Introduction de la troisième partie
p. 217-220
Texte intégral
1Nous avons indiqué dans les chapitres précédents que les notions de configuration (P. Ricœur) ou de transcription (E. Bouju), immanentes au texte, étaient étroitement liées à celles de « refiguration » ou de « réplique », qui renvoient au monde réel, celui du lecteur. De fait, pour l’auteur de Temps et récit, la lecture est appelée à jouer un rôle véritablement déterminant : non seulement elle constitue la passerelle entre configuration dans le récit (mimèsis II) et refiguration hors du texte (mimèsis III) mais encore elle est ce par quoi le récit trouve son achèvement :
C’est seulement dans la lecture que le dynamisme de configuration achève son parcours. Et c’est au-delà de la lecture, dans l’action effective, instruite par les œuvres reçues, que la configuration du texte se transmute en refiguration. […] [Mimèsis III] marque l’intersection entre monde du texte et monde de l’auditeur ou du lecteur, l’intersection donc entre monde configuré par le poème et monde au sein duquel l’action effective se déploie. La signifiance de l’œuvre de fiction procède de cette intersection1.
2La signifiance de l’œuvre mise au jour par la lecture est à envisager, selon Ricœur, non pas en termes de référence au monde réel, mais en termes d’« application ». Celle-ci est définie comme l’équivalent, dans la fiction, de la « représentance » en histoire : ces deux notions sont la reformulation critique des concepts naïfs de « réalité », appliqué à la passéité du passé, et d’« irréalité », appliqué aux projections de la fiction. Ni le récit historique ni le récit fictionnel ne peuvent concevoir le rapport à leur dehors – l’avoir-été dans le premier cas, le monde réel dans le second – en termes de référence. La fonction d’application de la fiction, est, selon P. Ricœur, « révélante et transformante à l’égard de la pratique quotidienne ; révélante, en ce sens qu’elle porte au jour des traits dissimulés, mais déjà dessinés au cœur de notre expérience pratique ; transformante, en ce sens qu’une vie examinée est une vie changée, une vie autre2 ». Or ces effets de la fiction, effets de révélation et de transformation, sont, comme le note Ricœur, « pour l’essentiel des effets de lecture », puisque « c’est à travers la lecture que la littérature retourne à la vie, c’est-à-dire au champ pratique et pathique de l’existence3 ».
3Une telle approche, qui confère à la lecture un rôle stratégique dans l’opération de refiguration, nous semble incontournable dès lors que l’on s’interroge sur la notion d’engagement littéraire. En effet, dès son émergence dans l’entre-deux-guerres, la réflexion sur la littérature engagée a accordé une place primordiale à la relation de l’écrivain à son public et visait plus particulièrement, comme l’a souligné B. Denis, à « réconcilier » ces deux « partenaires » de l’entreprise littéraire4. On remarquera également que les observateurs du roman contemporain sensibles à l’idée d’une responsabilité ou d’un engagement de l’écrivain dans et/ou par son œuvre mettent eux aussi, au centre de leurs analyses, la question de la lecture, plus particulièrement envisagée comme « expérience5 ».
4Nous verrons dans les pages suivantes que, dans le contexte de la théorie de l’engagement comme praxis au lendemain de la guerre, la question de l’efficacité pratique de la lecture est centrale : l’écrivain engagé n’est pas seulement celui qui fait valoir une position personnelle forte, qui l’engage tout entier, il est encore celui qui essaie de la communiquer au plus grand nombre et confie au lecteur le soin de réaliser, dans le monde réel, ce qu’il aura « dévoilé » dans son œuvre. Ce n’est pas un hasard si nous recourons ici au lexique sartrien. Il nous faudra en effet, dans le prochain chapitre, revenir sur la théorie de la lecture proposée par Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?. Nous interrogerons en particulier l’ambivalence du « pacte de générosité6 » qu’il définit entre lecteur et auteur : la liberté du lecteur est-elle vraiment équivalente à celle de l’auteur ? N’est-ce pas plutôt une relation inégale que suggère la définition sartrienne de l’œuvre entendue comme « création [du lecteur] dirigée [par l’auteur]7 » ? C’est alors la question de la programmation des effets de lecture qui se pose et nous verrons comment la réaction du lecteur « réel8 » est en partie déterminée par la figure de lecteur que construisent les textes et notamment par la figure du narrataire. Celle-ci, qui tend à se rapprocher au plus près du lecteur réel, inscrit dans un contexte culturel et historique déterminé, induit alors certains effets de lecture visant à mettre le lecteur dans une situation analogue à celle des personnages : une situation d’engagement.
5Sans doute, les récits contemporains, qui exposent souvent, comme nous l’avons vu précédemment, des trous, des lacunes, autrement dit des « zones d’indétermination9 », accordent-ils à leur lecteur une liberté d’interprétation plus grande que les romans engagés de l’après-guerre. Nous verrons que cette liberté est aussi une responsabilité, le lecteur ayant à charge de combler le vide, voire de configurer lui-même l’œuvre, dans le temps de la lecture. Placé, notamment par le jeu complexe d’identifications qui lui est proposé, face à de multiples modalités de lectures de l’histoire, sollicité à chercher un sens dans des récits qui organisent autant qu’ils disent la déroute du sens, le lecteur de ces œuvres est placé dans une situation pour le moins inconfortable.
6Après avoir étudié le rôle du lecteur dans le texte tel qu’il est programmé et tel qu’il s’offre aux prises du lecteur « réel », il conviendra de s’intéresser aux liens que les œuvres entretiennent, par le biais de la lecture, avec l’au-delà du texte, le monde réel. Ayant pour origine la construction du lecteur dans le texte et pour fin l’ouverture du texte au monde réel, le parcours que nous nous proposons d’effectuer ici est donc à comprendre dans un double sens : d’abord celui d’un déploiement de la structure fermée de l’œuvre à l’horizon du lecteur ; ensuite celui d’une progression du rapport du lecteur au texte, de la perception (lecteur construit par le texte) à la réception (réactions du lecteur réel) et à l’implication (engagement du lecteur dans le texte et dans, ou pour, le monde).
7Deux précisions s’imposent au seuil de cette dernière partie : en premier lieu, nous avons fait le choix de traiter la question de la réception des œuvres principalement sous l’angle d’une phénoménologie de la lecture et non d’une étude de réception proprement dite. Une telle approche pourrait surprendre, dans la mesure où, comme nous l’avons signalé plus haut, l’engagement littéraire met au premier plan le rapport entre l’auteur et son public. De fait, nous aborderons la question du public du roman engagé au début du prochain chapitre, consacré aux textes du premier corpus. Mais, outre le fait qu’une étude de réception s’avère particulièrement délicate pour les textes contemporains du second corpus, qui ne peuvent se prêter qu’à ce que H.-R. Jauss nomme la « première lecture10 », c’est sur un autre aspect de l’engagement que nous avons voulu insister et qui nous a conduite à privilégier, dans la suite de notre travail, une analyse de la lecture en termes phénoménologiques : plus que le rapport de l’écrivain à son public, de l’un au multiple, c’est le rapport intersubjectif de sujet à sujet qui nous intéresse, un rapport qui se noue par le biais d’une parole qui est à la fois assignable à un auteur et transmise à un lecteur qui se l’approprie. La phénoménologie de la lecture, attentive aux processus et modalités par lesquels le lecteur entre dans le monde de la fiction, s’y meut et établit des liens entre celui-ci et le monde réel, nous a semblé particulièrement propre à saisir la dimension intersubjective de l’engagement qui, ouvrant à la question éthique, constitue à nos yeux un aspect essentiel de la notion.
8En second lieu, la prise en compte du destinataire, dont on sait qu’elle n’a pas toujours paru pertinente pour la saisie d’une œuvre (pensons à W. Benjamin par exemple11), nous semble pourtant essentielle non seulement parce qu’elle constitue, on l’a dit, un enjeu structurel et structurant du roman engagé, qui se veut adressé à son lecteur, mais encore parce qu’en elle se dévoile une ambivalence féconde pour la saisie globale d’un genre décidément problématique. En effet, on ne saurait oublier que la littérature engagée se veut agissante et qu’elle entend contribuer à définir un projet d’émancipation humaine qui s’inscrit dans l’horizon d’un progrès souhaité : en ce sens, elle s’adresse aussi à l’être humain en tant que tel et non en tant qu’il appartient à un public déterminé, historiquement, culturellement, socialement ou idéologiquement. L’ambivalence du destinataire de l’œuvre engagée, on le verra, est précisément au cœur de la théorie sartrienne de la lecture et de ses contradictions, puisqu’elle cherche à concilier un lecteur universel et un lecteur historiquement et surtout socialement situé. Ajoutons enfin que questionner le statut du lecteur du roman engagé, c’est s’intéresser aussi à « la durée de vie » de ce dernier : n’est-il pas, dans la perspective d’un récit adressé, un produit éminemment périssable, dont les enjeux échappent aux lecteurs non-contemporains ? Et s’il survit, n’est-ce pas aux dépens de ce qui, justement, le définit comme « engagé » ? Cette interrogation conclura notre réflexion sur les rapports entre lecture et engagement.
Notes de bas de page
1 Ricœur P., Temps et récit, III, op. cit., p. 287.
2 Ibid., p. 285.
3 Ibid., p. 184.
4 Denis B., Littérature et engagement…, op. cit., p. 52.
5 Bouju E., La Transcription de l’histoire, op. cit., p. 11.
6 Sartre J.-P, Qu’est-ce que la littérature ? op. cit., p. 62.
7 Ibid., p. 52.
8 L’expression « lecteur réel » est employée par certains théoriciens de la lecture (W. Iser, V. Jouve…) pour désigner le lecteur fait de chair et d’os, par opposition à la figure du lecteur construite dans le texte. Sans doute, le lecteur dit « réel » est-il lui aussi le résultat d’hypothèses forgées par les théoriciens et ne saurait échapper, à ce titre, à l’abstraction. Néanmoins, nous recourrons à cette expression qui a l’avantage de mettre l’accent sur la différence entre la figure du lecteur inscrite dans le texte et le lecteur qui, lui, appartient au monde réel.
9 Ibid.
10 Jauss H.-R., Pour une esthétique de la réception, trad. de l’allemand par Cl. Maillard, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Idées », 1978. Rappelons que Jauss entend par « première lecture » la lecture faite au moment de la publication de l’œuvre.
11 Benjamin W, « La tâche du traducteur » [1923], trad. de l’allemand par R. Rochlitz, dans Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 244 : « En aucun cas, devant une œuvre d’art ou une forme d’art, la référence au récepteur ne se révèle fructueuse pour la connaissance de cette œuvre ou de cette forme. Non seulement toute relation à un public déterminé ou à ses représentants induit en erreur, mais même le concept d’un récepteur “idéal” nuit à tous les exposés théoriques sur l’art, car ceux-ci ne sont tenus de présupposer que l’existence et l’essence de l’homme en général. De même, l’art présuppose l’essence corporelle et intellectuelle de l’homme, mais dans aucune de ses œuvres il ne présuppose son attention. Car aucun poème ne s’adresse au lecteur, aucun tableau au spectateur, aucune symphonie à l’auditoire. »
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