Chapitre VI. Configuration ou déconfiguration des régimes d’historicité ?
p. 181-213
Texte intégral
1Dans quelle mesure peut-on dire que le roman engagé d’après-guerre relève du régime moderne d’historicité et les œuvres contemporaines du régime presentiste ? Et comment comprendre cette expression volontairement vague que nous employons, « relever de » ? Pour tenter de répondre à de telles questions, il convient d’interroger la pertinence et les limites de l’association sous-jacente entre œuvre littéraire et régime d’historicité qui a guidé jusqu’à présent notre réflexion.
Le régime moderne d’historicité : l’objet de l’engagement dans les romans d’après-guerre
Le pari sur l’avenir
2Rappelons brièvement les grands traits du régime moderne d’historicité tel que nous l’avons défini précédemment, dans le sillage de R. Koselleck et F. Hartog : il se caractériserait par une distension entre champ d’expérience et horizon d’attente, en vertu de laquelle le passé ne peut plus délivrer de leçons permettant d’envisager un avenir devenu lieu de l’imprévisible ; par l’idée d’une unicité de l’événement historique, qui crée un avant et un après de manière irréversible ; par une conception de l’histoire comme factible et, en retour, une conception de l’action humaine comme historique (l’action des hommes fait l’histoire et reçoit de celle-ci son sens) ; enfin, par une représentation de l’histoire comme un processus linéaire, cumulatif, orienté vers un avenir synonyme de progrès.
3Que l’histoire soit constituée d’événements uniques et inédits, les romans engagés d’après-guerre le montrent bien, mettant l’accent sur la rupture engendrée par l’histoire dans le temps quotidien et dans le rapport au monde de chacun. C’est assurément Sartre qui insiste le plus sur ce point, Le Sursis ayant pour sujet le choc de l’histoire dans les consciences individuelles. Que l’homme crée lui-même son histoire, qu’il en est responsable, cela aussi est présent dans les œuvres du premier corpus : sans doute, les personnages du Sursis sont encore au seuil de l’histoire, tout l’enjeu des Chemins de la liberté, cycle de l’engagement, étant de montrer comment on passe du sentiment d’être dans l’histoire à celui de pouvoir, même de devoir, volontairement et consciemment, la faire. Mais l’action des autres récits se situe au cœur de l’événement, et même le roman de Pratolini, qui met en scène une population dont on serait tenté de dire qu’elle subit l’histoire plus qu’elle ne la fait, relève de cette conception de l’histoire comme force agie par les hommes.
4Rappelons en outre que la notion de factibilité, telle que la définit R. Koselleck, n’est pas synonyme d’une maîtrise complète de l’histoire : « c’est de l’incommensurabilité entre l’intention et le résultat que les hommes doivent répondre et c’est cela qui confère à la formule "faire l’histoire" un sens profondément authentique1 ». Cela aussi nos romans l’illustrent, notamment Les Hommes et les autres et Le Sentier des nids d’araignée qui mettent en scène des partisans déchirés, N2 et Kim. C’est sans doute Camus qui pousse le plus loin cette interrogation sur l’écart entre intention et résultat, en donnant à voir des personnages qui luttent au jour le jour et dont la victoire, non seulement présentée comme provisoire, n’est pas exclusivement due à l’action humaine.
5Si le caractère factible de l’histoire semble donc informer, à des degrés divers, nos romans, il n’est pas certain que la proposition généralement associée à cette notion – l’action des hommes trouve un sens dans l’histoire, et peut-être même son seul sens possible – le soit autant : si pour Sartre l’individu n’affirme sa liberté qu’en se choisissant dans son époque, nous avons vu que certains personnages – Pino dans Le Sentier ou Aurora ou Bianca dans le roman pratolinien – semblaient suivre une trajectoire qui n’était que superficiellement touchée par l’histoire et que d’autres – N2 dans le roman vittorinien – ne trouvaient pas dans l’action historique de quoi assouvir tous leurs désirs d’amour et de justice.
6On peut alors penser – c’est du moins notre hypothèse – que les œuvres expriment, par le biais de la configuration de l’histoire et du rôle plus ou moins configurant qui lui est attribué, une tension entre adhésion et refus du régime moderne d’historicité analogue à celle qui lie l’écrivain à l’impératif d’engagement de l’époque.
7Cette tension est particulièrement visible en ce qui concerne le dernier trait, peut-être le plus important, du régime moderne d’historicité : le futurocentrisme, qu’il faut entendre à la fois comme ouverture sur l’avenir et croyance en un avenir meilleur. Les analyses précédentes ont suggéré que, de tous les romans étudiés, c’est La Peste qui semble s’écarter le plus d’une conception progressive de l’histoire, donnant à voir une lutte qui s’effectue au présent et qui paraît s’ouvrir vers un futur marqué par la possibilité du retour du fléau. Il conviendra donc d’étudier séparément le roman camusien des autres œuvres du premier corpus, qui manifestent une confiance, plus ou moins spontanée ou forcée, envers l’avenir.
8Les romans de Sartre, Vittorini, Calvino et Pratolini paraissent de fait fortement orientés vers un avenir positif. Il suffirait pour s’en convaincre de rappeler leur fin, tendue vers un futur porteur d’espoir : Chronique des pauvres amants s’achève sur le dialogue entre deux jeunes gens, Renzo et Musetta, qui symbolisent la vie qui continue après les événements douloureux des années 1925-1926 et le narrateur qui, comme le lecteur, connaît la suite des événements, laisse entendre que les « Cornacchiai », avec leur antifascisme instinctif, sont dans le sens de l’histoire, introduisant dans le récit une temporalité autre, celle du futur déjà advenu :
Car nos gens, presque analphabètes, agissent par instinct. Ils ont besoin de symboles pour accéder aux idées. Ils se trompent peut-être – cela l’histoire le dira – mais pour eux à la date du 12 juillet 1926, le fascisme, c’est Carlino ; l’antifascisme c’est Maciste. Or pour se ranger derrière Maciste ils n’ont pas attendu la nuit de l’Apocalypse. L’assassinat de Maciste n’a fait que leur confirmer qu’ils avaient pris d’instinct la bonne voie2. (387)
9Se trouvent ainsi affirmées d’un même geste la légitimité de la lutte antifasciste – qui finira par l’emporter, l’histoire nous l’a dit – et celle du peuple qui se sera spontanément placé du bon côté de l’histoire. L’optimisme du roman ne naît donc pas seulement de l’élan vital qui innerve le récit, en vertu duquel les jeunes d’aujourd’hui prennent naturellement la relève de ceux d’hier : il résulte aussi et surtout de la conjonction de cet élan vital dont est porteur, plus que n’importe qui pour Pratolini, le petit peuple florentin, et d’une situation historique – l’après-guerre – qui reconnaît précisément dans cette population le moteur de l’histoire à venir.
10La fin de Les Hommes et les autres, on l’a vu, semble aussi témoigner d’une confiance à l’égard de l’avenir, et c’est alors non pas le petit peuple, mais la classe ouvrière qui est chargée de faire advenir l’histoire, par le biais du personnage de l’ouvrier qui clôt le roman vittorinien. Mais on ne saurait négliger que si cette fin marque la naissance d’une nouvelle figure de l’histoire, elle signale aussi la mise au tombeau d’une autre, dans la mesure où confier la suite de l’H/histoire à l’ouvrier signifie dépasser, et donc accepter, la mort de l’intellectuel partisan N2. Sans doute l’histoire est-elle en marche, mais il n’est pas certain, pour Vittorini, que le chemin qu’elle emprunte soit le plus favorable à l’écrivain, dont la présence, comme on l’a vu, se manifeste essentiellement dans la deuxième série en italique, celle qui s’efforce d’établir réflexivement un lien plus critique à l’histoire.
11Ce déchirement entre la volonté de croire en une histoire qui serait synonyme de progrès et la difficulté de s’en remettre complètement à elle est particulièrement perceptible dans Le Sentier des nids d’araignée où, nous l’avons dit, la confiance que nourrit Kim à l’égard de l’histoire relève avant tout d’un acte de foi. Pour Kim, c’est l’avenir, et non le passé ou même le présent, qui compte puisque c’est à lui qu’incombe la tâche de donner une signification et une valeur aux actions humaines :
Mais alors il y a l’histoire. Et il y a que nous autres [c’est Kim qui parle], dans l’histoire, sommes du côté du rachat et eux [les fascistes], de l’autre. Chez nous, rien n’est perdu, pas un geste, pas un coup de feu, bien que pareils aux leurs3. (162)
12La confiance dans l’histoire n’est pas fondée sur une certitude rationnelle, mais plutôt sur un élan de l’âme qui, travaillé par la conscience, s’objective en choix. C’est bien la dimension volontaire, pour ne pas dire volontariste, qui fait à la fois la force et la faiblesse de la foi de Kim dans l’histoire et donne la mesure de l’ambivalence des sentiments qu’éprouve Calvino à son égard.
13Dans une lettre à Eugenio Scalfari, Calvino explicite en effet le lien qui l’unit à Kim, l’écrivain et son personnage vivant leur rapport à l’histoire sous le signe d’une « aspiration à la sérénité » :
J’ai fini ces jours-ci mon premier roman, Le Sentier des nids d’araignée, une expérience de méchanceté et de dégoût humains, mais avec un espoir de rédemption presque chrétien (terrestre, pourtant), plus déclarée qu’atteinte. Un roman terriblement mien, une aspiration risquée à la sérénité4.
14Il ne s’agit pas ici, pour Calvino de refuser de partager l’optimisme de son temps : au contraire, ces propos expriment une position idéologique forte, au sens précis où Calvino entend le terme « idéologie », comme « une opération mentale qui comporte une invention, un risque, le risque de toute hypothèse nouvelle5 ». En 1947, Calvino parie donc sur l’histoire et c’est cette notion même de pari – c’est-à-dire d’un choix risqué mais assumé en toute conscience – qui marque à la fois son adhésion et sa distance au futurocentrisme propre au régime moderne d’historicité et, sur le plan idéologique, au matérialisme historique.
15Si la notion de pari a sans doute une résonance sartrienne – « il faut parier » dit l’écrivain dans la « Présentation » des Temps Modernes6 – on ne saurait toutefois confondre les perspectives des deux auteurs, Sartre se gardant bien de délivrer dans Les Chemins de la liberté un acte de foi en l’histoire semblable à celui professé par Calvino. De fait, comme il le développera quelques années plus tard dans La Critique de la Raison dialectique (1960), Sartre se refuse, et s’est toujours refusé, fût-ce sur le mode calvinien de « l’aspiration », à toute conception univoque et déterministe de l’histoire.
16Sans entrer dans le détail d’une argumentation philosophique complexe, il convient cependant de rappeler en quelques mots la position de Sartre à l’égard du marxisme et de sa conception de l’histoire. Pour le philosophe, ce qu’il faut critiquer, ce n’est pas le marxisme comme « l’histoire prenant conscience de soi » mais toute conception déterministe de l’histoire. Le déterminisme historique est en effet « anti-dialectique dans la mesure où il nie la dialectique interne à toute praxis historique », oubliant que si « l’homme est médié par les choses, il l’est dans la mesure où les choses sont médiées par l’homme7 ». Ainsi, « l’histoire fait l’homme et l’homme fait l’histoire8 ». Il n’y a donc pas, pour Sartre, de fin à l’histoire, pas plus que celle-ci n’est dotée d’une existence substantielle, comme le souligne Juliette Simonnet dans son commentaire de La Critique de la Raison dialectique :
[…] seules les praxis individuelles (tels sont les mots par lesquels Sartre désigne désormais le libre pour-soi) existent au sens fort du terme, c’est-à-dire sont réellement constituantes. L’histoire, elle, est constituée, et n’a donc pas d’existence substantielle. Elle n’est pas, comme le veut le marxisme dogmatique, l’action d’un faisceau implacablement déterminant de facteurs économiques ; ni, à la façon d’un certain hégélianisme, le mouvement téléologique de figures en marche vers leur réconciliation spirituelle. Toutes les théories substantialisantes récusées par Sartre font de l’histoire ce qu’il appelle un « hyperorganisme » : elles confèrent indûment à une entité constituée la qualité d’être un corps, qualité qui ne revient qu’à la praxis individuelle constituante9.
17C’est bien ce refus de doter l’histoire d’une existence substantielle qui distingue, à notre sens, la position sartrienne de celle du premier Calvino – qui se rattache, serait-ce à reculons et sans en être absolument convaincu, à une conception déterministe de l’histoire qui viendrait donner son sens à l’existence de chacun – et qui distingue plus largement la pensée de Sartre de toute philosophie téléologiquement close de l’histoire.
18Il n’empêche que, si l’avenir n’est pas déterminé, il n’en est pas moins une force qui attire les personnages du Sursis comme un aimant. S’il est pour Sartre entendu que l’on « fait un roman avec des consciences libres et de la durée10 », c’est bien parce que l’homme, selon lui, ne se vit qu’en se projetant vers un avenir inconnu, ne peut se faire conscience qu’en temporalisant vers ce qu’il ignore. C’est dans son article consacré à la temporalité chez Faulkner que Sartre présente une des premières formulations de sa conception du temps :
La conscience ne peut être que « dans le temps » par le mouvement même qui la fait conscience ; il faut, comme dit Heidegger, qu’elle se « temporalise ». Il n’est plus permis alors d’arrêter l’homme à chaque présent et de le définir comme « la somme de ce qu’il a » : la nature de la conscience implique au contraire qu’elle se jette en avant d’elle-même dans le futur ; on ne peut comprendre ce qu’elle est que par ce qu’elle sera, elle se détermine dans son être actuel par ses propres possibilités : c’est ce que Heidegger appelle « la force silencieuse du possible »11.
19De fait, la particularité du futur mis en scène dans Le Sursis est d’être de nature apocalyptique, comme l’a illustré le passage précédemment cité où Mathieu imagine Paris détruit. Mais cette Apocalypse est aussi une révélation, conformément à la signification religieuse du terme, comme le suggèrent ces propos tirés de Qu’est-ce que la littérature ?, où Sartre évoque l’époque même de l’action de son roman :
[…] il y avait une aventure collective qui se dessinait dans l’avenir et qui serait notre aventure, c’est elle qui permettrait plus tard de dater notre génération, avec ses Ariels et ses Calibans, quelque chose qui nous attendait dans l’ombre future, quelque chose qui nous révélerait à nous-mêmes peut-être dans l’illumination d’un dernier instant avant de nous anéantir ; le secret de nos gestes et de nos plus intimes conseils résidait en avant de nous dans la catastrophe à laquelle nos noms seraient attachés12.
20On retrouve ici l’idée propre au régime moderne d’historicité en vertu de laquelle c’est l’avenir qui éclaire le présent et le passé et qui leur donne un sens. Mais rien ne dit, ici, que cet avenir sera meilleur ; au contraire, il est placé, comme dans Le Sursis, sous le signe de la « catastrophe ». Sartre, romancier de l’engagement, dissocie ainsi orientation vers l’avenir et progrès, ce qu’il ne fait aucunement dès lors qu’il devient, dans Qu’est-ce que la littérature ? et la « Présentation » des Temps Modernes, le philosophe de l’engagement pour qui le futur n’est plus seulement cette force incompréhensible qui s’abat sur l’homme mais une libération à faire advenir. Comment comprendre cet écart entre l’engagement de l’intellectuel et celui de l’écrivain ?
21Une hypothèse nous est fournie par l’œuvre elle-même. Comme nous l’avons indiqué plus haut, c’est bien dans les passages où les personnages imaginent l’avenir que l’écrivain s’abandonne à son talent de visionnaire. Sa fidélité au réalisme subjectif est prise en défaut dès lors qu’il s’agit d’évoquer le pouvoir de l’histoire, capable de déconstruire une vie en lui donnant un sens rétrospectif qui la remet complètement en question. Si l’expérience de la guerre, en tant qu’elle s’associe à la révélation de sa propre historicité, est bien, pour l’écrivain qui veut embrasser son époque, un thème de prédilection, elle est aussi, pour un romancier qui s’est toujours plaint de manquer « d’imagination13 », un formidable réservoir d’images, une sorte de déclencheur de l’imaginaire. Parce qu’il est inconnu, l’avenir se prête à tous les fantasmes, des personnages et de l’écrivain. N’oublions pas que Sartre, quand il écrit Le Sursis, ne connaît pas encore l’issue de la guerre et il n’est pas impossible d’imaginer que sa facilité d’écriture est étroitement liée au fait que, comme ses personnages, il est lui-même en sursis. Facilité qui ne pouvait que diminuer dès lors que l’écrivain en savait plus que ses personnages dans les tomes suivants et que cet écart demandait à Sartre un effort croissant d’ajustement qui, à la longue, le découragea peut-être. Car pourquoi ne pas penser que Sartre, qui insiste tant sur la possibilité d’identification du lecteur aux personnages de romans par le biais d’une temporalité commune, n’ait pas manifesté la même exigence en tant qu’écrivain ?
22S’ils sont donc inséparables d’une époque qui attendait de l’avenir qu’il donne sens aux expériences individuelles et collectives vécues pendant la guerre et qu’il donne naissance à un homme nouveau, fondateur d’une société meilleure, les romans engagés ont la particularité de présenter cette inscription objective comme un choix : autrement dit, de faire de l’adhésion au régime d’historicité alors dominant un véritable geste d’engagement, qui ne cache pas sa dimension volontaire, voire volontariste, mais au contraire l’exhibe. Nos auteurs croient moins à une histoire progressive qu’ils ne veulent y croire et on peut penser que, en ce sens, le roman engagé s’inscrit moins dans le régime moderne d’historicité qu’il ne le désigne comme une utopie, un mythe, ou une fable : précisément ce que deviennent les religions lorsque l’on n’y croit plus. Si Le Sentier des nids d’araignée est le roman où l’histoire fait le plus clairement l’objet d’un acte de foi laïque, Le Sursis est le texte où elle prend l’aspect d’une force grandiose, d’un espace gigantesque où l’homme fait l’épreuve de sa liberté et dans lequel il est appelé à se construire : mais que penser de cet espace qu’on ne verra jamais, dans Les Chemins de la liberté, totalement investi par les personnages, sinon qu’il est condamné à n’être qu’un projet de l’homme et une projection du philosophe ?
La Peste ou la crise du régime moderne d’historicité
23Comme nous l’avons indiqué plus haut, la lutte que mènent les personnages de La Peste contre le fléau s’inscrit dans le présent de la répétition. Bien que le roman appartienne, selon son auteur, au cycle de la révolte, il n’est donc pas sans lien avec le temps de l’absurde14. De fait, Camus écarte, dans Le Mythe de Sisyphe, « toute transcendance qui substituerait un espoir – que le monde n’offre pas – à un désespoir au contraire naturel puisque né de la constatation de l’absurdité du monde. Le désespoir n’est donc pas refusé, mais plutôt combattu, car l’écarter serait témoigner d’une faiblesse qui consiste précisément à s’abandonner, pour l’avenir, à un espoir qui n’est rien d’autre que l’image inversée, projetée dans le futur, de l’unité originelle perdue15 ». L’absurde est donc bien cette force qui s’oppose à la défaite de la nostalgie et désigne avant tout une manière de vivre au présent.
24Cet « éloge de la présence16 », perceptible dès le cycle de l’absurde, congédie toute téléologie, toute doctrine qui prétendrait sacrifier le présent à un avenir meilleur. Et c’est dans L’Homme révolté, relevant du cycle de la révolte, que Camus dénonce les diverses attitudes de fuite – d’ordre littéraire, philosophique et historique – que les hommes ont mis en œuvre depuis le xviiie siècle pour se dérober à la confrontation avec le présent vécu, s’abritant derrière un futur dont la nature commune est d’être inaccessible car absolu, radicalement séparé du monde. On notera que dans La Peste, c’est moins la rationalité idéologique que l’irrationalité religieuse qui est critiquée, par le biais du personnage de Paneloux. La mort du jeune Othon est l’occasion, pour Camus, de mettre en scène la « révolte métaphysique » dont il parlera plus tard dans son essai, et qui n’est rien d’autre que le refus d’un mal présent au nom d’un avenir meilleur hypothétique. Face au « scandale » (195) de la mort de l’enfant, le médecin laisse éclater sa colère, et s’en prend violemment au père Paneloux et au concept de justice divine qu’il a défendu dans son prêche :
– Ah ! celui-là, au moins, était innocent, vous le savez bien ! […] Pardonnez-moi. Mais la fatigue est une folie. Et il y a des heures dans cette ville où je ne sens plus que ma révolte.
– Je comprends, murmura Paneloux. Cela est révoltant parce que cela passe notre mesure. Mais peut-être devons-nous aimer ce que nous ne pouvons pas comprendre. Rieux se redressa d’un seul coup. Il regardait Paneloux, avec toute la force et la passion dont il était capable, et secouait la tête.
– Non, mon père, dit-il. Je me fais une autre idée de l’amour. Et je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés.
Sur le visage de Paneloux, une ombre bouleversée passa.
– Ah ! docteur, fit-il avec tristesse, je viens de comprendre ce qu’on appelle la grâce. Mais Rieux […] répondit avec plus de douceur :
– C’est ce que je n’ai pas, je le sais. Mais je ne veux pas parler de cela avec vous. Nous travaillons ensemble pour quelque chose qui nous réunit au-delà des blasphèmes et des prières. Cela seul est important. (198-199)
25Ce que Rieux refuse ici, c’est bien « la dépendance profonde que le christianisme a introduite entre souffrance et vérité17 ». Et ce n’est pas un hasard si c’est dans ce contexte que Rieux prononce le mot de « révolte », tant il est vrai que celle-ci consiste, selon l’auteur de L’Homme révolté, à « substituer au royaume de la grâce celui de la justice18 ». Pour le narrateur de La Peste comme pour Camus, « la vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent19 », et c’est au nom de cette maxime qu’il critique dans son essai les diverses philosophies de l’histoire qui ont traversé les deux siècles derniers, de l’hégélianisme au marxisme.
26La polémique qui a suivi la parution de L’Homme révolté est connue : dans la mesure où elle a fortement influencé la relecture de La Peste à partir de 1951, nous en rappellerons néanmoins les points principaux. Les surréalistes furent les premiers à réagir, au moyen d’un tract collectif dans lequel ils cherchaient à rendre à Sade, Lautréamont, Rimbaud et autres figures de leur panthéon littéraire attaquées par Camus, la justice à laquelle leurs œuvres avaient droit. Les communistes, quant à eux, mirent l’accent sur le fait que l’indignation et le moralisme de Camus étaient sélectifs : tout sur l’URSS, rien sur Hiroshima, rien sur le colonialisme. La critique la plus virulente vint des Temps modernes et allait entraîner la rupture entre Camus et Sartre.
27Dans son article « Albert Camus ou l’âme révoltée20 », Francis Jeanson cherche à démontrer que l’histoire serait devenue pour Camus le théâtre du Mal, tout comme la révolution, par opposition à la révolte, qui, elle, serait du côté du Bien. De fait, Camus oppose clairement dans son essai la révolte à la révolution qui, quelle que soit l’idéologie dont elle se réclame – le fascisme ou le marxisme – relève du nihilisme et mène les hommes « à la servitude21 ». Si le révolté, pour Camus est « un homme qui dit non », qui « refuse » mais « ne renonce pas », c’est parce qu’il « affirme l’existence d’une frontière22 », au nom d’une valeur humaine universelle : le refus d’être traité en chose. Or cette frontière, tout laisse à penser dans L’Homme révolté qu’il s’agit de l’histoire elle-même :
La révolte est, dans l’homme, le refus d’être traité en chose et d’être réduit à la simple histoire. Elle est l’affirmation d’une nature commune à tous les hommes, qui échappe au monde de la puissance. L’histoire, certainement, est l’une des limites de l’homme ; en ce sens, le révolutionnaire a raison. Mais l’homme, dans sa révolte, pose à son tour une limite à l’histoire. À cette limite naît la promesse d’une valeur23.
28Dans sa « Réponse à Albert Camus », Sartre semble souscrire à l’idée camusienne d’une histoire qui n’offrirait qu’un spectacle de désolation : « "L’histoire" présente peu de situations plus désespérées que la nôtre24 », dit-il. Mais c’est bien parce que l’échec est possible, peut-être même inévitable, qu’il ne faut pas renoncer. Pour Sartre, Camus a rejoint le camp de ceux qui désertent et il lui reproche, comme le souligne M. Surya, « de n’avoir posé la question du sens de l’histoire que pour, répondant lui-même qu’elle n’en a pas, se justifier d’avoir voulu s’en retirer25 ». Pour l’auteur du Sursis, une telle question n’a pas lieu d’être, et il le dit en des termes qui s’inspirent bien moins du marxisme que de la philosophie existentialiste fondatrice de sa théorie de l’engagement : « l’histoire, en dehors de l’homme qui la fait, n’est qu’un concept abstrait et immobile, dont on ne peut dire ni qu’il a une fin ni qu’il n’en a pas. Et le problème n’est pas de connaître sa fin, mais de lui en donner une26 ».
29On retrouve ici la spécificité de l’engagement sartrien, qui consiste à postuler la nécessité d’une action, au présent, pour un futur que ce présent devra déterminer et, qui, par-là même, se distingue de toute conception téléologique de l’histoire, à laquelle on associe généralement le régime moderne d’historicité. L’histoire ne reçoit pas son sens de l’avenir, c’est le présent qui décide dans quel sens s’orientera celui-ci. Pour reprendre une heureuse formule de D. Hollier, la conception sartrienne du temps « marche à l’avenir » : non pas vers l’avenir, mais « à l’avenir, comme d’autres marchent à l’électricité27 ». Mais si c’est bien dans le glissement de la préposition « vers » à la préposition « à » que s’inscrit la spécificité de l’engagement sartrien à l’égard de toute téléologie de l’histoire, c’est cependant toujours d’avenir qu’il est question, et c’est bien cela qui oppose in fine Sartre à Camus. « L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’histoire, écrit admirablement René Char, sont les deux extrémités de mon arc », note Camus à la fin de son essai28, signalant par-là qu’il donne moins congé à l’histoire qu’il ne s’oppose à sa prééminence sur le temps humain de la « moisson ».
30En 1955, Roland Barthes, relisant La Peste, adresse à Camus une critique qui n’est pas sans rappeler celle de l’équipe des Temps Modernes à l’auteur de L’Homme révolté : l’histoire serait singulièrement absente de ce récit, dont l’objectif serait « la fondation d’une Morale29 », et plus précisément d’une « morale de la solidarité » à ses yeux insuffisante « devant le mal des hommes30 ». Or Camus se défend d’avoir proposé une « morale anhistorique » dans son roman et soutient que, précisément, le choix d’un récit allégorique s’inscrit dans une réflexion sur la façon dont l’homme doit agir face à l’histoire, à toutes les époques :
[…] la terreur [a] plusieurs [visages], ce qui justifie encore que je n’en aie nommé aucun pour pouvoir mieux les frapper tous. Sans doute est-ce là ce que l’on me reproche, que La Peste puisse servir à toutes les résistances contre toutes les tyrannies. Mais on ne peut me le reprocher, on ne peut surtout m’accuser de refuser l’histoire, qu’à condition de déclarer que la seule manière d’entrer dans l’histoire est de légitimer une tyrannie31.
31Dans sa réponse à Camus, Barthes refuse cet « art de l’équivalence » que mettrait en scène La Peste, au nom d’un « art littéral où les pestes ne sont rien d’autre que des pestes, et où la Résistance, c’est toute la Résistance » et il affirme préférer une « morale de l’explication » à une « morale de l’expression32 ». Or pour Camus, précisément, il ne s’agit pas d’expliquer le pourquoi de la Peste, mais de montrer le comment de la réaction des hommes face à elle.
32D’une certaine manière, on pourrait dire que le roman n’est que la mise en images de la première étape de la révolte, qui se situe au niveau d’une « solidarité de la chaîne33 » et que la question que pose Barthes – « Que feraient les combattants de la Peste devant le visage trop humain dont elle doit être le symbole général et indifférencié34 ? » – est déplacée, ou mal placée, en ce qu’elle s’applique à un roman qui, justement, ne pose pas la question de l’origine du mal pour s’intéresser exclusivement à ses effets. C’est bien L’Homme révolté, et non La Peste, qui s’interroge sur la possibilité de bâtir un monde juste sans recourir au meurtre de l’homme par l’homme et fournit in fine une réponse à la question de Barthes : « En logique, on doit répondre que meurtre et révolte sont contradictoires. Qu’un seul maître soit, en effet, tué, et le révolté, d’une certaine manière, n’est plus autorisé à dire la communauté des hommes dont il tirait pourtant sa justification35 ».
33Sans doute, comme le note Jeanyves Guérin, La Peste illustre déjà « la distinction camusienne entre révolte et révolution qui, avec les années, va devenir fondamentale pour son auteur36 ». Si la révolte est légitime dans le roman, c’est au sens où l’était la Résistance, comme lutte contre l’oppression. Mais en aucun cas les formations sanitaires ne constituent une « avant-garde programmée pour la conquête de l’État », en aucun cas elles ne se font organes de la Révolution. La Peste illustre donc le geste même de la révolte, et s’en tient au seul temps qui compte pour les prisonniers de la Peste et du Mal, quelle que soit son origine : « Pour la victime, le présent est la seule valeur, la révolte la seule action37. »
34Ce que Barthes et Sartre reprochent à Camus, ce n’est peut-être alors rien d’autre que le fait d’envisager l’engagement dans l’histoire exclusivement du côté des victimes et de revendiquer une posture qu’ils associent à une prise de position hostile à l’histoire. De fait, on ne peut nier le pessimisme de Camus à l’égard de celle-ci, et il suffirait pour s’en convaincre de lire le terrible tableau que le Prix Nobel 1957 dresse du xxe siècle lors de son discours à Stockholm :
Ces hommes, nés au début de la première guerre mondiale, qui ont eu vingt ans au moment où s’installaient à la fois le pouvoir hitlérien et les premiers procès révolutionnaires, qui ont été confrontés ensuite, pour parfaire leur éducation, à la guerre d’Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l’univers concentrationnaire, doivent aujourd’hui élever leurs fils et leurs œuvres dans un monde menacé par la destruction nucléaire. Personne, je suppose, ne peut leur demander d’être optimistes38.
35Mais le nihilisme dans lequel se sont réfugiés certains de ces hommes ne saurait être une solution pour Camus qui, au contraire, loue le geste de ceux qui se sont forgés « un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre l’instinct de mort à l’œuvre dans notre histoire39 ». Contrairement à ce qu’avançaient Sartre, Jeanson et Barthes, Camus ne se dérobe donc pas à l’histoire et n’envisage pas de vivre hors d’elle. Seulement, elle n’est pas pour lui le lieu de l’épanouissement humain, mais plutôt celui de cet « instinct de mort » contre lequel il faut lutter.
36Espace ouvert à l’action humaine et à son sens dans la pensée sartrienne de l’engagement, l’histoire est ici une limite imposée à l’homme et il faut insister sur le bouleversement que Camus fait subir à la notion clé du régime moderne d’historicité comme de la théorie sartrienne de l’engagement, qui est celle de « faire l’histoire » : « Chaque génération, sans doute se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher qu’il ne se défasse40 », dit-il. Mais Camus, à l’instar du révolté, s’il dit « non » à l’histoire, dit aussi « oui » à l’homme, et le combat contre l’histoire doit être autant envisagé comme une résistance à son élan mortifère que comme le lieu où se fonde, non pas une morale comme le pensait Barthes, mais la « promesse d’une valeur41 ». L’espoir dans l’avenir n’est donc pas condamné, mais contrairement à ce que postulent les philosophies de l’histoire modernes et l’engagement sartrien, cet espoir est à comprendre en termes de résistance, et non de coïncidence, au mouvement de l’histoire.
37Le pessimisme de Camus, qui lui aura valu tant de critiques à son époque, est bien mieux accepté aujourd’hui, et il convient de souligner le rôle de « passeur » que Camus semble avoir joué, parfois douloureusement, entre une époque qui voulait encore croire à la révolution et la suivante, la nôtre, qui se montre bien plus critique à l’égard de la notion d’une histoire dotée d’un sens ou même de la possibilité de lui en donner un. Comme le souligne J. Guérin, « Ni Victimes ni bourreaux, L’Homme révolté, tous les textes qui ont valu à Camus d’être tant vilipendé, consonent, au contraire, avec le discours devenu aujourd’hui dominant42 ». C’est aujourd’hui la critique de Sartre, Jeanson et Barthes qui paraît démodée, tant il est vrai que nous tendons à voir dans l’impératif du médecin Rieux – « sauver les corps » – une modalité valable de présence dans l’histoire, un engagement efficace, celui-là même que promeuvent les organismes humanitaires.
38Sans doute, Camus, dans ses essais et ses romans, a-t-il creusé une brèche dans l’ordre du temps qui dominait à son époque, portant un coup bien plus profond au régime moderne d’historicité que les autres écrivains engagés étudiés. Mais on pourrait aller plus loin en relevant que la conception du temps et de l’histoire qui se dégagent de La Peste présentent certaines affinités avec le régime actuel, le régime présentiste.
39En effet, si la fin du roman s’ouvre vers un avenir incertain, voire menaçant, qui semble bien correspondre à cette « crise de l’avenir » qui caractérise le présentisme, elle nous alerte aussi sur la nécessité de ne pas oublier les leçons du passé. Le témoignage dont s’est chargé Rieux répond à la fois à une nécessité historique et à une nécessité morale qui n’est pas sans rappeler ce que l’on appelle aujourd’hui le « devoir de mémoire » : « Qui répondrait en ce monde à l’horrible obstination du crime, si ce n’est l’obstination du témoignage ? » s’interroge Camus en 194843. Ce témoignage, on pourrait aussi considérer qu’il ne s’adresse pas seulement aux contemporains, mais aussi aux générations à venir, dans la perspective d’une responsabilité – il faut empêcher que « le monde ne se défasse » – par rapport à laquelle se définit aussi le présentisme.
40On notera également que, d’expérience vécue, la peste se mue en trace – traumatisme – indélébile à la fin du récit, tout se passant comme si le narrateur assumait déjà le point de vue de l’après, celui-là même qu’adoptent les romans du second corpus : « Pour ceux-là, mères, époux, amants qui avaient perdu toute joie avec l’être maintenant égaré dans une fosse anonyme ou fondu dans un tas de cendre, c’était toujours la peste. » (267)
41Rieux souligne également le désir, de la part des survivants, d’oublier les horreurs du passé dans une perspective qui n’est pas très éloignée de celle des auteurs contemporains et l’on pourrait rapprocher les propos qui suivent de ceux tenus par Ingrid dans Lisbonne, dernière marge, au sujet des dénégations auxquelles se livrent ceux qui ont frayé avec le nazisme44 :
Car ces couples ravis, étroitement ajustés et avares de paroles, affirmaient au milieu du tumulte, avec tout le triomphe et l’injustice du bonheur, que la peste était finie et que la terreur avait fait son temps. Ils niaient tranquillement, contre toute évidence, que nous ayons jamais connu ce monde insensé où le meurtre d’un homme était aussi quotidien que celui des mouches, cette sauvagerie bien définie, ce délire calculé, cet emprisonnement qui apportait avec lui une affreuse liberté à l’égard de tout ce qui n’était pas le présent, cette odeur de mort qui stupéfiait tous ceux qu’elle ne tuait pas, ils niaient enfin que nous ayons été ce peuple abasourdi dont tous les jours une partie, entassée dans la gueule d’un four, s’évaporait en fumées grasses, pendant que l’autre, chargée des chaînes de l’impuissance et de la peur, attendait à son tour45. (269)
42Les romans engagés étudiés ne livrent donc pas une représentation de l’histoire et du temps réductible au régime moderne d’historicité : soit ils interrogent la possibilité de réalisation de son futurocentrisme en le présentant comme un acte de foi (Calvino et Pratolini), qui menace le rôle de l’écrivain dans la société (Vittorini), soit ils présentent l’avenir comme un espace ouvert, factible, mais dépourvu d’un sens autre que celui que lui donnent les hommes, « en sursis » (Sartre). C’est alors l’adhésion même à ce régime, perçue comme problématique par les écrivains et représentée comme telle dans leurs textes, qui devient objet d’engagement et donc, dans la perspective qui est la nôtre, de tension ou de déchirement. Camus au contraire, semble associer l’engagement à une lutte non pas pour l’histoire, mais contre elle, non pas au nom du futur des vainqueurs, mais au nom du présent des victimes. Le régime moderne d’historicité est alors profondément remis en question, et l’on peut se demander si l’auteur de La Peste, en postulant la possibilité de penser l’engagement dans un cadre temporel qui ne serait pas exclusivement conçu à partir de l’avenir, mais plutôt à partir des exigences du temps présent, n’est pas le précurseur d’un mouvement que poursuivent, à l’heure actuelle, les écrivains de notre second corpus46.
Le régime d’historicité presentiste en question dans les récits contemporains
Le présentisme fictionnel
43Récits de l’après, les textes de notre second corpus se donnent à lire, sur un mode présentiste, comme des remontées dans le temps, par le biais de la remémoration, de la poursuite des traces ou d’une fabulation qui se construit sur les ruines du passé. La mémoire qu’ils invoquent, comme on invoque un spectre, est plus particulièrement la mémoire douloureuse du xxe siècle et l’on constate une focalisation sur les épisodes les plus sombres de cette période. Les œuvres de Modiano et De Luca s’inscrivent clairement dans la tendance contemporaine d’un « devoir de mémoire » qui insiste presque exclusivement sur les persécutions antisémites et la déportation. Prenant quant à lui en charge ce point de vue des vaincus auquel Walter Benjamin attachait tant d’importance47, c’est une mémoire de l’échec plus qu’une mémoire des victimes que convoque Volodine à travers ses personnages épuisés, déjà morts (Dondog) ou voués à la disparition (Lisbonne, dernière marge), tout comme Tabucchi et Rolin : on pourrait ainsi voir dans la gangrène qui ronge la jambe de Tristano le symbole d’un présent qui dévore les luttes du passé, les rendant inopérantes, et, dans le personnage lui-même, l’image d’une démocratie devenue immobile. Martin retrace lui aussi l’histoire d’une défaite, celle du militantisme d’extrême-gauche, parodie à la fois drôle et pathétique des révoltes du passé.
44Mais la centralité de la mémoire et son contenu même – un siècle d’injustices et de violence – n’est pas le seul facteur commun aux œuvres étudiées et au régime présentiste. Il faut encore souligner les coïncidences existant entre la mémoire actuelle, telle que la définit notamment P. Nora dans Lieux de mémoire, et celle représentée dans nos textes.
45Reprenons les trois traits qui, selon l’historien, caractérisent notre mémoire contemporaine. Cette dernière serait d’abord marquée par « l’obsession de l’archive », « la superstition et le respect de la trace48 » : le paradigme de l’enquête qui informe, de façon plus ou moins sensible, nos récits, est révélateur de cette promotion de la trace, et la référence aux documents historiques, notamment chez Modiano, semble correspondre à cette mémoire archivistique décrite par P Nora, même si Dora Bruder expose l’insuffisance d’une telle démarche, le narrateur recourant à l’imagination pour combler les lacunes de l’enquête documentaire. La thématique de l’archive, déclinée sur un mode fictionnel, est également présente, on l’a vu, dans Tigre en papier49 et surtout dans les œuvres de Volodine.
46Le deuxième trait de la mémoire contemporaine consisterait, selon P. Nora, dans l’intériorisation à laquelle elle se prête : « mémoire-devoir », elle serait perçue comme une « contrainte individuelle », nécessaire à la définition de l’identité personnelle50. Nous avons vu comment le paradigme de l’enquête sur l’histoire tendait particulièrement à se confondre dans Dora Bruder avec celui de l’enquête sur soi, mais on peut dire que, plus généralement, tous les récits – récits de fils ou de pères rescapés d’un autre temps – posent la question de l’identité en lien avec le passé individuel et collectif de la personne et du travail de mémoire à travers lequel elle se constitue. Tout se passe comme s’il fallait se souvenir pour exister – Dondog ne doit-il pas la brève prolongation de sa vie à son effort de mémoire, mourant « complètement » quand il cesse de fabuler ses souvenirs ? –, au risque, comme nous le verrons, de ne plus exister que dans le souvenir.
47Enfin, la mémoire actuelle se définit comme une « mémoire-distance », qui n’entretient plus avec le passé un rapport de « continuité rétrospective », mais qui au contraire met en lumière la « discontinuité » du temps51. C’est ce sentiment de rupture qui, d’après P. Nora, alimente la valorisation des traces et la construction d’une identité qui, ne pouvant se passer de la référence au passé, ne peut qu’être négative, fabriquée à l’ombre de ce qui n’est plus : « notre perception du passé, c’est l’appropriation véhémente de ce que nous savons ne plus être à nous52 ».
48On aborde avec cette dernière définition de la mémoire contemporaine comme distance l’un des paradoxes les plus frappants du présentisme, et qui constitue, à nos yeux, un élément majeur de la représentation du temps et de l’histoire dans nos récits : la représentation d’un passé omniprésent et dont nous resterions pourtant à jamais séparés. Tous les récits mettent en scène la coexistence du présent et du passé ; c’est ainsi que le narrateur de Tu, mio tend à voir l’île comme un gigantesque théâtre où comparaîtraient les adversaires, les bourreaux et les victimes d’autrefois :
L’île était pleine d’Allemands, vieux ou d’âge moyen, des gens qui avaient été jeunes pendant la guerre et qui, aujourd’hui enrichis, dissimulaient l’arrogance du passé sous une jovialité déplacée, avec la prétention de n’être que des touristes, de l’avoir toujours été. […] C’étaient bien eux que j’avais cherchés dans les livres de l’histoire infâme, qui s’étaient laissés griser et ruiner par Hitler, et aucune défaite n’avait pu leur arracher cette folie de fierté. Les vaincus, c’étaient les autres, ceux qui les servaient pendant leurs vacances sur une île du Sud53. (22-23)
49De fait, ce sont souvent les lieux qui, notamment dans Dora Bruder, expriment le mieux le paradoxe de l’omniprésence du passé et de son éloignement : revenant dans les quartiers que fréquentait Dora, à la recherche d’une communion avec les disparus, le narrateur ressent systématiquement une « impression d’absence et de vide » (29). À maintes reprises, le narrateur évoque son impuissance, lui qui pourtant semble ne voir Paris qu’à travers le passé, à imaginer ce dernier dans le présent des lieux. L’expression « avoir peine à croire » revient du reste comme un leitmotiv dans le texte et sans doute peut-on lire, derrière l’idée de difficulté évoquée par le mot « peine », celle de tristesse :
On a peine à croire qu’au 48 bis [de la rue de la Gare-de-Reuilly], dont les fenêtres donnaient sur le jardin du Saint-Cœur-de-Marie, les policiers sont venus arrêter neuf enfants et adolescents un matin de juillet 1942, tandis que Dora Bruder était internée aux Tourelles. (130-131)
50Enfin, le dernier trait du présentisme à l’œuvre dans nos textes, après la centralité et les divers statuts et modalités de la mémoire contemporaine, semble être ce que F. Hartog nomme « la double dette », à l’égard du passé et du futur. Que la génération des fils se sente héritière et en dette à l’égard des pères, nous l’avons suffisamment démontré, semble-t-il, dans l’analyse consacrée aux postures de l’héritier et à la thématique des fantômes. Mais les textes portent également les stigmates de cette « crise de l’avenir » qui caractérise notre présent, et sans doute les injonctions du devoir de mémoire sont-elles indissociables d’une inquiétude concernant le futur : sauver de l’oubli signifie préserver pour les générations à venir un patrimoine historique et culturel, qui menace d’être détruit. L’idée de transmission du passé est au cœur de nos récits, thématisée par la circulation de la parole : les récits sont presque tous adressés à quelqu’un, destinataire fictif (l’écrivain dans Tristano meurt, Marie dans Tigre en papier, Kurt pour le roman d’Ingrid, Marconi dans Dondog54) ou réel (le lecteur, interpellé discrètement dans Dora Bruder, comme nous le verrons plus loin). Tous mettent en valeur la figure du témoin, indispensable à l’élaboration du récit, et qui est, par définition, une image de passeur.
51Et pourtant, comme nous l’avons vu, les textes se tiennent à l’écart du modèle historiographique, et le « devoir de mémoire », n’excluant jamais la possibilité de la fiction, qu’elle soit minimale, comme dans Dora Bruder, ou maximale, comme dans les œuvres de Volodine, paraît au contraire la requérir. Si le présentisme constitue bien le terreau culturel et historique des œuvres, il n’est donc pas certain que la littérature se contente d’en reproduire les principes. Notre hypothèse est que les œuvres de notre second corpus s’approprient certains traits du régime présentiste et que, dans ce geste qui relève à la fois de la reformulation et de la problématisation, elles donnent lieu à ce que l’on pourrait appeler un présentisme fictionnel : non pas un présentisme de fiction, au sens de fictif, mais un présentisme de la fiction, que la littérature seule peut mettre en œuvre et, nous allons le voir, en question.
52Dans une lettre adressée à Serge Klarsfeld, Modiano avoue que la lecture des interminables listes d’enfants déportés recensés dans La Shoah en France : Mémorial des enfants juifs de France l’a fait « douter de la littérature » : « puisque le principal moteur de celle-ci est souvent la mémoire, il me semblait que le seul livre qu’il fallait écrire, c’était ce mémorial, comme Serge Klarsfeld l’avait fait55 ». Toutefois, comme nous l’avons suggéré plus haut, Modiano ne renonce pas complètement à la fiction : l’enjeu esthétique et moral de son livre consiste en fait à trouver le moyen de rendre Dora vivante, quitte à recourir à l’imagination, tout en restant fidèle à la vérité historique. De fait, c’est moins en termes d’exactitude historique qu’en termes d’intentionnalité historique qu’il faut comprendre la démarche de Modiano : la fiction, qui reste toujours dans les limites du vraisemblable, du plausible, est avant tout un instrument de recherche, un moyen de connaissance autre.
53Il est clairement dit, dans Dora Bruder, que le romancier possède des atouts que l’historien n’a pas : retraçant l’itinéraire de Dora pendant sa première fugue, le narrateur se remémore une autre « traversée nocturne de Paris », celle de Jean Valjean et de Cosette poursuivis par la police de Javert. Il remarque alors que les deux personnages hugoliens quittent, à un certain moment de leur course, « les vraies rues du Paris réel » pour se retrouver « projetés dans le quartier d’un Paris imaginaire que Victor Hugo nomme le Petit Picpus » (51). Ce qui trouble le narrateur, c’est que les fugitifs se sauvent en escaladant un mur pour retomber dans le jardin d’un couvent que Victor Hugo situe « exactement au 62, rue du Petit-Picpus, la même adresse que le pensionnat du Saint-Cœur-de-Marie où était Dora Bruder » (52). Une complicité mystérieuse se noue ainsi entre les deux livres, qui fait dire au narrateur qu’il croit « aux coïncidences et quelques fois à un don de voyance chez les romanciers », un don qui « fait simplement partie du métier » :
les efforts d’imagination, nécessaires à ce métier […], toute cette tension, cette gymnastique cérébrale peut sans doute provoquer à la longue de brèves intuitions « concernant des événements passés ou futurs », comme l’écrit le dictionnaire Larousse à la rubrique « Voyance ». (54)
54L’empreinte fictionnelle se traduit principalement dans le texte modianien par le recours à ce « don de voyance », qui n’est ni invention, ni réalité, et qui l’amène à interroger les rues, les objets, que Dora aurait pu voir, les gens qui auraient pu croiser son chemin.
55Les autres récits ne partagent pas la même exigence de véracité, se donnant clairement à lire comme des fictions. Il n’empêche qu’ils insistent eux aussi sur la valeur cognitive de la littérature. Tristano meurt renvoie plus particulièrement à ce pouvoir de la littérature à dire autrement une vérité que la raison et le discours historique – et plus encore le discours historique officiel – sont insuffisantes à dévoiler, ou taisent : certaines images ou situations fictionnelles revêtent un sens symbolique fort, comme la fécondation impossible de Marylin, l’Américaine, par Tristano, l’Italien, incapables de donner naissance ensemble à un monde nouveau. L’enfant qu’adoptera Marylin et qu’elle confiera ensuite à son ancien amant connaîtra une fin tragique, en faisant exploser une bombe lors d’un attentat fasciste dans les années 1970 : image d’une alliance qui a été forcée et qui se retourne contre ceux qui l’ont provoquée. C’est ainsi par analogies, par associations, par mises en abyme et échos que l’art « dit » quelque chose et énonce peut-être une vérité.
56Mais c’est sans doute Tu, mio qui montre le plus clairement le type d’apport que peut constituer la fiction – pas seulement le récit littéraire, mais encore l’imagination elle-même – dans la recherche de la vérité historique. De la même façon qu’il apprend à pécher en imitant les gestes de Nicola, la seule façon de connaître l’histoire, pour le narrateur, est d’en faire l’expérience, comme le lui suggère son oncle : « Avant tout, il me dit que chercher des réponses chez des autres équivaut à chausser le soulier de son voisin, qu’on doit se donner à soi-même ses réponses, sur mesure56. » (68) Mais comment faire l’expérience d’une histoire passée ? Par l’appropriation de l’expérience d’autrui, nous dit l’auteur, rendue possible par le biais d’une incarnation fantastique que seule la littérature permet.
57Si De Luca conteste donc la validité de la démarche historienne au profit d’une appropriation fictionnelle de l’expérience, la fabulation volodinienne, elle, fait l’économie de ce cheminement de l’histoire à la fiction pour mettre au premier plan cette dernière. On pourrait même dire qu’elle inverse les rapports entre histoire et fiction que présentent les autres œuvres, en dégageant de la fiction elle-même une histoire fantasmée, celle de l’univers post-exotique, doté d’une chronologie qui lui est propre. C’est que l’intention de Volodine n’est pas de renvoyer à des événements précis d’une histoire nationale, mais au contraire de faire disparaître « toute possibilité de lien national entre le narrateur et la fiction » pour toucher à une mémoire collective universelle, qui soit « commune à tous les individus quelle que soit leur origine, et en gros, à tout être humain connaissant l’histoire de l’humanité au xxe siècle57 ». Nous reviendrons plus loin sur la dimension internationaliste de la fiction volodinienne. Retenons pour l’instant que, de Modiano à Volodine, ce sont divers degrés de fictionnalisation de l’histoire qui sont mis en œuvre pour rendre vivant, mais aussi peut-être problématiser, ce devoir de mémoire qui caractérise le rapport de nos sociétés contemporaines à l’histoire, par le déploiement d’une forme d’engagement dont il faut désormais éprouver la charge présentiste.
L’engagement littéraire contemporain : un engagement présentiste ?
58C’est bien parce que le rapport à l’histoire passe dans ces œuvres par la mémoire que l’engagement, défini dans la première partie de notre travail comme une forme-sens étroitement liée à une certaine conception du temps et de l’histoire, peut apparaître aujourd’hui comme un engagement de et par la mémoire. Une mémoire particulière, présentiste, c’est-à-dire archivistique, individuelle et à l’origine d’un sentiment de rupture avec le passé. Mais on ne saurait dire de ce regard tourné vers l’arrière qu’il épuise l’engagement contemporain : une autre caractéristique de la mémoire présentiste est d’être intégrée au présent comme facteur d’identité personnelle et collective. Dès lors, l’engagement de la mémoire est aussi un engagement au présent, par la mémoire, qui peut donner lieu à une dénonciation double, de l’histoire comme tissu de forfaits et du présent comme temps de l’amnésie volontaire ou, au contraire, de l’obsession mémorielle qui est aussi, parfois, une forme d’oubli.
59Intéressons-nous d’abord à la mémoire politique et idéologique que mettent en scène Rolin et Volodine. Celle-ci, contrairement à la mémoire de la Shoah, n’est pas placée sous le signe de l’horreur, mais au contraire sous celui de la nostalgie. Cette nostalgie, c’est celle des auteurs et de leurs personnages, qui restent attachés aux valeurs véhiculées par le projet révolutionnaire et qui ne peuvent que faire le constat d’une inadéquation entre ce rêve et la réalité historique, entre une entreprise qui renvoie au monde épique du passé et un présent qui le rend impossible :
Mes personnages ne considèrent pas du tout que les idéologies soient perdues. Ils sont mus, ils sont totalement habités par des idéologies radicales, extrémistes, égalitaristes. Ce qui est en face d’eux, ce n’est pas la perte d’une identité révolutionnaire ; ce à quoi ils sont confrontés, c’est la disparition des conditions permettant à l’utopie généreuse de se concrétiser. C’est la défiguration du rêve généreux qui les fait souffrir58.
60Si Volodine a souvent recours à l’expression assez générale, d’« égalitarisme », Rolin définit plus précisément, dans Tigre en papier, les valeurs qui animaient les militants d’extrême gauche à la fin des années 1960 et au début des années 1970 : le sens de la collectivité et celui de l’histoire. Pour les deux auteurs, il s’agit de transmettre ce qui est destiné à disparaître, sous l’effet inexorable du temps, sans doute, mais aussi d’une « conjuration » qui, on l’a vu, viserait à présenter le projet révolutionnaire comme nul et non avenu, en raison de son échec. La mémoire politique se fait alors résistance, résistance au temps présent, comme le dit explicitement Rolin lorsqu’il présente le projet de son roman :
Ce qui m’intéresse surtout dans ces années, hormis le fait non significatif que sont celles de mes vingt ans, c’est que s’y trouvaient croisés, au sein de chaque individu, le constituant et le dépassant, deux phénomènes d’effacement : celui du « je » dans un « nous » à géométrie variable, puisqu’il allait de la petite tribu militante aux « peuples du monde » ; et celui du présent dans un processus de fabrication imaginaire de l’avenir à partir du passé, qui s’appelait l’histoire. Si les temps ultra-contemporains sont ceux de l’individualisme et du présent universel, ce qui pourrait mourir avec nous quand nous mourrons, c’est cela, cette intelligence particulière qui faisait du collectif l’horizon de l’individu et l’histoire le magasin où chacun puisait ses paradigmes : y compris et peut-être même surtout de façon farcesque et délirante59.
61La figure convoquée ici par Rolin, c’est bien celle du témoin et cette figure est selon lui éminemment littéraire, tant il est vrai que la littérature est, dit le narrateur de Méroé, « tournée vers ce qui a disparu […] une défaite, une ruine, un cimetière, un souvenir d’enfance. C’est une grande résonance du passé60 ». Cette définition de la littérature est étroitement liée à la notion de responsabilité – « ce qui constitue le terrain qu’il me revient d’explorer, c’est ce que je dois léguer, ce qui sans moi ne serait pas transmis61 » – qui peut se faire engagement, au sens de défense d’une cause, voire de combat, lorsque le présent, se voulant éternel, prétend effacer toute mémoire.
62Dans cette perspective, Tigre en papier, témoignant d’un « usage aboli » de l’histoire, a valeur non seulement de monument, au sens étymologique du terme (monere, faire souvenir), mais de critique d’un présent qui a procédé à un « renversement complet du dispositif temporel », où « le passé n’est plus pris en compte, plus connu, tout simplement », où « l’avenir n’est plus radieux ni plus rien, il est pure abstraction, vaguement menaçante » et enfin où « c’est le présent, le "temps réel" qui est devenu immense, multiple, grouillant62 ». Si l’on peut donc parler d’engagement chez Rolin, c’est autant en liaison avec cette mémoire de l’engagement qui sous-tend, de façon plus ou moins explicite, tous ses romans et que fait éclater au grand jour Tigre en papier, qu’en rapport à la mise en question du présent que suscite cette mémoire.
63Volodine reconnaît quant à lui que son œuvre est « entièrement liée à un engagement politique au départ63 ». Mais on sait aussi qu’il refuse le terme d’écrivains engagés pour définir ses personnages, lui préférant celui d’« engagés écrivains64 », qui souligne la primauté de l’idéologique à l’égard du littéraire, comme si, aux combattants défaits il ne restait plus que la littérature comme espace de survivance, de mémoire de cette lutte. Volodine se défend en effet de voir dans la littérature une façon de faire la guerre, ou la révolution « par d’autres moyens », comme le disait Clausewitz au sujet de la politique65 :
La littérature ne sert pas à faire la Révolution, la littérature ne sert pas à faire la guerre contre quiconque, la littérature est arrivée à ce point de son histoire où sa force dans les événements socio-historiques est absolument nulle66.
64L’écrivain semble ainsi faire du monde post-exotique l’ultime refuge d’une pensée égalitariste, et sans doute peut-on comprendre l’univers clos (l’exil dans Lisbonne, dernière marge, la clandestinité dans le livre imaginé d’Ingrid, le camp dans Dondog) dans lequel vivent ses personnages non seulement comme une façon de symboliser l’isolement dont souffre une telle pensée politique à l’heure actuelle, mais aussi comme un moyen de la faire exister en la présentant comme l’objet de persécutions. Les romans volodiniens se font donc bien, comme Tigre en papier, à la fois mémoire du passé révolutionnaire et critique d’un présent qui tend à étouffer ou à oublier ce passé.
65Mais la force de Volodine consiste moins à ressusciter un monde, à l’instar de Rolin, qu’à bâtir, comme le souligne L. Ruffel, un univers « concurrentiel » du monde, voire « conflictuel », qui donnerait ainsi naissance à un « contre-monde67 ». Si ce contre-monde, porté par des valeurs utopiques que résume le mot « égalitarisme », parce qu’il est défait, n’existe que dans un espace qui symbolise son échec, le monde contre-utopique, celui contre lequel s’érigent les personnages post-exotiques, est lui aussi représenté dans l’œuvre : la société de la « Renaissance » dans Lisbonne, dernière marge, la « Cité », à l’extérieur du camp dans Dondog, possèdent alors toutes les caractéristiques du monde totalitaire telles que les a définies H. Arendt dans Les Origines du totalitarisme – une société sans classes, la propagande, l’organisation de l’État totalitaire, la police secrète, la relation entre idéologie et terreur68.
66Sans doute les valeurs positives accordées au camp comme contre-monde utopique peuvent étonner ou choquer le lecteur occidental pour lequel les camps de concentration et d’extermination nazis sont les références les plus spontanées. Or, rappelle L. Ruffel, s’il faut chercher un référent historique, c’est « aux premiers camps de travail soviétiques qu’il faut penser et rappeler que les plus durs d’entre eux, notamment les îles Solovski, furent, dans leurs débuts du moins, le lieu d’une refondation utopiste anarcho-socialiste qui entendait réaliser le rêve révolutionnaire là où le monde extérieur avait échoué69 ». C’est bien parce que l’univers postexotique est à la fois un monde et un contre-monde, dont le premier serait contre-utopique et le second utopique, qu’il ne saurait être une simple reproduction des contre-utopies historiques ou des fictions du totalitarisme. Ce que nous dit Volodine, c’est que le monde où nous vivons, celui extérieur au camp, est contre-utopique. D. Viart a souligné en ce sens la dimension idéologique du monde volodinien, en partant d’une analyse de son nom même, le « post-exotisme » :
Le monde « post-exotique » est un monde dans lequel la « globalisation » est telle que « l’exotisme » n’y a plus de sens. Rapporté à notre situation historique, c’est un monde où le capitalisme que dénoncent les fictions volodiniennes a définitivement triomphé. Le monde post-exotique, c’est le nôtre : celui de la globalisation néo-libérale. Ainsi décrit – monde désormais sans ailleurs – il alerte le lecteur sur « le totalitarisme de notre univers », masqué sous les allures de démocraties et de pluralités triomphantes70.
67Cependant, le constat de l’échec du projet égalitariste ainsi que la critique du monde actuel ne sauraient complètement masquer la positivité des revendications utopiques du contre-monde des camps et de la « littérature des poubelles », et sans doute doit-on suivre D. Viart quand il affirme que l’œuvre volodinienne conjoint « l’expression d’une blessure politico-historique au maintien de certaines valeurs positives et de certains refus politiques71 ». Quelles sont ces valeurs positives ? L’égalitarisme et la fraternité, d’abord, qui trouvent un écho dans la notion de communauté – partage d’une idéologie commune, mais aussi partage des voix du récit – qui constitue un des éléments fondateurs de l’univers post-exotique. Lisbonne, dernière marge met ainsi en scène des collectifs intellectuels en lutte contre le régime de la « Renaissance », où à la notion de collectivité s’ajoute celle d’indistinction des voix, par le biais de la pratique hétéronymique : après la mort d’un auteur de la littérature des poubelles, d’autres écrivains poursuivent son œuvre en adoptant son nom. Dans Dondog, la confusion de l’identité narrative – est-ce Dondog qui parle ? Ou Schlumm, le « frère dévasté » qu’il abrite en lui ? – met l’accent sur la dimension éthique d’une telle confusion des voix :
Schlumm et moi, nous sommes restés très unis, très indissociables depuis cette nuit-là, depuis la nuit des péniches qui n’est pas terminée encore, qui ne sera jamais terminée, depuis cette nuit que, certes, même les Ybürs parviendront à éclaircir grâce à l’oubli, mais que nul ne saura clore véritablement car, quoiqu’il arrive, de nombreux Schlumm de tout âge et de tout acabit y ont élu, comme moi, domicile, sachant qu’il fallait y rester pour que nul ne pût la clore. (115)
68On pourrait rapprocher cette délégation des voix des morts aux vivants, cette tentative de laisser la nuit – métaphore des blessures du passé – ouverte72, grâce à l’écho des victimes, des récits de Modiano et De Luca. Mais on pourrait également associer ce geste de communion par-delà la mort à une référence idéologique, le communisme, tel que le définit par exemple avec humour Martin dans Tigre en papier comme solidarité éternelle :
C’est une sorte de société d’assurance fraternelle et romanesque, à la vie à la mort, tu comprends ? On met tout ensemble, on se partage le pot. Les uns nous aident à mourir – un rude apprentissage, très nécessaire – les autres aident les morts à survivre. C’est le vrai communisme, ça : à chacun selon ses besoins. (114-115)
69Il est une autre valeur que revendiquent les personnages post-exotiques, et, à travers eux, Volodine : « J’écris des livres, dit-il, qui ont la prétention d’être internationalistes, disons, et qui sont anti-xénophobes, anti-racistes73 ». Volodine place l’internationalisme au cœur de sa création dans sa conférence « Écrire en français une littérature étrangère », où il relie chacun des éléments de son univers – la langue, les noms, les lieux, le temps, la mémoire collective – à la volonté d’empêcher toute référence nationale exclusive. La dérive référentielle étudiée plus haut et l’ambition même de Volodine de « représenter une culture non pas relativement, mais ABSOLUMENT étrangère74 » peuvent ainsi être placées sous le signe d’un engagement internationaliste, qui donne sa valeur au contre-monde représenté et alimente la critique du monde contre-utopique, le nôtre.
70En définitive, l’univers post-exotique paraît entretenir avec la notion de régime présentiste le même rapport qu’il entretient avec les produits de la culture « officielle » : celui de la dissidence, en vertu duquel à certains traits typiquement présentistes (l’obsession du passé, le rôle de la mémoire, l’impératif de sa transmission, l’enregistrement de l’échec des utopies…) s’ajoutent d’autres qui visent à problématiser ceux-ci, et notamment le « devoir de mémoire » : évoquant la fabulation de Dondog, qui est autant une déformation qu’une invention du passé, son auteur rappelle que l’« on est très, très loin d’une recherche sacralisée, d’une attitude respectueuse envers la mémoire75 ». On pourrait ajouter que la référence constante à des archives fictionnelles, mentionnée plus haut, s’inscrit dans une perspective semblable.
71Sans doute Tabucchi défend-il un devoir de mémoire (d’ordre idéologique, toujours) plus soucieux de la réalité des faits que Volodine. Mais comme dans les œuvres des deux écrivains précédemment cités, le rappel d’un passé volontairement oublié (ici les exactions commises par les troupes de Mussolini à l’étranger) vaut comme dénonciation du présent. Dénonciation d’autant plus urgente que l’on assiste depuis quelques années en Italie à la réhabilitation latente du fasciste, comme le souligne E. Traverso :
En Italie, où l’antifascisme a été le pilier des institutions républicaines nées à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’interprétation historique du fascisme a été indissociable, pendant une bonne trentaine d’années, de sa condamnation éthique et politique. À partir de la fin des années 1970, s’est amorcée une nouvelle lecture du passé beaucoup plus soucieuse de mettre en lumière le consensus sur lequel s’appuyait le régime de Mussolini et, en même temps, bien décidée à s’affranchir des contraintes de la tradition antifasciste. Pendant les années 1990, ce tournant historiographique s’est accentué avec la fin des partis qui avaient créé la République (le Parti communiste, la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste) et la légitimation des héritiers du fascisme comme force de gouvernement (l’actuelle Alliance Nationale). Cette mutation s’est accompagnée d’un « retour du refoulé » (le fascisme) dans l’espace public aux effets inattendus et paradoxaux. D’une part, elle s’est traduite dans la fin de l’oubli des victimes du génocide juif […] et, d’autre part, dans la réhabilitation du fascisme, c’est-à-dire leur persécuteur76.
72Si le roman de De Luca illustre le versant positif de ce retour du refoulé en faisant entendre la voix des victimes du génocide juif, en revanche celui de Tabucchi, qui s’inscrit dans la continuité de la tradition antifasciste désormais menacée, révèle son versant négatif. Tabucchi a, du reste, maintes fois dénoncé la réhabilitation du fascisme à l’occasion de ses interventions dans la presse, rassemblées dans l’essai intitulé Au pas de l’oie77. Écrire un livre sur un partisan en 2004, ou plus exactement un ancien soldat qui a trahi le régime en vigueur en son pays pour devenir ensuite partisan, c’est donc non seulement rappeler la mémoire de l’antifascisme, mais encore adresser une double admonestation au présent : d’une part, le fascisme s’est rendu coupable d’actions criminelles qui sont consubstantielles à son idéologie belligérante, et qui accorde une place à ses héritiers court le risque de voir resurgir les horreurs du passé ; d’autre part, la démocratie, conquise de haute lutte, est un bien fragile. C’est du reste le danger d’une transformation de la démocratie en « régime autoritaire78 » que Tabucchi dénonce dans ses articles, à un moment où le président du conseil, Silvio Berlusconi, tient entre ses mains presque tous les pouvoirs : on peut alors lire la violente critique contre « dinguodingue », dans Tristano meurt, comme une attaque directe à « l’empire berlusconien » qui s’étend dans le monde de l’audio-visuel et des médias79.
73La démarche de De Luca, qui écrit Tu, mio en 1998, s’inscrit pleinement dans le contexte italien du « retour du refoulé » évoqué plus haut. En effet, non seulement le narrateur fait resurgir des profondeurs du passé la mémoire des oubliés, mais il intente un procès à la génération des pères qui, dans les années cinquante, a tout fait pour oublier. Ce combat pour la mémoire vaut aussi pour la période actuelle et l’impératif du souvenir s’accompagne de l’exigence d’une juste mémoire, qui réaffirmerait la distinction, désormais menacée, entre victimes et bourreaux. Le livre de De Luca dénonce ainsi cette tendance que le président italien, Carlo Azeglio Ciampi confirmera quelques années plus tard, à l’automne 2001, en commémorant indistinctement « toutes les victimes » de la guerre, juifs, soldats, résistants et miliciens fascistes, surnommés désormais affectueusement « les gars de Salò80 » (« i ragazzi di Salò »). Autrement dit, une commémoration conjointe de ceux qui sont morts dans les chambres à gaz et de ceux qui les ont fichés, raflés, déportés. E. Traverso souligne les enjeux, à l’échelle de l’histoire nationale, d’une telle tendance :
S’il est vrai que toute démocratie moderne se fonde sur une « hiérarchie rétrospective de la mémoire », c’est-à-dire sur des choix qui définissent son identité, les « mémoires symétriques et compatibles » aujourd’hui revendiquées par le chef d’État italien et par une large partie de l’élite politique visent précisément à remettre en cause les choix faits au moment de la naissance de la République81.
74Autrement dit, non seulement on souille la mémoire des victimes, mais encore on fait courir le risque à la République de renier ses origines et donc de perdre son identité. En ce sens, les romans de Tabucchi et De Luca prennent une valeur proprement politique, renvoyant à une mémoire institutionnelle qui forge l’identité collective et nationale.
75On notera que la progressive réhabilitation du fascisme en Italie, qui a commencé à s’affirmer dès les années 1970, préparant le terrain à ce « retour du refoulé » évoqué plus haut, contraste avec la diabolisation du régime de Vichy en France au même moment. Les deux mouvements, idéologiquement opposés, ont cependant en commun d’entraver une saisie objective de l’histoire : selon H. Rousso, le danger est qu’une obsession fixée sur un Vichy antisémite et meurtrier ne mène pas à une appréciation objective de la réalité de l’époque, mais encourage plutôt une mise en cause perpétuelle et sans fin d’un passé scandaleux et criminel82. C’est ce type de dérives que dénonce notamment Tzvetan Todorov dans Les Abus de la mémoire83 ou encore l’historien Eric Conan lorsqu’il nous alerte sur les dangers du « culte de la mémoire », et en particulier sur celui qui consiste à « se détourner du présent, tout en [se] procurant les bénéfices de la bonne conscience » :
Qu’on nous rappelle aujourd’hui avec minutie les souffrances passées nous rend peut-être plus vigilants à l’égard de Hitler ou Pétain, mais nous fait aussi d’autant mieux ignorer les menaces présentes – puisqu’elles n’ont pas les mêmes acteurs ni ne prennent les mêmes formes84.
76Volodine semble avoir trouvé un moyen d’éviter cette sorte d’aveuglement volontaire et consolatoire, par le biais de la fabulation qui vise à brouiller les références nationales et historiques et empêche donc de rattacher de façon exclusive certains phénomènes ou événements du passé à un moment et à un contexte donnés. Mais qu’en est-il, par exemple, de l’œuvre de Modiano, tout entière centrée sur la période de l’Occupation ? N’expose-t-elle pas une mémoire « littérale » qui, mettant l’accent sur la singularité de l’événement, le condamnerait à l’intransitivité, c’est-à-dire à l’incapacité de conduire, comme le dit Todorov, « au-delà de lui-même85 » ? Ne risque-t-elle pas, en rendant « l’événement ancien indépassable », de « soumettre le présent au passé86 ? »
77Cependant, si elle fait porter l’accent sur la singularité de l’événement (la Shoah), la « mémoire littérale » mise en œuvre dans et par Dora Bruder, parvient, nous semble-t-il, à échapper aux dangers du « culte de la mémoire » en empêchant que le souvenir des disparus ne se fige dans un récit « plein », qui constituerait la jeune fille, et tous les disparus qui ont connu son sort, en objet clos de mémoire. Au contraire, tout se passe comme si l’écrivain tentait de sauver Dora non seulement de l’oubli, faisant renaître celle qu’on voulait faire disparaître, mais encore de son statut même de victime, en décidant de retracer non pas sa déportation, mais sa fugue, ce geste libre et personnel, si incongru dans une période marquée par l’oppression et la disparition de la notion d’individu au profit de celle de « races ».
78Notre hypothèse est que le récit même de Modiano tend à desserrer l’étau d’un devoir de mémoire qui figerait à jamais les victimes dans le statut de vaincu de l’histoire et qui prétendrait, du même coup, rendre compte de l’ensemble de leur vie. Le sens de celle-ci ne s’épuise pas dans sa dramatique fin, et c’est en ce sens que nous lisons les dernières lignes de Dora Bruder, évoquant le « pauvre et précieux secret de Dora » qui aura certes échappé aux « bourreaux, ordonnances, autorités dites d’occupation » (145) mais également à ceux qui, comme le narrateur, auront cherché à le percer. Plus qu’à un devoir de mémoire, qui prétendrait donner droit de cité aux morts et aux vaincus, ce serait donc à ce que Giorgio Agamben nomme « une mémoire de l’oubli », une « exigence d’inoubliable87 », qui prendrait la mesure de la perte qui frappe irréparablement l’expérience du temps et de l’histoire, qu’on pourrait rattacher la démarche modianienne88.
79En avouant son impuissance à percer le secret de Dora, le narrateur de Dora Bruder rend à l’oubli, par une sorte de « devoir de mémoire inversé », son imprescriptibilité et met en garde contre « les ravages d’une mémoire présomptueuse qui prétend accomplir maintenant ce qui ne le fut jamais, rendre à la transparence ceux qui pénètrent un jour une opacité si radicale qu’aucun souvenir ne peut restituer leur vie89 ». Si l’on peut parler d’engagement pour Modiano, c’est donc au sens d’un engagement de la mémoire qui coïnciderait non pas avec les impératifs du devoir de mémoire, mais plutôt avec les exigences d’une mémoire de l’oubli.
80Les analyses menées au cours de cette deuxième partie nous auront permis de préciser le type de relation que les œuvres étudiées – qu’elles relèvent du premier ou du second corpus – entretiennent avec le régime d’historicité de l’époque dans laquelle elles s’inscrivent. Nous avons vu que si les œuvres accueillent et redéploient les principaux traits des régimes moderne et présentiste, c’est pour mieux les renvoyer, informés, voire déformés, par le travail de transcription auquel elles les ont soumis. De fait, nos œuvres interrogent des régimes d’historicité dont elles ne calquent pas la plénitude, mais dont elles soulignent les failles, effectuant un geste qui relève davantage de la problématisation que de la confirmation. Quand bien même ce serait pour confirmer in fine la validité du régime moderne, le geste essentiel des œuvres engagées d’après-guerre, on l’a vu, aura été celui d’interroger sa légitimité. Quant aux œuvres du second corpus, nous venons de voir comment elles remettaient en question certains aspects majeurs du régime présentiste, notamment le respect de la vérité historique et le culte de l’archive, ainsi que le caractère possiblement figé et figeant du devoir de mémoire.
81Le terme d’engagement appliqué aux récits du corpus contemporain nous semble donc conserver toute sa pertinence : non seulement il permet de désigner le fait que les auteurs manifestent dans leurs œuvres une prise de position forte, dans l’histoire et surtout par rapport à elle, mais encore il renvoie à l’idée d’un geste effectué au présent qui prend acte de la situation antérieure pour se projeter dans l’avenir. Ce qui change alors, par rapport à l’engagement d’après-guerre, c’est le sens même que les œuvres contemporaines attribuent aux catégories de passé, présent et avenir. L’épithète « présentiste » que nous avons accolée au syntagme « engagement littéraire » a pour but, précisément, de signifier cette évolution. Mais de la même façon qu’elle infléchit le sens du syntagme, l’épithète se voit en retour resignifiée par lui : l’engagement, parce qu’il est « littéraire », reformule le présentisme, en même temps qu’il en éclaire les limites et les failles.
82En cela consiste donc pour nous l’engagement des œuvres des deux corpus : dans la façon dont elles s’emparent des modes d’articulation entre passé, présent et futur, par lesquels une société s’inscrit dans l’ordre du temps et de l’histoire, pour les remettre en question. Sans doute, cet engagement change-t-il de contenu en fonction du régime d’historicité que les œuvres réfléchissent. Mais il nous paraît possible de postuler une permanence de l’engagement qui tiendrait au rapport que les œuvres nouent avec la notion même de régime d’historicité, quel qu’il soit : un rapport placé sous le signe d’un défi, d’une mise à l’épreuve.
83Il est cependant une autre raison qui nous amène à reconduire l’usage du terme d’engagement et qui consiste dans le lien essentiel que les œuvres d’après-guerre et contemporaines établissent entre engagement de l’auteur et appel à la reconnaissance du lecteur, dès lors témoin d’un geste d’engagement qu’il est amené à authentifier et, peut-être, à s’approprier. S’il est vrai, comme le disait déjà Sartre, qu’il n’y a d’œuvre que « par et pour autrui90 », il semble que l’œuvre engagée fasse du lecteur le partenaire indispensable de l’auteur, non seulement parce qu’il représente l’instance face à laquelle il s’engage, le témoin et le garant de l’engagement en quelque sorte, mais aussi parce que, en tant que destinataire de l’œuvre, il est celui sur lequel s’exerce le pouvoir conditionnant de la littérature, autrement dit celui qu’il faut engager. Il s’agit donc à présent de voir comment les textes engagés se font aussi engageants, c’est-à-dire comment la transcription de l’histoire, envisagée jusqu’ici exclusivement du côté de l’auteur qui la met en œuvre, qui y engage sa propre personne en même temps qu’il en fait l’objet même de son engagement, s’offre à l’appréhension, au jugement, à l’appropriation, voire à la reprise du lecteur. Cette étude devrait aussi nous permettre de préciser notre distinction entre le roman engagé d’après-guerre et les œuvres contemporaines mettant en scène l’engagement présentiste : il est fort à parier en effet que les textes des deux corpus, donnant lieu à une transcription de l’histoire qui est aussi l’expression d’une représentation de l’histoire spécifique, entretiennent un rapport particulier avec leur lecteur et conçoivent en des termes différenciés l’engagement de celui-ci.
Notes de bas de page
1 Koselleck R., « Du caractère disponible de l’histoire », op. cit., p. 244.
2 CPA, p. 462 : « Poiché la nostra gente, la più parte semianalfabeta, agisce ascoltando il proprio istinto, ed ha bisogno di simboli per accedere alle idee. Sbaglino o siano nel vero – questo lo dirà la storia – alla data del 12 luglio 1926, nell’interpretazione dei cornacchiai Fascismo è Carlino, Antifascismo è Maciste. E per schierarsi spiritualmente dalla parte di Maciste, non hanno atteso la Notte dell’Apocalisse. L’assassinio di Maciste non ha fatto che dimostrare loro, tragicamente, che il loro istinto li guida sulla strada buona. »
3 SNR, p. 115 : « Ma allora c’è la storia. C’è che noi, nella storia, siamo dalla parte del riscatto, loro dall’altra. Da noi, niente va perduto, nessun gesto, nessun sparo, pur uguale al loro, m’intendi ? »
4 Calvino I., lettre à Eugenio Scalfari, 3 janvier 1947, reproduite dans « Autoritratto di un artista da giovane », Mercurio, suppl. de La Repubblica, 11 marzo 1989, p. 11 : « Ho finito in questi giorni il mio primo romanzo, Il Sentiero dei nidi di ragno, un’esperienza di malvagità e schifo umani, ma con una speranza di redenzione quasi cristiana (terrena, però), più dichiarata che raggiunta. Un romanzo terribilmente mio, una rischiosa aspirazione di serenità. »
5 Calvino I., dans Camon F., Il mestiere di scrittore : conversazioni critiche, Milano, Garzanti, 1973, « Italo Calvino » [p. 181-201], p. 183 : « operazione mentale che comporta un’invenzione, un rischio, il rischio d’ogni ipotesi nuova. »
6 Sartre J.-P, « Présentation des Temps modernes », op. cit., p. 28.
7 Sartre J.-P., Critique de la Raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, p. 165.
8 Sartre J.-P., « Les écrivains en personne » (entretien avec M. Chapsal, 1960), repris dans Situations, IX, Paris, Gallimard, 1972, [p. 9-30], p. 30.
9 Simonet J., « Histoire et intersubjectivité » dans l’article « Sartre » de l’Encyclopœdia Universalis, (consultation sur DVD, version 12, 2007).
10 Sartre J.-P., « M. François Mauriac et la liberté », op. cit., p. 52.
11 Sartre J.-P., « À propos de Le Bruit et la fureur : la temporalité chez Faulkner », Critiques littéraires (Situations, I), op. cit., p. 73-74.
12 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 213.
13 « Je n’ai pas l’imagination romanesque », déplorait Sartre en 1940, en pleine rédaction de L’Age de raison (Lettre à S. de Beauvoir, 25 janvier 1940, citée dans Sartre J.-P., Œuvres romanesques, op. cit., p. 1905).
14 On sait que les œuvres de l’absurde (Le Mythe de Sisyphe, Caligula, L’Étranger et Le Malentendu) contiennent déjà les termes de la révolte et qu’elles ne sauraient se comprendre en dehors du sentiment et de la conscience de l’absurde : « Partie d’une conscience angoissée de l’inhumain, la méditation sur l’absurde revient à la fin de son itinéraire au sein même des flammes passionnées de la révolte humaine. » (Camus A., Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 88.)
15 Jarrety M., La Morale dans l’écriture : Camus, Char, Cioran, Paris, PUF, 1999, coll. « Perspectives littéraires, « Camus : le refus de la séparation », [p. 11-66], p. 15.
16 Ibid.
17 Camus A., L’Homme révolté, [1951], Paris, Gallimard, 2000, coll. « Folio essais », p. 80.
18 Ibid.,
19 Ibid., p. 380.
20 Jeanson F., « Camus ou l’âme révoltée », Les Temps modernes, n° 79, mai 1952.
21 Camus A., L’Homme révolté, op. cit., p. 307.
22 Ibid., p. 27.
23 Ibid., p. 312.
24 Sartre J.-P., « Réponse à Albert Camus », Les Temps modernes, n° 82, août 1952 [p. 334-353], p. 345. L’article a été repris dans Sartre J.-P., Situations, IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 90-125.
25 Surya M., op. cit., p. 431.
26 Sartre J.-P., « Réponse à Albert Camus », art. cit., p. 352.
27 Hollier D., Politique de la prose : Jean-Paul Sartre et l’an quarante, Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1982, p. 142-143.
28 Camus A., L’Homme révolté, op. cit., p. 377.
29 Barthes R., « La Peste : Annales d’une épidémie ou roman de la solitude ? », op. cit., p. 540.
30 Ibid, p. 544.
31 Camus A., » Lettre d’Albert Camus à Roland Barthes sur La Peste », ibid., p. 547.
32 Barthes R., « Réponse de Roland Barthes à Albert Camus », ibid., p. 575 -576.
33 Camus A., L’Homme révolté, op. cit., p. 351 : « En assignant à l’oppression une limite en deçà de laquelle commence la dignité commune à tous les hommes, la révolte définissait une première valeur. Elle mettait au premier rang de ses références une complicité transparente des hommes entre eux, une texture commune, la solidarité de la chaîne, une communication d’être à être qui rend les hommes ressemblants et ligués. »
34 Barthes R., « La Peste : Annales d’une épidémie ou roman de la solitude ? », op. cit., p. 544.
35 Camus A., L’Homme révolté, op. cit., p. 351.
36 Guérin J., Camus : portrait de l’artiste en citoyen, Paris, François Bourin, 1993, p. 78.
37 Ibid., p. 265.
38 Camus A., « Discours du 10 décembre 1957 », dans Œuvres complètes, IV, op. cit., p. 241.
39 Ibid.
40 Ibid.
41 Nous renvoyons à la note 23 de ce chapitre.
42 Guérin J., Camus : portrait de l’artiste en citoyen, op. cit., p. 102.
43 Camus A., « Persécutés-persécuteurs » [1948], dans Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 385.
44 LDM, p. 78-79. Nous renvoyons à la citation reproduite page 108 de cet ouvrage.
45 La référence à la « gueule d’un four » ainsi que la mention du « tas de cendre » dans le passage précédent sont transparentes et semblent annoncer l’oubli dont seront victimes, dans les années d’après-guerre, les morts des camps d’extermination.
46 Il convient toutefois de rappeler que si l’attention aux victimes et la dénonciation du refoulement de l’histoire rapproche sans doute Camus de Modiano et De Luca, en revanche rien n’est plus éloigné de la pensée camusienne que la nostalgie des personnages volodiniens et roliniens envers la Révolution.
47 Walter Benjamin développe cette idée, tout en soulignant d’ailleurs la difficulté intrinsèque qu’il y a à écrire l’histoire des opprimés – cette histoire se présentant fondamentalement comme un « discontinuum », face au « continuum de l’histoire [qui] est celui des oppresseurs » – dans « Sur le concept de l’histoire » (Benjamin W., Écrits français, op.cit., p. 450).
48 Nora P., Les Lieux de mémoire, I., op. cit., p. XXVI.
49 Rappelons que Martin a recueilli tous les documents relatifs à la mort de son père.
50 Nora P., op. cit., p. XVIII.
51 Ibid., op. cit., p. XXXI.
52 Ibid., p. XXXII.
53 T, M, p. 19-20 : « L’isola era piena di tedeschi, anziani, di mezz’età, gente che era stata giovane in guerra e ora arrichita, che nascondeva l’arroganza del passato con una giovalità stonata, dietro la pretesa di essere solo turisti, di esserlo sempre stati. […] Erano gli stessi che avevo cercato nei libri della storia infame, che si erano fatti ubriacare e rovinare da Hitler, e nessuna sconfitta aveva potuto strappare loro quell’impazzimento di fierezza. Sconfitti erano gli altri che facevano i servi alle loro vacanze in un’isola sel Sud. »
54 Sans doute Dondog parle-t-il avant tout pour lui-même, pour éloigner par le discours la douleur des souvenirs. Mais la présence de Marconi est un motif supplémentaire pour fabuler, et, dans l’univers volodinien, la parole n’est jamais libre, étant soumise à une instance extérieure à l’idéologie post-exotique, ce qui l’oblige à suivre les chemins du cryptage et du mensonge.
55 Modiano P., « Avec Klarsfeld, contre l’oubli », art. cit., cité dans Cima D., Étude sur Patrick Modiano, « Dora Bruder » : jeux de miroirs biographiques, Paris, Ellipse, coll. « Résonances », 2003, p. 19.
56 T, M, p. 57 : « Prima di tutto mi disse che cercar risposte dagli altri è come calzarsi al piede una scarpa d’altri, che le risposte uno se le deve dare da sé, su misura. »
57 Volodine A., « Écrire en français une littérature étrangère », art. cit., p. 6 de la version numérique.
58 Volodine A. et Savary Ph., « L’Écriture, une posture militante », art. cit., p. 21.
59 Rolin O., « Un écrivain doit-il aimer son époque ? », dans Majorano M.(dir.), Le Goût du roman, Bari, B.A. Graphis, 2002, [p. 23-29], p. 28-29.
60 Rolin O., Méroé, Paris, Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1998, p. 96-97.
61 Rolin O., « Un écrivain doit-il aimer son époque ? », op. cit., p. 27. Nous soulignons.
62 Rolin O. et Charnet Y., « Cette tauromachie avec les mots. », Scherzo, « Olivier Rolin », n°18/19, octobre 2002, [p. 5-17], p. 8-9.
63 Volodine A. et Nicolino S., Omont S., Roux L., « L’Humour du désastre », art. cit., p. 39.
64 Volodine A. et Millois J.-C., « Entretien », art. cit., p. 42.
65 C. Von Clausewitz, De la guerre [1832-1834], trad. de l’allemand par D. Naville, Paris, Minuit, 1988.
66 A. Volodine et J.-D. Wagneur, « On recommence depuis le début… », op. cit., p. 254.
67 Ruffel L., Volodine post-exotique, op. cit., p. 101.
68 Arendt H., « Le totalitarisme » [1951], dans Les Origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2002, p. 610-838.
69 Ruffel L., Volodine post-exotique, op. cit., p. 105.
70 Viart D., « Situer Volodine ? Fiction politique, esprit de l’histoire, et anthropologie littéraire du “post-exotisme” », dans Roche A. et Viart D., op. cit., [p. 29-67], p. 54.
71 Ibid., p. 42.
72 Nous pourrions aussi renvoyer, en ce qui concerne la métaphore de la mémoire comme nuit et plaies ouvertes, aux deux poèmes de Paul Celan « Brûlure » – « et la nuit s’est ouverte et elle est restée déclose » – et « Rester là, tenir » – « Rester là, tenir, dans l’ombre/de la cicatrice en l’air » (Celan P., Choix de poèmes, trad. de l’allemand de J.-P. Lepebvre, Paris, Poésie/Gallimard, 2002, p. 63 et p. 233).
73 Volodine A. et Bonomo S., « Entretien », dans Majorano M. (dir.), Le Goût du roman, op. cit., [p. 243-254], p. 251.
74 Volodine A., « Écrire en français une littérature étrangère », art. cit., p. 4 de la version numérique.
75 Volodine A. et Wagneur J.-D., « On recommence depuis le début », op. cit., p. 259.
76 Traverso E., Le Passé, modes d’emploi…, op. cit., p. 49-50.
77 Tabucchi A., Au pas de l’oie : chroniques de nos temps obscurs [Il Gioco dell’oca, 2006], trad. de l’italien par J. Rosa, avec la collaboration de l’auteur, Paris, Le Seuil, 2006.
78 « Le régime autoritaire » est le titre du « Troisième tour » de Au pas de l’oie. Dans son épilogue, Tabucchi parle du « petit régime autoritaire de Berlusconi » (op. cit., p. 197).
79 Lecture d’autant plus légitime si l’on se rappelle qu’un précédent roman de Tabucchi, Pereira prétend ([Sostiene Pereira, 1994], trad. de l’italien par B. Comment, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2010) est devenu, au cours de la campagne électorale de 1995, un symbole pour l’opposition de gauche à S. Berlusconi.
80 On peut lire le texte de l’allocution du président Ciampi dans Focardi F. (dir.), La Guerra della memoria. La Resistenza nel dibattito politico italiano dal 1945 a oggi, Bari-Roma, Laterza, 2005, p. 333-335.
81 Traverso E., op. cit., note 104, p. 127. Les termes mis entre guillemets sont empruntés par l’historien à Luzzatto S., dans La Crisi dell’antifascismo, Torino, Einaudi, 2005.
82 Rousso H., Vichy : l’événement, la mémoire, l’histoire, Paris, Gallimard, 2001.
83 Todorov T., Les Abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995.
84 Conan E. et Rousso H., Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994, p. 280.
85 Todorov T., Les Abus de la mémoire, op. cit., p. 30.
86 Ibid., p. 31. T. Todorov oppose la « mémoire littérale » à la « mémoire exemplaire » qui, ouvrant le souvenir à « l’analogie et à la généralisation », en fait un exemplum dont on peut tirer une leçon au présent.
87 Selon G. Agamben, la mémoire de l’oubli ne concerne pas un contenu mémoriel à préserver, comme dans le devoir de mémoire, mais au contraire l’oubli lui-même, qu’il faudrait rappeler à la mémoire (Agamben G., Le Temps qui reste : un commentaire de l’Épître aux Romains, [2000], trad. de l’italien par J. Revel, Paris, Payot & Rivages, coll. « Rivages Poche/Petite Bibliothèque », 2004, p. 72-73).
88 Cette lecture est celle que propose J.-F. Hamel pour rendre compte aussi bien de l’entreprise narrative de Pierre Michon que des « enquêtes archivistiques de Patrick Modiano autour de l’Occupation allemande, [des] rêveries érudites de Pascal Quignard qui ressassent les marges de la tradition littéraire européenne, ou encore [des] méditations mélancolique de W.G. Sebald sur la destruction du souvenir dans l’histoire européenne ». (Hamel J.-F., Revenances de l’histoire, répétition, narrativité, modernité, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2006, p. 228-229.)
89 Ibid., p. 227.
90 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ? op. cit., p. 50.
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