Chapitre VII. La mise en situation du lecteur dans les romans d’après-guerre
p. 221-248
Texte intégral
Les ambivalences de la théorie sartrienne de la lecture
1Nos analyses précédentes ont principalement mis l’accent sur l’engagement de l’auteur. Ce serait toutefois une erreur de penser le propre et l’efficace de l’engagement littéraire en ne considérant que le statut de l’écrivain. Si l’engagement recèle un appel fort à la responsabilité de ce dernier, il ne peut en effet se passer du lecteur qui non seulement se présente comme témoin de l’engagement pris et comme celui qui vient en quelque sorte l’authentifier1 mais, qui est encore, dans la perspective sartrienne, le destinataire de l’appel à la liberté que lance l’œuvre engagée. En rendant possible l’objectivation de celle-ci, le lecteur n’accomplit, selon l’auteur de Qu’est-ce que la littérature ?, rien de moins qu’un « acte créateur » et se définit ainsi comme partenaire indispensable de l’auteur.
Le « pacte de générosité2 » entre l’auteur et le lecteur
2Dans son article consacré à l’écrivain engagé et son lecteur, B. Denis a bien montré que la question du destinataire a pris une grande place dans les débats sur l’engagement littéraire en France, et ce dès l’entre-deux-guerres, notamment autour de Romain Rolland et de la revue Europe, dont l’objectif majeur était l’intégration culturelle des classes populaires3. Or on notera que si cette visée est celle de l’équipe du Politecnico dirigée par Vittorini, ce n’est pas celle de Sartre : il s’agit plutôt, pour l’auteur des Chemins de la liberté, de contribuer à l’émancipation des classes populaires, en leur faisant prendre conscience de leur aliénation.
3La question du destinataire n’est pas donc dénuée d’une intention politique : puisque l’œuvre est par essence un appel à la liberté lancé par une conscience libre à une autre qui l’est tout autant, elle ne peut qu’inviter le lecteur à agir dans le monde pour faire advenir cette liberté, soit, en 1947, l’inviter à lutter aux côtés du prolétariat contre les forces conservatrices de la bourgeoisie. C’est bien dans ce geste qui consiste à faire découler d’une phénoménologie de la lecture, elle-même adossée à une philosophie de la liberté, une prise de position politique que se tient, selon nous, une ambivalence essentielle de la théorie sartrienne concernant le lecteur d’une œuvre engagée : comment concevoir un lecteur qui serait à la fois libre et dont la réaction à l’œuvre serait voulue par l’auteur ? Comment être sûr que la liberté morale que sollicite le texte débouchera bien sur un engagement en faveur de la liberté politique des classes ou des peuples opprimés, si ce n’est en guidant l’interprétation du lecteur ? C’est à une analyse des voies de contournement empruntées par Sartre pour éviter de répondre à ces questions qu’il convient alors de s’attacher.
4Dès le deuxième chapitre de Qu’est-ce que la littérature ?, intitulé « Pourquoi écrire ? », Sartre fait de la lecture une condition sine qua non de l’achèvement de l’œuvre :
C’est l’effort conjugué de l’auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et imaginaire qu’est l’ouvrage de l’esprit. Il n’y a d’art que pour et par autrui. La lecture, en effet, semble la synthèse de la perception et de la création ; elle pose à la fois l’essentialité du sujet et celle de l’objet ; l’objet est essentiel parce que rigoureusement transcendant, qu’il impose ses structures propres et qu’on doit l’attendre et l’observer ; mais le sujet est essentiel aussi parce qu’il est requis non seulement pour dévoiler l’objet (c’est-à-dire faire qu’il y ait un objet) mais encore pour que cet objet soit absolument (c’est-à-dire pour le produire). En un mot, le lecteur a conscience de dévoiler et de créer à la fois, de dévoiler en créant, de créer par dévoilement4.
5La lecture devient ainsi un acte créateur, et de même nature que celui qu’accomplit l’auteur : une action secondaire, par dévoilement.
6Le principe de la coopération entre auteur et lecteur réside plus particulièrement, selon Sartre, dans la liberté que s’accordent mutuellement les deux partenaires de l’échange : l’écrivain en appelle à la liberté du lecteur pour qu’elle collabore à la production de son ouvrage et, de son côté, il a dû, pour écrire, transformer « ses émotions en émotions libres ». Ainsi, la lecture est « un pacte de générosité entre auteur et lecteur » au sens où Sartre nomme « généreuse une affection qui a la liberté pour origine et pour fin, [où] chacun fait confiance à l’autre, chacun compte sur l’autre, exige de l’autre autant que de lui-même5 ». On notera que la responsabilisation de l’écrivain a pour équivalent celle du lecteur, qui doit alors répondre à l’œuvre-appel entendue comme « impératif catégorique » kantien : « Vous êtes parfaitement libres de laisser ce livre sur la table. Mais si vous l’ouvrez, vous en assumez la responsabilité6. » En ce sens, la lecture, comme l’écriture, est un engagement, qui requiert du lecteur « le don de toute sa personne7 ». Mais si engagement de l’auteur et engagement du lecteur se rejoignent pour faire de l’œuvre un appel à la liberté, si le lecteur a la liberté d’ouvrir ou non le livre et donc de s’engager ou pas, il n’est pas dit qu’il ait la liberté de choisir le contenu de son engagement.
Les limites de la liberté du lecteur
7Comme le souligne B. Denis, la liberté du lecteur est conçue par Sartre en termes « essentiellement binaires : croire ou ne pas croire, accepter ou refuser, entrer dans l’œuvre ou en sortir8 ». De fait, le lecteur n’a pas la liberté d’interpréter les textes, son action consistant essentiellement à découvrir, « déchiffrer9 » l’intention de l’auteur et à l’accepter comme finalité de l’œuvre. « La lecture est induction, interpolation, extrapolation, et le fondement de ces activités repose dans la volonté de l’auteur, comme on a cru longtemps que celui de l’induction scientifique reposait dans la volonté divine. Une force douce nous accompagne et nous soutient de la première à la dernière page10 », avance ainsi Sartre. L’expression sartrienne de « création dirigée11 » pour définir la lecture prend alors tout son sens, celle-ci n’étant rien d’autre que la reprise, consciente et intériorisée, des intentions de l’auteur. Singulière responsabilité du lecteur donc, que celle proposée par Sartre, qui consisterait, par le biais d’une appropriation librement consentie, à épouser les vues de l’auteur.
8Mais Sartre sait bien que, dès lors que l’on passe du lecteur abstrait au lecteur concret et au public, les mésinterprétations et les gauchissements des intentions de l’auteur sont inévitables. Il a bien conscience aussi que ce risque menace l’écrivain engagé plus que tout autre, dans la mesure où la vocation de celui-ci est précisément de conquérir la plus vaste audience possible12. Selon B. Denis, c’est par le choix explicite de son destinataire et par l’inscription de celui-ci dans le texte engagé que Sartre tente de « contenir la prolifération possible des lectures, en assignant lui-même au lecteur une place déterminée, qui engage un certain mode de lecture13 ». C’est dans le troisième chapitre de son essai, « Pour qui écrit-on ? », que Sartre effectue le passage du lecteur abstrait au lecteur concret, historiquement situé :
Et puisque les libertés de l’auteur et du lecteur se cherchent et s’affectent à travers un monde, on peut dire aussi bien que c’est le choix fait par l’auteur d’un certain aspect du monde qui décide du lecteur et réciproquement que c’est en choisissant son lecteur que l’écrivain décide de son sujet. Ainsi tous les ouvrages de l’esprit contiennent en eux-mêmes l’image du lecteur auquel ils sont destinés14.
9Un pas supplémentaire est franchi lorsque Sartre, dans le quatrième chapitre, (« Situation de l’écrivain en 1947 »), intègre ce lecteur concret dans un public qui, lui, n’est plus uniquement situé historiquement, mais aussi socialement et politiquement : il distingue ainsi le public bourgeois, qui appartient, parfois malgré lui, à « une classe d’oppression15 » et qui constitue le « public réel » de l’écrivain et le public ouvrier, « public virtuel », qui reste à conquérir. Mise en situation, la phénoménologie de la lecture développée dans les chapitres précédents aboutit donc logiquement à la conclusion suivante : l’appel à la liberté qui constitue l’essence même de l’œuvre est un appel à la lutte contre l’oppression, autrement dit à un soutien de la classe ouvrière contre la classe bourgeoise. On voit bien ce qu’a de surprenant la liberté que Sartre propose à son lecteur de 1947, et encore plus à ses lecteurs bourgeois, « victimes sans doute, et innocents, mais pourtant tyrans encore et coupables16 », acculés à lire une œuvre écrite contre eux et pour ceux qui veulent leur disparition.
10Sans doute, l’écrivain n’a pas le pouvoir de choisir ses lecteurs réels : c’est même la contradiction propre à l’écrivain engagé d’écrire à la fois pour un public virtuel et contre son public réel, dans une société qui n’est pas encore la société sans classes et où la notion de « public total » reste une utopie. Cette double postulation contradictoire et simultanée doit, selon Sartre, informer l’œuvre engagée, appelée à se présenter « au public sous un double aspect de négativité et de construction17 » : le lecteur doit prendre conscience de l’exigence de liberté et de l’impossibilité de la satisfaire dans le monde actuel. Il revient donc à l’auteur de faire entrevoir au public virtuel la nécessité et les conditions de sa liberté et de tendre au public réel un miroir critique de lui-même.
11À la fin de son essai, Sartre revient sur sa définition initiale de l’œuvre comme « pacte de générosité » entre auteur et lecteur pour montrer comment la liberté qui fonde et à laquelle appelle l’œuvre a pour vocation de dépasser le cadre de la lecture pour s’inscrire dans le monde réel :
Rappelons-nous que l’homme qui lit se dépouille en quelque sorte de sa personnalité empirique, échappe à ses ressentiments, à ses peurs, à ses convoitises pour se mettre au plus haut de sa liberté : cette liberté prend l’ouvrage littéraire pour fin absolue et à travers lui l’humanité : elle se constitue en exigence inconditionnée par rapport à elle-même, à l’auteur et aux lecteurs possibles : elle peut donc s’identifier à la bonne volonté kantienne, qui en toute circonstance traite l’homme comme une fin et non comme un moyen. Ainsi le lecteur, par ses exigences mêmes, accède à ce concert de bonnes volontés que Kant a nommé Cité des fins et que, en chaque point de la terre à chaque instant, des milliers de lecteurs qui s’ignorent contribuent à maintenir. Mais pour que ce concert idéal devînt une société concrète, il faudrait qu’il remplît deux conditions : la première, que les lecteurs remplacent la connaissance de principe qu’ils ont les uns des autres en tant qu’ils sont tous des exemplaires singuliers de l’humanité, par une intuition ou tout du moins par un pressentiment de leur présence charnelle dans ce monde-ci ; la seconde, que ces bonnes volontés abstraites […] établissent entre elles des relations réelles à l’occasion d’événements vrais ou, en d’autres termes, que ces bonnes volontés, intemporelles, s’historialisent en conservant leur pureté et qu’elles transforment leurs exigences formelles en revendications matérielles et datées. Faute de quoi, la Cité des fins ne dure pour chacun de nous que le temps de notre lecture18.
12Si nous avons cité aussi longuement Sartre, c’est parce que ce passage nous semble essentiel pour comprendre l’enjeu que l’écrivain assigne à l’œuvre engagée – convertir la cité philosophique des fins, abstraite et intemporelle, en société concrète historique – et la manière dont il procède pour donner à celle-ci une légitimité à la fois philosophique, esthétique, morale et idéologique. On comprend également mieux le sens de l’expression de « roman de situation », plusieurs fois convoquée dans notre travail : le roman de situation serait celui qui faciliterait l’« historialisation » de la cité des fins dans l’esprit du lecteur, présentant un monde fictif à l’image du monde réel où vit le lecteur.
Les ambiguïtés de la théorie sartrienne de la lecture
13Au terme de cette analyse, nous ne pouvons que constater, une fois encore mais ici sous l’angle spécifique du rapport au lecteur, l’ambiguïté de la théorie sartrienne de l’engagement, ou plutôt la série d’ambiguïtés qui la traverse : une théorie fondée sur la notion de liberté mais qui réduit considérablement celle du lecteur, qui n’a d’autre choix que de déchiffrer convenablement les intentions de l’auteur ; un appel à la lutte contre l’oppression qui découle d’une phénoménologie de la lecture ; une théorie qui revendique une rupture forte avec la tradition littéraire, mais qui conçoit toujours inégalitairement le rapport auteur-lecteur, le premier restant finalement maître du jeu et révélant au second ce qu’il est et ce qu’il attend ; enfin, une théorie qui, bien qu’elle prenne pour objet une littérature de la praxis, formule des exigences que la pratique ne satisfera pas toujours.
14En effet, on peut se demander si Le Sursis et plus largement l’ensemble des Chemins de la liberté, dont on a souligné les affinités avec la notion de « roman de situation », relèvent de la définition du roman engagé entendu au sens plus restreint et politiquement militant développé ici : à quelles « revendications matérielles et datées » les interrogations existentielles de Mathieu, Brunet ou Daniel renvoient-elles ? Quelle injustice est dévoilée au lecteur, si ce n’est celle dont est victime l’homme, quelle que soit sa classe, qui subit une histoire tant qu’il ne décide pas de s’inscrire en elle, d’agir en elle et de lui donner un sens ? Dans cette perspective, Mathieu, le professeur de philosophie, à ranger dans la classe des « oppresseurs », n’est guère privilégié par rapport à Maurice, l’ouvrier : tous deux sont « embarqués » dans une partie qui les dépasse, et leur aspiration commune à la liberté ne se réalisera pas à la faveur de la guerre. Sans doute, la perspective idéologique n’est pas absente, notamment par la représentation souvent négative des membres de la classe bourgeoise : Jacques, le frère de Mathieu qui écoute RadioStuttgart et qui lit des journaux d’extrême-droite, et le beau-père de Philippe, le général Lacaze, sont assurément les personnages voulus par Sartre comme les plus antipathiques du roman.
15Cependant, ce type de dénonciation politique, celle-là même que vise l’œuvre engagée selon Sartre en 1947, paraît somme toute secondaire à l’écrivain en 1942 qui s’attache à représenter le choc avec l’histoire en termes collectifs, au double sens d’expérience collective et d’expérience de la collectivité. Avant d’identifier le moteur de l’histoire dans la lutte des classes et de se ranger d’un côté ou de l’autre de la barricade pour en prendre les commandes, encore faut-il avoir pris conscience que cette histoire est en marche et que nous en sommes les passagers involontaires19. Sans doute peut-on conclure à une idéologisation croissante de la pensée sartrienne au cours des années d’après-guerre, selon un mouvement qui est du reste celui de l’ensemble de la classe politique et intellectuelle française, et qui conduit le théoricien de l’engagement à politiser, dans la perspective de l’œuvre engagée à venir, le roman de situation passé.
16Néanmoins, il est un élément essentiel que nous proposons de retenir pour définir ce qui pourrait être une théorie générale du type de lecture auquel invite le roman engagé, qui ne s’appliquerait pas au seul Sartre et qui pourrait se trouver confirmé par l’analyse des romans eux-mêmes : l’idée selon laquelle la lecture constituerait non pas une action libre, ni même une « création », mais plus modestement « une condition essentielle de l’action », que Sartre identifie avec « le moment de la conscience réflexive20 » : prendre conscience du monde et de ses injustices, en assumer la responsabilité et agir pour transformer les choses. Dans cette perspective, la lecture représenterait non seulement le lieu d’intersection entre monde du texte et monde réel dont parle P. Ricœur, mais encore le lieu où le sujet « se prépare », apprend et s’entraîne, à agir dans le monde. Il convient alors de voir comment le romancier engagé amène le lecteur à faire, au sein de l’acte même de la lecture, l’expérience de l’engagement. En d’autres termes, de voir comment le roman engagé met son lecteur, au même titre que son personnage, « en situation ».
La figuration du lecteur dans le roman engagé d’après-guerre
17Dire que le roman engagé met en situation son lecteur invite à interroger les textes sous l’angle de la programmation des effets de lecture. Cela ne signifie pas pour autant que nous nous limiterons à étudier, pour reprendre un terme employé en linguistique, l’aspect « illocutoire » du texte, qui renvoie à l’intention manifestée par l’auteur. Notre objectif est plutôt d’en analyser la force perlocutoire, autrement dit sa capacité à agir sur le lecteur. Or, comme l’ont montré les théoriciens de la lecture, qu’ils développent une « esthétique de la réception » comme Wolfgang Iser ou Hans Robert Jauss21 ou qu’ils soumettent la lecture à une étude sémiotique (Umberto Eco22) ou de type sémiologique (Philippe Hamon et Michel Otten23), on ne peut analyser la réaction du lecteur réel indépendamment de la figure d’un lecteur virtuel inscrit dans le texte. L’idée selon laquelle il y a, dans tout texte, structurellement, un rôle proposé au lecteur a notamment été développée par W Iser. La figure de ce qu’il nomme le « lecteur implicite » se construit en effet à partir des directives de lecture déductibles du texte, valables pour tout lecteur24. Notons en outre que même les approches de la lecture qui se fondent sur la prise en compte du lecteur « réel », comme celles de Michel Picard et Vincent Jouve25, ne font pas l’économie d’une relation entre les réactions de ce dernier et la figure inscrite dans le texte.
18Il convient donc de s’interroger sur la figure du lecteur virtuel postulée par les textes du premier corpus en distinguant les figures explicites du narrataire – le narrataire personnage et le narrataire invoqué – et la figure implicite du narrataire « effacé ».
Figures du narrataire-personnage et du narrataire invoqué
19V. Jouve, faisant une synthèse entre les différents modèles de narrataire proposés par G. Genette26 et G. Prince27, propose une tripartition qui nous semble à cet égard très pertinente28 : le premier type de narrataire serait ce que G. Prince nomme le « narrataire-personnage » et G. Genette le « narrataire intradiégétique » : c’est celui qui joue un rôle dans l’histoire, à l’image par exemple de la comtesse de Manerville, à qui est destinée la longue lettre que constitue Le Lys dans la vallée de Balzac. Le deuxième type de narrataire serait le « narrataire invoqué », « ce lecteur anonyme, sans identité véritable, apostrophé par le narrateur au cours du récit29 ». Enfin, le dernier type de narrataire est le « narrataire effacé », qui « n’est ni décrit, ni nommé, mais implicitement présent à travers le savoir et les valeurs que le narrateur suppose chez le destinataire de son texte30 ». Comme le note V. Jouve, le narrataire effacé est la seule des trois figures proposées qui « permet de théoriser sur la base objective du texte les conditions de l’activité lectorale », puisque « le narrataire-personnage appartient en effet à l’histoire et le narrataire invoqué n’est qu’une création romanesque à laquelle le lecteur réel peut très bien ne pas s’identifier31 ». Le narrataire effacé, ou extradiégétique, en tant que rôle proposé par le texte au lecteur, est donc bien le modèle de tous les lecteurs abstraits et virtuels que les différentes théories de la lecture ont cherché à définir, et c’est bien à lui que pense Sartre quand il évoque « l’image du lecteur » inscrite dans le texte. Mais avant d’envisager la figure du lecteur virtuel telle que la dessinent nos œuvres, il convient d’examiner si les deux autres types de narrataires ne sont pas également convoqués.
20S’il paraît évident qu’aucun des textes de notre premier corpus ne met en scène un narrataire-personnage (contrairement à ce qui advient dans les récits du second corpus, comme nous le verrons plus loin), on ne saurait pourtant négliger le fait que Rieux, dans La Peste, a lu les carnets de Tarrou qu’il reproduit dans sa chronique en tant que témoignage. Sans doute, ces carnets, qui s’apparentent à un journal intime, n’étaient pas destinés au docteur qui, vraisemblablement, les a récupérés à la mort de son ami. Il n’empêche que le lecteur du roman ne reçoit ces carnets que par l’intermédiaire de Rieux et que, à l’instar de ce qui advient dans un récit destiné à un narrataire-personnage, ce narrataire, qui est en même temps le narrateur, joue un rôle de médiation entre le texte et le lecteur et oriente la lecture de ce dernier32.
21Or on s’aperçoit vite, quand on lit attentivement les passages où Rieux évoque les qualités qu’il attribue aux carnets et à son auteur, que ces dernières sont les mêmes que celles développées par Rieux dans sa propre narration : une écriture qui traduit un regard modeste porté sur l’histoire, à hauteur d’homme. Et l’on sait que cette écriture sobre, scrupuleuse, qui s’oblige à ne jamais verser dans l’emphase ou le pathétique, est elle aussi à la mesure du message éthique de La Peste : montrer qu’« il y a dans l’homme plus de choses à admirer qu’à mépriser » (279). En ce sens, Rieux oriente doublement la lecture des carnets de Tarrou, d’abord en tant que narrataire (figure de lecteur) qui en livre sa propre interprétation et ensuite en tant que narrateur (figure d’auteur) qui fait du récit rapporté une mise en abyme de sa propre narration et qui, programmant la lecture des carnets de Tarrou, programme aussi celle de la narration entière. À un troisième et ultime niveau, c’est bien Camus qui, par le biais de Rieux lecteur de Tarrou et auteur de la chronique, oriente la lecture de La Peste. On remarquera enfin que Camus, en faisant de Rieux le récepteur des carnets de Tarrou, construit en miroir une image du lecteur comme double de Rieux : un lecteur de bonne volonté, qui a vécu les événements rapportés et qui se met à distance d’eux – par le biais d’une narration objective à la troisième personne – pour mieux y et les réfléchir.
22La figure du narrataire invoqué est quant à elle présente dans deux de nos romans italiens, Chronique des pauvres amants et Les Hommes et les autres. Le narrateur pratolinien s’adresse à son lecteur à plusieurs reprises, par des apostrophes directes, à la deuxième personne, dans le cadre d’un échange qui se veut calqué sur le modèle du dialogue oral. Plus précisément, il associe ce dernier dans un « nous » aux implications multiples.
23Tout d’abord, il s’agit du couple narrateur/auditeur (lecteur) – « Mais nous n’en sommes qu’au commencement et Giulio apprend que dans le sac, outre l’argenterie, il y avait un collier estimé à 300 000 lires d’après les journaux33 » (28) – par le biais duquel le narrateur cherche à impliquer le destinataire dans l’action racontée, associant à sa fonction narrative les fonctions phatique et conative. Mais il arrive aussi que le « nous » renvoie non pas au couple narrateur/destinataire, mais plutôt à l’ensemble formé par le narrateur- » cornacchiaio » et les habitants de la Via del Corno. Dans ce cas, le lecteur est désigné comme étranger à cette rue, par le biais de la deuxième personne (« Vous flânez à travers les rues, Via Tornabuoni ou Via del Corno, dans le centre ou les faubourgs34 ») (177) auquel s’oppose le « nous » (« Notre rue aussi a sorti toutes ses lumières35 », 178) qui va le guider. Enfin, il est une dernière valeur collective de ce pronom, plus rare, qui renverrait à la condition humaine dans son ensemble36.
24Le narrataire invoqué par le narrateur pratolinien a donc un profil aisément définissable : s’il est étranger à la Via del Corno et sans doute à Florence, il est cependant au fait du contexte historique et politique de l’époque. Le pronom « Il » employé pour désigner Mussolini n’est pas explicité et c’est seulement dans la traduction française que sont éclaircies les références aux « Hardis du Peuple » ou à Bordiga. Le lecteur auquel s’adresse Pratolini est donc vraisemblablement un lecteur italien37 qui lui est contemporain. En outre, la familiarité avec laquelle le narrateur s’adresse à lui laisse entendre qu’il s’agit d’un lecteur bienveillant, curieux, disposé à apprendre les us et coutumes des « Cornacchiai » et qui est sans doute, dans la perspective antagonique du roman, déjà du côté des habitants de Via del Corno dans la lutte qui les oppose aux fascistes.
25Dans Les Hommes et les autres, le narrataire invoqué apparaît principalement dans la série en italique, la série en caractères romains s’adressant plutôt à un narrataire effacé. Très souvent, les questions du narrateur ont une valeur délibérative et le narrataire joue dans ce cas non pas le rôle d’interlocuteur, susceptible de répondre à l’interrogation, mais de témoin des réflexions du « je ». Ceci advient notamment dans les chapitres CX-CXIV, lorsque le narrateur s’interroge sur l’origine du Mal : « Mais l’offense en soi ? Est-elle autre chose que l’homme ? Est-elle hors de l’homme38 ? » (196) Dans ce faux dialogue, le narrateur feint de poser des questions dont il a déjà la réponse et amène ainsi le narrataire à adopter son point de vue. Une autre façon pour le narrateur d’impliquer le lecteur dans son discours consiste à mettre en valeur leur appartenance à une même communauté, d’abord humaine, puis nationale et historique. Le narrateur commence en effet par développer un point de vue général qui, par le biais du pronom « nous », tend à l’associer au lecteur et plus généralement à tout homme : « On dit : l’homme. Et nous, nous pensons à celui qui tombe, à celui qui est perdu, à celui qui pleure et a faim, à celui qui est malade, et à celui qui est persécuté, et à celui qui se fait tuer39. » (195) Il situe ensuite cette communauté dans un espace géographique et historique précis, celui de l’énoncé : « Nous, aujourd’hui, nous avons Hitler. [...] Nous avons les fascistes40. » (96)
26Les figures du narrataire-personnage et du narrataire invoqué présentes dans La Peste, Chronique des pauvres amants et Les Hommes et les autres offrent donc certaines caractéristiques communes : elles renvoient à un narrataire contemporain du narrateur, qui est lui-même contemporain de l’histoire racontée. Nous avons également vu que cette proximité culturelle et historique postulée par le texte entre narrateur et narrataire donnait souvent l’occasion au narrateur d’orienter la lecture du lecteur réel. Si le narrataire a bien pour fonction, entre autres, d’opérer une médiation entre texte et lecteur, on peut supposer que la lecture prêtée au narrataire s’applique aussi au lecteur réel. Dans cette perspective, la figuration du narrataire participerait d’une stratégie de programmation de la lecture, dont il nous faut analyser les autres procédés et mesurer l’efficacité. Avant cela, il convient de s’attarder sur la dernière figure du narrataire, celle du narrataire effacé, que nous retrouvons dans tous les textes de notre corpus.
Le narrataire effacé
27Si le narrataire effacé des romans de Pratolini et Vittorini se confond avec le narrataire invoqué par le narrateur, il apparaît en revanche plus complexe dans le texte camusien. De fait, c’est la forme même du témoignage qui implique la présence d’un narrataire dans La Peste. Ce qui est alors frappant, c’est que le récit semble avoir été conçu à l’intention non pas d’un, mais de deux types de destinataires : d’une part, ceux qui n’ont pas vécu les événements, auxquels il faut donner une idée précise de la ville où s’est déployée la peste, décrire la configuration spatiale d’Oran, l’atmosphère qui y règne, les habitudes de ses habitants. D’autre part, le narrateur évoque aussi à plusieurs reprises, telle une instance de jugement et/ou de légitimation de son récit, la figure de ceux qui, comme lui, ont vécu l’enfer de la peste. Le public visé par Rieux, et derrière lui Camus, est bien un public large : il s’agit de « parler pour tous » (274), ce qui signifie à la fois parler au nom des victimes41 et à l’adresse de tous. Cette extension du public est du reste à la mesure de l’ouverture de sens que l’on peut attribuer à l’allégorie de la peste : de la même façon que Camus n’a pas donné de visage humain à la tyrannie pour « pouvoir mieux les frapper tous42 », il n’exclut aucun lecteur de son roman.
28Le Sursis et Le Sentier des nids d’araignée ne semblent quant à eux s’adresser à personne : aucun personnage n’est censé y jouer le rôle de narrataire et aucun narrataire n’est mentionné par le narrateur, que ce soit de façon directe ou indirecte. C’est ainsi que le roman calvinien partage avec les textes précédemment cités la figuration d’un narrataire au fait du contexte historique et culturel dans lequel se déroule la fiction : seule la postulation d’un narrataire informé peut en effet justifier la représentation lacunaire et allusive du contexte historique que nous avons analysée dans la deuxième partie de cette étude, consacrée à la transcription de l’histoire. Mais c’est dans Le Sursis que la figuration d’un narrataire contemporain des événements racontés ou particulièrement bien informé est sans doute plus visible qu’ailleurs, dans la mesure où le texte fonctionne exclusivement, en ce qui concerne les références historiques, sur le mode de l’allusion. Une frontière s’établit donc entre deux types de lecteurs, dont un seul est le véritable destinataire de Sartre, comme le souligne G. Idt :
L’histoire, surtout dans […] Le Sursis, s’inscrit par allusions à l’actualité, signes de complicité aux contemporains de l’événement, incompréhensibles aux autres sans un travail d’information ou, déjà, l’apparat critique d’une édition savante. Sans cela, le texte garde tout de même un sens plus général, sinon universel, et transposable, mais appauvri de ses relations visibles, pressenties ou même supposées, avec des lecteurs très divers. Les fragments des discours d’Hitler, les chansons à succès, la couleur d’une affiche de mobilisation, la déchirure d’un tract en forme d’étoile jaune émeuvent différemment : leur authenticité saute aux yeux de ceux qui se souviennent, les vrais destinataires de Sartre ; les autres doivent la soupçonner43.
29Dans le troisième chapitre de Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre met ainsi l’accent sur la « complicité » qu’instaure l’historicité commune à l’auteur, au lecteur et aux personnages du récit. Le recours à l’allusion se définit alors à la fois comme une conséquence de cette historicité commune – nul n’est besoin de s’étendre sur ce que tout le monde connaît déjà – et un moyen de la faire éprouver au lecteur, d’engager celui-ci, comme nous le développerons plus loin, dans le récit :
[…] les gens d’une même époque et d’une même collectivité, qui ont vécu les mêmes événements, qui se posent ou qui éludent les mêmes questions, ont un même goût dans la bouche, ils ont les uns avec les autres une même complicité et il y a entre eux les mêmes cadavres. C’est pourquoi il ne faut pas tant écrire : il y a des mots-clés. […] Ainsi le lecteur auquel je m’adresse n’est ni Micromégas ni l’Ingénu, ni non plus Dieu le père. […] Suspendu entre l’ignorance totale et la toute-connaissance, il possède un bagage défini qui varie d’un moment à l’autre et qui suffit à révéler son historialité’44.
30Cependant, la définition du destinataire en termes historiques n’est pas exclusive d’autres sous-déterminations, qui visent à réduire davantage encore le cercle des lecteurs contemporains sollicités par Sartre. Ainsi, un certain type d’allusions semble ne s’adresser qu’à un genre de narrataire contemporain particulier, que G. Idt, reprenant une expression de Sartre dans Les Mots, nomme les « frères de race ou de classe45 » : il s’agit des allusions culturelles, et notamment littéraires, qui donnent incontestablement aux œuvres sartriennes un « goût de déjà lu46 ». On comprend alors que, par-delà le narrataire cultivé capable de saisir ces références (et leur contestation) dans le texte sartrien, c’est aux grands écrivains de son temps que s’adresse l’auteur des Chemins de la liberté.
31Se voit ainsi confirmé, dans le texte lui-même, ce que nous avancions précédemment : envisagés sous l’angle du destinataire, Les Chemins de la liberté ne correspondent pas à l’idéal du roman engagé proposé par le théoricien de Qu’est-ce que la littérature ?. Sans doute, Le Sursis, roman de situation exemplaire, s’adresse à un lecteur concret et historiquement situé. Mais nous sommes loin du « public total » et même – c’est sans doute le plus important – du public virtuel pour lequel doit écrire, dans le présent d’une société divisée, l’auteur engagé. Car qui est capable de relever les références culturelles du roman, quand bien même – et il est permis d’en douter – Sartre laisserait dans son texte des « indices qui permettent de reconnaître, sans grande culture, l’allusion ou les pastiches littéraires47 », si ce n’est le public « bourgeois » ?
32La question du statut social du lecteur constitue donc bien la pierre d’achoppement de l’engagement sartrien, la pratique de l’écriture contredisant la visée de la théorie de la lecture. C’est là, comme nous l’avons déjà relevé, une spécificité de l’engagement tel que le conçoit Sartre dans un sens bien plus idéologique que ne le fait Camus par exemple. On retrouve alors, dans cette contradiction entre destinataire voulu et destinataire atteint, ce déchirement entre visée et résultat, qui constituait, sur le plan du texte lui-même, la spécificité du roman engagé d’après-guerre comme genre de la tension et du « pari » sur l’histoire. Une tension dans laquelle le lecteur se trouve à son tour plongé.
La mise en situation programmée du lecteur
33À en croire Sartre, le lecteur du roman de situation, qui est aussi, on le sait, celui du roman engagé, ne se trouve guère dans une situation confortable :
Nous ne voulions pas délecter notre public de sa supériorité sur un monde mort et nous souhaitions le prendre à la gorge : que chaque personnage soit un piège, que le lecteur y soit attrapé et qu’il soit jeté d’une conscience dans une autre, comme d’un univers absolu et irrémédiable à un autre univers absolu et irrémédiable, qu’il soit incertain de l’incertitude même des héros, inquiet de leur inquiétude, débordé par leur présent, pliant sous le poids de leur avenir, investi par leurs perceptions et par leurs sentiments comme par des falaises insurmontables […]48.
34On notera le vocabulaire particulièrement violent de Sartre – « le prendre à la gorge », « attrapé », « jeté », « pliant sous le poids ». – qui suggère que l’entreprise de réconciliation envisagée par l’auteur entre l’écrivain et son public, bien loin d’être un pacte, est un rapport de forces, et de forces inégales. La lecture apparaît de fait comme un « piège » qui enfermerait le lecteur dans le monde du texte. Or on peut reconnaître dans cette figuration du lecteur immergé dans le monde fictionnel l’instance lectrice que V. Jouve nomme le « lisant49 » : il s’agit de cette part du lecteur piégée par l’illusion référentielle ou, plus exactement, qui « fait semblant de croire50 », temporairement, que le monde imaginaire est réel. Il convient alors de voir comment le roman engagé tel que le définit Sartre et tel que lui-même et les autres auteurs de notre premier corpus le pratiquent, sollicite le « lisant », ce lecteur « embarqué » dans la fiction dont on verra comment et jusqu’à quel point il l’« engage ».
Le lisant ou le lecteur embarqué
35On sait que V. Jouve distingue plusieurs procédés51 propres à créer l’effet d’illusion dont est victime – mais victime consentante – le lisant : tout d’abord, « l’effet de vie » qui donne l’impression au lecteur que les personnages du roman sont de véritables personnes. Ensuite, ce qu’il nomme le « système de sympathie », qui renvoie aux modalités de l’investissement affectif que le lecteur projette sur des personnages perçus comme vivants. C’est sur ce deuxième point, qui nous amènera du reste à développer certains aspects de l’illusion de vie des personnages de nos romans, que nous nous attarderons.
36Partant du principe que « le savoir du lecteur porte essentiellement sur trois domaines : le faire des personnages (le déroulement de l’intrigue), l’être des personnages (l’intériorité), la distinction (culturelle et subjective) entre le "bien" et le "mal" », V. Jouve retient trois codes de sympathie : le code narratif qui est « le seul à provoquer une identification au personnage » et joue sur l’identification du lecteur à celui qui a le même savoir que lui dans le récit (narrateur ou personnage focalisateur) ; le code affectif qui n’entraîne qu’un sentiment de sympathie, au sens de « participation compréhensive aux sentiments d’autrui » et qui est facilité par une série de techniques narratives permettant de donner au lecteur le sentiment de « connaître » le personnage ; le code culturel qui « valorise ou dévalorise les personnages en fonction de l’axiologie du sujet lisant52 » et qui repose notamment sur la proximité culturelle entre le texte et le sujet lisant.
37On notera que le roman à thèse cherche tout particulièrement à établir une coïncidence parfaite entre code narratif, code affectif et code culturel, la transmission d’un message étant étroitement liée, comme nous l’avons évoqué dans la première partie de cette étude, à son degré de redondance : le personnage qui incarne les « bonnes valeurs » est celui auquel le lisant s’identifie – c’est vers lui que convergent idéalement les trois identifications mentionnées par V. Jouve : au narrateur, aux personnages focalisateurs, au personnage dont il partage la situation informationnelle – et celui dont il se sent le plus proche parce qu’il a accès à son intériorité. Le roman à thèse actualise en outre d’autant mieux le code culturel qu’il fait référence à des évènements contemporains du lecteur, ou du moins inscrits dans un passé récent. On pourrait ajouter que le roman à thèse réserve un rôle spécifique aux valeurs du lecteur, supposant le plus souvent, comme l’a noté S. R. Suleiman, qu’il est déjà acquis à celles que prône le texte53. On ne saurait pourtant en déduire que seul le roman à thèse effectue une coïncidence entre les trois codes. Comme le souligne V. Jouve, c’est aussi le cas de la plupart des romans écrits à la première personne54. Ce qui distingue le roman à thèse de n’importe quel roman, rappelons-le, c’est la présence d’un supersytème idéologique qui structure le récit à tous les niveaux. En ce sens, le code culturel, que V. Jouve considère comme le moins efficace des trois et qu’il tend à considérer comme superfétatoire, est appelé à jouer un rôle de premier plan dans le roman à thèse, non seulement parce qu’il est indissociable des codes narratif et affectif, mais encore parce qu’il les détermine.
38Qu’en est-il du roman engagé ? Pour répondre à cette question, il convient d’examiner comment nos textes jouent des codes et à quelle combinaison de ceux-ci ils procèdent.
39Commençons par Chronique des pauvres amants, dont nous avons dit qu’il était le texte qui présentait le plus d’affinités avec le roman à thèse. De fait, on constate une coïncidence forte entre code narratif, code affectif et code culturel. La présence constante d’un narrateur, qui de plus s’adresse à maintes reprises au narrataire, rend inévitable l’identification lectorale primaire du lecteur. C’est par lui que ce dernier a accès à l’histoire et à ses personnages et il ne sait jamais d’eux davantage que ce que le narrateur lui en dit. Mais l’identification secondaire peut aussi s’appliquer à des personnages particuliers, dont le narrateur nous dévoile l’intériorité par le biais de « psycho-récits », et s’appuie alors sur le code affectif : c’est le cas pour Ugo, par exemple, ou pour Bianca et Aurora, dont les pensées les plus intimes et l’évolution psychologique nous sont communiquées. On notera qu’il n’y pas de contradiction entre le code narratif et le code affectif, le lecteur étant amené à éprouver de la sympathie – au sens large du terme défini plus haut – pour les personnages déjà valorisés par le narrateur qui porte sur eux un regard bienveillant. Cette convergence des codes s’explique en partie par le fait, déjà signalé, que le narrateur pratolinien entretient lui-même un rapport affectif avec ses personnages.
40Enfin, on ne s’étonnera pas de voir que le code culturel en vigueur lors de la publication du texte confirme les deux autres codes : les personnages auxquels le lecteur est amené à s’identifier, sont aussi ceux qui incarnent les « bonnes valeurs » aux yeux du public italien d’après-guerre : les « Cornacchiai » anti-fascistes. Néanmoins, on ne saurait négliger le fait que Maciste, le héros qui étonne par son courage, son honnêteté, sa constance et qui, dès la première heure, s’oppose aux fascistes est aussi celui qui est le moins incarné aux yeux du lecteur : c’est un homme d’action, dont nous ne connaissons jamais les pensées intimes. Inversement, Osvaldo, qui est fasciste et dont l’évolution psychologique nous est retracée minutieusement, peut légitimement faire l’objet d’une identification secondaire, renforcée par le code affectif. Cette discrète mais significative discordance entre le code culturel et les deux autres codes peut se lire comme une preuve supplémentaire de l’écart qui sépare le roman pratolinien du roman à thèse : la sympathie du lecteur va à plusieurs personnages, y compris à ceux que le code culturel devrait amener à blâmer.
41On constate également que cette discordance advient, dans les autres romans engagés étudiés ici. Faut-il y lire une spécificité du genre ? On peut le penser dans la mesure où si le code affectif et le code narratif invitent le lecteur de Les Hommes et les autres à s’identifier au partisan N2 – et plus généralement à tous les partisans, dotés, contrairement aux fascistes et aux nazis, d’une intériorité – laissant ainsi supposer une convergence avec le code culturel, celle-ci n’est toutefois pas menée à terme. En effet, N2 est un partisan ambivalent, torturé ; c’est à la fois le personnage le plus « sympathique » du récit et celui qui correspond le moins au héros positif que l’on attend dans un roman militant. Dans La Peste, qui organise moins le système de sympathie autour d’un personnage que d’une collectivité, le rapport entre les codes narratif et affectif et le code culturel peut aussi poser problème : si l’on s’en tient à une lecture littérale du roman, la valorisation des protagonistes combattant un fléau meurtrier est incontestable. Si l’on en fait une lecture symbolique, où la peste serait la métaphore du nazisme, on peut conclure de l’indétermination de l’adversaire – qui est une abstraction – une généralisation de la lutte de Rieux et de ses compagnons, anhistorique et a-idéologique. Ce que reprochait Barthes à Camus, c’était peut-être précisément d’avoir suscité un phénomène de sympathie chez le lecteur à partir de thèmes universels – l’amour, la souffrance – qui auraient, pour reprendre les termes de V. Jouve, « neutralisé » son système de valeurs au lieu de l’« actualiser55 ».
42Dans Le Sentier des nids d’araignée, on sait que si l’identification narratoriale est singulièrement neutre sur le plan axiologique, le narrateur se gardant bien, contrairement aux narrateurs pratolinien et vittorinien, de juger ses personnages, ce n’est pas le cas lorsque l’on s’intéresse aux identifications secondaires, favorisées par la focalisation interne de deux personnages très différents : Pino qui se situe sur un plan infra-idéologique, et Kim qui, au contraire, est chargé de donner une perspective idéologique au récit. Or si le narrateur se livre le plus souvent au « psycho-récit » pour rendre compte des pensées de Pino, c’est en revanche le monologue rapporté qui domine dans le chapitre IX, où Kim, seul dans la forêt, se livre à une réflexion existentielle et idéologique. Cette différence de traitement est révélatrice du degré de conscience atteint par le second, capable, contrairement à Pino, de formuler sa pensée. Mais elle est peut-être aussi révélatrice du caractère « forcé » de la perspective idéologique imposée par le monologue intérieur de Kim, comme si, en la mettant à distance comme une citation, entre guillemets, le narrateur ne pouvait (voulait ?) se l’approprier aussi facilement que les rêveries du jeune garçon et qu’il communiquait ainsi au lecteur le sentiment de cette distance qui vaut ici comme distanciation.
43Enfin, on ne saurait s’étonner de voir que le roman sartrien, dont on sait qu’il vise avant tout à révéler au lecteur sa propre historicité par le biais de personnages qui en font la brusque découverte, ne sollicite que faiblement les valeurs du lecteur : le conflit qu’il se propose de raconter n’oppose pas un camp à un autre mais les hommes, tous ensemble, à l’histoire. Les identifications ponctuelles aux personnages focalisateurs sont ainsi multiples dans Le Sursis, et leur nombre et la rapidité de leur succession sont sans aucun doute à l’origine de ce sentiment d’étourdissement dont peut être saisi le lecteur, véritablement « jeté » d’une conscience dans une autre. Si Sartre, refusant le point de vue de Dieu sur ses personnages, s’interdit tout psycho-récit, il recourt en revanche abondamment au monologue intérieur. Certains personnages sont ainsi mieux connus et donc plus susceptibles que d’autres de recueillir la sympathie du lecteur. Mathieu est sans doute le personnage auquel le lecteur a le plus l’occasion de s’attacher, puisqu’il partage, depuis L’Age de raison, son itinéraire singulier, son inquiétude et ses incertitudes. On ajoutera que Mathieu doit aussi sa position privilégiée dans la narration au code culturel qui fait de lui le personnage vraisemblablement le plus proche du lecteur du Sursis de l’époque : un homme de classe moyenne, cultivé, et qui s’est senti dépassé par les événements.
44Au terme de cette analyse du système de sympathie mis en œuvre dans les romans engagés, plusieurs éléments sont à retenir : tout d’abord, on constate une tendance récurrente à élargir le système de l’individu au collectif : c’est vers une génération (Sartre), une ville (Camus) un quartier (Pratolini) ou un groupe (Vittorini) que tendent l’identification et l’affection du lecteur-lisant. Mais ce mouvement de généralisation est indissociable d’une tendance apparemment contraire, qui consiste à faire des personnages de véritables « personnes » : il s’agit alors des protagonistes du récit, ceux qui réunissent en eux les éléments propres à susciter la sympathie du lecteur. Ce trait nous paraît propre au roman engagé, dont l’un des enjeux principaux, comme on l’a vu, est de représenter le choc entre l’individu et l’histoire. On notera également que la coïncidence entre les trois codes n’est jamais totale dans les textes et que c’est toujours le code culturel – celui qui renvoie aux valeurs du lecteur – qui provoque la discordance : les personnages valorisés par les codes narratif et affectif ne sont pas forcément ceux qui le sont sur un plan idéologique. Plus précisément, les romans mettent l’accent sur la frontière entre code culturel – au sens large, celui des valeurs d’une société – et code idéologique, établissant une distinction que V. Jouve ne mentionne pas dans ses analyses. Si sur le plan des valeurs – le courage, l’honnêteté, la générosité, la solidarité, la liberté… – les personnages positifs sont les mêmes que ceux vers lesquels les deux premiers codes avaient orienté le lecteur, en revanche, sur le plan idéologique, la contestation est possible, et du reste elle l’a souvent été.
45Ce que nous avions suggéré sur le plan de la poétique de l’auteur se trouve ainsi confirmé sur le plan de la réception du lecteur : le roman engagé problématise les enjeux idéologiques dont il est porteur. Mais ce que nous aura appris de nouveau cette étude, c’est que cette problématisation est effectivement communiquée au lecteur dès le niveau de lecture du lisant qui se caractérise par une « vigilance restreinte » et « une suspension du rôle d’acteur au profit de celui de récepteur56 » : autrement dit, un niveau de lecture qui ne sollicite pas la faculté critique. Il convient donc d’examiner comment, dès lors que les textes sollicitent le « lectant » qui, lui, déploie une telle faculté, cette problématisation se formule et se confirme.
Le lectant : le lecteur du roman engagé ?
46Le lectant est défini par V. Jouve comme celui qui « ne perd jamais de vue que tout texte, romanesque ou non, est d’abord une construction57 » et qui « appréhende le roman par rapport à un “auteur”58 ». Cette indication n’est pas indifférente dès lors que l’on traite du roman engagé qui se définit entre autres, pour reprendre l’expression de S. de Beauvoir, par la « présence totale de l’écrivain à l’écriture59 ». On n’oubliera pas non plus que cette figure d’auteur est souvent incarnée pour le lecteur, et notamment pour le premier public des œuvres, qui connaît, dans leurs grands traits, la biographie et les positions politiques et idéologiques de Sartre, Camus, Calvino, Vittorini et Pratolini, à une époque qui a donné à l’engagement, au-delà de la littérature, de multiples possibilités de manifestations : engagement dans la Résistance, dans la presse clandestine, etc60.
47On remarque que, à l’exception du Sursis, où l’auteur s’emploie à surprendre le lecteur, les textes sont dans l’ensemble relativement prévisibles, au sens où, envisagés dans leur linéarité, ils sont porteurs d’une certaine cohérence. Celle-ci – qui n’exclut pas, bien sûr, le caractère étonnant du choix même du sujet du roman et des techniques romanesques qu’il déploie (la Résistance vue par un enfant [Calvino], une histoire de guerre et d’amour malheureux qui tend vers l’onirisme et la poésie [Vittorini], une transposition allégorique et polysémique de l’Occupation [Camus]) – se trouve confortée à l’intérieur même du texte par la présence de scenarii communs et intertextuels, qui permettent au lecteur « d’anticiper la suite du récit en fonction d’une idée du "vraisemblable" issue de l’expérience commune et de la pratique littéraire61 ».
48Si toute œuvre, comme l’a bien montré W. Iser, comporte des lieux d’indétermination, des « blancs » – ceux voulus par l’auteur et ceux qui résultent d’une « dépragmatisation » du texte littéraire62 – il revient au lecteur de les combler. Plus ces « blancs » sont nombreux, plus l’« activité de construction » du lecteur est intense. W. Iser note que le roman à thèse, dont l’objectif est de persuader le lecteur du bien-fondé de la thèse défendue, est précisément celui qui cherche à limiter le plus possible les lieux d’indétermination du texte et qui sollicite donc assez peu l’activité du lecteur.
49On ne s’étonnera pas de voir que, parmi nos textes, c’est celui qui se rapproche le plus du roman à thèse – Chronique des pauvres amants – qui présente le moins de « blancs » et qu’au contraire c’est celui qui s’en écarte le plus – Le Sursis – qui multiplie les lieux d’indétermination. Notre hypothèse est que le dispositif du montage employé par Sartre dans ce roman a pour vocation d’activer la part du lectant dans le lecteur, de l’orienter dans le sens de la perplexité, voire de l’angoisse, afin de l’amener à partager la situation existentielle des personnages, entraînés dans la tourmente de l’histoire : autrement dit de provoquer une convergence des effets du lisant et du lectant. J.-P. Morel a bien montré, dans son analyse du montage dans Le Sursis, le caractère inédit du dispositif déployé par Sartre : « multilinéaire d’un bout à l’autre, c’est-à-dire sur plus de quatre cents pages, il est conçu de façon à souligner la répétition et la discontinuité plutôt qu’à les atténuer, afin de surprendre constamment le lecteur63 ». Outre la présence de « bonds, inattendus et immotivés, d’une ligne d’action à une autre » déjà évoqués, on peut signaler la récurrence du procédé visant à masquer le saut sous l’apparence de la continuité, en vertu duquel le lecteur « ne s’avise de la rupture qu’avec un peu de retard64 ». C’est ce qui arrive notamment lorsque les anaphoriques ne renvoient pas aux substantifs qui les précèdent, mais à ceux qui les suivent65. Les passages qui entrelacent plusieurs actions étant quelquefois, comme le souligne J.-P. Morel, « à la limite de l’illisibilité », Sartre s’expose alors au risque de « l’émiettement et de l’éparpillement66 ».
50La désorientation du lecteur n’est pas poussée aussi loin dans les autres romans étudiés. Les lieux d’indétermination présents dans La Peste, Le Sentier des nids d’araignée ou Les Hommes et les autres se concentrent en fait presque exclusivement dans les pages finales des romans : ainsi, l’ultime rencontre du Cousin et de Pino est-elle le signe d’une réconciliation entre le garçon, le monde et l’histoire, comme le soutient Contardo Calligaris67, ou au contraire la confirmation de l’exclusion de Pino du monde adulte ? Si le Cousin a bien tué la sœur de Pino comme le suggère la cohérence de ce personnage (depuis le début du récit, il est présenté comme celui auquel revient la charge d’exécuter les ennemis ou les traîtres et, en outre, il déteste les femmes), rien ne laisse entendre que Pino l’a compris. La relation entre les deux personnages reconduirait donc l’écart entre le jeune garçon et les adultes, violents et menteurs. Mais pour Emma Grimaldi, qui lit le roman calvinien dans une optique psychanalytique, il faudrait au contraire voir dans le Cousin, cet homme qui hait les femmes parce qu’il a été trahi par la sienne, un double de Pino. Dans cette perspective, le Cousin confirmerait Pino dans un isolement qu’il partage avec lui68.
51De la même façon, la fin de Les Hommes et les autres concentre l’indétermination, tant sur le plan de la narration que sur celui de l’interprétation : on ne sait si N2 a eu seul l’idée d’attendre l’arrivée de Chien Noir dans sa chambre pour le tuer ou si elle lui a été soufflée par le jeune ouvrier. Au lecteur de déterminer son choix, à partir des éléments fournis par le texte : N2 qui cherche à faire parler l’ouvrier quand celui-ci dit qu’il a compris ce que le partisan voulait faire69, le narrateur qui relaie l’interrogation du lecteur (« [N2] Le savait-il, lui, qu’il voulait faire ça70 ? ») peuvent amener ce dernier à trancher en faveur de la seconde hypothèse. Mais il semble bien plus difficile de combler les « blancs » concernant le message idéologique qu’a voulu transmettre Vittorini : doit-on condamner N2 qui soumet la lutte partisane à des enjeux personnels et ne tue Chien Noir que parce que ce geste lui fournit à la fois l’occasion de « se perdre », d’échapper à une vie qui le ronge et de mourir en héros, bref, de quitter le champ de bataille sans déserter ? Doit-on voir dans l’ouvrier des derniers chapitres la véritable figure positive du roman ? La question est d’autant plus difficile à résoudre que, comme nous l’avons signalé plus haut, la part du lisant qui est dans chaque lecteur tend largement à privilégier N2.
52Enfin, La Peste sollicite particulièrement le lecteur interprétant : que signifie le fait que le recul de la maladie ne soit pas clairement imputable à l’action des formations sanitaires ? Doit-on en déduire que celle-ci aura été impuissante et qu’elle le restera toujours, face à un fléau destiné à renaître ? Le lecteur attentif trouvera la réponse dans le texte lui-même : l’objectif de Rieux, figure de l’auteur Camus, n’était pas de raconter des faits héroïques, mais de mettre en valeur l’homme pour ce qu’il est, ce qu’il fait et non pour le résultat de ses actions.
53On notera enfin que la dimension intertextuelle des œuvres sollicite fortement le lectant, non seulement en l’invitant à reconnaître les références des œuvres, mais encore en l’amenant à s’interroger sur leur signification : le roman engagé sartrien se construit, on l’a indiqué, en regard d’autres œuvres. Le fait même que l’intertextualité donne systématiquement lieu à une critique, est du reste à relier aux propos de Sartre qui, dans la « Présentation » des Temps Modernes et dans Qu’est-ce que la littérature ?, envisage le rapport de son époque au passé (et notamment au passé littéraire) en termes de rupture. Le lectant est invité à faire ce type de rapprochement, en constatant le détournement des modèles qu’opère l’écrivain. La référence aux contes dans le roman calvinien sollicite différemment le lectant, en ce qu’elle correspond assez peu à l’horizon d’attente que présente un roman sur la Résistance. C’est sur ce décalage que peut s’exercer la réflexion du lecteur, tout comme sur celui que constitue la référence au personnage de Kipling, Kim, mentionnée précédemment. Enfin, c’est sans doute dans La Peste que l’intertextualité démontre le mieux les liens qu’elle entretient avec le lectant, puisque la citation de Defoe, placée en épigraphe, en plus de signifier le renvoi à l’auteur du Journal de la peste, invite le lecteur à s’interroger sur la dimension allégorique du récit.
La sollicitation du « lu »
54Dans la mesure où « l’investissement [pulsionnel du lecteur] est d’autant plus intense que la distance entre sujet fictif et sujet lisant est manifeste71 », on peut penser que le roman engagé, qui cherche à « piéger » le lecteur dans l’illusion référentielle et joue sur la ressemblance entre monde de la fiction et monde du lecteur, ne sollicite que modérément la part du lu. Cela n’empêche pas que nos textes s’appuient également sur lui, ne serait-ce que parce que le voyeurisme, que V. Jouve définit, en tant que « désir de savoir ce qui se passe derrière les portes », comme « la forme canonique de la libido sciendi », est inhérent à la lecture romanesque72.
55Dans la mesure où les romans étudiés donnent un accès particulièrement aisé et approfondi à l’intériorité des personnages, se crée une « intimité compassionnelle73 » entre lecteur et personnages qui relève bien du voyeurisme. Cette dimension est notamment présente dans Chronique des pauvres amants avec les multiples incursions du narrateur dans le secret des maisons des « Cornacchiai74 ». L’intimité compassionnelle peut se doubler d’une intimité corporelle qui rappelle l’origine de la pulsion voyeuriste telle que la définit la psychanalyse freudienne : le texte romanesque, comme la scène primitive, inviterait le lecteur à « surprendre des corps à la fois présents et indifférents à notre regard75 » et on notera que tous les romans étudiés proposent une ou plusieurs scènes pouvant renvoyer à cette scène interdite76. Si la libido sciendi du lecteur est le plus fortement sollicitée par les scènes érotiques, elle l’est également par les scènes criminelles : dans la mesure où « le voyeurisme est souvent lié à une thématique sexuelle ou morbide, c’est-à-dire aux deux formes matricielles du désir », la libido sciendi « débouche inéluctablement sur la libido sentiendi », note V. Jouve77.
56Sans doute, le sujet même des romans engagés d’après-guerre invite plus que d’autres à convoquer des scènes de violence et de mort, en particulier quand l’action racontée se situe pendant le conflit, comme dans Les Hommes et les autres. Le roman vittorinien présente à plusieurs reprises des scènes d’une violence physique et psychologique difficilement supportables, au premier rang desquelles l’épisode de Giulaj78. Arrêté par les Allemands pour s’être comporté de manière suspecte, ce vendeur ambulant de marrons est soumis par le capitaine Clemm à un interrogatoire pervers, dont le lecteur pressent la fin : l’homme sera dévoré par les chiens. La longueur de l’épisode, qui s’étale sur plusieurs chapitres, la mention des commentaires inquiets des miliciens qui assistent, incrédules, à la scène, contribuent à dramatiser la scène. Sans doute, l’activité du lisant ne serait pas aussi intense si elle ne s’appuyait pas sur les réactions du lu qui investit le passage de ses pulsions morbides et scopiques. Cependant, on peut se demander si le lecteur, même de façon inconsciente, est mis en situation d’éprouver du plaisir à satisfaire une pulsion, en l’occurrence sadique, qui lui ferait vivre la scène du côté de Clemm. Il est permis d’en douter, dans la mesure où il paraît impossible de séparer complètement réactions du lu et réactions du lisant ou du lectant qui invitent le lecteur à s’associer, émotionnellement et intellectuellement, aux opposants et aux victimes du fascisme.
57De fait, le récit lui-même cherche à orienter – voire à réduire – l’activité du lu par un effet de saturation de l’activité du lisant et du lectant : quand bien même le lecteur trouverait inconsciemment un plaisir sadique à cette scène, le reste du récit – sur le plan de l’énoncé par le biais de la structure antagonique et sur le plan de l’énonciation à travers les commentaires du narrateur dans les chapitres en italique – condamne sans équivoques l’épisode, de manière à en rendre presque impossible toute jouissance : les nazis, en donnant un homme à manger aux chiens, se rangent définitivement du côté du mal, dont on peine à croire – et pourtant il le faut, dit Vittorini – qu’il appartient à l’homme. Malgré les apparences, bourreau et victime appartiennent à la même espèce. Ainsi, le roman vittorinien délivre, en même temps que des scenarii fantasmatiques qu’investit spontanément le lecteur, une grille de lecture qui limite leur portée, voire la renverse : la lecture inconsciente du lisant, parce qu’elle est confirmée par la lecture consciente du lectant, rend ici très difficile un investissement du lu du côté des bourreaux.
58Ce n’est pas là un trait propre au roman vittorinien, les autres textes cherchant de la même façon non pas à étouffer les réactions du lu, mais à s’assurer qu’elles ne viendront pas contredire trop fortement celles du lisant et du lectant79. C’est ainsi que, dans Le Sursis, la scène primitive vécue par Philippe visant à associer le jeune bourgeois à une figure d’immaturité et Maurice, l’ouvrier, à une figure paternelle (ce dernier gifle le jeune homme qui a frappé à sa porte à un moment inopportun), correspond assez bien à la ligne idéologique – discrète, mais présente tout de même – du roman80. Le bain de mer que partagent Tarrou et Rieux dans La Peste est quant à lui explicitement donné à lire dans le sens d’une redécouverte de soi et de l’autre – de son propre corps et de celui de l’autre – ainsi que d’une réconciliation plus générale avec le monde, humain et naturel81. Ce moment de pause, cette brèche un instant ouverte dans la chape de plomb qui recouvre les prisonniers de la peste est également vécue comme une libération – temporaire – par le lecteur, à qui la chronique de la peste, détaillée, scrupuleuse, apparemment inlassable, peut communiquer un sentiment d’oppression semblable à celui que délivre le fléau lui-même. Se mêlent ainsi réactions du lisant (qui a partagé un moment d’insouciance avec les personnages) du lectant (qui aura perçu de la part de l’auteur une stratégie pour renforcer son identification aux personnages et son immersion dans l’action du récit) et éventuellement du lu (qui aura joui de cette délivrance octroyée aux personnages en investissant le passage de ses pulsions scopiques et sexuelles82).
59En conclusion de ces analyses consacrées aux trois instances de lecture sollicitées par les romans du premier corpus, quelques remarques s’imposent : tout d’abord, on notera que ces derniers sollicitent fortement le lectant, sans pour autant laisser échapper au lecteur leur signification dernière. Cela est conforme au genre tel que nous l’avons défini, un genre bien plus problématique qu’assertif, qui propose un message aisément identifiable mais qui ne l’impose pas et qui ne le présente pas non plus comme univoque et définitif. Si l’effet visé est bien plus celui de « persuader » que celui de « séduire » (qui relève d’une sollicitation du lisant) ou de « tenter » (qui relève d’une sollicitation du lu), la stratégie de la persuasion mise en œuvre par le roman engagé relève, pour reprendre une expression de V. Jouve, d’une démarche « pédagogique », en ce qu’elle laisse le lecteur déduire de lui-même une vérité du texte. Cette stratégie de la persuasion par « pédagogie » s’opposerait alors à ce que l’auteur de L’Effet-personnage dans le roman nomme la persuasion par « intimidation », où l’activité du lecteur consiste simplement à recevoir, ou rejeter, une vérité du texte imposée83, et que l’on peut voir à l’œuvre dans le roman à thèse.
60Rappelons également que la sollicitation du lisant et, dans une moindre mesure, du lu, contribuent à orienter la lecture du lectant et lui permettent de résoudre les interrogations auxquelles il est confronté : s’identifiant à N2, le lecteur du roman vittorinien est amené à prendre le parti de ce dernier et donc à partager les doutes de l’auteur concernant la possibilité qu’a l’histoire de répondre à l’exigence de bonheur des hommes, ainsi que sur la possibilité et l’efficacité de l’intervention directe de l’intellectuel dans l’histoire. L’identification aux hommes de 1938, plongés dans une histoire incompréhensible sur laquelle ils n’ont pas prise, est renforcée par le désarroi que peut éprouver le lecteur sartrien face à un texte éclaté, qui ne lui fournit que des points de repères généraux – dates, lieux – insuffisants pour s’orienter : les réactions du lisant, trouvant un écho dans celles du lectant, doivent alors amener ce dernier à faire le lien entre expérience de lecture relevant de l’énonciation et expérience des personnages relevant de l’énoncé et à saisir le roman comme « forme-sens », où la forme est elle-même porteuse du sens du récit.
61Le trait majeur des romans engagés étudiés consisterait donc à privilégier le lectant comme instance dominante de lecture, en s’appuyant sur les réactions des deux autres et notamment du lisant. Cette convergence a pour effet principal de placer le lecteur-lisant dans une situation analogue à celle des personnages et de favoriser la transposition du lecteur-lectant du monde de la fiction au monde réel. Notre hypothèse est que cette situation, au-delà de la spécificité de chacun des textes, est précisément une situation d’engagement : de la même façon que l’auteur place ses personnages dans une situation qui exige d’eux un choix (la conscience de la nécessité d’un choix dans Le Sursis, une action qui concrétise ce choix dans les autres romans) il contraint son lecteur, prisonnier du texte comme les personnages le sont d’une situation historique, à trouver par lui-même une issue. Sans doute, cette issue est-elle plus clairement définie pour le lecteur que pour les personnages : comme on l’a dit précédemment, le « message » du roman engagé ne se dérobe pas à l’activité interprétative du lectant. Mais il n’empêche que cette issue ne lui est pas donnée aussi facilement que dans le roman à thèse et que l’engagement du lecteur dans le texte, qui répond à celui de l’écrivain dans l’œuvre, est sans doute à comprendre comme la propédeutique essentielle d’un engagement du lecteur dans le monde.
Notes de bas de page
1 Denis B., Littérature et engagement…, op. cit., p. 32.
2 Sartre J.-P, Qu’est-ce que la littérature ? op. cit., p. 62.
3 Denis B., « L’écrivain engagé et son lecteur. Réflexion sur les limites d’une “générosité” », dans Poulain I. et Roger J., « Le lecteur engagé », Modernités, n° 26, Presses Universitaires de Bordeaux, 2008, [p. 211-220], p. 213.
4 Sartre J.-P, Qu’est-ce que la littérature ? op. cit., p. 50.
5 Ibid.
6 Ibid., p. 55.
7 Ibid., p. 57.
8 Denis B., « L’écrivain engagé et son lecteur », art. cit, p. 215.
9 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ? op. cit, p. 61.
10 Ibid., p. 60.
11 Ibid., p. 52.
12 Ibid., p. 243 : « À mesure que l’auteur atteint un public plus étendu, il [l’écrivain] le touche moins profondément, il se reconnaît moins dans l’influence qu’il exerce, ses pensées lui échappent, se gauchissent et se vulgarisent. »
13 Denis B., « L’écrivain engagé et son lecteur », art. cit., p. 216.
14 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit, p. 79.
15 Ibid., p. 249.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 276.
18 Ibid., p. 268-269.
19 On reconnaîtra ici une allusion à l’isotopie de l’automobile qui traverse le premier chapitre de l’essai de D. Hollier, op. cit., intitulé « Portrait de l’artiste en auto » (p. 15-50).
20 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 163.
21 Iser W., L’Acte de lecture : théorie de l’effet esthétique [1976], trad. de l’allemand par E. Sznycer, Bruxelles, Pierre Mardaga, coll. « Philosophie et langage », 1985 ; Jauss H.-R., Pour une esthétique de la réception, op. cit.
22 Eco U., Lector in fabula [1979], trad. de l’italien par M. Bouzaher, Paris, Grasset, Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 1995.
23 Hamon Ph., « Narrativité et lisibilité », Poétique, 40, novembre 1979 ; Otten M., « La lecture comme reconnaissance », Français 2000, 104, février 1982.
24 Iser W., op. cit., p. 70.
25 Picard M., La Lecture comme jeu, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1986 ; Lire le temps, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1989 ; Jouve V., L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1992.
26 Genette G., Figures III, « Discours du récit », « 5. Voix », « Le narrataire », op. cit., p. 265-267
27 Prince G., « Introduction à l’étude du narrataire », Poétique, n° 14, 1973, p. 178-196.
28 Jouve V., La Lecture, Paris, Hachette, coll. « Les contours littéraires », 1993, p. 27-29.
29 Ibid., p. 27.
30 Ibid., p. 28.
31 Ibid., p. 29.
32 G. Prince note qu’une des fonctions du narrataire-personnage est de dévoiler les « prises de position fondamentales d’un récit », la réaction du narrataire au récit étant un critère d’évaluation de la validité des valeurs que ce dernier propose (art. cit., p. 195).
33 CPA, p. 23 : « Ma siamo appena all’inizio ed è Giulio ad apprendere che nel sacco, oltre all’argenteria, c’era la collana che i giornali valutavano trecentomila lira. »
34 CPA, p. 200 : « Voi oziate par le strade, via Tornabuoni o via del Corno […]. »
35 Ibid., p. 201 : « Anche la nostra strada ha messo fuori i suoi lumi […]. »
36 CPA, trad. fr., p. 352 : « Du passé nous ne rappelons que ce qui reste lié au présent, qui sert notre avenir. »/ CPA, p. 419 : « Del nostro passato noi ci ricordiamo soltando ciò che ci concilia con il nostro presente, e che serve al nostro avvenire. »
37 On notera également la présence de certains jeux de mots, qui supposent une compétence linguistique du lecteur (voir par exemple le jeu de mots avec le terme « corna », note 53, p. 172 de cet ouvrage).
38 UN, p. 174 : « Ma l’offesa in se stessa ? È altro dall’uomo ? È fuori dall’uomo ? »
39 Ibid. : « L’uomo, si dice. E noi pensiamo a chi piange e ha fame, a chi ha freddo, a chi è malato, a chi è perseguitato, a chi viene ucciso. »
40 Ibid. : « Noi abbiamo Hitler oggi. […] Abbiamo i fascisti. »
41 « Parler pour tous » n’apparaît pas, de fait, comme une gratification, mais comme un devoir à l’égard des survivants ou de leur souvenir.
42 Camus A., « Lettre d’Albert Camus à Roland Barthes sur La Peste », op. cit., p. 547.
43 Idt G., « Préface, II », dans Sartre J.-P., Œuvres romanesques, op. cit., p. XXVIII.
44 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 77.
45 Idt G., « Les modèles d’écriture dans Les Chemins de la liberté », Études Sartriennes, I, op. cit., [p. 75-92], p. 79. On remarquera que les relations que Sartre noue entre son roman et les œuvres d’autres écrivains sont le plus souvent à comprendre en termes d’opposition et de critique.
46 Ibid., p. 76. Pour l’analyse de ces multiples références intertextuelles, nous renvoyons à l’article de G. Idt.
47 Ibid., p. 79. Nous soulignons.
48 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 226.
49 Jouve V., La Lecture, op. cit. Rappelons que V. Jouve propose dans cet ouvrage de reprendre, en lui apportant toutefois des modifications importantes, la typologie des niveaux de lecture présentée par M. Picard dans La lecture comme jeu (op. cit.) : le lecteur, pris comme concept, est divisé par ce dernier en « liseur » (part du sujet qui, tenant le livre entre ses mains, maintient le contact avec le monde extérieur) ; « lu » (inconscient du lecteur réagissant aux structures fantasmatiques du texte) ; et « lectant » (instance de la secondarité critique qui s’intéresse à la complexité de l’œuvre). V. Jouve estime que si l’existence du liseur est incontestable, le concept est cependant peu opératoire pour une analyse strictement textuelle et propose un terme moyen entre l’attitude distanciée (le lectant) et l’investissement fantasmatique absolu (le lu) : le lisant. Ce dernier renverrait alors à cette part du lecteur piégée par l’illusion référentielle qui considère, le temps de la lecture, le monde du texte comme un monde existant. Soulignons enfin que, si les trois modes de lecture proposés par V. Jouve sont sollicités par tout type de texte, un ou deux sont toujours privilégiés par rapport aux autres.
50 Jouve V., L’Effet-personnage, op. cit., p. 82.
51 Nous renvoyons au chapitre de L’Effet-personnage… intitulé « Le personnage comme personne », op. cit., p. 108-149.
52 Ibid., p. 123.
53 Suleiman S. R., op. cit., p. 177 : « Il se peut même que la véritable fonction du roman à thèse soit de confirmer des vérités déjà admises plutôt que de persuader ou de convertir. »
54 Jouve V., L’Effet-personnage…, op. cit., p. 147.
55 Jouve V., L’Effet-personnage…, op. cit., p. 147.
56 Jouve V., L’Effet-personnage…, op. cit., p. 88.
57 Ibid., p. 83.
58 Ibid., p. 83.
59 Beauvoir (De) S., La Force des choses, I [1963], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972, p. 65. Comme le souligne B. Denis, l’accent est ici mis sur le fait que « l’écrivain ne s’engage pas seulement tout entier dans la réussite de son œuvre, mais qu’il y engage la totalité de sa personne, au sens où il y met l’ensemble des valeurs auxquelles il croit et par lesquelles il se définit » (Denis B., Littérature et engagement…, op. cit., p. 44).
60 Précisons que ce qui contribue fortement à la (re)connaissance des écrivains engagés, c’est leur participation au débat public et leur statut d’« intellectuel ». Sur ce point, nous renvoyons notamment à Winock M., Le Siècle des intellectuels, op. cit.
61 Jouve V., L’Effet-personnage…, op. cit., p. 95.
62 Iser W., L’Acte de lecture, op. cit., chap. 2, « La stimulation des actes de construction », p. 317-398. Le critique entend par « blanc » l’absence réfléchie de notation et par « dépragmatisation » la situation du texte en tant qu’il est reçu hors de son contexte d’origine.
63 Morel J.-P., « “Carrefour multiple” : roman et montage dans Le Sursis », op. cit., p. 103.
64 Ibid.
65 Nous n’en citerons qu’un exemple, celui du passage où la mention du baiser échangé par Pierre et Maud à Marrakech est suivie de celle d’un « vieillard » à « l’air furieux » qui « les regarde droit dans les yeux en fronçant ses gros sourcils ». Or le pronom « les » ne renvoie pas aux amants, mais désigne par anticipation les deux personnages qui vont être nommés après Chamberlain (S, p. 62).
66 Morel J.-P., « Carrefour multiple » : roman et montage dans Le Sursis, op. cit., p. 106.
67 Calligaris C., Italo Calvino [1973], Milano, Mursia, « Civiltà Letteraria del Novecento », 1985. Nous renvoyons aux pages consacrées au Sentier des nids d’araignée, « Dall’esordio al 1952 : la fiaba. 1. Il Sentiero dei nidi di ragno », p. 7-19.
68 Grimaldi E., « Storia di Pin : virtualità e azione nel Sentiero dei nidi di ragno » [Misure critiche, janvier-mars 1976], cité dans Ponti A., Come leggere « Il Sentiero dei nidi di ragno », Milano, Mursia, 1991, p. 147.
69 HA, p. 232/UN, p. 205.
70 Ibid., p. 233/ UN, p. 206 : « Sapeva lui che voleva fare questo ? »
71 Jouve V., L’Effet-personnage…, op. cit., p. 155.
72 Ibid., note 3, p. 156.
73 Ibid., p. 157.
74 Le lecteur jouit ici en effet du pouvoir presque magique de s’introduire dans des lieux privés, voire interdits, comme la chambre de Madame, et le sentiment de transgression est d’autant plus fort qu’il est signifié par le texte lui-même, par exemple au chapitre XX où les « Cornacchiai », profitant d’un malaise de Madame, pénètrent chez celle-ci (CPA, trad. fr., p. 335/CPA, p. 398).
75 Jouve V., L’Effet-personnage…, op. cit., p. 156.
76 Pensons à la scène d’amour entre N2 et Lorena, dans Les Hommes et les autres ; aux multiples ébats qui jalonnent Chronique des pauvres amants, depuis l’amour tendre entre Ugo et Gesuina, jusqu’à l’amour sado-masochiste que vivent Aurora et Nesi. Dans Le Sursis on relève même une transposition romanesque de la scène primitive dans le passage où le jeune Philippe, qui passe la nuit dans un hôtel des quartiers populaires après avoir fugué, entend Maurice et Zézette faire l’amour. C’est Le Sentier des nids d’araignée qui met le plus explicitement en scène l’attitude du voyeur, par le biais du jeune Pino, qui assiste par deux fois à la scène primitive : au début du roman, quand il observe, à travers la cloison, sa sœur et le soldat allemand ; à la fin, quand il assiste, non pas à l’étreinte de Giglia et de Marle, mais aux jeux de regards préliminaires.
77 Jouve V., L’Effet-personnage…, op. cit., p. 159. C’est encore le roman calvinien qui sollicite le plus les pulsions de sexe et de mort du lecteur, par le biais de Pino qui associe très souvent Éros et Thanatos. Cette sollicitation des pulsions essentielles ne saurait surprendre dans ce roman qui s’associe à bien des égards au conte : en effet, non seulement la pulsion voyeuriste est souvent convoquée dans le conte enfantin – on se souvient de Boucles d’Or découvrant la maison des ours et regardant, avant d’y entrer, par la fenêtre – mais on sait aussi que ce genre s’appuie essentiellement sur le fonds archaïque des croyances, peurs ou désirs de l’homme.
78 HA, p. 185-194/UN, p. 164-172.
79 Bien sûr, tout n’est pas explicable en termes d’intention de l’auteur : non seulement celui-ci ne peut anticiper avec certitude les réactions inconscientes du lecteur de chair et de sang, mais encore les motivations qui l’on conduit à écrire tel ou tel épisode ne sont pas toutes conscientes pour lui-même. Ce que nous cherchons à montrer, c’est que l’auteur du roman engagé cherche, dans la limite de ses moyens, à réduire au maximum les discordances possibles entre les réactions des trois instances de lecture.
80 Le « lectant » pourrait aussi voir dans cette scène la fascination de Sartre – qui partage sans doute bien des traits avec Philippe, en particulier l’origine sociale, l’attachement à la mère et la détestation du beau-père – pour le modèle de virilité prolétaire incarnée par Maurice.
81 P, p. 231 : « Devant eux, la nuit était sans limites. Rieux, qui sentait sous ses doigts le visage grêlé des rochers, était plein d’un étrange bonheur. »
82 Certains critiques ont vu dans ce passage une connotation homosexuelle. Nous pencherions plutôt vers un rappel, au sein du monde oppressant de la peste, de la sensualité, dans la perspective plus générale de « noces » avec le monde.
83 Jouve V., L’Effet-personnage…, op. cit., p. 207.
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