur analyse la posture laudative et apologétique de Virgile dans son Énéide, posture qu’il défend, non pas à l’occasion d’une seule scolie, mais tout au long du commentaire : mettant en évidence le procédé de Virgile qui consiste à révéler autant les excusationes de son héros que les laudes de ses ennemis, à l’instar du poète il ajoute sa pierre à l’édifice de la laus d’Énée, vainqueur de ses propres uitia et des uirtutes de ses ennemis, partant à celui de la laus de Virgile lui-même dont l’habileté rhétorique permet de grandir le héros troyen, ancêtre de César, et de réduire au silence ses détracteurs. Servius défend Virgile contre ses obtrectatores.
11Est-ce ce même attachement à l’auteur qui contraint Servius à présenter les différentes philosophies de façon éclatée ou même erronée ? C’est ce qu’on pourrait croire en bien des cas. Les connaissances modernes en matière de philosophie antique, bien différentes de celles du grammaticus, engagent souvent à dénoncer le contenu de certaines de ses gloses. Or, Servius a des savoirs sur les différentes philosophies (ne serait-ce que ceux de ses sources) et il les émet « à l’occasion », ne jugeant pas utile de les redire ailleurs, quitte à paraître un peu court, voire en contradiction avec lui-même. Dans son exégèse, il ne pose pas nécessairement de questions, ne met pas en concurrence les différentes théories et va jusqu’à les confondre pour peu que son exposé convienne à l’idéal virgilien. Si son commentaire du livre VI de l’Énéide laisse transparaître, de façon assez homogène, son idéal néo-platonicien, en d’autres cas, il s’avère embarrassé et ne renonce pas, pour ménager le poète, à banaliser ou contredire des théories philosophiques ou encore à établir un compromis entre elles.
12Si on peut reconnaître les insuffisances de Servius dans certains domaines, quitte à les excuser par son souci de proximité avec l’intention de Virgile, on ne peut douter que sa bibliothèque mentale était richement meublée d’ouvrages grecs et latins, à commencer par ceux des auteurs grecs que Virgile aurait imités (Homère, Théocrite, Hésiode) dans chacun de ses trois poèmes. Mais en cela, ne fait-il pas que perpétuer la tradition grammaticale ? Comme pour les autres commentateurs, on est en droit de se demander si Servius fréquente cette bibliothèque « en direct » ou s’il emprunte la voie des lexiques ou des recueils de citations. Ce qui est sûr, c’est qu’il est certains auteurs qu’il fréquente de façon assidue et dont il « use » avec facilité dans l’explication philologique, culturelle ou idéologique des poèmes virgiliens.
13Le renvoi à des passages précis de Théocrite, le réemploi de citations de Juvénal, par exemple, attestent qu’il maîtrise les œuvres qu’il cite dans le but de justifier Virgile ou encore de lui accorder une place de choix par rapport aux autres poètes. Ainsi, qu’il commente les églogues ou les aventures d’Énée, Servius, dont le maître mot de son exégèse, nous l’avons dit, est l’intentio auctoris, souligne fréquemment les sources grecques auxquelles puise le poète. Partant, pour souligner la combinaison de deux intentions poétiques que sont l’imitation et l’éloge, il limite l’usage de l’allégorie à l’histoire et démontre que Virgile a emprunté aux épopées homériques et aux idylles théocritéennes, en précisant les scènes qu’il a pu reproduire telles quelles ou bien détourner dès lors qu’elles étaient propices à une figuration utile à son projet politique ; dans le premier cas, le poète latin rendrait hommage à ses sources, dans le second il ne contreviendrait pas à cet hommage.
14S’agissant des sources latines, il se comporte en homme suffisamment érudit pour les « manipuler » selon les besoins de son explication. Ainsi, de façon habile, cite-t-il Juvénal dans le cadre de l’imitation : pour valoriser l’imitation de Théocrite par Virgile, Servius souligne l’infériorité de Juvénal dans son imitation de Virgile ; l’auteur des Satires, servant de faire-valoir à Virgile par référence analogique ou contradictoire, atteste que l’imitation s’assortit le plus souvent d’une uariatio, que Virgile maîtrise parfaitement lorsqu’il réemploie Théocrite. Pour construire cette démonstration, Servius devait bien connaître Juvénal, qu’il cite d’ailleurs quelquefois pour lui-même, sans que sa présence donne vraiment sens au vers virgilien. Moindre pourrait paraître sa connaissance d’Ovide, aussi peu cité que les autres élégiaques, et qui apparaît comme le grand absent de certaines scolies, là où on l’attendrait. Mais c’est sciemment qu’il écarte de son commentaire un « concurrent » de Virgile, un mythographe dont les fabulae pourraient contrarier le sens à donner aux poèmes virgiliens et à leur architecture ; si un mythe développé par Ovide est passé sous silence, c’est moins parce que le commentateur l’ignore que parce que sa citation gênerait la lecture « vraisemblable » d’une fabula que Servius présente comme imaginée de façon originale par Virgile.
15Ces modes de lecture des poèmes virgiliens nous invitent donc à prendre en compte la ou les « stratégies » exégétiques de Servius, stratégies que nous comprenons ou soupçonnons mieux lorsque nous pouvons établir des comparaisons avec celles d’autres scoliastes.
16Maillon de la chaîne des grammatici, Servius s’inscrit dans la lignée de ceux qui depuis longtemps enseignent les théories de la grammaire et en particulier de Donat dont l’enseignement est célèbre et dont il a pris d’une certaine façon le relais. C’est lui qui, le premier, a commenté les Artes Donati et qui les a même complétées en composant trois ouvrages relatifs à la métrique et la prosodie. Or, Donat était lui-même redevable des théories grammaticales à ses prédécesseurs, notamment à Diomède, et il ne fait pas de doute que Servius lui a emboîté le pas pour perpétuer une tradition grammaticale de plus en plus abondante, construite souvent par agglutination et supplémentation, à une époque où le codex offrait de la place aux ajouts. Mais au-delà de cette parenté de transmission des théories grammaticales, il y a celle de leur mise en œuvre et, pour mieux cerner la spécificité de Servius en la matière, il nous faut, à nous modernes, cibler ses « héritages », établir des comparaisons avec ceux qui ont pratiqué l’explanatio des auteurs avant lui ou en même temps que lui, et aussi observer ce que ses épigones en ont retenu.
17On a longtemps soutenu que Servius n’avait fait que reproduire le commentaire virgilien de Donat – en raccourci ; cette idée aujourd’hui est abandonnée car si la source donatienne est incontestable, elle est n’est pas la seule et il faut bien reconnaître que Servius, tout en l’aménageant, adresse des critiques à Donat lui-même ou à ceux qu’il cite et avalise, tels Probus et Asper.
18La comparaison de Servius et de Donat, commentateurs de Virgile, se réduit « textuellement » à celle de leur préface aux Bucoliques et de leur Vita de Virgile, les quelques scolies restantes de Donat aux Bucoliques ne permettant pas une comparaison pertinente. Deux éléments de comparaison, certes réduits, mais qui ne sont pas des moindres, puisqu’ils renseignent sur les intentions et les méthodes des deux exégètes de Virgile. Il est clair que Servius a réécrit Donat et qu’il ne cache pas la source que ce dernier constitue pour lui puisque, de tous ses prédécesseurs, il est le plus cité, même si cette citation relève le plus souvent d’une critique, portant notamment sur des négligences du « maître » en matière de métrique et de prosodie. Néanmoins dans cette réécriture, on décèle une perspective plus littéraire avec la méthodologie qui lui est afférente, peut-être parce que Servius, dont l’activité critique est indéniable, cherche à se mettre en valeur par rapport à sa source directe, voire à ses sources car il n’y a pas eu que deux commentateurs de Virgile dans l’Antiquité.
19Mais au-delà de cette comparaison d’exégèses virgiliennes, il y a celle que permet d’établir la citation de Térence par Servius d’après les commentaires térentiens que nous a légués Donat. Là encore, on est en droit de se demander ce qui appartient en propre aux deux commentateurs dans leur citation ou interprétation de Térence et s’ils ne font pas que reproduire ou réécrire une tradition plus ancienne, à laquelle il faut rattacher l’usage des vers de Térence comme exemples de grammaire. On peut cependant faire état de « scolies retournées » : une scolie de Donat à Térence est illustrée par une citation de Virgile, Servius illustre sa scolie du vers cité de Virgile par la citation du vers de Térence préalablement commenté, quitte à rendre plus explicite l’interprétation intertextuelle ou à la forcer, voire à faire de Donat une caution grammaticale... qu’il n’est pas nécessairement. Ce qui est évident c’est que les deux auteurs les plus étudiés de l’Antiquité jouent un rôle complémentaire dans l’explanatio de commentateurs divers et variés qui « dialoguent » entre eux et suggèrent la perpétuation de débats interprétatifs. Et ce dialogue, fictif ou réel, dépasse largement les commentateurs de Virgile que sont Donat et Servius.
20Ainsi pouvons-nous également interroger le commentaire de Lactantius Placidus à la Thébaïde de Stace dont on sait l’empreinte virgilienne, proclamée par son auteur « qui sait Virgile par cœur ». Le commentateur de Stace fait nécessairement référence à l’Énéide et les citations ou gloses de ces citations peuvent faire apparaître des convergences ou des divergences avec l’interprétation servienne – tant du point de vue du contenu que de la méthode exégétique – sans que nous sachions pour autant lequel des deux a influencé l’autre. Lorsque Lactantius repère chez Stace une imitatio plus ou moins consciente, s’agit-il d’une approche du concept identique à celle de Servius qui commente l’imitatio pratiquée par Virgile à l’endroit de ses modèles grecs et latins ? Lorsque Lactantius commente un vers virgilien – laissé pour compte par Servius – est-ce seulement pour éclairer la lecture de Stace, alors que le texte virgilien n’appelait pas vraiment d’éclaircissement ? Lorsqu’il fournit une leçon singulière de tel vers virgilien, est-ce parce qu’il a forcé le texte pour mieux servir son auteur ? Toutes ces questions bien sûr s’entendent comme dialogiques d’autres interprétations, dont celle de Servius. Et là se pose le problème de datation : les deux commentateurs sont-ils contemporains ? Puisent-ils à une ou des source(s) commune(s) ? L’un précède-t-il l’autre ? Si oui, lequel ? Questions qui restent en suspens mais qui interpellent en raison de similitudes dans les deux commentaires mais aussi de différences, et les unes et les autres permettent de mieux distinguer et définir la pratique servienne, dès lors que la plupart des vers cités et commentés par Lactantius le sont par Servius. Si Servius apparaît plus disert que Lactantius, il recourt, moins que lui, aux mécanismes psychologiques qui justifient certains comportements, plus préoccupé de servir son poète, de mettre en évidence la cohérence de son projet d’écriture et de résoudre en ce sens des contradictions que Lactantius ne manque pas de signaler. La lecture du commentaire de Stace permet ainsi de mieux cerner l’intention du commentateur qu’est Servius mais aussi de procéder à une relecture des scolies serviennes et donc de l’Énéide.
21Les épigones de Servius ne sont pas de reste dans la comparaison que nous établissons pour mieux cerner la spécificité servienne et le premier d’entre eux est certainement l’évêque de Séville qui a puisé abondamment aux trois commentaires serviens. Servius est en effet une source fondamentale des Differentiae et des Etymologiae d’Isidore, notamment de la seconde œuvre dont la vocation encyclopédique aurait pu faire de Pline l’Ancien le modèle à suivre. Mais les commentaires serviens répondaient mieux à l’enjeu de cet ouvrage qui est de remonter à l’origine des mots pour une meilleure interprétation de la réalité qu’ils recouvrent. À cela s’ajoute que les Etymologiae, destinées à des fins didactiques et culturelles au service de sénateurs et de moines, instituent Servius comme un garant de la langue et comme un médiateur culturel. Certes, il n’est pas le seul médiateur dans cette somme qu’Isidore construit de telle façon qu’il associe, librement et sans hiérarchie, la pensée païenne et la pensée chrétienne, mais il partage avec les auteurs chrétiens (particulièrement Ambroise et Augustin) une connaissance de Virgile propre à lever les barrières qui sépareraient une lecture païenne d’une lecture chrétienne. Ainsi les scolies serviennes sont-elles reproduites par Isidore avec quelques variantes ou bien sont-elles juxtaposées à des emprunts faits à d’autres sources, chrétiennes ou païennes. Servius est même considéré par Isidore comme un auctor, à l’égal de Virgile, et c’est probablement cette auctoritas qui explique que l’évêque de Séville reproduise ses erreurs, sans même vérifier ses dires auprès de sources techniques ou érudites.
22Bien d’autres scoliastes, commentant des poèmes autres que virgiliens, semblent redevables à Servius de certaines gloses, afférant ou non à Virgile. Ainsi les Adnotationes à Lucain donnent en bien des endroits l’impression qu’elles empruntent à Servius, soit que celui-ci interprète Virgile, soit qu’il cite et interprète Lucain. Et la reproduction d’erreurs commises par le commentateur de Virgile laisse à penser qu’il y a emprunt. Toutefois plusieurs arguments rendent fragile cette vision de dépendance ; en effet ces adnotationes reposant sur de nombreuses strates sont regroupées dans un ensemble hétéroclite qui permet de penser que là où on croit voir une présence servienne, il s’agit probablement d’une ou de source(s) connue(s) de Servius et des exégètes de Lucain (ceux-ci pouvant d’ailleurs retenir une interprétation que Servius cite mais récuse). Cette incertitude quant à l’influence de Servius – due vraisemblablement à des grammairiens postérieurs, tel Priscien, qui ont fondé cette dépendance sur la célébrité du commentateur – n’empêche pas que la proximité de points de vue, par exemple en matière d’étymologie et d’héritage varronien, entre les adnotationes et Servius rehausse la qualité exégétique de ce dernier en même temps qu’elle invite le lecteur moderne à ne pas lui accorder d’emblée son adhésion : la comparaison invite à la prudence même si Servius apparaît souvent supérieur.
23Le commentaire du Carmen saeculare par le pseudo-Acron soulève une même interrogation : dans une démonstration de l’art médicinal d’Apollon, deux vers virgiliens sont cités sans que cette citation soit évidente ni même appropriée. Et pourtant la lecture du commentaire servien relatif à ces deux vers dissipe ce soupçon d’inadéquation autant qu’elle explicite la scolie acronienne. Doit-on pour autant conclure à un emprunt servien ? Si les gloses, de part et d’autre, citent un même exemple extrait des Métamorphoses d’Ovide, doit-on pour autant dire que c’est Servius qui a donné la matière au pseudo-Acron ? Les deux commentateurs n’ont-ils pas puisé à une même source (d’autant que certains éléments se retrouvent chez Lactantius) ?
24À l’époque carolingienne, la présence de Servius est indiscutable lorsqu’on observe les scolies juvénaliennes, émanant de l’étude de Rémi d’Auxerre, quand bien même le nom du grammaticus n’est pas souvent cité. Ces scolies, dont la diffusion est à la hauteur de l’importance accordée au poète satirique, confirment l’autorité du commentateur de Virgile lorsqu’il s’agit d’attester l’authenticité d’un vers des Satires, de cautionner une donnée linguistique ou grammaticale, de servir de modèle interprétatif en matière d’histoire, de mythologie ou encore de zoologie. Et alors que les copistes de ces scolies procèdent à des ajouts (difficiles à dater) ou à des erreurs grammaticales et lexicales, c’est la source servienne, par le truchement d’Isidore qui le reproduit assez fidèlement, qui permet de reconstituer une version correcte.
25Les gloses à Orose, qui datent de la même époque, présentent une même approximation linguistique, probablement à cause de leur provenance diverse et souvent insulaire. Servius n’y est pas nommé mais les mots ou expressions qui désignent les commentateurs de Virgile en général suffisent à reconnaître sa marque dans telle ou telle scolie : il s’agit souvent de reformulations ou de résumés qui, bien évidemment, peuvent se référer à une autre source, plus composite, englobant les scolies serviennes, et lorsqu’il arrive que la glose à Orose soit très proche d’une scolie de Servius, elle est souvent augmentée d’autres éléments, empruntés ou non à plusieurs sources, que le glossateur fusionne ou juxtapose sans émettre sa préférence en cas d’interprétations divergentes.
26Qu’il s’agisse d’Isidore, du pseudo-Acron, de l’auteur des scolies juvénaliennes ou de celui des gloses à Orose, la question se pose alors de savoir quel « Servius » ils utilisent ; ne serait-ce pas une version augmentée, éventuellement pré-servienne, fort voisine de celle qu’on identifie comme étant le Servius auctus ou Servius Danielis ?
27Les listes de codices, recensés par Savage, Murgia, Ramires, attestent la longévité d’une tradition qui, depuis le viii e siècle, puise à des sources très nombreuses. Elles illustrent également la diversité et la multiplicité des lieux dans lesquels les commentaires serviens ont été copiés ou conservés, intégralement ou sous forme morcelée, voire à l’état de simples feuillets. Et c’est probablement à la diffusion élargie et à la vitalité étonnante de leur transcription manuscrite que l’on doit de soupçonner très souvent leur usage dans le champ de la pensée grammaticale comme dans celui de la littérature, au Moyen Âge.
28Ainsi, au xii e siècle, Servius serait présent dans la « mise en roman » de l’Énéide. Toutefois cette place n’est pas aisée à définir. Si l’auteur du Roman d’Eneas a utilisé certaines gloses marginales du ou des manuscrits de l’Énéide dont il disposait, rien ne prouve que celles-ci étaient vraiment empruntées au commentaire de Servius. Des convergences entre la mise en roman et certaines scolies serviennes laissent penser que l’auteur du Roman d’Eneas a retenu de l’interprète antique telle explication pouvant éclairer le lecteur médiéval, mais aussi tout ce qui pouvait servir son projet moral, politique, voire religieux (la posture néo-platonicienne du commentateur païen pouvant avoir quelque consonance chrétienne). Maître à penser, Servius a pu être aussi maître à écrire, influençant le style d’écriture poétique de cette « mise en roman ». Reste la réserve que les gloses marginales étaient sans doute combinées de plusieurs autres sources et que s’y ajoutaient des gloses interlinéaires que tel ou tel copiste inscrivait pour expliciter ce qui lui paraissait obscur. Assurément la confrontation du poème médiéval et des scolies serviennes accrédite une influence du commentaire servien mais pour garantir une telle accréditation, il conviendrait de vérifier, en parallèle, les manuscrits du Roman d’Eneas et ceux, glosés, de l’Énéide.
29À la Renaissance le statut de Servius se modifie progressivement, d’abord avec Pétrarque dont la relation à Servius est doublement explicitée par la commande iconographique que le poète italien passe auprès de Simone Martini pour servir de frontispice à son Virgilius Ambrosianus et par la lettre dédicatoire à Bernard d’Albi qui accompagne le codex de Virgile contenant le commentaire de Servius ; elle est surtout précisée dans les annotations aux scolies serviennes tracées de la main du poète italien. Dans les trois cas, Servius est bien celui qui lève le voile sur les poèmes virgiliens et donc sur la vérité que le poète latin a volontairement enfouie derrière les mots afin que, révélée, elle brille davantage. Le souci d’atteindre les profondeurs de cette vérité, à partir des explications de Servius, est particulièrement pressant pour un poète qui sait que la poésie est d’autant plus apaisante et plaisante que, parce qu’elle cèle la vérité, elle suscite une quête laborieuse chez celui qui entreprend de la déchiffrer. Même si Pétrarque limite quelque peu les scolies serviennes à leur dimension linguistique – sollicitant davantage Macrobe pour le sens – il leur accorde cependant le statut de véritable école de poésie, dispensatrice de semences en matière de technique du vers. Et, au-delà de cette perspective « utilitaire », le poète italien, dans sa recherche de la vérité, entend confronter deux modes de lecture de Virgile : celui de Servius et le sien. Sans aucune arrière-pensée polémique, Pétrarque dépasse la glose servienne pour un contact plus profond avec l’auteur et avec la finesse de son écriture. Or, souvent Servius n’a pas saisi cette écriture, que le poète latin a voulue imprécise : il a donc proposé une interprétation littérale, superficielle, là où Pétrarque privilégie une herméneutique, fondée sur l’allégorie. Pétrarque intègre à la glose grammaticale les analyses approfondies qui sont les siennes, tout en maintenant avec Servius un dialogue d’auteur à auteur. La glose servienne apparaît alors comme « séminale » appelant des comparaisons et des analyses plus amples tandis que mûrit la réflexion de Pétrarque sur sa propre expérience morale et poétique.
30Boccace marche sur les pas de son maître Pétrarque en privilégiant, lui aussi, l’herméneutique pour dévoiler le sens des fictions que sont les fabulae. C’est dans ce cadre fictionnel qu’il sollicite, parmi de nombreuses autres sources, le commentaire de Servius, accordant à ce dernier la seconde place parmi les citations d’auteurs dans sa Généalogie des Dieux. Il le sollicite essentiellement pour ce qui relève de l’histoire ou de la mythographie, domaines pour lesquels il fait confiance à Servius lorsqu’il s’agit de combler des lacunes. Mais aux explications de Servius, dans une sorte de syncrétisme, il intègre d’autres sources ou bien il met celles-ci en opposition avec Servius avant de résoudre les divergences. Le commentateur antique sert la recherche herméneutique de Boccace quand bien même il est réduit à un interprète littéral, là où il faut voir l’allégorie. Il est le noyau de départ de l’allégorèse que se réserve Boccace, qui amplifie ainsi le matériau fourni par Servius.
31Mais bien vite la gloire dont a joui Servius au Moyen Âge et l’autorité que lui ont accordée les premiers humanistes sont remises en cause par une génération nouvelle, à laquelle appartient Lorenzo Valla. Si, pour ce dernier, Servius forme avec Donat et Priscien un « triumvirat » qui mérite le respect, il est critiqué non plus en sa qualité d’auteur mais en tant que « collègue » : cette dernière posture lui vaut alors d’être corrigé, l’établissement de ses remarques étant jugé abstrait et « scholastique », reposant sur des subtilités sémantiques que ne confirme en rien l’usage des écrivains classiques. Reste à savoir sur quel texte servien travaille Valla et comment il travaille : s’agit-il d’une lecture directe des commentaires ou d’une étude à partir de recueils de citations, voire d’un chapitre qui recense toutes les differentiae proposées par Servius ? On sait que la bibliothèque de Valla contenait un commentaire de Servius à l’Ars Donati, mais pas de manuscrit des commentaires virgiliens. On peut donc supposer une approche indirecte du commentateur, voire une approche par le biais des Etymologiae d’Isidore, fidèle reproducteur de Servius mais souffre-douleur de Valla. Quoi qu’il en soit, Servius n’est pas infaillible, selon Valla, tout en étant un excellent grammairien.
32C’est une même approche critique de Servius que confirme le travail exégétique que Pomponio Leto a conduit sur les poèmes virgiliens. Reconnaissant à Servius sa qualité d’antiquaire et usant, de ce point de vue, de ses explications, Leto entend donner une interprétation des poèmes de Virgile plus approfondie. Il vérifie et corrige le grammairien antique en sollicitant d’autres sources. Ainsi, s’appuyant sur la matière philologique, mythographique, historique des commentaires, il dialogue avec le grammairien mais fait appel aux auteurs latins, à d’autres grammairiens, voire aux auteurs grecs pour conduire sa propre exégèse. Citant quelquefois les manuscrits des commentaires serviens dont il dispose, c’est sur la foi des auteurs anciens qu’il les conteste ; pour cela, il a vraisemblablement accès aux Scholia vaticana et les convergences de ces gloses avec celles du Servius auctus posent, une fois de plus, le problème du Servius que Leto utilise.
33Avec Politien, la critique de Servius s’amplifie. Si le Politien qui annote les auteurs classiques recourt à Servius en tant que source grammaticale, de façon relativement neutre, à côté d’autres grammairiens comme le Pseudo Probus ou Philargyrius, lorsqu’il commente l’Énéide au Studium de Florence ou lorsqu’il rédige ses Miscellanae, il se révèle plus agressif à l’endroit de l’interprète antique des poèmes virgiliens. Comme bien des humanistes de son temps, il traque les erreurs de Servius ou des copistes, et en disciple de Béroalde – auteur d’un pamphlet contre Servius – il procède à un véritable réquisitoire contre le grammairien dont les explications sont puériles, véritables bagatelles, absurdes ou légères, dépourvues de cohérence ou de sens littéraire. Et quand Politien ose se ranger du côté de Servius, c’est pour régler ses comptes avec un rival, tel Calderini.
34Tous ces humanistes font à leur façon la « publicité » de Servius, qu’ils l’imitent, le corrigent ou le mettent à mal. Mais à quel Servius ont-ils accès ? Il semble bien que le texte de base des érudits de la fin du Quattrocento soit celui de Guarino Veronese, et pas seulement celui des érudits italiens. L’aura de Guarino attirait des disciples, tel l’anglais Flemming qui a annoté de sa propre main un manuscrit de Servius. L’humaniste anglais a complété ce manuscrit, l’a corrigé et surtout l’a chargé d’ajouts marginaux qui se trouvent être identiques à certains attribués, dans l’édition de Thilo, au Servius auctus ou Servius Danielis, mais qui se trouvent aussi dans les codices de la branche alpha. Les ajouts de ces derniers se chiffrent à près de quatre cents pour le commentaire à l’Énéide ; connus aujourd’hui par les codices de l’auctus, ils se trouvent fréquemment dans le Servius de Robert Estienne, la source commune étant vraisemblablement le texte de Guarino ; puisés à un codex de la classe alpha, ils devraient être attribués à Servius lui-même.
35En France, une même question se pose quant à la nature du texte de Servius utilisé par les humanistes, que ceux-ci s’en servent pour leur propre exégèse de Virgile ou comme une source plus ou moins avouée de leur propre conception de la poésie.
36Si Pierre de la Ramée, dans les Praelectiones qu’il consacre aux Bucoliques, cite abondamment Servius comme garant de la tradition grammaticale, il en fait aussi un tremplin de sa propre pratique exégétique et du jugement qu’il porte sur les églogues virgiliennes ; reprenant les données serviennes, il les reformule librement, les développe pour leur adjoindre une explication philosophique, rhétorique, mais aussi il les détourne au profit de son projet d’explication « raisonnée » et donc les fragilise et, souvent, les décrédibilise. Ramus maîtrise parfaitement les commentaires serviens (sans doute ceux de l’édition Estienne), autant que les exégèses d’autres grammairiens anciens et modernes. Et, à l’image des humanistes italiens, il se pose en redresseur de tort à l’endroit de tous ces commentateurs et tout particulièrement de Servius ; ce dernier, invité à participer à des controverses, même modernes, apparaît souvent comme un faussaire, trahissant les sources littéraires antiques, tout autant que les modernes qui le suivent. La réfutation de ses gloses est d’autant plus vive qu’elle ne rentre pas dans l’analyse « logique » des églogues, que le professeur du Collège Royal a choisie comme principe directeur, au nom de sa « méthode unique », solidement exposée dans sa Dialectica.
37La lecture de Servius à la Renaissance est attestée par de nombreuses éditions de son texte mais aussi par des paratextes précédant des projets et des réflexions conduits en matière de création littéraire, principalement poétique. À cette époque, le commentaire de Servius, souvent édité indépendamment du texte virgilien, jouit d’une autonomie qui en fait une œuvre à part entière, une somme encyclopédique mise à la disposition du lecteur. Certes, c’est un texte instable qui circule, tant on le réduit ou on l’augmente, au gré quelquefois de sa fantaisie. Mais cette instabilité regrettable fonde dans le même temps le travail conduit par un Guarino de Vérone pour approcher au mieux du Servius authentique, à partir des manuscrits les plus complets et, à sa suite peut-être, par Robert Estienne et par Georg Fabricius.
38Si les gloses serviennes intéressent autant le lecteur du xvi e siècle, c’est précisément parce qu’elles fournissent la matière à ceux qui entendent produire des « poétiques », notamment concernant l’épopée. Cet âge des poétiques, en effet, qui consacre l’épopée comme genre suprême, s’intéresse tout particulièrement à l’Énéide, à la technique de sa composition mais aussi à sa pratique de l’imitation. Il s’agit d’ériger l’épopée virgilienne en modèle de création littéraire mais aussi en modèle de vertu. La médiation de Servius apparaît comme un défi face à cette perspective littéraire et éthique, grâce aux nombreux domaines qu’aborde le grammairien corrélativement à la « science étendue » de Virgile, dont la Préface au Commentaire à l’Énéide dit bien la double intention : imiter Homère et faire l’éloge d’Auguste. Peletier du Mans l’a bien compris lui qui, dans son Art poétique, sans jamais citer Servius, en reproduit assez fidèlement certaines scolies, notamment celles qui ont trait à la dimension rhétorique du poème virgilien, au dépassement qu’a opéré Virgile en imitant Homère, à son exaltation des vertus humaines.
39Plus discrète est la prise en compte par Ronsard du commentaire servien aux Géorgiques lorsqu’il compose ses Discours. C’est cette discrétion qui explique que la marque virgilienne, largement reconnue dans bien des vers de ces Discours, ait été étudiée directement en rapport avec les vers du poète latin, qu’elle ait été considérée comme ponctuelle et, de façon réductrice, simplement analogique. La médiation servienne vient éclairer et fonder les choix du poète français, notamment dans « l’Hymne au soleil ». Les gloses serviennes (augmentées des remarques macrobiennes) d’inspiration néo-platonicienne, en exposant la théorie allégorique des stoïciens relative à une « théologie naturelle », principe du sentiment d’un sacré universel, déplacent la perspective « polythéiste » vers une perspective monothéiste, parfaitement assimilable par la théorie judéo-chrétienne. Ronsard, en retenant les développements serviens sur la proprietas uerborum et sur la lecture allégorique qu’elle induit, en se situant dans le sillage du poète latin, peut aisément emprunter ce modèle de « théologie païenne », récusé par les Huguenots les plus exclusivistes, convaincus que les commentateurs néoplatoniciens n’exposent que des inepties. Tout en affirmant les fondements de sa poétique, le poète des Discours tient bon face à la critique des protestants les plus sectaires.
40Par la variété des époques qu’elles examinent et des textes qu’elles analysent, les études ici réunies confirment la diversité des scolies de Servius que P. K. Marshall évoquait en 1997 et leur vie continue au fil des siècles. Elles invitent à considérer les jugements sur Servius en les rapportant au contexte. Elles engagent aussi à élargir l’enquête, à se pencher sur d’autres prédécesseurs ou d’autres héritiers, ne serait-ce que pour reconstituer pleinement le texte de Servius. De fait, la plupart des contributeurs de cet ouvrage ont soulevé le problème de l’établissement du texte et se sont interrogés sur la nature et la transmission du commentaire qu’on désigne aujourd’hui sous le nom de Servius Danielis (du nom de Pierre Daniel) ou encore de Servius auctus, et cette dernière dénomination suggère qu’il est légitime de se demander si certains ajouts ne pourraient pas être attribués au grammaticus païen du v e siècle.
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