Chapitre VIII. La mise en question du lecteur dans les récits contemporains
p. 249-291
Texte intégral
1Pour relever le défi de leur responsabilité à l’égard du monde, de nombreux récits européens contemporains s’attachent à déployer, selon E. Bouju, « un horizon éthique ouvert à l’expérience de lecture ». Pris au sens d’« acte de reconnaissance et d’appropriation1 », le geste de lecture serait alors indissociable du geste d’engagement de l’écrivain qui transcrit une histoire menacée d’oubli et/ou de falsification.
2Cette perspective nous invite à examiner dans quelle mesure la lecture programmée par les œuvres contemporaines retenues et telle que sont susceptibles de la mettre en pratique les lecteurs réels se distingue de celle proposée par les romans du premier corpus. Pour en juger, il nous faudra revenir sur certaines des modalités de la transcription romanesque de l’histoire (l’histoire comme héritage et trace, la convocation des paradigmes de l’enquête, du récit de vie…) qui, dans ces œuvres, déterminent en partie les effets de réception.
3Nous nous intéresserons d’abord à la situation d’interlocution que mettent en scène, à des degrés divers, les récits, tout se passant comme si l’écriture contemporaine du passé convoquait nécessairement un cadre énonciatif qui valorisait le processus de transmission. Le lecteur est alors appelé à assumer le rôle de témoin de cette délégation de la parole et, en même temps, de passeur, constituant à son tour un maillon de la longue chaîne du témoignage.
Des récits adressés
Vie racontée et vie examinée : Tigre en papier et Tristano meurt
4Le roman de Rolin est le texte de notre corpus où la dimension interlocutive est la plus visible et apparemment la plus simple aussi, puisque Martin raconte son passé et celui de ses compagnons d’armes à la fille d’un de ceux-ci, Marie. Dans la mesure où elle est un personnage du roman, la jeune femme est bien un narrataire intradiégétique au sens de G. Genette et un narrataire-personnage au sens de G. Prince. Le récit de Martin est de fait scandé par la phrase « dis-tu à la fille de Treize2 », qui revient tel un refrain dans cette rhapsodie volontairement emmêlée comme les fils d’une pelote.
5La fonction première de Marie est de servir de point de repère, d’élément de stabilité dans une œuvre fondée, selon l’expression d’A. Castiglione, sur le principe de l’égarement, tant sur le plan formel que sur le plan de la situation d’énonciation et du contenu du récit3. Elle tente en effet de replacer Martin dans le droit fil du récit, lui reprochant de ne pas respecter les règles de la narration – « Tu ne sais pas raconter une histoire » (41) –, l’aidant à dater ses aventures – « Ça fait combien d’années déjà que ton père est mort ? demandes-tu à la fille de Treize. » (32) Elle joue donc un rôle actif, qui tend à faire d’elle l’interlocutrice de Martin, et non seulement la réceptrice de son discours. Mais parce qu’elle cherche à imposer au récit un ordre que refuse explicitement Martin4, elle instaure aussi un véritable rapport de force.
6Cet antagonisme symbolise celui existant entre deux générations, celle de Martin, acteur et narrateur de la dernière épopée révolutionnaire, et celle de Marie qui hérite du passé comme d’une histoire que les anciens transmettent aux plus jeunes. Le conflit de générations éclate à toutes les pages, entre l’ancien combattant qui, selon Marie, « commence à devenir pontifiant » et à tourner au « vieux con » (79) et la jeune fille qui, commentant le récit « avec cette manière qu’ont les jeunes gens d’enfoncer en grande pompe des portes ouvertes », se voit mentalement qualifiée par Martin de « pécore » (59). Plus profondément, c’est le choc du passé et du présent qu’incarnent ces joutes verbales et, selon la perspective que nous avons développée dans la deuxième partie de cet ouvrage, le choc du régime moderne d’historicité, qui donne son dernier souffle dans les années 1970, et du présentisme. Car ce que reproche Martin à Marie, c’est bien de partager, voire d’incarner, les travers de son époque, comme le prouve l’emploi systématique du « vous » dès qu’il s’agit de fustiger la société actuelle. À ce « vous », auquel est adressé un véritable réquisitoire, s’oppose le « nous » de la génération militante de Martin, lequel dénonce, outre l’oubli de l’histoire et le culte de l’individu, l’hypocrisie du « politiquement correct ». Ainsi, lorsque Martin évoque la « petite pègre d’aujourd’hui » des banlieues, Marie a un « haut-le-corps » :
C’est vrai tu avais oublié, c’est de son âge, elle est toute farcie de l’idéologie des bourgeois branchés, les « jeunes de cités », dits plus simplement les « jeunes », c’est sacré, de la pure victime […], c’est de l’hostie consacrée, oui, l’Agnus Dei des « bobos ». (37-38)
7Cependant, malgré les différences d’âge, de référence, de rapport au monde et à l’histoire, malgré les interruptions de Marie, les agacements et les provocations réciproques, Martin poursuit son récit jusqu’au bout, convaincu qu’il s’agit là d’un geste de mémoire et d’hommage nécessaire à l’égard des disparus et d’un monde qui ne l’est pas moins.
8Aussi difficile soit-elle, la transmission du passé doit s’effectuer, autant pour les morts que pour les vivants, autant pour la nouvelle génération que pour les rescapés de l’ancienne génération. Si le rôle de Pygmalion5 convient particulièrement à Martin, comme à la plupart des personnages masculins roliniens6, ce n’est pas l’unique raison de son désir de raconter. Martin est lourd d’un passé qu’il veut et doit léguer à autrui pour ne pas le voir mourir en même temps que lui. Cette idée a été développée par l’auteur dans la conférence intitulée « Un écrivain doit-il aimer son époque ? », dont on soulignera d’ailleurs l’écho avec la remarque que Marie adresse à Martin (« Tu n’as pas l’air d’aimer beaucoup ton époque » [247]) :
En définitive, il me semble que ce qui est absolument contemporain pour moi en tant qu’écrivain, je veux dire ce qui constitue le territoire qu’il me revient d’explorer, c’est ce que je dois léguer, ce qui sans moi ne serait pas transmis : ce qui est donc, avec moi, en voie de disparition. « Une chose ou une infinité de choses meurt dans chaque agonie » écrit Borgès dans le conte intitulé El Testigo, « le témoin ». Et il se demande : « Qu’est-ce qui mourra avec moi quand je mourrai ? »7
9Marie est ainsi le témoin du témoin qu’est Martin : elle incarne, en même temps que les difficultés inhérentes à la transmission du passé, son unique possibilité. Martin reconnaît en effet à la jeunesse une indéniable qualité, celle de représenter « l’énigme » de l’avenir : « ce qui m’intéresse en vous », dit-il à la fille de Treize, « c’est la profondeur du futur que vous abritez, tout l’indécidable dont vous êtes gros » (246). Les dernières pages du livre offrent ainsi l’image d’une réconciliation de Martin avec la nouvelle génération (moins pour son être que pour ses virtualités), et peut-être, avec le temps qui, certes détruit – rappelons que le récit de Martin s’achève sur la mort de Treize qui sonne le glas de toute une époque – mais qui ouvre aussi à un horizon inconnu. Le père est mort, mais la fille est là : « Tu lui [Marie] tapotes la nuque, sous les cheveux. Tu penses que dans quelques jours ce sera le premier solstice du xxie siècle. » (268)
10On pourrait ajouter que la transmission réussie n’est pas seulement le signe d’une communication effective entre les générations, mais qu’elle est aussi un moyen, pour le narrateur, de se réconcilier avec lui-même. On ne saurait oublier en effet que le récit de Martin ne s’adresse pas uniquement à Marie, mais aussi à un autre narrataire, qui est le narrateur lui-même. C’est d’ailleurs le « tu », cet autre « je », qui apparaît le premier dans le texte – « Émeraude, tu aimes ce nom, va savoir pourquoi » (9) – tout se passant comme si Martin parlait autant à Marie qu’à lui-même, saisissant l’occasion de raconter sa vie pour « l’examiner » dans une perspective qui n’est pas éloignée de celle de la célèbre maxime de l’Apologie de Socrate : « Seule une vie examinée vaut d’être vécue. » Comme le souligne Myriam Revault d’Allones, « le “tu” est la vraie personne du dialogue silencieux entre moi et moi-même, du deux-en-un socratique : c’est bien ce que nous appelons “la pensée”. C’est la vie examinée qui permet de n’être pas en contradiction mais en conformité avec soi, de savoir vivre avec soi-même sans reniement8 ». C’est par ce double dialogue avec soi-même et avec l’autre, avec son propre passé et un présent renié mais gros d’un futur inconnu, que Martin semble trouver une place dans son époque, se réconcilier avec lui-même et avec le monde. Les deux narrataires du roman sont donc bien plus que des récepteurs du discours de la mémoire ou de simples figures formelles destinées à empêcher le récit de la vie de Martin – et de son auteur – de verser dans l’autobiographie ou l’autofiction : ils sont la condition même du récit, ce qui rend possible sa naissance et lui donne sa valeur, tant il est vrai que « c’est par la narration qu’une vie se délie, se délivre sans se renier9 ».
11En racontant sa vie à Marie, Martin s’expose au jugement de l’autre et d’un temps autre. Mais au cours de cette opération de transmission à celle qui pourrait être sa fille, c’est avec lui-même que Martin règle ses comptes, c’est lui-même qu’il objective, avec le recul qu’aurait précisément un père pour juger son fils :
En fin de compte, dis-tu à la fille de Treize, j’ai été mon propre fils, ce qui est ridicule. Et si au moins je m’entendais bien avec lui… Mais non, qu’il aille au diable. Oh, oui, qu’il disparaisse, ce con ! Je le déshérite ! (246)
12Cette scission du « je », manifeste à la fin du récit, peut paradoxalement être comprise comme le signe d’une unité retrouvée, Martin acceptant de regarder celui qu’il a été comme un jeune homme, appartenant donc à une époque passée de sa vie, et congédiant enfin cette figure unifiée et atemporelle de lui-même qui ne serait pas soumise aux lois de la corruption et de la succession. Si l’on ne peut être le fils de soi-même, il faut bien qu’un autre prenne la place du fils ou de la fille : c’est ainsi que s’explique, pour nous, le fait que le « tu » ne soit pas le seul narrataire du récit. Marie est bien cette figure d’altérité et de commencement absolus – elle est femme, jeune, orpheline de l’histoire10 – à qui il faut confier cette part de soi qui vous condamne à n’être qu’un fantôme.
13Par le biais d’un récit doublement adressé, c’est donc à la fois une vie examinée et une vie transmise, une vie comprise par celui qui l’a vécue et une vie léguée à celle qui, à son tour, aura la capacité de tresser de nouveaux récits dans un monde inconnu, qui est donnée à lire : doit-on en conclure, comme le suggère Sébastien Omont, que « dans Tigre en papier le rapport au temps s’apaise » et que l’on peut lire Port-Soudan, Méroé et Tigre en papier « comme une trilogie du temps, de la sortie progressive du temps des révolutions, de l’acceptation de sa fin, et donc d’une évolution d’une conception tragique du temps à une conception ouverte11 ? » Cela nous paraît possible, à condition de ne pas lire l’ensemble du roman à la lumière des dernières pages et de ne pas sous-estimer la virulence de la critique que Martin adresse à la société contemporaine et la valeur de résistance que Rolin prête à son livre, volontairement à contre-courant des valeurs du monde actuel. On n’oubliera pas non plus que l’interlocutrice de Martin n’est pas n’importe quelle jeune femme, mais la fille de Treize, la descendante de ceux qui ont constitué la dernière génération révolutionnaire, et, de plus, particulièrement curieuse de son origine. Si, comme le suggère M. Revault d’Allones, l’écrivain offre ici l’image d’« une histoire sauvée », encore faut-il rappeler que ce salut est le résultat d’une coopération volontaire, certes tumultueuse mais finalement réussie, entre deux générations, dont l’une accepte de donner et l’autre d’interroger. L’ouverture d’un horizon à la fin du roman signifierait ainsi non pas une réconciliation de l’écrivain avec le présent, mais avec l’avenir comme promesse : comme le souligne M. Revault d’Allones, « si l’espoir n’est pas pour nous, il est pour ceux qui viendront après nous12 ».
14À l’instar de Tigre en papier, le roman de Tabucchi se présente comme la transcription d’un discours. Tristano livre, on l’a vu, son récit à un écrivain qui fait figure de narrataire du récit. Dans la mesure où l’écrivain a un rôle déterminé dans la fiction (celui d’écouter Tristano et d’écrire ses paroles), on peut l’associer non seulement à la figure du narrataire intradiégétique, mais encore à celle du narrataire-personnage. Pourtant, on l’a dit, c’est un singulier personnage, qui, contrairement à Marie, ne s’exprime jamais. Récepteur du récit bien plus qu’interlocuteur de Tristano, il n’est en aucun cas un acteur, et cela le rapproche sans doute davantage de la figure de narrataire invoqué : il n’existe qu’à travers les adresses, les interpellations, les provocations de Tristano. Et pourtant, le fait que ses actions et réactions au moment de l’énonciation soient commentées par Tristano13 et, surtout, le fait qu’il soit doté d’une histoire personnelle (il a écrit un livre sur Tristano, gagné un prix, décliné l’invitation de passer à la télévision…) lui confèrent une « identité narrative » propre à un personnage de fiction. Nous proposons donc d’envisager le narrataire de Tristano meurt comme un cas-limite de narrataire-personnage, un personnage présent dans le contexte d’énonciation mais que la structure narrative, exclusivement centrée sur le récit de Tristano, condamne au silence.
15Examinons le rôle attribué à ce narrataire par le texte : il s’agit, dit Tristano, de « tenir compagnie » au moribond qu’il est, de l’accompagner dans son dernier voyage vers la mort. Or ce voyage « vers l’avant » est aussi un voyage « en arrière14 », puisqu’il s’agit, pour l’ancien partisan, de faire le récit de sa vie. Le narrataire est donc appelé à jouer doublement le rôle de témoin, témoin d’une agonie et d’une vie, ou plutôt témoin d’un effort de mémoire pour reconstituer le sens d’une vie.
16La particularité de ce narrataire est aussi d’être un écrivain et plus précisément d’être l’auteur d’un roman sur Tristano : le rapport du narrateur au narrataire est ainsi extrêmement complexe, puisque celui qui raconte est aussi le personnage d’un roman déjà écrit par celui qui écoute et le personnage d’un récit qui doit encore être écrit. Tristano s’ingénie à renverser le rapport de force entre l’écrivain et son personnage, en soulignant que, en tant que conteur, il demeure l’auteur du récit de sa vie et que l’écrivain n’en est que le copiste : « Et voilà qu’au contraire j’ai envie d’écrire, c’est-à-dire… parler… écrire par personne interposée… c’est toi qui écris, et néanmoins c’est moi. Étrange, non15 ? » (14) À plusieurs reprises, Tristano exprime sa défiance à l’égard de l’écriture et défend la primauté de la voix sur celle-ci : « j’ai un avantage sur toi, l’ami, je suis voix et tu es seulement écriture, j’ai la voix… l’écriture est sourde… ces sons que tu entends maintenant dans l’air mourront sur ta page, l’écriture les fixe et les tue, comme un fossile confit dans le quartz16… » (197) L’écriture fixe, tue, mais elle trahit aussi, et Tristano, s’inscrivant dans le sillage du Phèdre platonicien, accuse les écrivains d’être des « faussaires17 » (14) : le narrataire n’a-t-il pas ainsi transformé la vie de Tristano en destin héroïque ? Enfin, l’homme d’action reproche à l’homme de lettres d’avoir pris sa place pour écrire son roman, de s’être identifié à son personnage et d’en avoir ainsi, non seulement trahi les pensées, mais encore violé l’intimité : d’être un « voyeur18 » en somme (126), un témoin irrespectueux qui « joue avec les émotions d’autrui19 » (30).
17Et pourtant, de la même façon que Martin a bien conscience de la distance qui le sépare de Marie, Tristano décide, en toute connaissance de cause, de confier son histoire à un écrivain. Même s’il sait bien qu’une vie devenue biographie est irrémédiablement transformée, il sait aussi que les mots sont indispensables pour que des actions il reste une trace :
Et le monde est au contraire fait d’actes, fait d’actions… des choses concrètes qui cependant passent par la suite, car l’action, cher écrivain, se vérifie, elle a lieu… et elle a lieu seulement dans un moment précis, puis elle s’évapore, elle n’est plus, elle fut. Et pour rester elles ont besoin des paroles qui continuent à les faire être, et en portent témoignage. […] Le verbe n’est pas au commencement, il est à la fin, l’écrivain. Mais qui témoigne pour le témoin ? C’est le problème, personne ne témoigne pour le témoin20… (196)
18La question « qui témoigne pour le témoin ? », par ailleurs citée en épigraphe du roman et attribuée à Paul Celan21, traverse tout le livre. Elle justifie, selon nous, la présence du narrataire, et plus particulièrement d’un narrataire écrivain qui pourrait garder une trace de ce qui fut. De fait, malgré ses réticences, Tristano accepte la trahison à laquelle expose l’écriture, sans doute parce qu’il sait que ce qu’il raconte lui-même n’est, ne peut pas être, la vérité. Ce sont aussi bien les limites de l’écriture que la nécessité de celle-ci qu’exprime ainsi Tabucchi, et cette nécessité est étroitement liée à la notion de témoignage, entendu comme transmission : la trahison serait-elle alors le prix à payer pour la transmission ? On sait que Tristano (comme Martin) n’a pas eu d’enfants : son union avec Marilyn fut stérile et son fils adoptif, membre des groupes terroristes d’extrême-droite (nouvelle figure de trahison pour le père résistant) est mort alors qu’il s’apprêtait à commettre un attentat. Il ne reste donc à Tristano pas d’autre choix que de se survivre à travers les mots, comme le narrateur de Tigre en papier, et de trouver quelqu’un à qui confier sa mémoire, dans l’espoir que la transmission des mots réussira là où la transmission de la chair a échoué.
19On ne s’étonnera pas de voir que l’écrivain est explicitement présenté comme plus jeune que Tristano : témoin de la vie racontée de Tristano, il est aussi le témoin, au sens de représentant, de la société contemporaine, comme l’est Marie. Et c’est ici aussi un « vous » accusateur qui souligne, de la part de Tristano, l’appartenance de l’écrivain à son époque, celle de la démocratie trahie.
20C’est en effet à une véritable mise en accusation que Tristano soumet l’écrivain, notamment dans ce passage où il imagine ce que devrait dire ce dernier à l’un de ces enfants du Tiers-Monde que la télévision expose mais que les démocraties libérales ne veulent pas voir :
Tu dois lui dire, parle, ami, parle, tu es un homme libre, ta parole est sacrée et personne ne peut la détruire, et ça c’est la vraie liberté, c’est pour cela que nous nous sommes depuis toujours battus nous qui aimons la liberté, afin que tu puisses parler, afin que tu puisses exprimer ta libre pensée, allez, parle, ma civilisation te le permet […], ton pays est à bout, c’est un enfer, mais il nous sert de paradis fiscal… c’est un problème, je le reconnais… nos industries vous pillent, elles emportent vos matières premières… c’est un autre des problèmes qui se posent au monde libre22… (116-117)
21L’accusation est sévère. Elle vise non seulement l’hypocrisie des démocraties occidentales, leur rôle coupable dans la détérioration de la situation des pays les plus pauvres, le marché de dupes qu’elles proposent à ceux-ci au nom de la liberté, mais encore les écrivains qui se veulent les porte-parole de ces peuples opprimés tout en leur imposant leur propre langage et leurs propres valeurs, reproduisant une nouvelle forme d’impérialisme, non plus économique, mais culturel :
[…] moi je suis un écrivain, pas le premier venu, et les écrivains savent bien ce que c’est la liberté de parole, tu es libre de parler comme moi, celui qui te le dit est quelqu’un qui a choisi la liberté, qui a défendu la liberté, arrête de jouer au catatonique, parle, c’est une occasion unique, profites-en […], je me chargerai de rapporter tes paroles, allez, au moins un mot, si tu ne sais pas le dire dans ta langue qui est peut-être une langue dans laquelle ce mot n’existe pas, dis-le en anglais, comme ça tout le monde comprendra, on dit freedom, répète après moi, free-dom, compris23 ? (117)
22Une démocratie dévoyée engendre ainsi un engagement pareillement dévoyé des intellectuels et il semble bien que Tabucchi, dont on n’oubliera pas qu’il participa à la création du Parlement International des Écrivains, fondé précisément pour garantir le droit de parole aux écrivains, se livre ici à une sorte de caricature de l’intellectuel engagé24. Ce qui nous empêche de parler ici d’auto-critique, c’est que le roman constitue en lui-même une alternative à ce type de dérives : l’auteur de Tristano meurt ne parle pas au nom des opprimés, mais au nom d’un de ceux qui s’est battu pour que l’oppression disparaisse et qui, surtout, révèle à quel point le terme de liberté (comme celui de vérité) est pluriel, irréductible en l’occurrence à sa seule acception américaine (« freedom »).
23C’est donc un message fort que Tristano-Tabucchi cherche à faire passer à son lecteur contemporain, par le biais du narrataire. Et le fait qu’il exprime ce message en termes de délégation de parole – il dit à l’écrivain ce qu’il doit dire et écrire – ouvre une nouvelle dimension à la portée de son témoignage : l’écrivain a pour mission de propager la voix de Tristano par l’écrit, prolongeant jusqu’à l’infini la chaîne du témoignage. S’explique ainsi, à nos yeux, la deuxième particularité du narrataire : non seulement ce dernier est un écrivain, mais c’est encore un témoin silencieux, ce que Tabucchi considère comme un « témoin parfait ». « [L’écrivain] ne répond pas à Tristano, n’intervient jamais dans le récit, il n’est qu’une oreille. En ce sens, il est le témoin parfait, l’évangéliste qui a pour devoir d’écrire et de se taire25 », avance l’auteur, faisant du témoin une figure exemplaire de « passeur ».
24Dans Tigre en papier comme dans Tristano meurt la forme du récit adressé, suscitant la figure d’un narrataire-personnage, rend donc possible la ressaisie du passé à deux niveaux : tout d’abord, au niveau du narrateur lui-même, qui objective son histoire, en prenant de la distance, au présent d’énonciation, avec ce qu’il fut ; ensuite, au niveau du narrataire, chargé de recueillir le récit et qui, parce qu’il est jeune, qu’il appartient à une époque où les narrateurs peinent à trouver leur place, a pour mission de faire résonner la voix du passé dans l’avenir, de témoigner pour le témoin.
Figurations des lecteurs du roman volodinien en sympathisants et/ou ennemis
25Parce qu’il relie étroitement le geste d’écriture au choix et à la figuration d’un public, Volodine conçoit l’expérience littéraire essentiellement comme « communication » :
Pendant longtemps, pendant près de quinze ans, j’ai […] écrit des livres pour un public minuscule. Des livres bizarres, fantastiques, oniriques et clandestins, qui s’adressaient à un unique lecteur, moi-même. Ensuite, un premier roman est paru, Jorian Murgrave, et je me suis mis à travailler pour satisfaire un véritable public. J’ai commencé à imaginer les lecteurs que je pourrais avoir : un public réel, formé d’hommes et de femmes qui partageaient la même sensibilité littéraire et les mêmes goûts que moi. Ils partageaient avec moi la même vision du monde, les mêmes peurs, les mêmes certitudes, ils désiraient partager les mêmes rêves et, disons-le tout de suite, la même révolte contre le monde tel qu’il est, contre la condition humaine dans ses aspects politiques et métaphysiques. […] Autour du roman et dans le roman, [mes livres publiés] supposaient une forte sympathie entre ceux et celles qui parlaient et ceux et celles qui les écoutaient. J’ai introduit dans mes univers imaginaires des lecteurs qui n’étaient pas neutres26.
26Plusieurs points sont à retenir de cette longue citation : tout d’abord, la qualification, par Volodine, de ses livres comme « discours », dits et écoutés. De fait, les romans volodiniens mettent souvent en scène des narrateurs qui chuchotent ou murmurent leur récit. Dondog, dont la mémoire « a besoin de sa bouche pour fonctionner » (11), se souvient et fabule à haute voix, tandis que Ingrid et Kurt commentent oralement le livre imaginaire de la jeune femme. Ensuite, le lecteur imaginé par l’auteur est placé d’emblée dans une communauté supposée de préférences qui englobe à la fois des convictions idéologiques et des prédilections esthétiques. Il est censé suivre avec bienveillance, sympathie, sinon empathie, le discours du locuteur. Comme le souligne Franck Wagner, « cette figure lectrice constituerait ainsi une sorte de double fantasmé de l’auteur, à la fois autre et même, qui en raison de ses aptitudes à la connivence pourrait être défini non plus seulement comme lecteur du "post-exotisme" mais comme “lecteur post-exotique”27 ».
27Cependant, la figure de l’idéal « camarade lecteur » ou du « sympathisant28 » n’est pas la seule qu’envisage l’écrivain. Elle est concurrencée par un « double maléfique, résolument hostile, foncièrement malveillant, qui au lieu de sympathiser avec le texte (et avec ses valeurs) entreprend de lui faire violence pour mieux mettre au jour ses secrets et récuser son axiologie29 ». La parole des narrateurs postexotiques est tout entière informée par cette écoute ennemie, souvent incarnée dans les romans par les figures d’inquisiteurs qui, dans les scènes d’interrogatoire, soumettent à la question les discours et les corps des locuteurs. Pour échapper à l’adversaire, il faut faire diversion, parler d’autre chose, fabuler et égarer. Or comme il est indiqué dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, rien n’empêche de penser que l’ennemi pratique lui aussi une stratégie de l’esquive et du déguisement, en se cachant parmi les lecteurs, tant il est vrai que « l’ennemi est toujours quelque part rôdeur, déguisé en lecteur et vigilant parmi les lecteurs30 ». La fiction volodinienne postule ainsi deux narrataires distincts, antagoniques, auxquels, comme nous le verrons, le lecteur est amené à s’identifier tour à tour.
28Lisbonne, dernière marge expose de façon emblématique ce double système d’énonciation où les locuteurs s’adressent « par-dessus la tête des policiers qui les obligent à parler, à des auditeurs amis et complices, réels ou imaginaires31 ».
29À l’instar des narrateurs post-exotiques à venir, Ingrid conçoit en effet son roman comme « une construction intérieure, une base de repli, une secrète terre d’accueil, mais aussi quelque chose d’offensif, qui particip[e] au complot à mains nues de quelques individus contre l’univers capitaliste et contre ses ignominies sans nombre32 » : autrement dit, comme un message, un cri de guerre adressé à ses anciens compagnons d’armes ou aux sympathisants des FAR contre des ennemis communs. Mais dans la mesure où elle est une terroriste en cavale, elle doit veiller à ne pas être reconnue et donc à crypter son discours. Dans son livre, Ingrid reproduit d’ailleurs cette figure dédoublée et antagonique de narrataire, ses personnages écrivant dans un langage codé, pour les membres des « communes » combattant l’idéologie de la Renaissance et contre la censure.
30Néanmoins, la bipartition entre narrataire « sympathisant » et narrataire ennemi n’est pas aussi claire qu’il y paraît, du moins en ce qui concerne le destinataire du livre d’Ingrid. Pour la jeune femme, Kurt serait l’unique destinataire de « Quelques détails sur l’âme des faussaires » : elle envisage son livre comme « un rendez-vous » (17) fixé à son amant, depuis son lieu d’exil. Or Kurt n’est pas seulement le complice d’Ingrid, qui risque sa vie en même temps qu’elle, il est aussi un policier qui, en tant que tel et bien qu’il ait trahi sa fonction, n’en demeure pas moins attaché au camp ennemi. Apparemment absent d’un récit qui met en scène deux amants solidaires l’un de l’autre, l’antagonisme entre un personnage qui raconte et un autre qui remet en cause le récit, explicite dans les romans de Tabucchi et Rolin, est ici sous-jacent, offrant une variante particulière de la scène de l’interrogatoire récurrente dans les romans de Volodine : de fait, l’inquisiteur (Kurt) ne cherche pas ici à percer le secret du récit d’Ingrid (il le connaît déjà) mais à mettre au jour le système de cryptage opéré par la narratrice et à le déconstruire. Kurt figure donc à la fois le narrataire ami, qui connaît le monde de référence de la fabulation d’Ingrid, et le narrataire ennemi, à l’affût du moindre indice compromettant.
31Le récit de Dondog se présente comme un discours que le personnage prononce d’abord pour lui-même, puis, dans la deuxième partie et la troisième partie, en présence de Marconi. Dans la première partie, un narrateur anonyme intervient pour commenter le récit de Dondog, pour donner des informations concernant la position physique du locuteur, le ton qu’il emploie ou le rythme de son débit, ce qui apparente alors ses interventions à des didascalies : « Il dit cela très violemment, avec effort, tandis que son regard cherche en vain un endroit où se calmer. » (35) Le statut de ce narrateur est fortement ambigu, puisque tantôt il se présente comme ayant accès à l’intériorité du personnage – « Le flou entourait Eliane Hotchkiss. Comme Tony Bronx ou Gulmuz Korsakov, elle se cachait au fond d’un des abîmes décevants de sa mémoire, dont une grande quantité était à jamais clos et inexplorables » (26-27) – tantôt comme un récepteur du monologue de Dondog, qui ne saisit pas tout : « Parfois on comprend pourquoi il s’interrompt, parfois non. » (105) L’usage du pronom vise à nouer une complicité avec le lecteur qui est le narrataire ultime du récit et l’on retrouve fugitivement la figure du narrataire-invoqué au début du roman, par le biais du pronom de la première personne du pluriel, dans une phrase où apparaît également explicitement le narrateur : « Un cafard partiellement écrasé se débattait alors sous un talon de Dondog, le droit il me semble. Il se débattait pour la forme. Nul ne l’avait remarqué et, au fond, il était comme nous, il commençait à se désintéresser de son avenir. » (12) Singulière complicité qui se noue ici entre le narrateur, le lecteur et un cafard, qui partageraient la même attitude existentielle ! Le lecteur est ici amené à s’identifier à un insecte rampant, pour le moins peu aimable, et ce par le biais d’une caractéristique proprement humaine : le souci de l’avenir, du temps, bref la conscience et la pensée, tout ce qui distingue généralement l’homme de l’animal.
32La première partie de Dondog présente donc un système d’énonciation complexe, où un narrateur dont on ne connaîtra jamais l’identité décrit le cadre et les modalités d’énonciation du discours de Dondog, s’adresse rarement et pour des motifs singuliers au narrataire33, et délègue la parole au personnage principal.
33Les deuxième et troisième parties font intervenir un narrataire-personnage, Marconi, qui se révèlera être Gulmuz Korsakov, un des hommes que Dondog doit tuer et qui est aussi le violeur de Gabriella Bruna, la grand-mère de Dondog et l’actuel compagnon de Jessie Loo, la chamane que le protagoniste recherche pour mener à bien son projet de vengeance. Un narrataire identifié donc, mais aux identités multiples. Marconi inspire tout de suite de la méfiance à Dondog qui l’assimile d’abord à un « schwitt » (120), c’est-à-dire un retraité de la police chargé d’éliminer les évadés ou les anciens détenus des camps.
34Ce n’est que dans la troisième partie que Marconi insiste pour que Dondog parle. Néanmoins, le pouvoir de cœrcition de Marconi est faible et du reste Dondog précise que la façon dont ce dernier pose ses questions l’associe davantage à un « acolyte bavard » qu’à un « policier » (233). Du reste, le rapport de forces entre inquisiteur et interrogé est loin d’être établi de façon définitive. Les rôles de l’interrogé et de l’inquisiteur s’inversent au fil du récit, Dondog questionnant à son tour Marconi. L’un comme l’autre ont donc intérêt à fabuler pour échapper à leur ennemi et tout se passe comme si chacun essayait de faire parler l’autre pour éviter de dire lui-même quelque chose. Comme pour Ingrid et les narrateurs post-exotiques du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, la parole est ici à la fois un refuge et une arme de défense.
35Le début de la quatrième partie dévoile les intentions malveillantes de Marconi (il avait bien pour but de faire parler Dondog) et son identité d’ancien ennemi de la révolution (il est Gulmuz Korsakov) en même temps qu’il sanctionne le renversement de situation. L’inquisiteur est livré à la vengeance de Dondog, qui prend la place de l’ancien policier : « Tu n’as qu’à considérer que c’est [Dondog] ton schwitt, dit Jessie Loo [à Marconi]. On n’échappe à son schwitt. » (324) Dans cette dernière partie, Dondog s’adresse, outre à Marconi qui tente de fuir, à une blatte baptisée du nom de Smoky. On peut penser que celle-ci est le double de Dondog, qui se compare lui-même souvent à cet animal, ou qui se fait traiter de blatte par Marconi (323). Si un tel autodénigrement est fréquent chez les personnages de Volodine, la blatte peut également symboliser le public habituel des narrateurs ou écrivains post-exotiques : Smoky ne prête pas plus d’attention aux propos de Dondog que le public des camps qui venait, attiré par la distribution gratuite de sandwichs (282), à ses pièces de théâtre.
36Et pourtant, il arrive qu’une communication s’établisse entre l’écrivain et son public, notamment lorsque Dondog fait jouer ses pièces. Il est alors intéressant de noter qu’en tant qu’auteur de théâtre questionné par son public ou des journalistes, Dondog a recours au mensonge, au déni, exactement comme il le fait lors d’un interrogatoire (271). C’est que Dondog assimile les questions du public, et plus particulièrement de l’étudiante Nora Makhno, venue l’interroger dans le cadre d’une enquête sur « Parole et pantomime chez les survivants yburs » (274), au harcèlement des policiers.
37On retrouve donc, au niveau du récit enchâssé, intradiégétique (« Le Monologue de Dondog ») les figures antagoniques du narrataire du récit premier : un narrataire ennemi ou perçu comme tel (Marconi, l’étudiante) ; un narrataire bienveillant, ami, qui n’est d’autre que Dondog, qui se parle à lui-même pour éloigner la douleur des souvenirs. On notera la présence d’un troisième type de narrataire, qui ne figurait pas, contrairement aux deux autres, dans Lisbonne, dernière marge : le narrataire indifférent (Smoky, le public du camp). Sans doute, ces trois figures de narrataires sont-elles aussi trois figurations du lecteur qui peut soit être hostile à la fiction volodinienne, dont il ne partagerait ni les idées ni la sensibilité esthétique, soit au contraire y adhérer, soit ne pas voir – mais c’est sans doute bien difficile, d’où peut-être la référence à la blatte, dont on ne peut nier, quel que soit l’attachement de l’écrivain pour ce type d’animal, le peu de discernement – ce système de valeurs.
38Dans les romans de Volodine, les figures de lecteurs sont donc loin d’être « neutres ». La présence de narrataires multiples, qui se divisent le plus souvent en ennemis ou sympathisants, donne au texte une dimension à la fois fortement agonique et inquiétante : comment savoir si l’interlocuteur est un ami ou un ennemi ? On peut alors se demander comment le lecteur se situe par rapport à ces deux figures antagoniques et dans quelle mesure il est libre de s’identifier à l’une d’elles. Nous tenterons d’apporter des réponses à ces questions dans la partie suivante, consacrée à la façon dont le roman volodinien sollicite le lecteur dit « réel ». Avant cela, il convient d’étudier la figure du lecteur que programment les deux derniers récits du corpus.
Le lecteur comme témoin dans Dora Bruder et Tu, moi
39Si les narrataires étaient explicitement dotés d’une identité dans les romans étudiés ci-dessus, ce n’est nullement le cas dans Dora Bruder et Tu, mio, qui semblent convoquer, par le biais des pronoms de deuxième personne du singulier (« vous » chez Modiano, « tu » chez De Luca) et de troisième personne du singulier (« on ») une figure anonyme de lecteur.
40Modiano a souvent recours à un « on » faussement impersonnel qui semble avoir pour fonction d’associer le lecteur au narrateur. La première occurrence du pronom se trouve au début du livre, alors que le narrateur se rend boulevard Ornano pour retrouver l’immeuble où ont vécu Dora et ses parents. Il associe ainsi le lecteur à son travail d’enquête, le menant sur les lieux sans pour autant jouer les guides à la manière du narrateur pratolinien. De fait, le « je » n’est guère plus informé que le lecteur et se contente d’exposer ce qu’il voit : « On traverse la rue Hemel et l’on arrive devant l’immeuble du 41 boulevard Ornano, l’adresse indiquée dans l’avis de recherche de Dora Bruder » (11).
41Cette cooptation du lecteur, qui débute par une simple transcription de ce que voit et fait le narrateur, a pour effet de conduire ce dernier à partager les hypothèses formulées : « Le 39 porte une inscription indiquant le nom de son architecte, un certain Pierrefeu, et la date de sa construction : 1881. Il en va certainement de même pour le 41. » (12) À d’autres endroits du texte, le « on » semble n’être qu’une forme d’universalisation du « je ». Ainsi de ce passage où le narrateur tire de son expérience particulière une conclusion de type général :
Ce sont [les parents de Dora] des personnes qui laissent peu de traces derrière elles. Presque des anonymes. […] Ce que l’on sait d’elles se résume souvent à une simple adresse. Et cette précision topographique contraste avec ce que l’on ignorera pour toujours de leur vie – ce blanc, ce bloc d’inconnu et de silence. (28)
42Ce que le lecteur est ici amené à « voir », paradoxalement, ce ne sont plus, comme dans l’extrait précédent, des lieux, des espaces occupés, mais au contraire un vide, une absence. L’usage du pronom « on » vise donc souvent à intégrer le lecteur dans l’enquête, à lui faire partager les interrogations, hypothèses et constats d’échec du narrateur et à le faire réfléchir sur la possibilité même d’atteindre un savoir qui semble se dérober toujours.
43L’emploi du « vous », en revanche, tend à placer le lecteur non plus du côté de l’enquêteur, mais des victimes, objets de son enquête. Dans ce cas, le « on » ne renvoie plus ni au narrateur, ni au narrataire, mais aux forces hostiles qui menacent les victimes, auxquelles le narrateur associe lui-même et son lecteur par le biais du « vous » :
On vous classe dans des catégories bizarres dont vous n’avez jamais entendu parler et qui ne correspondent pas à ce que vous êtes réellement. On vous convoque. On vous interne. Vous aimeriez bien comprendre pourquoi. (37-38)
44Si le contexte éclaire sans ambiguïté la référence du « on » et du « vous » (le passage qui précède évoque la convocation par les autorités françaises des femmes ressortissantes du Reich et leur transfert au Vélodrome d’Hiver) la généralisation qu’opèrent ces pronoms et le présent de l’indicatif a pour effet de favoriser l’identification du lecteur à la situation rapportée. On retrouve ce procédé à plusieurs reprises dans le texte et la sobriété de l’écriture ajoute au tragique de la situation, en donnant au lecteur l’impression d’être victime, comme les personnes évoquées dans le récit, d’une fatalité invincible et invisible.
45Plus rarement, le « nous » apparaît et semble alors rassembler lecteur, narrateur et personnages dans une humanité commune, qui dépasse le partage enquêteur/victimes. Ainsi du passage où le narrateur s’interroge sur les motifs de la fugue de Dora et semble solliciter l’expérience personnelle du lecteur : « Qu’est-ce qui nous décide à faire une fugue ? » (57) Le narrateur apporte sa réponse en référence à sa propre histoire et tente de la faire partager au lecteur par le biais du « vous » qui, une fois encore, tend à rapprocher le lecteur des victimes menacées par les ordonnances de Vichy : « Mais il semble que ce qui vous pousse brusquement à la fugue, c’est un jour de froid et de grisaille qui vous rend encore plus vive la solitude et vous fait sentir encore plus fort qu’un étau se resserre. » (Ibid.) Enfin, le dernier « vous » du texte se situe dans les dernières lignes du récit : « C’est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d’occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l’histoire, le temps – tout ce qui vous souille et vous détruit – n’auront pas pu lui voler. » (145) L’écrivain unit ainsi en un dernier geste le lecteur et Dora, tout en donnant, par le biais de la progression du particulier (« les bourreaux ») au général (« le temps »), de l’humain à l’abstrait, de l’historique à l’éternel, une dimension universelle à l’histoire de la jeune fille.
46Il est cependant d’autres endroits du texte où l’assignation du narrataire aux côtés du narrateur, des victimes ou des bourreaux n’est pas aussi claire. Certains passages en effet donnent à lire un « on » ambigu, ni tout à fait innocent ni tout à fait coupable, et il est intéressant de relever que cela se produit à chaque fois que le narrateur est confronté aux tentatives de refoulement, aux actes d’amnésie volontaire de la société d’après-guerre ou actuelle, comme dans ce passage où, se rendant à l’ancienne caserne des Tourelles où ont été internées de nombreuses femmes juives avant d’être déportées, il se heurte à un mur :
Et pourtant, sous cette couche épaisse d’amnésie, on sentait bien quelque chose, de temps en temps, un écho lointain, étouffé, mais on aurait été incapable de dire quoi, précisément. C’était comme de se trouver au bord d’un champ magnétique, sans pendule pour en capter les ondes. Dans le doute et la mauvaise conscience, on avait affiché l’écriteau « Zone militaire. Défense de filmer ou de photographier ». (131)
47Si les deux premières occurrences du pronom renvoient sans doute au narrateur, à l’écoute des échos étouffés du passé, en revanche le second réfère à ceux qui, rongés par leur « mauvaise conscience », préfèrent oublier, cacher aux yeux des passants et à eux-mêmes l’histoire du lieu. Ce « on » désigne sans doute l’État français, propriétaire de la caserne, et suggère l’idée d’une politique (urbaine) de l’oubli, comme le confirme ce passage où le narrateur, se promenant dans le quartier de la rue des Jardins-Saint-Paul, ressent une impression de vide : « On avait tout anéanti pour construire une sorte de village suisse dont on ne pouvait plus mettre en doute la neutralité » (136). Le choix du « on », et non pas d’un « ils » qui, marquant davantage le caractère accusateur de ces propos, tendrait à désengager le narrateur et le narrataire de toute implication, est révélateur : ne font-ils pas partie, eux aussi, de cette société qui a voulu étouffer son passé ? N’y aurait-il pas une responsabilité collective, dont ni le narrateur ni le lecteur ne pourraient se désolidariser ?
48Enfin, le texte opère à deux reprises une figuration explicite du narrataire, se donnant alors à lire comme un appel. Il s’agit d’abord du passage où le narrateur commente son geste d’écriture et sollicite l’aide du lecteur pour mener à bien son enquête : « En écrivant ce livre, je lance des appels, comme des signaux de phare dont je doute malheureusement qu’ils puissent éclairer la nuit. Mais j’espère quand même. » (42) Dans le paragraphe précédent, déplorant le manque d’informations concernant la vie de Dora au pensionnat, le narrateur avait avancé qu’« il doit bien exister aujourd’hui à Paris, ou quelque part dans la banlieue, une femme d’environ soixante-dix ans qui se souvienne de sa voisine de classe ou de dortoir d’un autre temps – cette fille qui s’appelait Dora, 15 ans, 1 m 55, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron » (ibid.). Le récit de Modiano, né de la découverte d’un article paru dans Paris-Soir, se fait ainsi à son tour avis de recherche, appel à témoins, impliquant directement le lecteur.
49Le second passage se situe au moment où le narrateur, reproduisant les lettres envoyées par les familles des personnes arrêtées au préfet de police, fait du lecteur, son contemporain, le destinataire ultime de ces courriers. On notera la présence du « nous » qui, ici, souligne la proximité historique du narrateur et du lecteur :
Mais il reste, dans les archives, des centaines et des centaines de lettres adressées au préfet de police de l’époque et auxquelles il n’a jamais répondu. […] Aujourd’hui nous pouvons les lire. Ceux à qui elles étaient adressées n’ont pas voulu en tenir compte et maintenant c’est nous, qui n’étions pas encore nés à cette époque, qui en sommes les destinataires et les gardiens. (84)
50On remarquera que ce n’est pas au même lecteur que le narrateur en appelle dans les deux extraits : il s’agissait d’une contemporaine de Dora dans le premier cas, des contemporains du narrateur dans le second.
51La figure du lecteur implicite qui se dessine derrière les narrataires est donc double sur le plan historique : il s’agit à la fois de la génération des pères (et des mères) et de celle des fils. Comme dans Tigre en papier, la double figuration du narrataire est étroitement liée au mouvement du récit : une remontée du présent au passé, en vertu de laquelle le narrateur, rescapé d’un autre temps (Martin) ou hanté par un temps qu’il n’a pas connu (le narrateur modianien) s’adresse autant à un narrataire étranger à l’époque racontée qu’à ceux qui l’ont vécue.
52Tu, mio ne convoque qu’une fois un narrataire anonyme, dans l’incipit, par le biais de la seconde personne du singulier : « Le poisson n’est poisson qu’une fois dans la barque. Il est faux de crier que tu l’as pris quand il vient juste de mordre et que tu sens son poids danser dans la main qui tient la ligne. Le poisson n’est poisson qu’une fois à bord. Tu dois le faire remonter au fond par une prise douce et régulière, rapide et sans à-coups. Sinon tu le rates34. » (9) Sans doute, la phrase suivante – « Nicola m’a appris à pêcher35 » – peut laisser entendre que le narrateur ne fait que répéter les mots de la leçon de Nicola. Néanmoins, l’absence de guillemets et la valeur symbolique que le narrateur prête à la pêche tout au long du texte36 suggèrent que ce passage, situé stratégiquement au tout début du roman, a une dimension métaphorique. Il peut tout d’abord se lire comme une sorte d’avertissement au lecteur en ce qui concerne la façon même de lire le roman : de la patience, de la prudence, une attention aux moindres soubresauts du texte. Il peut également rendre compte du rythme du récit, qui progresse lentement, et de son contenu même : une remontée du passé, du fond des eaux mystérieuses de l’histoire. Le narrateur n’est-il pas celui qui a voulu percer le secret de Caïa, faire resurgir à la surface un passé refoulé, mais sans la prudence et l’habileté requises pour pêcher ? Enfin – et c’est sur ce dernier point que nous nous attarderons ici – on peut penser que cet incipit a pour effet de mettre d’emblée l’accent sur un thème fondamental du roman : la transmission.
53Nicola a enseigné au narrateur comment pêcher non par de grands discours, ni même par une démonstration exemplaire, mais simplement en emmenant le garçon dans sa barque. Des pêcheurs, le narrateur apprend le silence, la patience, l’acceptation de la douleur, la persévérance face aux tempêtes, et cela sans qu’aucune leçon ne soit jamais explicitement formulée, simplement en les voyant vivre et en essayant de reproduire leurs attitudes au moment venu.
54Ce qui vaut pour la pêche vaut du reste pour tout type de connaissance, et notamment celle qui passionne le narrateur, la connaissance du passé : « Même si je parle jusqu’à demain, pour te dire comment était la guerre que j’ai vue, tu ne peux rien savoir. On doit savoir avec les yeux, la peur, le ventre vide, pas avec les oreilles, les livres37 », dit Nicola au narrateur qui l’interroge sur sa vie de soldat (47). De fait, c’est bien une expérience intime de l’histoire, vécue au plus profond de son être que va faire le jeune garçon en accueillant l’âme du père de Caïa. À travers le « tu » de l’incipit, le lecteur est sans doute invité à vivre lui aussi, par le biais de la fiction, une expérience de l’histoire et nous verrons que la sollicitation active des trois instances lectorales contribue fortement à favoriser son identification au narrateur, devenu, pour un temps, réceptacle du passé.
55Les œuvres du second corpus peuvent donc se définir comme des récits adressés, où un narrateur livre son récit à un ou plusieurs narrataires. Dans Tigre en papier, Tristano meurt meurt et Dondog, ce récit prend la forme d’un discours, tandis que Dora Bruder et Tu, mio introduisent dans la narration des marques d’oralité, qui tendent à faire du récit l’objet d’une communication avec un narrataire anonyme. Dans Lisbonne, dernière marge, le roman intradiégétique d’Ingrid est explicitement destiné à l’un des personnages de la diégèse, Kurt.
56On remarquera que les récits du second corpus présentent plus souvent que les romans de l’après-guerre la figure du narrataire-personnage, qui incarne, dans la fiction, le récepteur du récit du narrateur. Par le biais d’une narration mettant en scène les deux pôles de la communication, les textes exposent le processus de transmission qui constitue l’un des enjeux majeurs du rapport de notre société à l’histoire. C’est aussi une façon d’indiquer que l’histoire est essentiellement discours, récit, objet de mémoire, à formuler ou à reformuler, et à transmettre. Mais la transmission n’est nullement chose facile dans ces textes, elle est plutôt présentée comme une exigence que les narrateurs ont souvent du mal à satisfaire, tant est grand le fossé qui semble les séparer des narrataires.
57On rappellera également que les narrataires des récits sont souvent multiples, distincts l’un de l’autre, voire opposés. Sur le plan générationnel, Martin, Tristano et le narrateur modianien s’adressent à la fois à la génération des pères et à celle des fils. Au sein de celles-ci, Martin distingue en outre d’une part ceux qui ont partagé les combats des militants de la Cause et ceux qui l’ont refusée, puis moquée38 et, d’autre part, ceux qui en accueillent l’héritage avec bienveillance (Marie) ou au contraire avec cynisme. Se confiant à l’écrivain plus jeune que lui, Tristano s’adresse également à tous les membres de sa génération, y compris à ceux qui, contrairement à l’écrivain, adhèrent à la société de consommation incarnée par la télévision, « dingodingue ». C’est bien sûr Volodine qui distingue le plus clairement entre un narrataire ami et un narrataire hostile, représentant les uns et les autres dans ses romans. Contrairement à ce que nous avions observé dans les romans du premier corpus, les narrataires, qu’ils soient des personnages de la fiction ou qu’ils soient simplement invoqués, sont appelés à jouer un rôle actif dans la réception, constituant, notamment dans les romans de Tabucchi, Volodine et Rolin, le contrepoint, voire l’adversaire du narrateur.
58Enfin, la dernière particularité des narrataires des récits du second corpus tient au fait qu’ils coïncident souvent avec la figure du narrateur, qui semble autant raconter pour l’autre que pour lui-même : le lecteur se fait alors témoin, confident d’une vie examinée, dont il recueille les leçons ou plutôt les interrogations.
59Si les œuvres étudiées partagent donc bien avec les romans engagés du premier corpus la conception de la pratique littéraire comme communication, en revanche elles mettent spécifiquement l’accent sur les différentes façons dont on hérite, dont on reçoit l’histoire. On serait tenté d’avancer que si les romans de l’après-guerre interrogent la façon dont peut être transmise l’expérience de l’histoire, les récits contemporains, eux, en questionnent la réception (au sens premier d’acte de recevoir) en mettant en scène des narrataires multiples, qui représenteraient plusieurs façons de lire, de comprendre, de s’approprier l’histoire. Une histoire dont les analyses menées dans la deuxième partie de cet ouvrage ont fait apparaître le caractère lacunaire, troué. Essentiellement présente comme trace, mnésique, matérielle et affective, l’histoire est aussi donnée à lire comme telle. Ne pourrait-on pas dès lors supposer qu’à l’image du narrateur-enquêteur répond celle d’un lecteur-investigateur, lancé à la recherche d’un sens du texte qui n’est pas plus facile à percer que celui de l’histoire ? C’est ce qu’il convient maintenant d’examiner.
La lecture des récits du second corpus : une déroute programmée et acceptée
La multiplication des lieux d’indétermination : le lectant à l’œuvre
60À la démarche herméneutique du narrateur détective ou historien répondrait l’activité du lectant, qui chercherait tantôt à deviner la stratégie narrative de l’auteur (lectant jouant), tantôt à déchiffrer le sens global de l’œuvre (lectant interprétant)39.
61Une première orientation de lecture peut être donnée par le genre de l’œuvre, qui indique au lecteur comment il doit recevoir le texte. Or la plupart des récits de notre second corpus présentent un statut générique ambigu, au-delà même du fait, analysé plus haut, qu’ils mêlent différents paradigmes narratifs et les subvertissent : ainsi, Dora Bruder oscille entre la biographie (de Dora et des autres personnes mentionnées dans l’enquête de Modiano), l’autobiographie, voire l’auto-fiction (à laquelle Modiano a recours dans la quasi-totalité ses œuvres) et le carnet d’enquête40.
62L’appartenance des romans de Rolin, Tabucchi et De Luca au domaine de la fiction semble en revanche évidente : le narrateur ne porte pas le même nom que l’auteur dans Tigre en papier et Tristano, qui a combattu les fascistes durant la Seconde Guerre mondiale, n’est pas Antonio Tabucchi, né en 1943 ; quant au narrateur de Tu, mio, il n’est pas nommé, mais la dimension fantastique du récit suffit à classer ce dernier dans le champ fictionnel. Cependant, les romans de Rolin et De Luca ont également partie liée avec l’autofiction et le lecteur un peu informé de la biographie des auteurs ne peut manquer de relever les « biographèmes » présents dans leur texte41. On peut penser que l’un des enjeux de la lecture du lectant consiste précisément à rechercher la figure de l’auteur dans le texte. Si ce type de lecture peut s’appliquer à n’importe quel texte (y compris à ceux de notre premier corpus) il semble que les romans de Modiano, De Luca et Rolin sollicitent, voire programment, plus consciemment que d’autres, ce type de recherches qui a pour effet à la fois d’orienter le lecteur familier des écrivains dans sa lecture et de l’égarer en mêlant réalité et fiction.
63Après le genre de l’œuvre, le second élément propre à orienter le lectant dans sa recherche du sens de l’œuvre est la lisibilité du texte lui-même. Or nous avons déjà remarqué que la plupart de nos récits présentent une structure narrative relativement complexe, qui peut dérouter le lecteur : Martin et Tristano, dont la mémoire est souvent confuse, mêlent les époques et les lieux et on peut voir dans Marie, qui reproche à l’ami de Treize de ne pas savoir raconter une histoire, une figure du lecteur qui, attaché au paradigme aristotélicien de l’intrigue composée d’un début, d’un milieu et d’une fin, éprouve de la difficulté, voire de la réticence, à adopter le paradigme narratif décentré mis en œuvre par Martin. La structure même du livre reproduit ce va-et-vient entre les époques et les lieux, puisque le roman s’ouvre in medias res, avec Martin et Marie roulant autour du périphérique à bord de « la déesse Remember » (97), avant de continuer par une analepse, au deuxième chapitre, qui revient sur la rencontre de Marie et Martin à l’anniversaire de Judith, et de se poursuivre au troisième chapitre par la recherche de la voiture dans les rues de Paris. Ce n’est qu’au quatrième chapitre que le récit rejoint le temps et le lieu d’énonciation du premier chapitre. Il semble bien que la volonté de l’auteur ait été de contraindre son lecteur à relier lui-même les fils de l’immense pelote qu’est le récit de Martin, lui faisant vivre, par et dans sa lecture, l’expérience des mille chaînes qui attachaient les militants de l’époque les uns aux autres ainsi qu’aux récits et aux histoires des générations précédentes. Il en va de même dans Tristano meurt, le lecteur étant emporté dans un tourbillon de souvenirs, de rêveries et de fantasmes qui transgressent les règles de l’enchaînement logique et chronologique : Tristano n’est-il pas d’ailleurs tenté de commencer son récit par la fin ? En l’absence d’un interlocuteur qui souligne le désordre et les répétitions du récit de Tristano, c’est lui-même qui y pourvoit, en commentant systématiquement son récit : « Je divague42… » (43) Le narrateur attire ainsi l’attention du lecteur sur le caractère chaotique de son récit, lui laissant entendre qu’il est voulu, et l’invite à s’interroger sur la signification de cette destructuration.
64Ajoutons que la forte dimension intertextuelle de ces deux textes contribue à impliquer la part du lectant « jouant » qui est en chaque lecteur, en faisant du récit un véritable jeu de piste. L’habileté de Tabucchi et de Rolin est de mêler des titres d’œuvres ou des noms d’écrivains illustres (l’Iliade, Quatre-vingt-treize, Rimbaud… dans Tigre en papier) à des allusions qui ne sont au contraire pas explicitées (le surnom donné par Martin à Juju, ouvrier homosexuel, « Querelle de l’Est » est ainsi une référence à Querelle de Brest de Jean Genet) donnant l’impression au lecteur que chaque page recèle des renvois intertextuels. Le lecteur est ainsi dans un état d’alerte permanent, à la manière d’un détective à l’affût du moindre indice. Cette sollicitation du lectant par le biais de l’intertextualité peut être comprise comme un élément clé de la programmation de lecture construite par les textes, dans la perspective d’une lecture active, investigatrice.
65La structure du récit modianien n’est guère plus linéaire que celle de Tigre en papier ou de Tristano meurt : le premier chapitre plonge immédiatement le lecteur dans une temporalité multiple, composée de plusieurs strates que le narrateur déploie pourtant horizontalement, associant à un lieu unique – en l’occurrence le boulevard Ornano – pas moins de quatre époques : 1941 (l’année de la fugue de Dora), les années d’enfance de Modiano (le début des années 1950), 1958 (début de la Guerre d’Algérie), les années 1965 à 1968, qui sont aussi les années de jeunesse du narrateur. C’est un Paris palimpseste, parcouru et raconté par d’autres, défiguré et reconfiguré par l’histoire, qui se donne à voir au lecteur, parfois égaré dans cette juxtaposition des lignes du temps qui jamais ne s’ordonnent.
66Et pourtant, le lecteur de Dora Bruder n’est pas complètement perdu dans la narration, des points de repère sont donnés. On peut mentionner en premier lieu la voix narrative, le « je » qui constitue, bien plus que le point de convergence, l’espace où se réfractent les diverses lignes du récit, et, en second lieu, l’histoire fragmentée mais chronologiquement progressive de Dora. Le récit s’achève avec le départ de la jeune fille et de son père pour Auschwitz, autrement dit quand ils quittent Paris, l’espace que partageait avec eux le narrateur. Ceci est bien une façon de donner, a posteriori, une unité au récit (unité de lieu, unité de narration), à condition toutefois de ne pas oublier que l’image de Paris est éparpillée, démultipliée par chacun des quartiers évoqués et par les nombreuses défigurations infligées par le temps et l’histoire, et que le narrateur n’existe qu’au travers des mille liens qui l’attachent, de près ou de loin, aux personnes disparues.
67Des points de repère sont également livrés au lecteur dans les romans de Rolin et de Tabucchi, qui l’aident à se frayer un chemin dans la fiction. La fin du voyage de Martin et Marie (l’arrivée au domicile de la jeune fille) coïncide avec le récit de la fin (la mort) de Treize, le personnage qui avait motivé le discours de Martin. Tristano, quant à lui, achève son récit alors qu’il sent son heure venue et ses derniers mots renvoient au début du livre, à la couverture : en effet, la dernière chose que transmet le vieil homme à l’écrivain, ce ne sont pas des mots, mais une image, la photo de son père, vu de dos, « comme s’il disait adieu43 » (204), qui figure en couverture du livre. Dans les deux cas, le retour aux origines du récit (Treize, la couverture du livre) sanctionne la fin du discours.
68On notera que les auteurs ont également soin de fournir au lecteur des informations sur l’époque évoquée : contrairement à ce qui se passait dans Le Sursis, Les Hommes et les autres ou Le Sentier des nids d’araignée, les auteurs ne prêtent pas a priori au lecteur une connaissance approfondie du contexte historique et culturel de l’action rapportée et on peut penser que la figuration, dans Tigre en papier et Tristano meurt, de narrataires plus jeunes que les narrateurs participe, entre autres, de ce souci « pédagogique ».
69L’œuvre de Volodine sollicite quant à elle de façon intense et paradoxale le lectant. Pour Frédéric Briot, Volodine chercherait à « dérouter – au sens fort – le lecteur44 », en lui donnant à voir un monde fondamentalement différent de celui dans lequel il vit et de ceux auxquels l’a habitué la fréquentation d’autres œuvres littéraires. De fait, la dérive référentielle à laquelle le romancier expose les noms, les lieux et la temporalité peut être envisagée comme une stratégie visant à désorienter le lecteur. Il convient cependant d’ajouter que cette désorientation affecte particulièrement le lectant, tout se passant comme si l’auteur sollicitait les compétences linguistiques, historiques ou culturelles de ce dernier pour mieux dénier leur pertinence ensuite. Le traitement particulier que Volodine inflige à l’onomastique montre bien comment, tout en invitant délibérément le lecteur à rechercher des références du monde fictionnel dans le monde réel, il interdit toute possibilité de recentrage sur une quelconque réalité reconnaissable.
70Le lectant semble ainsi sollicité de façon contradictoire par les romans volodiniens : tout d’abord, la multiplication des allusions l’amène spontanément à chercher les références des textes, qu’elles soient historiques, culturelles, ou littéraires45, et même à lui faire croire qu’elles constituent la clé de compréhension des romans. Comme le souligne Sarah Bonomo, le « lecteur ordinaire est obligé, malgré lui, de se faire "exégète", dans la tentative de "décortiquer" les énigmes sous-entendues dans l’histoire et la structure de l’œuvre46 ». Si cette sollicitation peut être vécue comme une contrainte (« malgré lui ») exigeant un effort particulièrement intense du lecteur, il convient de ne pas sous-estimer la dimension ludique d’une telle programmation de lecture. Le lecteur « jouant » peut en effet s’amuser à voir dans le livre un jeu de piste, et l’élucidation de certaines références ne compte sans doute pas pour rien dans le plaisir qu’il prend à la lecture. Elle peut également permettre au lecteur de s’échapper, pour un temps, de l’atmosphère souvent oppressante du monde volodinien et de sa noirceur, en suscitant le rire. Cela advient lorsque le lecteur découvre une référence inattendue, voire incongrue, qui provoque avec le contexte un effet de décalage comique. Certaines allusions ont ainsi une valeur purement humoristique (même si on peut parler, souvent « d’humour du désastre »), comme l’avoue Volodine lui-même au sujet de l’inscription que Dondog écrit après tué Marconi (« Dondog m’a tuer ») qui renvoie à un fait-divers célèbre47.
71Ensuite, le lectant, puissamment sollicité par le caractère à la fois énigmatique et allusif des fictions volodiniennes, est appelé à se défaire non seulement de ses habitudes de lecture mais encore de ce qui, ordinairement, structure son rapport au monde : sa conception du temps, de la vie, de la mort, bref ce qui définit la condition humaine. Les deux aspects sont du reste étroitement liés, la difficulté de compréhension du lecteur venant du fait qu’il applique dans le monde postexotique les principes du monde réel et qu’il poursuit son enquête de lectant avec les outils de ce monde. Le lecteur a du mal à suivre l’ordre du récit dans Dondog, à situer les personnages dans la temporalité du récit et dans le temps en général, à distinguer le vrai de la fabulation, les identités des personnages et des narrateurs, alors que ces distinctions n’ont pas lieu d’être dans le monde post-exotique, un monde caractérisé par l’annulation des contraires48.
72L’exposition du cryptage relèverait donc bien d’une stratégie de l’auteur pour activer une instance lectorale (le lectant) qui se révélerait in fine incapable d’épuiser le sens de l’œuvre : un trompe-l’œil, destiné à égarer le lecteur qui, pour entrer dans la fiction, doit au contraire accepter de se défaire de ses réflexes et s’abandonner à « un voyage beaucoup plus troublant, plus riche et plus intranquille que ce qu’il avait prévu de faire49 ».
73Cependant, si Volodine reconnaît la dimension à première vue déconcertante de son édifice littéraire, il récuse fermement l’idée qu’il y ait de « la difficulté à se plonger dans [ses] livres50 ». L’auteur entend bien « guider » le lecteur de librairie, et F. Wagner a noté avec justesse que l’une des spécificités marquantes de l’œuvre volodinienne tient à « la façon dont elle dispense graduellement à qui s’y aventure son propre mode d’emploi51 ». Le critique mentionne plusieurs procédés par lesquels s’opère l’initiation du « lecteur de librairie » aux arcanes de la fiction postexotique : l’exploitation de la mémoire collective, sur laquelle nous reviendrons dans la partie suivante ; les indications de lecture que fournissent les péritextes, l’ensemble de l’œuvre volodinienne et notamment un texte auto-réflexif comme Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze52 ; les passages métatextuels des récits53.
74Les auteurs du second pôle de notre corpus construisent ainsi, dans et par les textes, la figure d’un lecteur particulièrement actif. Bousculant ses habitudes de lecture, l’égarant parfois, cherchant cependant toujours à éviter qu’il ne se perde complètement, ils sollicitent, dans ces œuvres qui placent l’énigme au centre de l’h/ Histoire et qui se plaisent à brouiller les structures narratives et les instances énonciatrices, les compétences du lectant. Si les romans volodiniens sont les œuvres où la curiosité intellectuelle du lecteur est sans doute le plus visiblement aiguisée, ce sont aussi, paradoxalement, ceux qui dénoncent le mieux l’insuffisance d’une approche purement intellectuelle, promenant le lecteur dans un labyrinthe de références et d’allusions qui ne lui fournissent finalement aucune grille de lecture définitive et stable de l’œuvre. Mais à y regarder de près, les autres récits invitent aussi le lecteur à se défaire de l’obsession du sens qui définit l’activité du lectant : accepter de se perdre dans les fils d’un récit pelote, d’un monologue délirant qui mêle rêve et réalité, se résigner à ne pas tout savoir d’une vie et s’ouvrir à l’idée que seule l’expérience, et non les livres, est porteuse de connaissance, voilà ce que nous disent respectivement Martin, Tristano, les narrateurs de Dora Bruder et de Tu, mio. Bien qu’elle soit la plus visiblement sollicitée, il n’est donc pas certain que la lecture du « lectant » constitue la lecture « dominante » des textes du second corpus, si ce n’est sur un mode négatif.
L’illusion contrastée du lisant dans le monde du texte
75Nous avons vu que l’instance du lisant est privilégiée par les romans du premier corpus qui tentent de plonger le lecteur dans une situation analogue à celle des personnages principaux et des éventuels narrateurs et de leur faire ressentir au cœur de l’expérience de lecture la nécessité d’un choix, autrement dit d’un engagement. Privilégiée, cette instance lectorale n’en est pas pour autant dominante, avons-nous précisé. La question qui nous occupe ici est donc double : d’une part, il s’agit de déterminer quelle prise les récits du second corpus offrent au lisant et, d’autre part, d’examiner la nature du rapport – convergence, différence, antagonisme – entre réactions du lisant et réactions du lectant.
76Une première remarque s’impose concernant le second point : la sollicitation intense du lectant rendrait plus difficile, par définition, l’immersion du lecteur dans le monde du texte, la multiplication des lieux d’indétermination et l’effet de distanciation qu’elle provoque étant censés entraver la projection du lecteur dans l’univers du texte. Or il semble bien que nos œuvres, au contraire, encouragent fortement cette immersion, ne serait-ce que parce qu’elles se présentent comme des récits adressés et qu’elles favorisent l’identification du lecteur aux figures de narrataires-personnages et de narrataires invoqués. Avant d’analyser les modalités et les conséquences de l’identification aux figures de narrataires, examinons comment se met en place l’effet d’illusion de vie des personnages, qui favorise la projection du lecteur dans le monde du texte dans les œuvres de Modiano, Rolin, Tabucchi et De Luca. Nous traiterons à part les romans volodiniens, qui sont sans doute ceux où le processus d’immersion paraît a priori le plus malaisé.
77V. Jouve rappelle54 que l’illusion de vie des personnages repose sur plusieurs procédés, au premier rang desquels l’onomastique et ses connotations référentielles : nous ne nous attarderons pas sur ce point, nous limitant à rappeler que les œuvres étudiées ici visent à représenter un monde familier au lecteur, où les noms des personnages et des lieux sonnent « vrais ». Cela est encore plus marqué dans les récits de Modiano, Rolin et Tabucchi, qui mentionnent des personnages, des lieux et des épisodes historiques. L’effet de vie des personnages favorise grandement l’investissement affectif du lecteur. On sait que V. Jouve propose d’étudier les modalités de cet investissement en recourant au concept de « système de sympathie », qui reposerait sur l’association et la combinaison des codes narratif, affectif et culturel. Rappelons que le premier est le lieu privilégié de l’identification et que celle-ci porte généralement d’abord sur le narrateur. Dora Bruder, Tu, mio, Tigre en papier et Tristano meurt sont homodiégétiques, et même autodiégétiques, ce qui ne peut que renforcer l’identification narratoriale. Celle-ci est du reste encouragée par le fait que le code affectif oriente la sympathie du lecteur vers les personnages de narrateurs, dont l’intériorité est dévoilée. Si le lecteur s’attache à Tristano, Martin, les narrateurs des romans de Modiano et De Luca, c’est parce qu’il possède un savoir sur eux et notamment en ce qui concerne des thèmes particulièrement intimes : le désir, l’enfance, le rêve, la souffrance55. Tous sont ainsi des « personnes » qui peuvent prétendre à l’affection du lecteur. Celui-ci peut également s’identifier à d’autres personnages, et notamment à celui du narrataire. Si le lecteur de Tigre en papier sait peu de choses sur Marie, en revanche il partage avec elle le statut de récepteur du récit de Martin : le désir de comprendre, l’attente de la suite de l’histoire, la réaction à ce qui est raconté sont des traits qui caractérisent autant le rapport du lecteur au roman que celui de Marie au récit de l’ami de son père.
78Cette identification secondaire peut entrer en conflit avec l’identification primaire au narrateur, notamment dans les passages où Martin et Marie s’opposent, le lecteur étant partagé entre son attachement au premier et sa proximité fonctionnelle avec la seconde. C’est alors la subjectivité du lecteur qui tranchera entre les deux personnages : en fonction de son âge, de ses convictions idéologiques et de son expérience personnelle, le lecteur sera tenté de se mettre du côté de l’un ou de l’autre. Il est à noter que le code culturel n’est guère utile pour accomplir ce choix, dans la mesure où le texte ne convoque pas des valeurs assimilables aux catégories du bien et du mal. On ne peut non plus exclure le type de lecteur que Martin critique dans son récit, celui qui ne veut voir dans les mouvements nés après mai 68 qu’une farce et qui est lui aussi un destinataire du livre à part entière pour l’auteur56.
79Le lecteur de Tristano meurt est mis dans une position assez semblable à celle du lecteur de Tigre en papier : d’un côté, il se sent proche de Tristano, et la connaissance de son histoire lui permet de comprendre les raisons de sa colère contre la société actuelle qui aurait trahi l’idéal pour lequel il s’est battu. Sans doute, l’appartenance de Tristano au camp des partisans fait de lui, dans nos sociétés démocratiques, un personnage digne d’admiration ce qui contribue à favoriser l’investissement affectif du lecteur dans le personnage. Néanmoins, la dénonciation du communisme, renforcée par la rivalité qui l’oppose au commandant de la brigade partisane à laquelle il appartient, peut éloigner le lecteur qui, pour des raisons idéologiques, se sent plus proche du commandant. Ajoutons que le lecteur peut aussi s’offusquer de la violence de la critique de la société actuelle, voire la rejeter s’il la considère infondée. Le ton provocateur, volontiers agressif de Tristano à l’égard de celui qui figure le lecteur dans le texte (le narrataire-personnage, l’écrivain) encouragerait ce mouvement de distanciation : le lecteur peut en effet s’irriter de voir à ce point malmené celui dont il partage la triste condition de récepteur interdit de parole.
80Dans ces deux romans, le lecteur est donc libre de s’identifier tour à tour à des personnages différents, voire antagoniques, qui sont souvent le narrateur et le narrataire-personnage, le récit adressé se faisant ainsi récit ouvert à de multiples réceptions et appropriations.
81Le système de sympathie mis en œuvre dans les récits de De Luca et Modiano est apparemment plus simple : le lecteur s’identifie spontanément au narrateur de Tu, mio, qui est le seul à être présenté comme une véritable « personne ». Cependant, les dernières lignes du récit, imputables au narrateur qui juge l’action qu’il a effectuée dans le passé, introduisent un élément fort de distanciation, tout se passant comme si le narrateur invitait le lecteur à adopter le même regard critique que lui sur un personnage avec lequel jusqu’à présent, comme le lecteur, il ne semblait faire qu’un : « et derrière moi explosait un feu qui ne pouvait pas corriger le passé57 » (140). L’identification narratoriale du lecteur se voit ainsi dédoublée, entre le « je » de l’énoncé et le « je » de l’énonciation.
82Un autre élément vient complexifier ce schéma : le personnage auquel le lecteur s’identifie se scinde en deux à partir du moment où il accueille le fantôme du père de Caïa dans son corps. Le lisant, qui vit cette métamorphose avec le narrateur, est donc amené à partager cette expérience, le processus d’identification narratoriale conduisant le lecteur à s’approprier, lui aussi, l’histoire des victimes. L’identification narratoriale est donc bien plus complexe qu’on ne pourrait le croire et elle n’est pas non plus dépourvue d’ambiguïté sur le plan de la signification du récit : jusqu’à quel point est-il pertinent de s’approprier l’expérience des victimes ? Le narrateur ne reprend-il pas à son compte, dans les dernières lignes du roman, les mots de son père, qui lui reprochait de vouloir intervenir sur le passé pour le corriger et qui dénonçait l’impossibilité d’une telle action ? Le lecteur se voit ainsi contraint, à la toute fin du récit, de réviser le bien-fondé de l’action du narrateur, auquel il s’identifiait depuis le début et dans lequel il avait investi une large part de son affectivité. Notons que ce questionnement surgit non pas d’abord au niveau du lectant, mais bien du lisant, qui tout à coup se trouve confronté, au sein même de sa lecture, à une discordance du système de sympathie.
83Si le lecteur de Dora Bruder, par le biais de l’identification narratoriale, est amené à s’approprier l’expérience du narrateur en tant qu’enquêteur, c’est-à-dire récepteur et exégète des documents du passé, il est aussi appelé à s’identifier ponctuellement à d’autres personnages, suivant en cela le narrateur qui multiplie les rapprochements entre lui-même et les personnes dont il découvre et remonte les traces.
84Ainsi, l’identification narratoriale, comme dans le récit de De Luca, conduit le lecteur à s’identifier dans un second temps aux victimes, et notamment à Dora. De la même façon que le narrateur, en recueillant les textes, les témoignages qui lui révèlent des épisodes de la vie de la jeune fille, son mode de vie, voire quelques traits de son caractère, s’identifie à l’objet de son enquête, le lecteur, auquel sont transmis les mêmes documents qu’a découverts le narrateur, est amené à se sentir proche de la jeune fille. Et cela vaut pour les autres personnages du récit dont le narrateur résume le destin en quelques pages, ou quelques lignes seulement (Jean Jausion et son amie Annette, l’écrivain Friedo Lampe, Josette Delimal ou encore Hena58).
85S’il ne semble donc pas y avoir de contradictions entre identification secondaire aux victimes et identification narratoriale, en revanche l’identification du lecteur aux figures de narrataire invoqué peut soulever des difficultés. Nous avons déjà vu que la présence des pronoms « nous » et « vous » tendait à rapprocher tantôt le lecteur du narrateur, tantôt des personnages, tantôt des deux. Le recours au pronom « on », au contraire, réfère dans certains cas aux « autorités dites d’occupation » (145) et à la société dans son ensemble qui préfère oublier un passé douloureux sans doute, culpabilisant sûrement. Le choix du « on » semble ménager une place au lecteur qui est en quelque sorte inclus malgré lui dans cette accusation. Dès lors, comme dans les romans de Tabucchi et de Rolin, il est placé, par le jeu même du système d’immersion et d’identifications que met en place le texte, dans une situation inconfortable, solidaire du narrateur et des victimes et en même temps impliqué dans le camp adverse.
86Les romans de Volodine, on l’a vu, provoquent un effet important de « dépaysement » chez le lecteur. Comme le remarque F. Wagner, on peut voir dans « la dimension radicalement étrangère et étrange » de l’univers post-exotique un « obstacle à l’immersion fictionnelle des lecteurs59 » : l’identification narratoriale n’est pas des plus aisées, notamment dans Dondog, où la voix narrative passe d’une instance à l’autre, du narrateur anonyme au personnage éponyme qui, amnésique, peine à coïncider avec lui-même. Dans Lisbonne, dernière marge, le narrateur omniscient du récit cède la place aux multiples voix des narrateurs de « Quelques détails sur l’âme des faussaires » dont les noms, individuels ou collectifs, ne sont que des prête-noms, qui du reste s’appliquent à différentes personnes ou « communes » et derrière lesquels se cache en fait l’écrivain Ingrid, elle-même personnage du premier récit.
87L’identification secondaire se porte naturellement vers les personnages de vaincus qui peuplent l’univers volodinien, personnages souffrants, torturés, mais toujours et encore désirants60. Cependant, le lecteur n’est pas amené à s’identifier aux seuls personnages de vaincus. En effet, nous avons observé précédemment que le texte construisait deux figures de narrataires, que l’on peut associer à deux figures de lecteurs : le lecteur sympathisant, qui adhère aux valeurs défendues par le texte, et le lecteur ennemi. Sans doute, l’identification programmée aux personnages de combattants défaits tend-elle à figurer le lecteur-lisant comme un lecteur ami. Mais on ne saurait négliger que le lectant, dans son souci de comprendre le sens de l’œuvre, partage quelque chose avec le narrataire hostile, qui est souvent présenté comme un inquisiteur : poser des questions au texte, n’est-ce pas jouer le rôle de Marconi interrogeant Dondog ou de Kurt passant au crible le roman d’Ingrid ? Sans doute, en chaque lecteur de toute œuvre cohabitent, à des degrés divers, « le camarade » et l’« inquisiteur » ; mais ce qui est propre à l’œuvre volodinienne, c’est qu’elle joue sur les deux attitudes constitutives de la lecture, celle du lisant et celle du lectant, en les opposant l’une à l’autre, et que cette tension est explicitement conçue par Volodine comme un moyen de déstabiliser le lecteur61.
88Toute l’habileté de l’écrivain consiste à transposer les deux instances lectrices dans la fiction par le biais de personnages qui peuvent théoriquement tous deux se prêter à l’identification. Selon Volodine, « ce choix laissé au lecteur est un des fondements du système romanesque post-exotique : lire ne signifie pas seulement déchiffrer une partition inconnue, lire signifie aussi choisir son camp62 ».
89Cependant, on peut s’interroger sur la possibilité réelle d’un tel choix, dans la mesure où le code de sympathie joue essentiellement en faveur des partisans de l’égalitarisme. Si le lecteur partage bien avec Marconi le désir de connaître l’histoire de Dondog, il ne peut affectivement s’identifier à ce personnage, physiquement repoussant et coupable du viol de Gabriella Bruna, la grand-mère de Dondog. Autrement dit, le choix posé théoriquement au lecteur est un faux choix, puisque tout est fait pour orienter sa sympathie vers les seconds. De même que le texte volodinien semblait décourager l’activité du lectant après l’avoir fortement sollicitée, il détourne le lisant des personnages d’inquisiteurs tout en laissant croire qu’il existe une place, dans l’économie du texte, à une identification possible avec ceux-ci. Mais la réduction des deux identifications supposées du lisant au profit d’une seule ne signifie pas pour autant que le texte construit un seul type de lecteur, au contraire : si le lisant ne peut que se ranger du côté des partisans de l’égalitarisme, que devient le lecteur foncièrement hostile aux valeurs que ceux-ci défendent et qui refuse l’identification ? Il n’a pas, semble-t-il, d’autre solution que de fermer le livre. Autrement dit, le lecteur a moins la possibilité de choisir son camp qu’il n’a la possibilité d’accepter ou de refuser le camp dans lequel le texte le situe.
90On remarquera que c’est là un trait caractéristique de la théorie sartrienne de l’engagement telle que nous l’avons analysée dans les pages précédentes. La différence entre les deux démarches de Sartre et Volodine réside cependant dans le fait que ce dernier demande moins à son lecteur de rejeter un système de valeurs – ce qu’entend faire Sartre lorsqu’il parle de « dévoiler » le monde – qu’il ne lui impose d’entrer dans un monde radicalement autre, dont les valeurs à rejeter sont déjà exclues par le texte. Le choix n’est pas à faire après la lecture, comme c’est le cas dans la théorie sartrienne, mais est postulé comme ayant déjà été fait. En ce sens, le fonctionnement du roman volodinien n’est pas sans rappeler celui du roman à thèse qui, comme on l’a vu, présupposait un lecteur déjà acquis aux « bonnes valeurs ». Selon F. Wagner, la présupposition, et notamment en ce qui concerne les convictions idéologiques du lecteur, constitue de fait l’un des aspects majeurs de la narration volodinienne :
[…] c’est a priori que l’égalitarisme révolutionnaire est doté d’une valeur positive, le capitalisme d’une valeur négative. Dès lors, de deux choses l’une : soit, à l’époque contemporaine, cette hiérarchie idéologique est unanimement partagée… Il est permis d’en douter. Soit Volodine renverse délibérément les habitudes en vigueur en matière de construction idéologique du narrataire, délaissant les détours d’une argumentation sophistiquée qui offrirait prise à la contestation au bénéfice des ressources plus économiques et plus efficaces de la présupposition – ce qui lui permet de faire passer ses convictions idéologiques en contrebande63.
91Gardons-nous bien cependant d’associer l’œuvre volodinienne au roman à thèse : rappelons en effet que la notion d’« autorité fictive » est proprement inconcevable et, jusqu’à un certain point, introuvable dans une œuvre qui s’ingénie à multiplier les instances narratives et récuse toute notion d’auteur. N’oublions pas non plus que le réalisme inhérent au roman à thèse est à chaque page contredit dans des textes qui remettent en cause de nombreuses données du monde réel. Mais la différence majeure entre les deux types de romans tient sans doute au fait que tandis que le roman à thèse se referme sur un sens univoque, l’œuvre volodinienne se caractérise, elle, par une ouverture au et du sens particulièrement importante. Au-delà du fait, déjà mentionné, que l’échec et les dérives auxquels se sont heurtés les communismes dits « réels » sont explicitement évoqués dans les œuvres, la valorisation de la lutte pour l’égalitarisme ne se prête à aucun discours dogmatique, ne donne lieu à aucune consigne concrète que le lecteur pourrait appliquer une fois le livre refermé. Il s’agit d’un rêve, que l’histoire s’est déjà chargée de défigurer, mais qui demeure vivant, précisément en tant qu’hypothèse placée à l’horizon du texte.
92Ce que Volodine demande à son lecteur, c’est donc moins, semble-t-il, de partager consciemment les convictions idéologiques qui régissent le fonctionnement de son univers que d’accepter, pour un temps, de le suivre dans un monde où ces convictions règnent. Le lecteur peut ne pas admettre la pertinence du projet égalitariste dans le monde réel, il lui est cependant demandé de l’accepter « intuitivement64 », comme faisant partie du voyage qui lui est proposé. Le terme d’intuition est ici important, car il met l’accent, une fois encore, sur le refus de l’écrivain de s’adresser au seul lectant. C’est bien le lisant, le lecteur qui s’abandonne aux illusions de la fiction, mais aussi le lu, comme nous le verrons plus loin, qui est l’instance privilégiée par l’œuvre.
93Il est à noter que Volodine, dans ses interventions péritextuelles, attribue un rôle important à la dimension poétique de ses œuvres, suggérant que la séduction esthétique peut constituer un moyen d’accès efficace à l’univers post-exotique65. Il avance même que ce type de lecture, davantage sensible au signifiant qu’au signifié, peut se suffire à lui-même :
En dehors, dans la sphère des sympathisants, des lecteurs, toutes les sensibilités peuvent exister. Il est possible de comprendre le discours [politique et idéologique], de le saisir entièrement, jusqu’à son cœur irréductible. Il est possible aussi de passer à côté, de n’en saisir que les aspects poétiques, par exemple66.
94Ce sont ainsi non pas deux, mais bien trois lecteurs que postule l’œuvre volo-dinienne, et on peut appliquer à l’œuvre entière le dispositif de réception que Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze présente ainsi :
La Shaggå classique offre au lecteur détenu – son seul destinataire réel – un temps de complicité inaboutie. Au lecteur occasionnel un moment de caresse poétique. Au lecteur rapace, un espace équivoque où son hostilité se gaspillera67.
95Si les récits du second pôle semblent donc solliciter de façon puissante le lisant, il convient de souligner que cette sollicitation est loin de s’accomplir dans un sens univoque : c’est vers les victimes et les vaincus que les textes orientent principalement la sympathie du lecteur, mais l’identification au camp adverse – bourreaux, ennemis ou détracteurs de la révolution, fossoyeurs de la démocratie – est aussi présentée comme possible. Les interrogations du lectant sont ainsi relayées par le large éventail des identifications proposées au lisant, du moins dans les récits de Rolin, Modiano, Tabucchi et De Luca. Dans Lisbonne, dernière marge et Dondog, le lisant est appelé à se détourner des personnages hostiles aux valeurs de l’égalitarisme révolutionnaire, sans pour autant que l’identification aux partisans de celle-ci soit plus facile. C’est donc une position pour le moins inconfortable qui est proposée au lecteur : sans doute, les activités conjointes du lisant et du lectant lui font-elles ressentir et comprendre de quel côté penchent l’œuvre et son auteur. Mais il ne peut ignorer que d’autres points de vue sont possibles, ces derniers étant directement inscrits dans le texte et entretenant une relation plus ou marquée d’antagonisme avec les positions valorisées sur le plan axiologique. De ce dialogisme, le lecteur est témoin. Témoin engagé même, puisque ces récits, mettant tous en scène des figures de narrataires-personnages ou de narrataires invoqués, s’adressent, par le biais de celles-ci, au lecteur.
L’appel au lu
96Convoquant l’histoire récente, les œuvres du second corpus prennent en charge des événements qui ont « fait époque ». Nous entendons par là, à la suite de P. Ricœur commentant l’expression anglaise epoch-making, « les événements qu’une communauté historique tient pour marquants, parce qu’elle y voit une origine ou un ressourcement68 ».
97Dès lors, ils s’intègrent, au-delà de la mémoire personnelle que les lecteurs contemporains peuvent avoir des faits racontés et de leur expérience sensible, dans une mémoire et un imaginaire collectifs, dont on ne peut négliger le rôle tant sur le plan de la création des œuvres que sur celui de leur réception. Comme le souligne en effet Ricœur, l’efficace propre à l’œuvre littéraire est double ; par sa puissance poétique tout d’abord, elle « fait bouger l’univers sédimenté des idées admises69 » ; en tant que fiction ensuite, elle ouvre sur l’action, dans la mesure où elle se présente aussi comme « un laboratoire de formes dans lequel nous essayons des configurations possibles de l’action pour en éprouver la consistance et la plausibilité70 ». Elle apporte ainsi une contribution essentielle à la formation et au déploiement de cet imaginaire collectif, qu’avec Cornélius Castoriadis nous pourrions dire « instituant » – au sens où il est fondement de la réalité socio-historique et de la psyché71 – et qui travaille l’œuvre littéraire en retour au moment même de sa réception par le lecteur. Dans une telle perspective, il apparaît essentiel de souligner l’importance de la prise en compte de phénomènes de réception qui s’inscrivent dans cet imaginaire collectif et de rappeler que si tous les textes du corpus sollicitent ce dernier, à des degrés divers, autour d’événements qui ont fait époque, ils en proposent une relecture critique : de fait, nos analyses consacrées à la refiguration des éléments du régime présentiste signalent la distance prise par les auteurs à l’égard de certaines « idées admises » quant à la représentation des événements du passé récent et aux discours qui s’y rapportent (l’impératif du devoir de mémoire notamment) et qui informent l’imaginaire collectif.
98On remarquera que la réflexion sur ce dernier ne saurait strictement entrer dans le cadre d’une étude des réactions du « lu », compris comme cette part du lecteur qui répond aux structures fantasmatiques du texte : de fait, l’inconscient ne peut être confondu avec l’imaginaire collectif, dans la mesure où s’il est possible, et même probable, qu’une part essentielle de celui-ci ne soit pas consciente pour le sujet, il n’est pas du tout exclu que le lecteur relie consciemment le récit à un ensemble de représentations et de discours connus, notamment quand les composants de l’imaginaire collectif apparaissent problématiques72.
99En revanche, s’inscrivent dans cette perspective les recherches consistant à voir comment les auteurs jouent des investissements fantasmatiques du lecteur dans les textes pour exprimer un rapport à l’histoire qui recoupe, en certains points, celui sollicité auprès du lectant et du lisant.
100Volodine met tout particulièrement l’accent sur la volonté d’établir une relation avec l’inconscient du lecteur :
Mon ambition, si j’ai une ambition, est effectivement, par un système d’images, par la mise en scène, par la parole, par certains trucages poétiques, de parler à autre chose qu’à la conscience. Bien sûr, l’intelligence est sollicitée, mais je cherche aussi à toucher quelque chose de plus organique, de plus secret, de plus intime, chez le lecteur ou la lectrice, qui va lui permettre de s’approprier le texte, et d’en être un interprète au moment de la lecture. Il y a quelque chose en deçà de l’écriture qui peut être transmis au lecteur en deçà de sa perception. Un sous-parler, d’inconscient à inconscient, du non-formulé qui est enfoui dans la prose et qui voyage jusqu’au lecteur ou jusqu’à la lectrice73.
101La relation d’« inconscient à inconscient » apparaît donc non seulement comme une voie de communication privilégiée, mais également comme un moyen d’accès à l’œuvre elle-même : ce qui se dérobe à une saisie consciente et rationnelle s’offre en revanche à la prise du lu qui peut s’« approprier » l’œuvre et s’en faire l’« interprète ». La participation du lecteur à l’élaboration du sens ne s’effectuerait donc pas tant au niveau du lectant qu’au niveau du lu et un tel glissement n’est pas sans rappeler la pratique surréaliste qui constitue une référence majeure de l’œuvre volodinienne74.
102On remarquera ensuite que les questions d’identité, d’héritage, de relations inter-générationnelles, dont on a vu à quel point elles étaient importantes dans ces « romans des fils » que sont Dora Bruder, Tigre en papier, Tu, mio et Lisbonne, dernière marge, sont tout particulièrement proposées à l’investissement du lu, en tant qu’elles renvoient aux interrogations profondes de l’individu quant à son « roman familial75 ».
103Dora incarne ainsi certaines obsessions récurrentes de l’écrivain qui peuvent trouver un écho chez le lecteur : non seulement elle est la victime par excellence – « à seize ans, elle avait le monde entier contre elle, sans qu’elle sache pourquoi » (80) – mais elle souffre, comme la plupart des personnages modianiens, d’une identité défectueuse résultant d’un double déracinement : la France n’est pas sa terre d’origine (son père est Autrichien, sa mère est née à Budapest) et elle a été abandonnée, ou trahie (même si c’était pour sa sécurité) par ses propres parents qui l’ont placée dans un pensionnat. C’est ainsi à la figure de l’« Enfant trouvé » que renvoie Dora, une figure clé des œuvres modianiennes à laquelle s’identifie souvent le narrateur76 et dans laquelle est potentiellement susceptible de se reconnaître tout lecteur, auteur de son propre « roman familial ».
104On notera également la présence du père de Modiano, dont l’évocation est associée à un autre épisode récurrent des récits modianiens et qui relève directement de la biographie de l’auteur : lorsque le père dénonce son fils à la police sous prétexte qu’il fait du scandale et l’amène au commissariat (68-72). C’est l’image d’un père faible et infanticide qui surgit, semblable à celle qui apparaissait déjà dans Les Boulevards de ceinture ou encore Livret de famille. Il convient cependant de souligner que la relation complexe du père au fils est comme contaminée par l’histoire dans Dora Bruder, le second cherchant à protéger le premier des offenses perpétrées à l’encontre des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale77. De la même façon, Dora conjuguait la figure de l’« Enfant trouvé » et celle de la victime des ravages de l’histoire, tout se passant comme si celle-ci investissait jusqu’aux figures les plus archaïques du « roman familial ». C’est du reste, semble-t-il, la compréhension du contexte historique qui permet au narrateur de se réconcilier in fine avec la figure paternelle, lorsqu’il l’associe à tous ceux que le régime de Vichy avait classés dans la catégorie des « réprouvés » (63). On assisterait donc, dans Dora Bruder, à une reprise des motifs obsessionnels de Modiano, touchant les figures de l’« Enfant trouvé » et du père défaillant, motifs qui sont susceptibles d’éveiller une identification inconsciente du lecteur aux personnages, mais qui apparaissent ici mis en relation étroite avec des circonstances historiques particulières.
105Un phénomène semblable est perceptible dans Tu, mio, la révolte œdipienne du fils contre son père éclatant au sujet de la transmission de l’héritage historique. C’est ici encore une image de père défaillant qui est évoquée, le père du narrateur n’ayant pas su agir au moment voulu contre les nazis et les fascistes. Le fils se charge alors de récupérer son fardeau pour réparer, comme le narrateur modianien l’avait fait avec son livre, l’offense subie, non par le père mais par ceux qu’il n’a pas aidés. La rébellion du « Bâtard78 » contre le père, qui le conduit à transgresser les lois paternelles et, d’une certaine façon, à se choisir temporairement un père de substitution en la personne de Nicola, a ici la particularité de prendre pour enjeu le passé, et non pas le présent. De fait, le narrateur cherche moins à prendre la place du père tel qu’il est au présent, mais tel qu’il fut – ou plutôt n’a pas été – dans le passé. Conformément à ce qui advient dans le roman familial du « Bâtard », c’est par les femmes – ici Caïa – que le fils « arrive », qu’il parvient à prendre la place du père en accomplissant une action qui était de sa compétence.
106Dans Tigre en papier, la relation père-fils est également très présente, on l’a vu. La génération de Martin était en effet plongée dans les grands récits, littéraires ou historiques, dont ses ancêtres avaient été les héros, et son engagement militant ne peut se comprendre, selon Martin, que dans la perspective d’une rivalité avec la figure paternelle qui est, rappelons-le, ambiguë : s’il s’agit d’être aussi glorieux que le père résistant, il convient aussi de faire oublier que d’autres pères ont collaboré au régime de Vichy et que les anciens résistants se sont parfois transformés en « militaires colonialistes » (65). On retrouve ici un élément constitutif de la fable du « Bâtard », dont la naissance est à la fois « honteuse et glorieuse79 », et qui, comme l’indique M. Robert, « n’en finit jamais de tuer son père pour le remplacer, le copier ou aller plus loin que lui en décidant de “faire son chemin”80 ». Mais on sait aussi que Martin est obsédé par la question des origines et qu’il se définit volontiers comme victime d’une malédiction qui remonterait à sa naissance : « Ta vie à peine commencée et déjà marquée, comme les viandes de boucherie, à l’encre violette de la mort, en ce lieu que tu ne connais pas, ces jungles sur lesquelles pleuvent aujourd’hui (autrefois) des voiles obliques de défoliants » (65). En ce sens, Martin est aussi le héros des contes, souffrant, mal né, qui cherche à prendre une revanche sur la vie81.
107On notera que, dans ces trois romans, la notion de filiation est indissociable d’une dimension historique, qui fait du destin des fils, plus qu’un destin familial et individuel, un destin collectif, celui de toute une génération. Le lecteur, potentiellement voué à se reconnaître dans les figures de l’« Enfant trouvé » et du « Bâtard », peut ainsi être amené à projeter les épisodes de son propre roman familial dans des récits qui ont fait de l’héritage de l’histoire un enjeu principal et à entretenir un rapport avec celle-ci qui n’est pas seulement rationnel ou émotionnel, mais aussi inconscient et psychique.
108Cependant, au-delà des figures archaïques du roman familial, les textes jouent sur d’autres ressorts plus ou moins inconscients du lecteur, et en premier lieu sur cette libido sciendi, le désir de savoir, dont traite V. Jouve. Parce qu’ils se présentent souvent comme des confessions, les récits donnent l’impression au lecteur d’accéder à l’intimité des personnages qui se racontent : c’est le cas notamment dans les récits autodiégétiques comme Tristano meurt, Tigre en papier et Tu, mio. Dans les deux premiers, au sentiment de jouir d’un récit intime s’ajoute celui d’accéder à ce que l’on pourrait appeler les coulisses ou l’envers de la grande Histoire : Tristano ne livre-t-il pas un portrait inversé du héros résistant ? Martin ne nous fait-il pas entrer dans les arcanes d’un groupe clandestin, dont les actions, le mode de fonctionnement ont longtemps été tenus secrets ?
109Le sentiment de transgresser un interdit est encore plus fort dans Dora Bruder, dans la mesure où le narrateur se fait le relais des impressions du lecteur en évoquant son sentiment d’avoir à affronter les « sentinelles de l’oubli » (16), d’entrer dans des lieux prohibés. Le lecteur partage avec le narrateur la sensation d’entrer par effraction dans l’histoire et ce sentiment est source de plaisir et d’inquiétude à la fois, dans la mesure où rien n’assure la sécurité de celui qui s’aventure dans ces lieux. Le narrateur lui-même associe son entrée au Palais de Justice, où il se rend pour demander l’autorisation d’accéder à l’acte de naissance de Dora (et ainsi percer le secret des origines) à une sensation de « panique » et de « vertige », semblable à celle que l’on éprouve dans les « mauvais rêves », « lorsqu’on ne parvient pas à rejoindre une gare et que l’heure avance et que l’on va manquer le train » (17). Nul doute que Modiano renvoie ici à une expérience possiblement vécue par chaque lecteur et qui n’est pas sans rappeler le « vertige » que celui-ci peut éprouver à la lecture du livre qui révèle l’abîme dans lequel ont été plongés tant de gens ordinaires, comme lui. L’histoire elle-même est devenue cauchemar.
110De fait, la remontée dans le passé, vers le temps des origines, apparaît souvent dans les textes comme une expérience éprouvante, tant pour le narrateur que pour le lecteur : c’est sans doute Dondog qui exprime le mieux la douleur de la remémoration, cherchant à tenir à distance ses souvenirs par le recours à la fabulation. Mais dans Tigre en papier aussi le retour au passé s’apparente à un voyage périlleux, « au cœur des ténèbres », symbolisé par la remontée du fleuve Mékong qu’effectue Martin, parti à la recherche des traces de son père. Comme nous l’avions indiqué précédemment, la découverte des origines s’apparente à la découverte d’une faute originelle et le lecteur est amené à éprouver les mêmes pulsions – désir de savoir et peur de savoir – que les personnages.
111Les sollicitations du lu se trouvent ainsi réinvesties, dans les récits contemporains, d’un sens historique : le « roman familial » se lit comme un conflit de générations entre les pères qui ont fait (ou pas) l’histoire et les fils qui l’ont reçue, tandis que la libido sciendi du lecteur, symétrique à celle des narrateurs et des personnages enquêteurs, joue à plein quand il s’agit de percer les mystères d’une histoire que l’on a voulu étouffer. On remarquera en outre que, contrairement à ce que nous avons observé au sujet des œuvres du premier corpus, les textes étudiés ici ne cherchent nullement à limiter les réactions du lu et du lisant et à les faire coïncider avec celles du lectant : au contraire, nous avons vu que les multiples possibilités d’identification offertes au lisant et que le renvoi à certains épisodes traumatisants de l’histoire récente qui affectent le lu entraînent dans certains cas le lectant à creuser, nuancer ou même réviser son interprétation des textes. Sans doute, nos œuvres, dont on a démontré les liens qui les rattachaient à la notion d’énigme, exigent-elles une forte participation du lectant. Mais très vite le lecteur comprend qu’une saisie purement intellectuelle des récits n’épuise pas leur sens. Contrairement à ce qui advenait dans les romans d’après-guerre, ce n’est pas l’immersion du lisant dans la fiction qui conditionne l’enquête du lectant, c’est la déroute de celui-ci qui conditionne la possibilité d’une saisie de l’œuvre, qui s’opère non seulement au niveau rationnel, mais aussi affectif et inconscient.
112L’étude que nous venons de mener dans ces deux chapitres consacrés à la façon dont les textes programment leurs effets de lecture et s’offrent à la prise du lecteur dit « réel » visait à définir la réception des œuvres en tant que saisie intellectuelle, affective et pulsionnelle. Autrement dit, nous nous sommes exclusivement intéressée aux modalités de l’implication du lecteur dans le texte, sans questionner les enjeux et conséquences d’un tel phénomène. Or on peut imaginer que la divergence observée sur le plan des modalités de l’implication entre les œuvres du premier et du second corpus correspond à deux façons de concevoir son sens et sa portée dans le monde effectif du lecteur, l’au-delà du texte. Sans doute avons-nous déjà indiqué une façon d’envisager cette question en recourant à la notion d’appropriation qui nous a semblé constituer une conséquence inévitable de l’implication du lecteur dans l’œuvre. Mais il convient à présent d’interroger ce terme, en gardant à l’esprit que s’approprier une œuvre, ce n’est pas seulement la reprendre à son compte en l’insérant dans son univers de représentations ou de sensations, mais c’est aussi l’inscrire dans le monde où l’on agit.
113C’est donc la question du rapport entre implication du lecteur dans le texte et action effective de celui-ci dans le monde réel qu’il nous faut aborder en dernier lieu. D’une certaine manière, cette analyse constituera le pendant de celle que nous avons menée dans les pages consacrées à l’engagement de l’auteur : si les œuvres étudiées sont bien le lieu d’une prise de position forte de l’écrivain à l’égard de l’histoire et du régime d’historicité de la société où il vit, on peut imaginer qu’elles constituent aussi pour le lecteur un espace de rencontre, ou de confrontation, avec de telles questions. C’est alors la notion même d’engagement du lecteur, dans l’œuvre et dans le monde, qui se verra définie au terme de ce parcours.
Notes de bas de page
1 Bouju E., La Transcription de l’histoire, op. cit., p. 11.
2 Nous reviendrons un peu plus loin sur le narrataire figuré par la seconde personne du singulier.
3 Castiglione A., « Dans les forêts de la nuit », op. cit., p. 206. : « L’égarement est donc à entendre ici dans tous les sens du terme. De quoi s’agit-il en effet ? Du discours désordonné que tient, à bord d’un véhicule et durant une longue nuit d’errance et de divagation, un narrateur qui semble à la recherche d’un temps perdu et enquête, ce faisant, sur une génération fourvoyée. »
4 En effet, Martin défend sa liberté d’expression au nom d’un souci de vérité : « Mais c’est la vie qui est ainsi, Marie, cette pelote emmêlée… C’est quand tu n’y comprendras plus rien, quand tu confondras tout le monde, que tu auras une idée de comment on était, de comment était ton père, entre autres. » (82)
5 TP, p. 159.
6 On pense notamment au personnage de A., dans Port-Soudan (Paris, Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1994) et au narrateur de Méroé, op. cit.
7 Rolin O., « Un écrivain doit-il aimer son époque ? », op. cit., p. 27.
8 Revault d’Allones M., « Olivier Rolin. L’histoire sauvée », Esprit, octobre 2002, n° 288, [p. 35-42], p. 40.
9 Ibid.
10 Rappelons que Treize est mort quand Marie avait quatre ans et que sa mère ne lui a jamais rien dit sur les années de militantisme de son père.
11 Omont S., « Le temps retrouvé de Port-Soudan à Tigre en papier », La Femelle du requin, n° 20, printemps 2003, [p. 46-49], p. 48.
12 Revault d’Allones M., art. cit., p. 42.
13 TM, trad. fr., p. 169 : « J’ai noté que tu accourais avec diligence au cracra de ma sonnette, à toute heure, fût-ce pour t’entendre dire une méchanceté comme je suis en train de te dire… »/TM, p. 134 : « Ho notato che accorri con solerzia al cracrà del mio campanello, a tutte le ore, magari per sentirti dire una cattiveria come quella che ti sto dicendo… »
14 TM, trad. fr., p. 14 : « Pour le moment nous trottinons ensemble, apparemment de l’avant, même si en réalité nous allons en arrière. »/ TM, p. 11 : « Per ora trottiamo insieme, apparentemente in avanti, anche se in realtà andiamo all’indietro. »
15 Ibid., p. 11 : « E invece ho voglia di scrivere, cioè… parlare… scrivere per interposta persona, chi scrive sei tu, però sono io. Strano, no ? »
16 Ibid., p. 156 : « su di te ho un vantaggio, amico, io sono voce, e la tua è solo scrittura, la mia è voce… la scrittura è sorda… questi suoni che ora senti nell’aria sulla tua pagina moriranno, la scrittura li fissa e li uccide, come un fossile candido nel quartz… »
17 Ibid., p. 11 : « voi scrittori siete dei falsari ».
18 Ibid., p. 99 : « Guardone… »
19 Ibid., p. 23 : « tu che giochi con le emozioni altrui ».
20 Ibid., p. 155-156 : « E invece il mondo è fatto di atti, di azioni… cose concrete che però poi passano, perché l’azione, scrittore, si verifica, succede… e succede solo in quel preciso momento lì, e poi svanisce, non c’è più, fu. E per restare ci vogliono le parole, che continuino afarla essere, la testimonino. […] Il verbo non è al principio, è alla fine, scrittore. Ma chi testimona per il testimone ? Il punto è questo, nessuno testimonia par il testimone… »
21 On relèvera une anomalie dans la référence à Celan. En effet, l’interrogation « Qui témoigne pour le témoin ? » (« Chi testimonia per il testimone ? ») n’est pas référencée par les spécialistes de l’œuvre de Paul Celan, bien qu’elle lui soit souvent attribuée. Celui-ci a écrit, en revanche, dans le poème « Gloire de cendres », « Niemand/zeugt fur den/Zeugen », ce qui est traduit par J.-P. Lefebvre ainsi : « Personne/ne témoigne pour le/témoin » (dans Celan P., Choix de poèmes réunis par l’auteur, op. cit., p. 265. La traduction italienne va dans le même sens : « Nessuno/testimonia per il/testimone »). Tabucchi n’est pas le seul à prendre pour une question ces vers de Celan qui sont pourtant bel et bien une réponse : en effet, Yannick Haenel a également cité « Qui témoigne pour le témoin ? » en exergue de son roman Jan Karski (Paris, Gallimard, 2009). Attaqué sur ce point par Andréa Lauterwein (Le Monde, 13 février 2010), l’auteur s’en défend par ces propos qui, notons-le, attestent l’hypothèse selon laquelle la source de l’épigraphe est bien le vers de « Gloire de cendres » : « en 2010, réfléchissant sur la transmission du témoignage, je choisis d’entendre, dans les vers de Paul Celan non pas une fermeture (comme si la question était réglée), mais ce qui dans le regret, relance la question sur le mode de l’attente […]. Ce « Personne » n’a en aucune façon le sens d’une interdiction, mais celui d’un regret, d’un appel désespéré, d’une attente pour l’avenir » (cité par Pierre Assouline dans « Délit de citation », La République des livres, 15 février 2010, [http://passouline.blog.lemonde.fr/2010/02/15/delit-de-citation/]). Sans vouloir assimiler deux œuvres qui s’inscrivent dans deux perspectives fort différentes, il nous semble que les propos de Yannick Haenel témoignent d’une exigence – celle de la transmission, de l’ouverture du passé au présent et à l’avenir – qui est aussi celle de Tabucchi et qui s’inscrit dans une représentation du temps de type « présentiste », marqué par le sentiment d’une double dette. C’est peut-être dans cette perspective que l’on peut comprendre la reformulation du vers celanien qui circule à l’heure actuelle et n’est pas imputable aux seuls écrivains cités. On remarquera d’ailleurs que si Tabucchi reprend la bonne citation dans le texte lui-même (voir note précédente), c’est dans une perspective qui n’est pas exclusivement négative : personne ne témoigne pour le témoin, mais quelque chose est tout de même transmis, fût-ce déformé, gauchi, trahi.
22 Ibid., p. 92 : « Gli devi dire, parla, amico, parla, tu sei un uomo libero, la tua parola è sacra e nessuno può distruggere la tua parola e questa è la vera libertà, è per questo che ci siamo battuti fin da sempre tutti noi che amiamo la libertà, affinché tu possa parlare, affinchè tu possa esprimere il tuo pensiero libero, parla, la mia civiltà te lo permette […], il tuo paese è ridotto allo stremo, è un inferno, mafa da paradiso fiscale per noi… è un problema, lo riconosco… le nostre industrie vi depredano, vi portano via tutte le materie prime… è un altro problema che si pone al mondo libero… »
23 TM, p. 92 : « io sono uno scrittore, mica uno qualsiasi, e gli scrittori lo sanno bene cosa significa la libertà di parola, sei libero di parlare come me, te lo dice uno che ha scelto la libertà, che ha difeso la libertà, smettila di fare il catatonico, parla, è un’opportuntà unica, approffitane […], ci penserò io a riferire le tue parole, almeno una parola, e se non la sai dire nella tua lingua che è magari una lingua in cui questa parola non esiste, dillo in inglese, che così capisce tutto il mondo, si dice freedom, ripeti con me, free-dom, capito ? »
24 Le Parlement International des Écrivains fut créé en 1993. En 2003, il s’effaça au profit du Réseau international des villes-refuges.
25 Tabucchi A. et Servoise S., « Rencontre : Antonio Tabucchi », art. cit., p. 5.
26 Volodine A., « Écrire en français une littérature étrangère », art. cit., p. 1-2 de la version numérique.
27 Wagner F., « Portrait du lecteur “post-exotique” en camarade : note sur la réception des fictions d’Antoine Volodine », dans Roche A. et Viart D. (dir.), Antoine Volodine. Fictions du politique, op. cit. [p. 85-102], p. 88.
28 Volodine A. et Wagneur J.-D., « On recommence depuis le début. », op. cit., p. 233 : « J’ai écrit pour des lecteurs que j’imaginais, par principe, amis ou complices, pour des lecteurs “sympathisants”. »
29 Ibid.
30 Volodine A., Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, op. cit., p. 11.
31 Volodine A. et Wagneur J.-D, « On recommence depuis le début. », op. cit., p. 233.
32 Volodine A., Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, op. cit., p. 17.
33 Nous pouvons donner un autre exemple d’interpellation du narrataire au sujet d’une situation qui, contrairement à ce que sous-entend le narrateur, est loin d’être fréquente et perturbe le procédé d’identification auquel l’implication du lecteur (par le biais du pronom « on ») devrait conduire : « – C’est là que vous allez mourir, dit Marconi. Dondog reçut l’information sans réagir. On est toujours un peu muet après avoir entendu une phrase de ce genre. On a toujours tendance à y voir une menace. » (D, p. 128-129.)
34 T,M, p. 9 : « Il pesce è pesce quando sta nella barca. È sbagliato gridare che l’hai preso quando ha solo abboccato e senti il suo peso ballare nella mano che regge la lenza. Il pesce è solo pesce quando è a bordo. Devi tirarlo all’aria dal fondo con presa dolce e regolare, svelta e senza strappi. Altrimenti lo perdi. »
35 Ibid. : « Nicola mi ha insegnato a pescare. »
36 Les sorties en mer en compagnie de Nicola scandent les différentes étapes de l’enquête que le narrateur mène sur le passé et son parcours de l’enfance à l’âge adulte : le garçon attire l’attention de Caïa alors qu’il s’est fait mordre par une murène lors de la pêche, son « baptême de sang » (p. 25) le faisant accéder à l’âge d’homme ; c’est au cours d’une journée en mer que Caïa lui confie sa croyance en la possibilité pour les morts de venir occuper le corps des vivants ; c’est Nicola, le pêcheur, qui lui révèle l’origine juive de Caïa.
37 Ibid., p. 39 : « Pure se parlo fino a domani, tu di com’è stata la guerra che ho visto non puoi sapere niente. Si deve sapere con gli occhi, con la paura, con la pancia vuota, non con le orecchie, coi libri. »
38 TP, p. 29 : « Aujourd’hui, tous les nantis affectent de trouver cette histoire comique, une vraie farce, un monôme, une pantalonnade, même pas cinq morts, pensez, pas une seule bonne vraie fusillade, ah, elle est bien bonne ! Ils voudraient, en fait, qu’on les rembourse de leur peur : parce qu’à l’époque, je peux te dire qu’ils les avaient à zéro. »
39 Jouve V., L’Effet-personnage…, op. cit., p. 84.
40 Sur la question complexe du genre auquel appartiendrait Dora Bruder, nous renvoyons à Cima D., op. cit., ; Voir également Servoise S., « Dora Bruder ou l’impossible récit d’une vie », article à paraître dans Wittmann J.-M., (éd.), Biographie et roman, Metz, Centre Écritures, coll. « Recherches en littérature », 2011.
41 Nous renvoyons, en ce qui concerne les actions d’O. Rolin au sein de la Gauche Prolétarienne qui apparaissent, légèrement transformées dans le roman, à l’article de Guichard T., « Olivier Rolin : le temps des perdants magnifiques », dans Le Matricule des anges, n° 9, octobre-novembre 1994, p. 4-6. En ce qui concerne l’œuvre de De Luca, nous renvoyons à Scuderi A., Erri de Luca, Fiesole, Cadmo, coll. « Scritture in corso », 2002, « Dialogo con Erri De Luca », [p. 121-142], qui met notamment l’accent qur le fait que la matrice autobiographique des romans de De Luca constitue une clé essentielle du « pacte de lecture » que l’écrivain noue avec ses lecteurs.
42 TM, p. 34 : « Sto divagando… »
43 TM, p. 162 : « come se ci dicesse addio ». Le texte italien, par le pronom « ci » [nous] inclut le lecteur, comme si l’adieu lui était destiné.
44 Briot F., « Les Chimères d’Antoine Volodine », Roman 20-50, n° 19, juin 1995, [p. 203-214], p. 206.
45 Rappelons en effet que l’intertextualité – externe, mais aussi interne – est très présente dans l’œuvre volodinienne, ouvrant ainsi un nouvel espace à la démarche investigatrice du lecteur.
46 Volodine A. et Bonomo S., « Entretien », op. cit., p. 244.
47 D, p. 339. Au sujet de cette phrase, Volodine dit en effet ceci : « Moi, ça m’a beaucoup amusé. […] En l’écrivant, j’ai beaucoup ri […] mais ensuite je me suis aperçu que c’était facile. Trop facile. » (Volodine A. et Nicolino S., Omont S., Roux L., « L’Humour du désastre », art. cit., p. 45.)
48 Volodine A. et Wagneur J.-D, « On recommence depuis le début. », op. cit., p. 261-262 : « Le Bardo, tel qu’on le rencontre dans de nombreux textes post-exotiques, est un espace noir où les contraires sont abolis, c’est-à-dire où vie et mort s’équivalent, présent et passé, imaginaire et réel, etc. », où « les frontières s’annulent entre Je et Tu, entre auteur et personnage, auteur et lecteur ou lectrice ».
49 Volodine A. et Millois J.-C., « Entretien », art. cit., p. 41.
50 Volodine A. et Nicolino S., Omont S., Roux L., « L’humour du désastre », art. cit., p. 39.
51 Wagner F., « Portrait du lecteur “post-exotique” en camarade… », op. cit., p. 91.
52 Le lecteur du Post-exotisme en dix leçons… aura ainsi tendance à classer Dondog dans la catégorie des « romances », dont il représente toutes les caractéristiques (Le Post-exotisme en dix leçons, op. cit., p. 43).
53 C’est le cas par exemple dans Lisbonne, dernière marge, lorsque Kurt aide le lecteur en résumant et en décryptant le roman imaginaire d’Ingrid (p. 126-128).
54 Jouve V., L’Effet-personnage…, op. cit., « Le personnage comme personne », p. 108-149.
55 Dans cette perspective, c’est sans doute le narrateur de Tristano meurt qui sollicite le plus manifestement la sympathie du lecteur, puisqu’il consacre des passages entiers de son récit à ces thèmes.
56 Rolin O., Clément M., Roux L. et Omont S., « L’ironie de Tantale », La Femelle du requin, n° 20, op. cit., [p. 30-42], p. 30 : « Une part de moi tient à ce que nous ne soyons pas trop foulés aux pieds ou calomniés. Une part de moi emmerde ceux qui, nés après la guerre, n’ont pas cru à la révolution : c’est comme ça. »
57 T,M, p. 114 : « e dietro di me esplodeva un fuoco che non poteva corregere il passato ».
58 On notera que l’effet d’immersion est encore plus fort lorsque ces personnages sont les narrateurs de leur propre histoire, comme c’est le cas dans le passage où sont reproduites les lettres qu’un certain Robert Tartakovsky envoya à sa famille avant de partir pour Auschwitz (DB, p. 121-127).
59 Wagner F., « Portrait du lecteur "post-exotique" en camarade… », op. cit., p. 90.
60 Dondog continue en effet de croire à la légitimité de son désir de vengeance, s’y accroche désespérément et continue à s’enflammer au souvenir de la lutte égalitariste, de même qu’Ingrid s’obstine à vouloir poursuivre son offensive contre les adversaires dans son livre. C’est donc bien le désir des personnages qui les porte tout au long du roman, un désir qui, précisément parce qu’il est contrarié, favorise un effet de vie aux yeux du lecteur.
61 Volodine A. et Bonomo S., « Entretien », op. cit., p. 246-247.
62 Volodine A. et Wagneur J.-D., « Volodine, le post-exotique » [Libération, « Cahier livres », jeudi 12 mars 1998, p. 9], cité dans Wagner F., « Portrait du lecteur “post-exotique” en camarade. », op. cit., p. 88.
63 Ibid.
64 Volodine A. et Wagneur J.-D., « On recommence depuis le début… », op. cit., p. 262 : « Admettre l’existence du monde intermédiaire, avec ses logiques souples, ses déplacements magiques, ses glissements d’un lieu à l’autre, n’est pas nécessaire pour lire Dondog. Mais accepter de voyager intuitivement est une bonne manière d’aborder le livre. »
65 Volodine A., Nicolino S., Omont S. et Roux L., « L’humour du désastre », art. cit., p. 39.
66 Ibid.
67 Volodine A., Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, op. cit., p. 30.
68 Ricœur P., Temps et récit, III, op. cit., p. 339.
69 Ricoeur P., « Rhétorique, Poétique, herméneutique » [1986], Lectures, 2, Paris, Le Seuil, 1992, p. 487.
70 Ricoeur P, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique, II, [1986], Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1998, p. 20.
71 Castoriadis C., La Montée de l’insignifiance, Paris, Le Seuil, 1996, p. 191-192.
72 On ne saurait non plus le mettre en rapport uniquement avec l’activité du lectant, dans la mesure où ce lien peut être effectué spontanément, sans relever d’une prise de distance délibérée et critique.
73 Volodine A., Nicolino S., Omont S., et Roux L., « L’humour du désastre », art. cit., p. 38.
74 Lors de ses interventions, l’écrivain met en effet l’accent sur deux sources d’influence majeures de son œuvre, les écrivains russes des années 1920 et le surréalisme (ibid., p. 43).
75 Nous renvoyons ici à l’ouvrage bien connu de Robert M., Roman des origines et origines du roman [1972], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2002. À partir de la théorie freudienne du « roman familial » et du complexe d’Œdipe, l’auteur définit deux grandes catégories de roman, le roman de l’Enfant trouvé et celui du Bâtard, dont elle retrace l’évolution.
76 Nous renvoyons sur ce sujet Gellings P., Poésie et mythe dans l’œuvre de Patrick Modiano : le fardeau du nomade, Paris-Caen, Lettres Modernes Minard, coll. « Situation », 2000, chap. II, « L’enfant trouvé », p. 79-134.
77 Le narrateur de Dora Bruder souligne en effet l’ingratitude du père pour ce fils qui, précisément, dans son premier livre, La Place de l’Etoile, avait pris « à [son] compte le malaise qu’il avait éprouvé pendant l’Occupation » et qui avait voulu « répondre » aux antisémites dont les « insultes [l’]avaient blessé à cause de [son] père » (DB, p. 71).
78 Rappelons que, dans la perspective freudienne adoptée par M. Robert, le « Bâtard » succède à l’« Enfant trouvé », en ce qu’il a pris connaissance de la sexualité, et « avec elle, de la notion de différence, sans quoi les idées d’accord, de conflit, d’union ou de séparation restent proprement inintelligibles » (Robert M., op. cit., p. 49).
79 Ibid., p. 59.
80 Ibid., p. 60.
81 Ibid., p. 83.
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