Conclusion
p. 325-328
Texte intégral
1Il apparaît donc, au terme de ce parcours, que les deux questions qui avaient inauguré notre recherche – le roman engagé n’est-il qu’un roman à thèse qui cache son nom et peut-on encore parler de roman engagé aujourd’hui ? – sont étroitement liées. Dans la mesure où l’œuvre engagée se définit bien, dans son âge d’or qui est celui de l’après-guerre, comme une forme problématique et non pas assertive, qui fait de la question même du rapport entre ouverture de la littérature à la sphère sociale et spécificité du discours romanesque son enjeu majeur, elle oriente la notion d’engagement dans un sens qui nous semble toujours non seulement valable, mais avéré dans les textes contemporains : celui d’une confrontation avec l’histoire, ou plus exactement avec un régime d’historicité donné, et qui trouve à se déployer dans l’opération de transcription.
2Le maintien du terme d’« engagement » pour la production actuelle nous paraît d’autant plus légitime que les écrivains contemporains, loin de s’abandonner à une quelconque mélancolie fin-de-siècle, assument et revendiquent cette position terminale qui devient le point de départ de leur engagement. Celui-ci n’est plus tourné vers la réalisation d’un avenir meilleur, mais vers la juste transmission du passé, sans laquelle aucun avenir, bon ou mauvais, n’est concevable. Si les notions mêmes de passé, présent et futur ont vu leur signification et surtout les modalités de leur articulation profondément bouleversées depuis 1945, c’est bien dans ce rapport au temps que réside une permanence de l’engagement. En outre, le terme même semble particulièrement approprié pour rendre compte de cet exercice partagé de responsabilité qui caractérise les œuvres contemporaines selon des modalités spécifiques : la confrontation avec l’histoire que l’écrivain instaure dans le geste même de la transcrire n’a de sens que si elle s’accomplit aux yeux d’un témoin, le lecteur, qui la reconnaît comme engagement, l’authentifie en tant que tel et l’assume à son tour dans l’expérience de lecture vécue au présent.
3On voit bien alors ce que l’engagement contemporain doit à l’engagement sartrien et au « contre-engagement » des années 1960 et 1970. Il hérite du premier l’ouverture thématique et critique à l’histoire, au social, au politique et, plus généralement la conception d’une littérature transitive. Du second, il retient la tendance à voir dans la forme le lieu où s’exercent conjointement la responsabilité de l’écrivain et celle du lecteur. Mais on ne saurait en déduire que l’engagement contemporain consiste en un juste milieu entre engagement par la littérature et engagement dans la littérature, dans la mesure où il s’articule à un ordre du temps qui n’est plus celui du régime moderne, encore dominant à l’époque du « contre-engagement ». D’où la nécessité, pour nous, d’accoler au terme d’« engagement » l’épithète « présentiste », qui signale l’articulation de l’engagement au régime d’historicité actuel. Cette expression ne vaut, comme nous l’avons signalé, qu’à condition de comprendre le terme d’engagement comme ce qui questionne le présentisme et le reformule : de la même façon que le présentisme attribue un sens inédit à la notion d’engagement, celle-ci remodèle le présentisme. Dans cette perspective, la notion d’« engagement présentiste » semble particulièrement à même de conférer à la période contemporaine une visibilité d’époque. Sans prétendre faire de l’engagement une notion qui rendrait compte de la totalité des aspects de la littérature contemporaine, nous pensons qu’elle permet de fournir une grille de lecture suffisamment ouverte et précise pour accueillir certaines de ses lignes de force majeures.
4Sans doute l’hypothèse d’une modélisation réciproque entre engagement littéraire et régime d’historicité mériterait-elle d’être mise à l’épreuve d’autres textes et d’autres périodes. D’autres textes d’abord : en ce qui concerne la période d’après-guerre, on pourrait se demander si la définition du roman engagé comme forme du déchirement et de l’exposition de la tension de l’écrivain s’applique à d’autres aires culturelles. Si nous avons souligné au cours de ce travail l’importance du rôle joué par les facteurs sociaux, politiques et culturels dans l’élaboration de la figure de l’intellectuel et de l’écrivain, ne peut-on penser que, ceux-ci différant d’un pays à l’autre, c’est la figure même de l’écrivain engagé, et donc des tensions qui le traversent, qui changerait ? Trouverait-on la trace de ce déchirement dans la littérature anglaise, allemande, espagnole ou dans les romans des écrivains de l’ex-bloc soviétique ? Autrement dit, jusqu’à quel point la notion de régime d’historicité suffit-elle à rendre compte des spécificités nationales qui informent le rapport de l’écrivain au champ politique et social et les pratiques littéraires ?
5En ce qui concerne la littérature contemporaine, il conviendrait d’examiner dans quelle mesure la notion d’engagement présentiste s’avère opérante pour d’autres récits que ceux retenus dans cette étude, et tout particulièrement pour les textes qui, ne traitant pas du passé, mais du présent, témoignent également d’une saisie spécifiquement contemporaine du temps et de l’histoire en train de se faire : c’est le cas, entre autres, des œuvres tournées vers les fractures sociales et culturelles du présent, les romans dits « sociaux » de François Bon, Danièle Sallenave ou Annie Ernaux, ou encore les « polars engagés » de Jean-Pierre Manchette ou de Didier Daeninckx. Mais c’est aussi le cas des œuvres qui se confrontent aux événements géo-politiques contemporains, comme par exemple les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, et dont on peut se demander dans quelle mesure elles témoignent d’un engagement de la part des auteurs qui les transcrivent. Notons que ce champ paraît d’autant plus intéressant à explorer que l’effondrement des Twin Towers, aux yeux de François Hartog, « pousse à la limite la logique de l’événement contemporain qui, se donnant à voir en train de se faire, s’historicise aussitôt et est déjà à lui-même sa propre commémoration : sous l’œil des caméras ». Défini ainsi comme « absolument présentiste1 », le 11 septembre est-il pour autant un lieu d’engagement présentiste ?
6Si l’épreuve des textes, d’après-guerre ou contemporains, constitue sans doute un critère efficace pour mesurer la validité de notre hypothèse selon laquelle engagement littéraire et régime d’historicité ne peuvent se penser séparément l’un de l’autre, on pourrait également envisager une réflexion qui se situe en amont des deux périodes étudiées et qui poserait alors la question du lien entre régime ancien d’historicité et littérature : nul doute que ce seraient alors d’autres rapports entre texte et histoire, transcription et représentation de celle-ci qui se donneraient à lire et, peut-être, d’autres formes d’engagement littéraire qui se proposeraient à l’étude. Les récents ouvrages et colloques consacrés à la notion ont du reste montré que ce que B. Denis nomme la « littérature d’engagement », autrement dit la littérature de combat qui précède l’émergence de la littérature engagée à la charnière des xixe et xxe siècles, offre des perspectives d’analyses passionnantes2 pour qui s’intéresse aux diverses modalités et enjeux du roman engagé et à ses multiples présences d’hier et aujourd’hui.
7Enfin, nous aimerions conclure le présent ouvrage en soulignant que cette réflexion sur la notion d’engagement littéraire s’inscrit aussi, pour nous, dans l’horizon d’un questionnement plus général : que peut la littérature ? Quel rôle joue-t-elle dans la vie de chacun et, plus largement, dans la vie d’une communauté ? Cette interrogation, on le sait, obsédait Sartre, qui oscilla toute sa vie entre une conception sacralisante de la littérature, qui lui faisait dire que « si la littérature n’est pas tout, elle ne vaut pas une heure de peine3 » et une radicale remise en question de ses pouvoirs (« Face à un enfant qui meurt, La Nausée ne fait pas le poids4 »).
8Ce que cette étude aura rendu possible, alors, ce n’est pas, bien sûr, de trancher dans un sens ou dans l’autre une telle interrogation. Plus modestement, elle nous aura permis de comprendre que la littérature est peut-être ce qui, nous confrontant à l’autre – autrui, mais aussi un autre temps, une autre histoire – nous situe : ce qui nous conduit, ou nous oblige, à prendre position dans le temps, dans l’espace. Si la littérature est bien, comme le dit P. Ricœur, « une expérience de pensée par laquelle nous nous exerçons à habiter des mondes étrangers à nous-mêmes5 », si elle est aussi une expérience offerte à la sensibilité nous permettant, comme l’affirme Cora Diamond, de pousser à la limite nos capacités de compréhension, de nous mettre à la place d’autrui6, elle est aussi à l’origine de ce retour sur soi, éclairé par la découverte de l’autre, par lequel un sujet s’affirme comme tel. Elle conduit ainsi le lecteur, mais aussi l’écrivain, à formuler un « ici, je me tiens7 ! » : c’est à cet « ici » aux valeurs multiples, à cet « ici » qui exprime à la fois l’étendue et la finitude de la responsabilité humaine, que renverrait la littérature. À ce titre, elle vaut sans doute bien une heure de peine.
Notes de bas de page
1 Hartog F., Régimes d’historicité…, op. cit., p. 116.
2 Nous renvoyons sur ce sujet à Kaempfer J., Florey S. et Meizoz J. (dir.), op. cit., chap. 1, « Archéologie de l’engagement », p. 13-57.
3 Sartre J.-P, « Les écrivains en personne », Situations, IX, op. cit., p. 15.
4 Cette phrase a été prononcée par Sartre, lors d’une interview avec J. Piatier, publiée dans Le Monde du 18 avril 1964.
5 Ricœur P., Temps et récit, III, op. cit., p. 447.
6 Diamond C., L’Esprit réaliste : Wittgenstein, la philosophie et l’esprit [1991], trad. de l’anglais par E. Halais et J.-Y. Mondon, Paris, PUF, 2004.
7 Ricœur P., Temps et récit, III, op. cit., p. 447.
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