Chapitre IV. L’histoire comme expérience et l’histoire comme trace(s)
p. 121-149
Texte intégral
L’écrivain et l’historien
1Notre choix de parler, à la suite d’Emmanuel Bouju1 non pas de transposition ou de représentation de l’histoire dans l’œuvre littéraire, mais de « transcription » mérite quelques éclaircissements, en ce qu’il s’inscrit dans le cadre précis d’une réflexion sur l’écriture de l’histoire, qui a connu avec le linguistic turn2 à partir des années 1960, un renouvellement majeur.
2On sait que l’un des apports décisifs du tournant linguistique a été de souligner « l’importance de la dimension textuelle du savoir historique, en reconnaissant que l’écriture de l’histoire est une pratique discursive qui incorpore toujours une part d’idéologie, de représentations et de codes littéraires hérités qui se réfractent dans l’itinéraire individuel d’un auteur3 ». S’il a donc permis « de questionner de façon salutaire le statut de l’historien, dont on ne peut plus ignorer l’implication multiforme dans son objet d’étude4 », le tournant linguistique a aussi connu des développements radicaux, discutables et discutés, qui ont donné lieu à des conceptions narrativistes de l’histoire, de Roland Barthes à Hayden White5, selon lesquelles l’historiographie ne saurait se distinguer véritablement de la narration fictionnelle. Contre cette remise en cause des frontières entre littérature et histoire, se sont prononcés aussi bien des historiens, tels Paul Veyne et Michel de Certeau6, qui, tout en reconnaissant la dimension narrative du discours de l’histoire, ont mis l’accent sur la prétention de vérité et la forme argumentative de celui-ci, que des théoriciens de la littérature qui, à l’instar de Dorrit Cohn ont cherché à définir ce qui constituerait le « propre de la fiction7 », ce qui la distinguerait, de façon essentielle, du récit historique. Mais c’est sans doute Paul Ricœur qui a poussé le plus loin la réflexion sur les rapports entre récit fictionnel et récit historique dans les trois volumes de Temps et récit, en défendant la thèse d’un « entrecroisement » entre histoire et fiction. Par ce terme, le philosophe entend « la structure fondamentale, tant ontologique qu’épistémologique, en vertu de laquelle l’histoire et la fiction ne concrétisent chacune leur intentionnalité8 respective qu’en empruntant à l’intentionnalité de l’autre9 » : de la même façon que l’intentionnalité historique s’effectue en « incorporant à sa visée des ressources de fictionnalisation relevant de l’imaginaire narratif », l’intentionnalité du récit de fiction « ne produit ses effets de détection et de transformation de l’agir et du pâtir qu’en assumant symétriquement les ressources d’historicisation que lui offrent les tentatives de reconstruction du passé effectif10 ».
3À la lumière de ces différentes analyses, il convient donc d’écarter l’hypothèse d’une écriture de l’histoire qui serait simple transposition de l’expérience : les historiens eux-mêmes envisagent leur travail en étroite relation avec une poétique du récit. On ne peut pas plus parler de transposition du modèle historiographique dans le récit fictionnel, dans la mesure où ce dernier ne partage pas la visée référentielle du récit historique et ne subit pas la contrainte de vérification auquel celui-ci est soumis. Cependant, la fiction peut intégrer ces deux éléments, et c’est bien là ce qui constituerait, en dernière instance, sa liberté : pouvoir choisir, emprunter des modèles d’écriture sans perdre sa spécificité ou se confondre avec eux. La capacité d’ouverture, ce que l’on pourrait appeler la « disponibilité » du récit fictionnel à l’égard d’autres discours, peut être appliquée plus largement au champ de l’expérience, sans que soit remise en cause cette tension entre accueil de l’« autre » de la fiction et préservation du « propre de la fiction ».
4Thomas Pavel, dans Univers de la fiction, définit précisément la fiction comme une « structure duelle », qui relie monde réel (« l’univers primaire ») et monde de la fiction (« l’univers secondaire ») sous le signe du « faire-semblant » : les éléments des deux univers seraient raccordés, comme dans les jeux d’enfants, par la « relation de correspondance “sera pris pour”11 ». Ce n’est donc pas un rapport d’identité, mais de correspondance, d’analogie qui associe éléments de l’univers primaire et éléments de l’univers secondaire.
5L’histoire – en tant que pan de l’univers primaire qui nous occupe ici – n’est donc ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, quand elle entre dans le monde du « faire-semblant ». La notion de « transcription » telle que la définit E. Bouju en empruntant au vocabulaire de la musique, permet bien de rendre compte du statut ambivalent de l’histoire racontée qui, n’appartenant plus au monde réel, n’est pas pour autant « irréelle » :
La notion de transposition est d’abord musicale : elle consiste à déplacer une ligne mélodique en l’adaptant à la tessiture d’une nouvelle voix. Les transpositions de lieder pour une voix différente de la partition originale, par exemple, consistent en un simple déplacement de gamme. Lorsque l’on opère non seulement un déplacement de gamme, mais aussi l’adaptation d’une architecture instrumentale à une autre, on parle de « transcription » (transcription par exemple d’une symphonie pour piano seul12).
6Parler de « transcription » romanesque, cela signifie donc renvoyer au modèle d’« une musique de l’expérience transcrite dans l’instrumentalité de l’écriture romanesque ; le roman réplique à l’expérience dans son langage propre, par harmonie moins imitative que transfiguratrice13 ». En même temps qu’elle s’ouvre à l’histoire, la fiction la transfigure : s’il y imitation, c’est donc « dans l’esprit de la triple mimèsis ricœurienne : où le geste de l’écriture appelle une reconnaissance, une compréhension ; où la convocation de la bibliothèque ne se prive pas d’une entrée dans le monde et du risque d’une confrontation directe avec l’altérité14 ». La notion de « transcription » inscrit donc l’écriture de l’histoire dans une double perspective. D’une part, elle met l’accent sur le travail de transfiguration de l’expérience historique opéré par la fiction : « déplacement » et « nouvelle coordination » caractérisent ce processus d’« adaptation d’une architecture à une autre15 ». D’autre part, reposant « sur le postulat d’une même ligne qui fasse se rejoindre expérience et roman », elle invite à penser que l’expérience peut elle-même être considérée comme un « texte virtuel16 » et que, inversement, le déplacement opéré par l’écriture constitue « une "réplique", au sens sismique, […] un contrecoup intime dans l’expérience du lecteur17 ». Nous aborderons la dimension refigurative, ou la « réplique » qu’elle suscite dans le monde du lecteur, dans la dernière partie de cet ouvrage, mais à ce stade de l’analyse il convient de s’intéresser à la transcription de l’histoire en tant que configuration.
L’histoire dans le roman engagé d’après-guerre : une expérience à transcrire
7Publiés entre 1945 et 1947, les textes du premier pôle de notre corpus traitent, davantage que d’une « période » historique, de cette « expérience » historique que fut la guerre : celle d’une nation entière, mais aussi celle d’individus singuliers pris dans la tourmente d’événements « extrêmes ». À la Libération, une véritable « frénésie de raconter » anime ceux qui ont survécu aux épreuves, et en premier lieu les rescapés des camps : « Nous voulions parler, être entendus enfin. On nous dit que notre apparence physique était assez éloquente à elle seule. Mais nous revenions juste, nous ramenions avec nous notre mémoire, notre expérience toute vivante et nous éprouvions un désir frénétique de la dire telle quelle », note Robert Antelme dans l’« Avant-Propos » de L’Espèce humaine18. Calvino, qui a traversé une expérience tout autre, et qui, lui, place la Libération sous le signe de l’euphorie, parle aussi d’une « rage de récits » :
Le fait d’être sorti d’une expérience – guerre, guerre civile – qui n’avait épargné personne, établissait une communication immédiate entre l’écrivain et son public : on était face à face, à égalité, remplis d’histoires à raconter, chacun avait la sienne, chacun avait vécu des moments singuliers, dramatiques, pleins d’aventure, la parole volait de bouche en bouche. Le retour de la liberté de parole se traduisait au début chez les gens par une rage de récits […]. La grisaille de la vie quotidienne semblait appartenir à d’autres temps, on respirait dans un univers d’histoires multicolores19.
8Sans doute l’abondance des témoignages, oraux comme écrits, contribua-t-elle fortement à noyer la parole singulière et dissonante des survivants des camps, qui avait peu à voir avec « l’univers d’histoires multicolores » évoqué par Calvino. On sait aussi que, de l’urgence de raconter à l’écriture d’un récit, à sa publication et surtout à sa réception par le public, il a pu s’écouler deux, voire trois décennies20 et que le cauchemar rapporté par Primo Levi dans Si c’est un homme de ne pas être écouté par son auditoire a bel et bien été une réalité dans l’immédiat après-guerre21. Aussi distincts soient-ils de ce que l’on nomme aujourd’hui « la littérature des camps », les textes étudiés n’en partagent pas moins un trait essentiel : « nés de l’événement » – c’est sous cette appellation que Maurice Nadeau, en 196322, rassemble les récits de Robert Antelme, de David Rousset et de Jean Cayrol – ils ont une valeur de témoignage, au sens où ils rendent compte d’une expérience traversée par leurs auteurs. Les œuvres étudiées se distinguent des témoignages des rescapés des camps non seulement par le contenu de l’expérience transmise et par leur caractère ouvertement fictionnel (qui n’exclut pas de nombreuses références autobiographiques), mais aussi par la coïncidence immédiate qu’elles ont rencontrée avec le public contemporain. En ce sens, elles sont à envisager comme des actes de communication « réussis », qui ont atteint leur public parce qu’elles évoquaient une expérience commune au plus grand nombre et de surcroît en accord avec l’optimisme de l’idéologie de la Reconstruction.
9C’est sous l’angle de la mise en mots de l’expérience et du rapport entre fiction et témoignage que nous aborderons ici les textes du premier pôle de notre corpus : si certains d’entre eux se présentent comme de véritables fictions de témoignage, mettant en scène un narrateur qui entend transmettre ce qu’il a vu ou entendu (c’est le cas de La Peste de Camus et de Chronique des pauvres amants de Pratolini), d’autres en revanche adoptent la forme du récit à la troisième personne pour rendre compte d’une expérience historique qui se veut au plus près de la réalité, y compris en ce qui concerne la réception, forcément subjective et déformante, de l’événement historique (Le Sursis de Sartre et Le Sentier des nids d’araignée de Calvino). Enfin, Les Hommes et les autres de vittorini, qui croise, par le biais du montage, deux types de récits, a la particularité d’offrir, outre un roman de partisans dans les chapitres en caractères romains, un témoignage des difficultés de l’écriture de l’histoire dans les chapitres en italique : un témoignage de et sur l’écrivain-témoin.
Fictions de témoignage : La Peste et Chronique des pauvres amants
10Les romans de Camus et Pratolini ont pour caractéristique commune de se présenter comme des chroniques : or le terme, qui apparaît dès le titre du récit italien23 et dans la première phrase du texte camusien24, comporte une valeur programmatique. La chronique se définit en effet, comme le rappelle Francesco Paolo Memmo dans son introduction aux romans de Pratolini, comme « une forme de narration historique […] qui suit l’ordre chronologique, décrivant avec une précision minutieuse des événements qui en général concernent seulement une ville ou une région, et dont le chroniqueur a été un témoin oculaire25 ». Présenter un récit de fiction comme une chronique signifie donc susciter chez le lecteur un certain nombre d’attentes : d’une part, l’indexation partielle du récit fictionnel au récit historique (par le biais de la soumission du récit à l’ordre chronologique et des faits rapportés à la réalité historique), d’autre part, l’attention à ce qui fait la spécificité de la chronique au sein du discours historiographique (le quotidien, la « petite » histoire, la substitution d’un modèle explicatif par un modèle représentatif et interprétatif26) et enfin la garantie d’authenticité qu’incarne un narrateur témoin des événements rapportés. C’est aussi renvoyer aux chroniques littéraires qui, s’appuyant sur l’acception plus générale que prend le terme à partir du xviie siècle – « un ensemble de nouvelles, vraies ou fausses, se propageant oralement » (Dictionnaire étymologique et historique de la langue française) – détachent le genre du discours historiographique et traitent, prenant souvent de grandes libertés avec la réalité, de faits qui sortent de l’ordinaire.
11Si l’incipit du roman camusien définit le récit comme une « chronique », l’épilogue se charge de révéler au lecteur l’identité de son auteur, le docteur Rieux. Sans doute, comme le souligne Jacqueline Lévi-Valensi, « par cette symétrie, la structure souligne l’importance du choix de la chronique comme mode d’écriture27 ». Mais on peut aussi penser qu’en attribuant à la chronique une fonction d’encadrement du récit, une telle structure limite la référence à ce modèle. Sans doute, le roman de Camus semble satisfaire, de prime abord, à la définition de la chronique historique en ce qui concerne l’ordre du récit28 : les « curieux événements » de La Peste sont relatés dans leur ordre d’apparition et la narration s’étend sur une durée continue qui va du « matin du 16 avril » (15) à « une matinée de février » (264). Cependant, au fur et à mesure que la peste se développe, les indications temporelles se font de moins en moins précises.
12C’est qu’il n’est pas question de chronologie dans l’idée que Rieux se fait de « sa tâche ». Celle-ci est « seulement de dire : "ceci est arrivé", lorsqu’il sait que ceci est, en effet, arrivé » (14). Ce qui compte est donc l’authenticité des faits, dont sont appelés à juger « les milliers de témoins qui estimeront dans leur cœur la vérité de ce que [le chroniqueur] dit » (14). Le chroniqueur se fait donc ici porte-voix des témoins et son témoignage individuel est indissociable de celui des autres, qu’il dit avoir recueilli à la manière d’un « historien » :
Bien entendu, un historien, même s’il est un amateur, a toujours des documents. Le narrateur de cette histoire a donc les siens : son témoignage d’abord, celui des autres ensuite, puisque, par son rôle, il fut amené à recueillir les confidences de tous les personnages de cette chronique, et, en dernier lieu, les textes qui finirent par tomber entre ses mains. Il se propose d’y puiser quand il le jugera bon et de les utiliser comme il lui plaira. (14)
13Le terme d’« amateur » est ici important : non seulement il renvoie à la modestie propre à Rieux, mais encore il souligne le caractère non scientifique de l’entreprise, dû à l’approche subjective du chroniqueur et au fait que le narrateur s’est fait historien « par hasard », poussé par « la force des choses » (14). Rieux ne prétend donc pas être un observateur impartial, mais un témoin de circonstances. On remarquera aussi le langage judiciaire ou policier de cet historien occasionnel qui parle de « dépositions recueillies ». Il ne s’agit donc pas seulement de dire ce qui a été, mais de participer à un procès, le procès que la peste, fléau impitoyable, intente aux hommes et à la condition humaine. Rieux occupe alors, dans ce procès, la fonction de témoin de la défense, dans la mesure où, comme il le révèle dans l’épilogue, il a « pris délibérément le parti de la victime » (273). Du témoignage sur les événements, il est passé au témoignage « en faveur des pestiférés » et, à travers eux, en faveur de tous les hommes, en qui le fléau lui a permis de découvrir qu’il y avait « plus de choses à admirer que de choses à mépriser » (279).
14La subversion du modèle de référence affiché – la chronique – s’expliquerait ainsi par la portée morale que Rieux attribue à son récit : celui-ci « est l’œuvre d’un homme pour qui compte plus que tout la vérité morale, et non l’exactitude des statistiques, des dates, des durées ; il ne s’agissait pas de dire la peste, mais de montrer les hommes en face d’elle29 ». C’est là aussi l’objectif de Camus qui n’entend pas retracer l’histoire de l’Occupation et de la Résistance, mais exprimer l’expérience de l’histoire qui a été la sienne et celle de ses contemporains30. La distance que la forme même de l’allégorie implique avec la réalité historique trouve ainsi un équivalent dans la distance que le narrateur Rieux prend avec le modèle d’écriture de la chronique.
15La narration linéaire, la voix d’un narrateur témoin, la dimension référentielle directe du récit apparentent incontestablement Chronique des pauvres amants à la chronique. Le récit retrace la vie d’une population dans un espace et un temps limités : celle des habitants de la Via del Corno, depuis mai 1925 jusqu’en septembre 1928. Les événements des années 1925 et 1926 occupent la quasi-totalité du récit, le dernier chapitre évoquant très rapidement l’année 1927 et se concluant sur un dialogue entre Renzo et Musetta fin septembre 1928.
16Cependant, si le narrateur prend souvent soin de rappeler au lecteur le cadre historique où s’inscrit l’action, il ne prétend pas, comme Rieux dans La Peste, « faire œuvre d’historien » et il n’est nullement question de prouver l’authenticité des événements rapportés par la mention de témoignages ou de documents. Le chroniqueur du roman italien s’affiche plutôt comme un conteur, et même un conteur oral, qui n’a aucun scrupule à prêter à ses personnages « des pensées qu’en somme ils n’étaient pas forcés de former31 » et qui manipule son récit à sa guise, ménageant des effets d’attente et de suspense, prenant à parti le lecteur. Suivant la terminologie de G. Genette, on pourrait dire que le chroniqueur souligne sa fonction narrative et privilégie sa fonction de communication, qui rassemble à la fois la fonction « phatique » (vérifier le contact) et la fonction « conative » (agir sur le destinataire) mises au jour par R. Jakobson32. Le chroniqueur entretient plus particulièrement un rapport affectif avec les protagonistes de son récit et tout se passe comme si la mention répétée de cette relation valait pour preuve de la véracité des événements rapportés :
À côté de cette poussière d’événements quotidiens qui compromet la quiétude domestique de tant de « Cornacchiai » […] plusieurs des drames nés en cette année mémorable sont restés jusqu’ici sans solution et l’espérance demeure au cœur des protagonistes. L’espérance ou une plaie ouverte. C’est sur eux que nous devrons porter notre amoureux effort. Nous nous éloignerons peut-être un peu longuement de notre ami le cordonnier. Nous considérons Staderini comme notre maître, mais il faut pourtant que de temps en temps nous échangions quelques mots directement avec ceux dont l’histoire nous tient le cœur en suspens33. (365)
17Ce passage illustre les principales caractéristiques du chroniqueur pratolinien : le recours au « nous » du conteur traditionnel, qui entretient avec son public un rapport de connivence, accentué du fait qu’il semble partager ses interrogations et angoisses quant au sort réservé aux personnages (« le cœur en suspens ») ; la dramatisation du récit, qui correspond à la définition de la chronique comme narration d’événements à la fois « quotidiens » et extraordinaires, inscrits dans la mémoire collective et dignes d’être transmis (« année mémorable ») ; l’artifice du présent de narration, qui donne l’impression au lecteur que l’action se déroule sous ses yeux, alors même que le narrateur sait la suite de l’histoire (« nous nous éloignerons… ») ; la proximité du narrateur avec les protagonistes (« notre amoureux effort »), et notamment avec le cordonnier Staderini, commentateur « officiel » intra-diégétique des événements de Via del Corno, qui est qualifié, dans le texte italien, de « duca » (maître, chef ou guide).
18Le caractère affectif du témoignage est encore plus sensible lorsque l’on sait que Pratolini a lui-même vécu Via del Corno, entre 1927 et 1930, et qu’il a plusieurs fois souligné la dimension autobiographique de son roman34. Projetant sur le chroniqueur la figure même de l’auteur, Fulvio Longobardi avance que le premier est quelqu’un « qui a été autrefois dans la Via del Corno et qui n’y est plus, un Staderini qui en serait sorti, […] quelqu’un qui partage tous les faits et toutes les journées de Via del Corno, qui se meut et écrit souvent au niveau de ses personnages, dont le regard ne dépasse pas les frontières de la rue : mais il sait aussi ce qui se passe à Florence et en Italie au même moment35 ». C’est bien ce mélange de supériorité et d’affection, cette position à mi-chemin entre le dedans et le dehors de la Via del Corno, qui fait la particularité d’un témoignage à proprement parler empathique, qui assume les expériences d’autrui comme si c’étaient les siennes.
19Les relations qu’entretiennent les romans de Camus et de Pratolini avec le genre de la chronique historique se révèlent ainsi ambivalentes : d’une part, les deux romanciers semblent reproduire le caractère linéaire et chronologique de la chronique et partager son ambition de vérité. D’autre part, ils tendent moins à associer la figure du chroniqueur à celle d’un témoin qu’à celle d’un porte-voix, qui parlerait au nom d’un groupe. C’est là, sans aucun doute, l’expression d’une expérience historique qui, par définition, conjugue l’individuel et le collectif : témoins d’une situation donnée, les narrateurs le sont aussi d’une certaine humanité qui s’est révélée à l’occasion de ce que Sartre nommait les « grandes circonstances36 » et dont il faut faire entendre la voix.
Exprimer l’événement dans sa « brutale fraîcheur » : Le Sursis et Le Sentier des nids d’araignée
20La volonté de rendre compte d’une expérience passée, à la fois autobiographique et collective, est au cœur de la démarche des deux écrivains. L’exigence d’authenticité est explicite dans les paratextes, Sartre et Calvino voulant faire de leurs œuvres le témoignage d’une situation historique déterminée : « j’ai voulu retracer le chemin qu’ont suivi quelques personnes et quelques groupes sociaux entre 1938 et 1944 », écrit Sartre dans le « Prière d’insérer » qui précède L’Âge de raison et Le Sursis37 ; « ce que je voulais rendre, c’était le bouillonnement confus et élémentaire, le magma humain au sein duquel l’histoire prend forme » affirme Calvino dans l’« Avertissement » de l’édition française de son livre38. La question se pose alors de savoir comment les auteurs ont cherché à exprimer, dans leurs textes, la dimension existentielle de l’histoire. Il nous semble que le point commun de leur entreprise consiste d’une part à trouver un équilibre fragile entre référence à la réalité historique et retentissement de celle-ci à l’intérieur des personnages et, d’autre part, à souligner la force du lien qui unit ces deux éléments : l’homme ne saurait se comprendre sans être situé, l’histoire ne peut être appréhendée que comme action humaine.
21Ce dont veut témoigner Sartre, c’est précisément du « saisissement » par l’histoire, expérience collective et personnelle dont il a déjà rendu compte dans Les Carnets de la drôle de guerre (qui ne seront publiés pour la première fois qu’en 1983). Certes, l’action du Sursis se déroule au cours d’une semaine proprement historique, du 23 au 30 septembre 1938, c’est-à-dire de la deuxième entrevue de Chamberlain et Hitler à Godesberg jusqu’à l’acceptation de l’accord de Munich par le gouvernement tchécoslovaque, en vertu duquel ce dernier cède le territoire des Sudètes au Reich. On ne saurait non plus oublier que le roman, dont le premier titre envisagé était Septembre, paraît, par sa division en chapitres correspondant aux jours de la semaine, s’apparenter à une chronique historique. Mais à l’intérieur de ce cadre référentiel, l’accent est surtout mis sur la répercussion de l’histoire dans la vie intime des individus, et notamment sur leur sentiment angoissant d’être « engagé dans une partie qui [les] dépasse39 ». Cette vision « de l’intérieur » distingue le roman sartrien du récit historique, et Sartre est le premier à le souligner dans Qu’est-ce que la littérature ?, où, sans le dire explicitement, il définit son cycle romanesque comme un anti-roman historique :
Les romans de nos aînés racontaient l’événement au passé, la succession chronologique laissait entrevoir les relations logiques et universelles, les vérités éternelles ; le plus petit changement était déjà compris, on nous livrait du vécu déjà repensé. Peut-être cette technique, dans deux siècles, conviendra-t-elle à un auteur qui aura décidé d’écrire un roman historique sur la guerre de 1940. Mais nous, si nous venions à méditer sur nos écrits futurs, nous nous persuadions qu’aucun art ne saurait vraiment être nôtre s’il ne rendait à l’événement sa brutale fraîcheur, son ambiguïté, son imprévisibilité, au temps son cours, au monde son opacité menaçante et somptueuse, à l’homme sa longue patience40.
22Ce que Sartre refuse, c’est de soumettre la chronologie, l’histoire et son propre récit à la logique d’une interprétation prédéfinie et d’adopter un point de vue téléologique sur le passé : il faut que le lecteur « soit incertain de l’incertitude même des héros, inquiet de leur inquiétude, débordé par leur présent, pliant sous le poids de leur avenir » pour saisir au mieux ce qu’aura été l’histoire, non pas « repensée », mais vécue41.
23Pour cela, Sartre a notamment recours – au-delà des techniques du simultanéisme et de la narration sans « narrateurs internes ni témoins tout-connaissants » évoquées précédemment et qui ont pour effet de plonger le lecteur d’une conscience à l’autre, au cœur de l’histoire en train de se faire – à un procédé particulièrement significatif du détournement imposé à la référence historique : le montage de documents. Nous entendons par là, à la suite de G. Idt42, l’insertion, dans la narration, de documents bruts, communiqués radiodiffusés ou fragments d’articles de presse. Or on peut remarquer que ces éléments sont toujours « mis en situation », si l’on peut dire, exactement comme les personnages sont plongés dans l’histoire. Le discours d’Hitler au Sportpalast le 26 septembre 1938, par exemple, est écouté à la fois par Odette et Jacques dans leur villa de Juan-les-Pins, par Karl, un jeune nazi, au Sportpalast, par Boris et ses amis dans un café de Biarritz, par Gomez et les républicains espagnols à Madrid, par Ella Birnenschatz à Paris. Chacun de ces personnages commente ce qu’il entend et le discours semble s’éparpiller en autant d’individus qui l’écoutent et l’interprètent, comme si, pour montrer l’histoire en train de se faire, Sartre devait montrer l’histoire en train d’être reçue. En ce sens, le recours aux documents, loin de jouer un simple rôle de connotateur du réel, constitue un moyen particulièrement efficace pour rendre compte de l’« expérience » de l’histoire, entendue ici comme épreuve imposée du dehors à la conscience43. Avant d’être historique et de recevoir un sens dans l’avenir qui le qualifiera d’événement, un fait a eu lieu, et c’est de cela que se charge la fiction : arracher l’histoire au temps de l’avoir-été pour l’inscrire dans celui de l’être.
24Calvino témoigne d’exigences semblables quand il dit qu’il était « poussé à écrire » par « un besoin profond de comprendre la valeur et l’importance que ces violentes expériences avaient eues dans la vie collective et individuelle en dehors de toute rhétorique commémorative ou didactique » : « mon propos », dit-il, « était d’éviter toute détermination intellectuelle qui privilégiât le “sujet conscient”, le cas exemplaire, l’image rassurante du “héros positif”44 ». Le regard extérieur et interprétatif que l’écrivain refuse d’adopter est ici clairement identifié à celui qu’impose le réalisme socialiste, tandis que Sartre avait plutôt en ligne de mire le romancier réaliste d’avant-guerre qui portait un regard surplombant sur ses personnages. Mais dans un cas comme dans l’autre, le choix du point de vue est indissociable de l’objet contemplé : non pas tant l’histoire que le « magma humain » au sein duquel elle se forme, le creuset de l’histoire.
25De fait, la rareté des références historiques45 laisse à penser que l’exactitude historique importait peu à Calvino au regard de ce qui lui semblait constituer le cœur de l’expérience vécue : le sentiment d’avoir traversé une véritable aventure. C’est dans cette perspective que l’on peut donner sens à ce qui constitue l’une des particularités les plus frappantes de ce récit de guerre : la domination, à l’exclusion du chapitre IX où apparaît Kim, du point de vue enfantin de Pino. Or faire de ce dernier l’œil du récit ne signifie pas seulement, comme nous l’avions avancé précédemment, introduire un regard infra-idéologique sur une période historique qui n’allait pas tarder à faire l’objet de récupérations politiques ; c’est aussi la meilleure façon de traduire le caractère épique de la lutte partisane, sans verser dans ce que Calvino nommait, dans une conférence intitulée « Nature et histoire dans le roman », « le piège de la rhétorique46 ». L’épopée enfantine, seule épopée possible de nos sociétés modernes selon l’écrivain, ne naît pas seulement de la faculté du héros à s’émerveiller, à recevoir le monde sans a priori : elle naît aussi de la capacité de ce dernier à transfigurer le monde, à extraire de son regard une véritable vision. C’est pourquoi le roman d’aventures qui met en scène un jeune héros doit s’associer à cet autre genre qui fait jouer, par le biais du merveilleux, tous les ressorts de la vision transfigurante de l’enfance : le conte, que nous avons déjà évoqué, mais dont il s’agit à présent de relever la dimension proprement existentielle.
26Auteur d’une trilogie « fantastique » (Nos ancêtres) et d’une anthologie de contes italiens47, Calvino a expliqué à plusieurs reprises ce qui l’intéressait dans le conte. Dans sa préface aux Contes populaires italiens, l’écrivain développe notamment l’idée selon laquelle les contes sont porteurs d’une vérité ontologique :
Les contes sont vrais. Pris dans leur ensemble, dans leur casuistique d’événements humains répétés et toujours variés, ils proposent une explication générale de la vie, explication née en des temps éloignés et conservée jusqu’à nous dans le ressassement des consciences paysannes. Ils sont le catalogue des destins qui peuvent se présenter à l’homme […]48.
27Quoi de mieux, donc, pour rendre compte d’une expérience qui a poussé Calvino à s’interroger sur la condition existentielle de l’homme, et dont il entend, dans son livre, révéler « la vraie essence49 », que de recourir au conte ? De fait, Le Sentier des nids d’araignée convoque précisément deux figures majeures du conte pour Calvino50, celle de l’enfant perdu dans les bois51 et celle du chevalier qui doit surmonter des obstacles52. Texte hybride qui relève à la fois du conte, du roman d’aventures, voire du roman picaresque, le récit calvinien apparaît ainsi moins comme un récit de et sur la Résistance que l’expression de ce qui en constitua, aux yeux de son auteur, le cœur même, une expérience de vie extraordinaire qui avait amené chacun à se poser des questions essentielles sur l’homme et son rapport au monde et à l’histoire :
La charge explosive de liberté qui animait le jeune écrivain ne résidait pas tant dans sa volonté de documentation ou d’information mais dans celle de s’exprimer. D’exprimer quoi ? Nous-mêmes, l’âpre saveur d’une vie que nous venions de découvrir […]. Personnages, paysages, rafales d’armes à feu, gloses politiques, expressions familières, vulgaires, effets lyriques, armes et étreintes amoureuses n’étaient que couleurs sur la palette, notes sur la portée : nous savions parfaitement que seule comptait la musique et non le livret53.
28Ce passage est fondamental, en ce qu’il résume parfaitement ce qui constitue, à nos yeux, l’originalité de la transcription calvinienne de l’histoire dans son premier roman : le choix d’une forme ouvertement fictionnelle pour rendre compte d’une période historique dont la valeur réside moins dans la succession d’événements contingents (le « livret ») que dans la façon dont les hommes vivent ces événements (« la musique »). Transfigurer l’histoire pour exprimer l’historicité, en somme.
L’écrivain-témoin de l’histoire : Les Hommes et les autres
29Nous avons vu précédemment que le dispositif du montage à l’œuvre dans le roman vittorinien alterné met en regard deux récits qui, tout en s’entrecroisant, n’en présentent pas moins de considérables différences sur le plan du discours narratif comme sur celui de la diégèse.
30C’est dans la série en caractères romains que la référence à l’histoire événementielle est la plus explicite. L’action se déroule très exactement sur trois jours et trois nuits de janvier 1944 au sein de la capitale lombarde – les indications temporelles et spatiales sont extrêmement précises – et progresse au double rythme de l’histoire d’amour de N2 et Berthe et de l’alternance des attentats commis par les GAP et les représailles des nazis et des fascistes. Dans la préface du Sentier des nids d’araignée, Calvino louait Vittorini d’avoir su donner aux « GAP » milanais un roman qui évoquait « leur » Résistance et d’avoir conféré au récit une portée générale, dont on ne s’étonnera pas de voir qu’elle relève de cette dimension existentielle si importante à ses yeux : il s’agit de la « dialectique de la mort et du bonheur », expérience « primordiale » des partisans54. Autrement dit, c’est bien dans la mesure où il mêlait un récit de guerre réaliste et une histoire d’amour, une réflexion sur le lien entre lutte de libération et recherche du bonheur, que le livre de Vittorini apparaissait à Calvino comme un témoignage valide de la lutte partisane et de la façon dont elle avait été vécue.
31Cependant, le roman ne livre pas seulement un témoignage sur la Résistance à Milan, mais aussi un témoignage sur la vie d’écrivain en temps de guerre55. Si le héros de la première série est incontestablement N2, ce n’est pas tout à fait le cas dans la deuxième série, en italique : le personnage du partisan se voit concurrencé par le narrateur qui est bien plus présent dans la deuxième série que dans la première, où il n’apparaît qu’implicitement à travers un « on » ou un « nous » collectif laissant penser qu’il s’agit d’un témoin des événements racontés, qui prend le parti des partisans56. Dans les chapitres en italique, le narrateur se présente en revanche non seulement comme le témoin des amours de N2 et de Berthe qui veut écrire sur leur histoire parce qu’elle est « semblable » à la sienne (67), mais comme le héros de sa propre histoire qui, contrairement à N2, n’est pas une histoire d’amour et de guerre, mais d’amour et d’écriture (de l’amour et de la guerre). De fait, le narrateur commente ce qu’il écrit dans les chapitres en caractères romains : le chapitre XL renvoie ainsi explicitement aux deux chapitres en caractères romains précédents, le narrateur disant partager avec Gracchus une « curiosité » pour les hommes (66) et ouvrant la voie à une longue réflexion métatextuelle selon laquelle l’écrivain ne peut écrire que sur ce qu’il connaît intimement ou ce qui trouve un écho en lui-même.
32Comment représenter en effet ce qui est profondément extérieur à soi ? C’est la question que pose le narrateur quand il s’agit d’évoquer le mari de Berthe, qualifié de « tyran ». Parce qu’il ne peut « être juste avec lui », il se refuse à en parler :
Je dois le dire : je hais cet homme. Et je ne serais pas juste avec lui, si j’écrivais sur lui. Je ne saurais jamais dire rien qui soit juste ou qui ait été sa vérité. Je n’aurais pas d’humilité devant son opinion ; et je ne serais pas humble dans ce que j’écris ; c’est-à-dire que je ne serais pas ce que je crois que doit être un écrivain quand il écrit57. (156)
33Or les motifs invoqués par le personnage du narrateur des chapitres en italique pour justifier la non-représentation d’un personnage dans le récit en caractères romains peuvent être rapprochés de ceux qui ont amené l’auteur Vittorini à ne pas traiter les personnages de nazis et de fascistes avec le même souci de compréhension ou la même « curiosité » que les partisans. Le narrateur nous invite lui-même à faire cette transposition, en soulignant le parallélisme qui existe entre la tyrannie qu’exerce le mari de Berthe sur celle-ci et le fascisme :
Partant d’elle ou de N2, je pourrais, moi, m’ouvrir la route vers un autre drame, et, peut-être, découvrir comment il y a, dans les plus délicats rapports entre les hommes, une continuelle pratique de fascisme, où celui qui impose croit seulement aimer et où celui qui subit croit, en subissant, faire tout juste le minimum, pour ne pas offenser. Je pourrais peut-être montrer comment il y a, dans cela, la plus subtile, mais aussi la plus cruelle, des tyrannies, et la plus inextricable des servitudes ; lesquelles, toutes les deux, tant qu’on les admettra, pousseront à admettre toutes les tyrannies et toutes les autres servitudes des hommes pris séparément, des classes et des peuples entre eux58. (155-156)
34Si le narrateur ne peut pas plus entrer dans les pensées du mari de Berthe que dans celles des nazis ou des fascistes, c’est parce que, dit-il clairement, ces derniers ne partagent pas l’humanité qui le relie aux autres personnages. Cette humanité, précise le narrateur, est celle de la souffrance :
On dit : homme. Et nous, nous pensons à celui qui tombe, à celui qui est perdu, à celui qui pleure et a faim, à celui qui a froid, à celui qui est malade, et à celui qui est persécuté, à celui qui se fait tuer. Nous pensons à l’offense qui lui est faite, et à sa dignité à lui59. (183)
35Or les nazis et les fascistes, eux, sont du côté de l’offense, et cela, le narrateur ne peut le comprendre :
Et quelqu’un, dans une petite chambre, écrit ; il sait ce qui est en l’homme d’après ce qui est en lui-même ; et d’après ce que lui-même a souffert, il peut dire ce qu’a fait un autre. Moi, j’ai souffert ; et je puis, moi, à partir de cela, dire ce que fait N2 ou ce qu’il a fait. […] Mais d’après quelle chose en moi puis-je dire ce […] qu’ils font, eux tous, Allemands et miliciens, et ce que fait leur Hitler ? Moi, je les entends quand ils parlent. Je les vois tandis qu’ils agissent, je vois ce qu’ils font, et c’est seulement de ce que je vois là, et non point de rien qui soit en moi, que, moi, je prends et je parle60. (197-198)
36Et pourtant, avance le narrateur à la fin de sa réflexion, le mal aussi est en l’homme. Celui-ci n’est pas que l’offensé, il est aussi l’offenseur : et c’est bien cela que veut montrer le narrateur-Vittorini en mettant en scène des personnages de nazis et de fascistes. Toutefois, il ne parvient pas à en faire de « véritables » personnages, autrement dit à les « humaniser » en les dotant d’une histoire personnelle. On ne sait rien du capitaine Clemm ou de Chien Noir, si ce n’est leur cruauté : ils sont ce qu’ils font, et seuls les membres du GAP, ainsi que Berthe, ont, au sein même de l’histoire et du roman de guerre, une vie personnelle.
37Le narrateur des chapitres en italique du roman vittorinien, qui ne se présente comme « auteur » des personnages que dans sa dernière intervention, au chapitre CXXXVI, témoigne ainsi de la difficulté d’écrire sur une histoire qui a profondément remis en cause la notion même d’humanité : comment représenter le Mal fait par l’homme à l’homme ? Sans doute le roman que constitue la première série, un roman de guerre, référentiel, ne se suffit pas à lui seul et nécessite l’approfondissement moral mené dans les chapitres en italique. Cependant, les nombreux remaniements auxquels Vittorini a soumis son texte (six versions différentes ont été publiées entre 1945 et 1965) soulignent l’insatisfaction de l’auteur et sa difficulté à donner une solution définitive à cette question à la fois esthétique et morale. Les changements de Vittorini ont toujours essentiellement porté sur les chapitres en italique et on peut remarquer que ce sont surtout les passages de type métatextuel qui ont fait les frais de ces modifications61.
38C’est donc bien l’aspect « engagé » du texte qui souffre le plus de ces coupures, au sens précis que nous donnons à ce terme : les passages supprimés sont ceux où se manifeste explicitement le déchirement de l’auteur engagé qui réfléchit sur la meilleure façon de rendre compte d’événements conjoncturels et collectifs et de faire entendre sa voix personnelle d’écrivain et d’homme – les passages métatextuels ont aussi une forte dimension autobiographique – dans une chronique de la Résistance. Peut-être – et c’est l’hypothèse que nous avançons en l’absence de la moindre explication venant de l’auteur – que Vittorini jugeait inutile, près de vingt ans après la Libération et la querelle avec Togliatti au sujet de l’engagement de l’écrivain, de rappeler les interrogations qui accompagnèrent la rédaction de son livre, acceptant qu’il ne fût plus qu’un témoignage sur la Résistance italienne et non plus ce qu’il était à l’origine, un témoignage sur le témoignage.
39Les romans engagés étudiés ci-dessus tendent tous à représenter, au-delà des événements historiques, l’expérience que l’histoire a donnée à vivre à leurs auteurs. C’est alors l’authenticité de l’expérience, davantage que sa vérité historique, qui est visée. Que ce soit en subvertissant de l’intérieur le modèle affiché de la chronique historique (Pratolini et Camus), en mettant l’accent moins sur les événements que sur la façon dont ils ont été vécus et perçus par le biais d’un récit éclaté (Sartre) ou d’un récit qui emprunte au merveilleux du conte (Calvino), les écrivains ont opéré un rapprochement de la fiction et du témoignage qui met l’accent sur l’appréhension subjective de l’histoire. C’est sans doute Vittorini qui, mettant en scène la figure de l’écrivain témoin de faits historiques et témoin de son propre travail d’écriture, illustre le plus visiblement l’idée d’une histoire comme expérience : autrement dit, une histoire qui serait en même temps expérience de vie et épreuve imposée à l’intellect, aux sentiments, à la morale de chacun, tout comme à l’écrivain soucieux de la mettre en mots.
L’histoire comme trace dans les romans contemporains
40Qu’en est-il alors de l’écriture d’une histoire qui n’est plus vécue, mais seulement reçue, transmise ou imposée ? C’est ce qu’il convient d’aborder dans la dernière partie de ce chapitre, consacrée aux textes du second corpus. Nous avons vu précédemment que ceux-ci exposent, par le biais des personnages ou des narrateurs, une posture particulière, qui est celle de l’héritage. C’est donc un rapport médiatisé avec l’histoire qui s’impose ici, dont il convient d’examiner comment il s’exprime dans les textes.
41Les récits étudiés ont recours à trois procédés majeurs par lesquels l’histoire se donne à voir non pas comme champ de l’expérience mais comme relevant de l’avoir-été. Trois procédés qui, tout en signalant la séparation du présent et du passé, ouvrent également la voie à la possible reconstruction de celui-ci : soit l’histoire apparaît sous l’angle de la remémoration, dans les textes qui donnent la parole à un acteur de l’histoire qui se souvient, soit elle se manifeste à travers l’exhibition des traces du passé, objectivées sous la forme de documents, d’archives, de monuments…, soit elle apparaît enfin comme autant de traces qui sont à chercher dans l’esprit des individus qui y ont été, directement ou indirectement, mêlés – la trace étant alors un synonyme de traumatisme, qui affecte le rapport du sujet au monde.
42On remarquera que ces trois éléments – remémoration, exhibition des traces matérielles du passé, empreinte traumatique de l’histoire – coïncident avec les trois sens que P. Ricœur donne au mot « trace » dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli : la trace mnésique ; les traces « sur lesquelles travaille l’historien » ; « l’impression en tant qu’affection résultant du choc d’un événement dont on peut dire qu’il est frappant, marquant62 ». Notre hypothèse est que les récits étudiés donnent à lire une histoire qui serait avant tout trace, et ce dans les trois sens du terme. Pour la commodité de la démonstration, nous associerons à chacune des significations de « trace » deux œuvres, en faisant plus brièvement allusion aux autres.
La difficile remémoration de l’histoire : Tigre en papier et Tristano meurt
43Dans les récits d’O. Rolin et d’A. Tabucchi, les deux narrateurs se livrent à une remémoration de leur passé, d’une histoire personnelle qui s’inscrit dans la grande histoire. En ce sens, on pourrait associer ces textes à des témoignages fictionnels, comparables à La Peste et Chroniques des pauvres amants. Cependant, le recours à la figure du témoin dans Tigre en papier et Tristano meurt semble obéir à une motivation très différente de celle qui nous paraissait animer Camus et Pratolini. En effet, le témoin n’a plus principalement ici pour fonction d’authentifier le récit, mais peut-être aussi et surtout de souligner l’impossibilité d’une saisie objective de l’histoire, quand bien même celle-ci se présenterait comme expérience. Les témoignages de Martin et de Tristano s’obstinent en effet à prendre le contre-pied de ce qu’on attend d’un tel type de discours : non seulement parce que le témoin ne se présente aucunement comme fiable, mais encore parce que son récit semble volontairement brouiller la compréhension, et donc la réception, du témoignage.
44En ce qui concerne le narrateur, on peut d’abord relever l’absence, dans les deux œuvres, d’une quelconque stabilité énonciative : dans Tigre en papier, comme l’a noté Agnès Castiglione, Martin « adopte soit le je du dialogue, implicite le plus souvent, soit encore le tu d’un soliloque, monologue intérieur où il s’adresse à lui-même selon un choix énonciatif inspiré par la déambulation d’Apollinaire dans le poème Zone63 ».
45Dans le roman de Tabucchi, Tristano se présente lui aussi comme un personnage double, à la fois auteur et personnage de son récit, employant tantôt la première personne du singulier, quand il s’adresse à l’écrivain au présent de l’énonciation, tantôt la troisième quand il met en scène celui qu’il a été. Tout se passe donc comme si, pour évoquer son passé, le témoin devait prendre une distance avec celui-ci, au risque de voir sa propre identité mise en danger. C’est bien parce qu’il est à cheval entre deux temps que le narrateur vit une crise identitaire et que sa mémoire ne saurait être totalement fiable.
46Martin comme Tristano soulignent l’imprécision de leurs souvenirs et les lacunes de leur récit rétrospectif : Martin dit ne « jamais se souvenir des dates » et avoue – ou plutôt revendique, car il s’agit bien d’un parti pris poétique – que « le texte du passé dans [sa] mémoire est complètement déformé, chiffonné » (32-33). Il en vient même à demander à son interlocutrice de « ne pas croire tout ce qu’[il] raconte » (237). Tristano, in articulo mortis, peine non seulement à se remémorer son passé mais encore le récit même de son passé : interrompu par les piqûres de morphine, les rêves, les céphalées et le bourdonnement incessant d’une mouche, il perd le fil de son récit – « Je te l’ai déjà demandé64 ? » (102), demande-t-il à plusieurs reprises à l’écrivain. Comme Martin, Tristano confesse avec effronterie ses mensonges et les justifie. Après avoir évoqué la nuit d’amour qui suivit sa rencontre avec Daphné, juste après le meurtre du soldat allemand, Tristano dit en effet ceci : « …Naturellement, ça ne se passa pas ainsi, tu l’auras compris. Mais toi, écris-le comme si c’était vrai, parce que pour Tristano ce fut vrai, et l’important est ce qu’il imagina durant toute sa vie, au point que c’est devenu un souvenir pour lui65llée, au nom d’une vérité supérieure, qui est celle de la subjectivité du témoin : ce qu’il a voulu croire vrai l’est devenu pour lui, et doit donc être considéré comme tel. Dès lors, c’est l’ensemble du récit des narrateurs qui devient suspect, mais, par un retournement affiché dans les textes, c’est précisément ce brouillage qui devient le gage de la fiabilité du récit : pour Tristano, alors que l’idéologie de la Résistance voulait faire croire à une existence « en noir et blanc », la vie s’est chargée d’apporter « le clair-obscur66 » (13), et il semble bien que ce soit de ce « clair-obscur » que le témoignage, précisément, témoigne.
47Face à un narrateur de son histoire qui se révèle peu fiable, laissant le doute planer sur la véracité de son récit du début à la fin, face à un témoignage défaillant, déformé ou embrouillé, l’interlocuteur – et avec lui le lecteur – ne peut qu’être dérouté. La question de la réception du témoignage est posée de façon explicite par Tabucchi par le biais d’une situation d’énonciation bien plus ambiguë qu’elle n’y paraît. En effet, l’écrivain qui recueille les paroles de Tristano est muet du début à la fin du livre, au point que l’on peut se demander s’il existe vraiment, et s’il n’est pas plutôt une invention de Tristano, comme le suggère d’ailleurs l’auteur lui-même : « Il se pourrait bien qu’après tout l’écrivain n’existe pas, qu’il ne soit qu’un fantôme, un fantasme de Tristano67. »
48Le témoignage comme accès à l’histoire et comme modalité de transcription de celle-ci apparaît donc fortement ébranlé dans ses composantes principales, voix énonciative, véracité du témoignage et réception. Si l’on observait également dans les récits du premier corpus une subversion du discours du témoin, c’était, avions-nous avancé, en vertu du choix fait par l’écrivain de privilégier l’existentiel aux dépens de l’historique. Sans doute nos textes vont-ils aussi dans ce sens, à la différence près que le témoignage sur l’expérience passée est indissociable du moment présent d’énonciation : ni Martin, ni Tristano n’évoquent une expérience « à chaud » et ce sont autant les failles de la mémoire humaine que l’existence de récits ou de discours préalables qui font écran. Comme si, finalement, l’histoire était moins une expérience à reconstituer qu’un texte à retrouver et/ou à réinterpréter.
Les traces matérielles de l’histoire : Dora Bruder et Tu, mio
49Les récits de Modiano et de De Luca, contrairement à ceux de Tabucchi et de Rolin, ne mettent pas en scène un narrateur témoin des événements racontés, mais plutôt un historien, ou un enquêteur lancé sur les traces d’un passé qu’il n’a pas vécu. La relation indirecte au passé est ici rendue sensible par une écriture de l’histoire médiatisée, qui accorde une large place aux archives, aux documents et aux témoignages oraux, consultés ou recueillis par le narrateur.
50Contrairement aux récits de la première trilogie consacrée au thème de l’Occupation68, dont le titre était précédé de la mention « roman », le statut générique de Dora Bruder n’est pas précisé : si la confusion possible entre narrateur et auteur semble en faire un texte autobiographique, on n’oubliera pas que le nom de Dora Bruder figure dans la liste des déportés établie par Serge Klarsfeld dans La Shoah en France : Mémorial des enfants juifs déportés de France69 et que le texte modianien comporte une part importante de recherche documentaire70. Un document historique est du reste explicitement désigné, dès la première page, comme la source même du récit. Il s’agit de l’entrefilet paru dans Paris-Soir le 31 décembre 194let retrouvé par le narrateur en 1988 :
PARIS
On recherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1 m 55, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41 boulevard Ornano, Paris. (7)
51Le récit reproduit par la suite les nombreux documents que le narrateur a rassemblés au cours de sa recherche sur la vie de Dora et plus particulièrement sur la période qui court de sa fugue, le 14 décembre 1941, jusqu’à son arrivée à Drancy, dernière étape avant son départ pour Auschwitz, le 18 septembre 1943. Le narrateur remonte la trace de Dora jusqu’à son enfance, reproduisant l’extrait de naissance de Dora, les mentions la concernant dans le registre de l’internat du Saint-Cœur-de-Marie, ou encore son inscription dans le registre du camp des Tourelles. Le narrateur décrit également des photos de Dora et de ses parents qu’il a retrouvées et qui sont d’ailleurs reproduites dans la traduction américaine du livre71.
52Toutes les étapes de la vie de Dora – qui peuvent se lire, à la lumière du sort tragique qui l’attend, comme les stations d’un chemin de croix – sont mentionnées et son parcours personnel croise inévitablement celui d’autres individus, pris eux aussi dans la tourmente de l’histoire. Ses parents, bien sûr, mais aussi d’autres victimes de la déportation, comme Jean Jausion et Annette Zelman, dont le mariage « mixte » fut empêché par le père du jeune homme qui dénonça Annette à la Gestapo. Le narrateur cite successivement la lettre d’un officier de la Gestapo concernant l’arrestation de la jeune fille, la fiche de police française qui la mentionne (et la cautionne) ainsi que l’avis de recherche, publié dans un journal deux ans plus tard, concernant Jean. Mais les victimes ne sont pas les seules à être dotées d’une identité, d’une histoire : le portrait du commissaire Jacques Schweblin, chef de la Police des questions juives, est également esquissé, à travers un rapport administratif rédigé en novembre 1943 par un responsable du service de la Perception de Pithiviers.
53Comme l’avait fait Sartre dans Le Sursis, l’auteur de Dora Bruder insère donc des documents historiques dans son texte. Néanmoins, le rapport qu’entretiennent histoire et fiction diverge considérablement d’un texte à l’autre, de même que la perspective historique dans laquelle ce rapport s’inscrit. Nous avons vu que le montage des citations avait, dans le roman sartrien, pour principal but de souligner la violence de l’irruption de l’histoire dans les vies individuelles, celles de personnages de fiction comme de personnages historiques. Si cette dimension est présente dans Dora Bruder, le choc de l’histoire apparaît également en différé, atteignant, par-delà les victimes immédiates, celui qui, plus de quarante ans après les faits, en recueille les traces matérielles. En outre, les documents insérés ont pour vocation, dans le texte de Sartre, de faire entendre la voix des « grands hommes », auteurs de discours que l’on retrouve dans les livres d’histoire, tandis que, dans Dora Bruder, ils reproduisent l’écho de multiples anonymes, le plus souvent oubliés.
54Paradoxalement, cette humanité de l’histoire pourrait constituer un obstacle à son appréhension : les voix qui s’élèvent des lettres, les silhouettes que dessinent les rapports de police, les histoires qui se profilent derrière les mots et les silences des documents, ont définitivement disparu. Parce qu’il est indissociable des milliers de vies qui l’ont habité, le passé meurt en même temps qu’elles : les individus cités sont autant de morts, les propos les concernant ou émis par eux autant d’épitaphes. Comme dans le récit historique, c’est bien une « population de morts » qui traverse le texte modianien72. Néanmoins, le narrateur est là, qui donne par son texte une sépulture aux disparus et se constitue en récepteur de leurs paroles.
55Ce que met en œuvre le montage des citations, c’est alors moins la reconstitution que la délégation, bien fragile, de l’histoire : non plus une parole perçue, mais une parole reçue et, comme nous le verrons dans la dernière partie de notre travail, à transmettre.
56Le narrateur de Tu, mio, lui, n’a pas recours aux archives et aux documents pour remonter les traces du passé, mais plutôt aux témoignages oraux. Le narrateur cherche alors à pénétrer les secrets du passé, et interroge la génération précédente : le pêcheur Nicola, qui a fait la guerre dans l’infanterie en Yougoslavie et qui ne livre qu’avec réticence de curieux détails, apparemment insignifiants mais symboliques (une fenêtre vide, sans maison derrière et sans toit au-dessus d’elle, une place de marché où l’herbe poussait parce qu’il n’y avait plus rien à vendre) ; l’oncle, deuxième témoin appelé à la barre par le narrateur, explique son antifascisme par son goût instinctif pour la liberté individuelle et son rejet de tout conformisme. Enfin, le dernier témoin interrogé est le père du narrateur qui, on l’a vu, se sent coupable de n’avoir aidé personne pendant la guerre. Or ces trois témoignages déçoivent le narrateur : l’expérience d’autrui ne saurait dispenser le narrateur de vivre lui-même, fût-ce de façon anachronique, l’histoire. Au contraire, ces témoignages attisent cet « impérieux besoin de répondre [qui] est en train de s’imposer physiquement73 » au jeune garçon.
57Comme dans le roman de Modiano donc, le recours aux traces « matérielles » – documents d’archives ou témoignages oraux – s’avère à la fois indispensable et insuffisant pour répondre aux attentes du narrateur : Dora Bruder s’achève sur un constat d’échec – « J’ignorerai toujours à quoi [Dora] passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d’hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s’est échappée à nouveau. » (147) – et le narrateur de Tu, mio est bien conscient que son geste visant à s’approprier le passé d’autrui, à entrer dans la peau des anciens témoins, ne « corrige » rien.
58Les traces matérielles sont dans ces récits indissociables des deux autres acceptions du terme (la trace mnésique et la trace comme affection de l’âme) et c’est précisément de leur enchevêtrement et des problèmes de déchiffrement et de compréhension inhérents à chacune que se dessine une histoire aux contours indécis et lacunaire : le refoulement, les errances de la mémoire, dues au traumatisme de la guerre ou de la déportation, non seulement affectent la lisibilité des traces produites, mais affectent aussi la réception qu’en font les narrateurs. Ceux-ci se livrent à un exercice de remémoration – particulièrement explicite dans Dora Bruder, où le narrateur croise l’histoire de Dora avec ses souvenirs personnels d’enfance, de jeunesse et ceux de son père, moins évident dans Tu, mio, qui est pourtant un récit rétrospectif – et portent en eux la trace-affection du passé, non pas vécu, mais entendu ou lu : le narrateur de Dora Bruder est directement affecté par le sort des Juifs sous l’Occupation, par le biais de son père et le jeune garçon du roman de De Luca vit dans son corps même le bouleversement de l’histoire, en accueillant en lui le père de Caïa. L’appropriation n’a donc pas seulement ici pour objet l’expérience, mais aussi et surtout le traumatisme vécu.
Le traumatisme de l’histoire : Lisbonne, dernière marge et Dondog
59L’œuvre entière de Volodine sollicite, de façon toujours oblique et sans jamais restreindre la référence du propos à une situation historique unique, nombre de phénomènes traumatiques de l’histoire récente : guerres civiles, exterminations, camps, révolutions, dictatures… Mais contrairement à d’autres écrivains contemporains du corpus, comme Rolin qui, recourant à l’autofiction, fait référence à une expérience historique très précise, ou comme Modiano qui exhibe ses documents, Volodine choisit de déplacer des notions ou des événements historiques reconnaissables dans un univers radicalement autre, celui du « post-exotisme ». Cette « fabulation74 » de l’histoire soumet tous les indices censés établir une adéquation entre monde réel et monde de la fiction – nom de personnages, de lieux, événements historiques, temporalité et chronologie, sources et documents – à un décentrage qui a pour effet de brouiller toute référence précise. Ce qui donne sa force à une telle pratique d’écriture, c’est qu’elle puise sa source dans une mémoire collective blessée, partagée, à des degrés divers, par tout lecteur contemporain, se faisant mise en mots, en images – bref représentation – non de faits précis mais des traces laissées par ceux-ci dans l’inconscient collectif.
60Volodine s’est plusieurs fois exprimé sur ce sujet, soulignant que la mémoire collective est autant sa propre source que celle de ses personnages, qui, très souvent, à l’instar de Dondog ou d’Ingrid, « fabulent » l’histoire :
Ce qui est avant tout à l’origine de mon travail, c’est la mémoire collective. Il y a en effet une volonté constante de s’approprier et d’utiliser dans chaque livre, à chaque page, à chaque moment, des souvenirs communs aux individus qui ont traversé le xxe siècle. Au-delà des individus, bien entendu, et quelle que soit leur expérience réelle des événements, il y a l’expérience historique sur plusieurs générations. Lénine prophétisait « un siècle de guerres et de révolutions ». C’est bien là que s’abreuve la mémoire de mes personnages75.
61L’onomastique est sans doute l’est un des phénomènes les plus spectaculaires du travail de la fabulation auquel se livre Volodine. Si le nom des lieux, le nom et le prénom des personnages pris séparément doivent provoquer un effet de reconnaissance et peuvent même procurer une garantie historique à la fiction, d’autres éléments se chargent de saper cette dernière. Ainsi dans Dondog, où le nom du protagoniste (« Balbaïan ») suggérant une origine arménienne, confortée par la référence constante à « l’extermination des Ybürs », pourrait renvoyer au génocide arménien. Mais d’autres éléments (le sinistre « gaz à Ybürs » notamment) semblent plutôt faire référence à la Shoah. Quant aux noms des personnages qui entourent Gabriella Bruna, la grand-mère de Dondog, ils ont une forte consonance russe, ou en tout cas slave, renforcée par la référence aux camps (le Goulag et non le camp d’extermination, cette fois) où Dondog dit avoir passé de nombreuses années.
62La « dérive référentielle76 » est particulièrement évidente au niveau de la production et de l’exhibition des documents. En effet, il s’agit le plus souvent, chez Volodine, de documents dans la fiction, et non de documents à partir desquels la fiction s’est élaborée, l’exemple le plus frappant étant celui de l’archive, intitulée « Du même auteur, dans la même collection » qui clôt Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze77, et qui non seulement est purement fictionnelle, mais en plus attribue à des personnages des livres de l’auteur lui-même, exhibant ainsi son effet-fiction dans un lieu consacré habituellement à l’effet de réel78.
63De la même façon, le roman d’Ingrid se voit affublé de notes érudites, visant à préciser les auteurs des œuvres de subversion citées, les cotes des livres, leurs références complètes, les autres textes auxquels ils renvoient, etc. À la différence des documents exhibés par Modiano, les textes cités par Volodine n’attestent donc d’aucune vérité, mais au contraire du caractère foncièrement fictionnel du récit, et plus précisément du désir de celui-ci de s’ériger en un monde autonome, producteur de sa propre histoire, de ses propres personnages et lieux, de sa propre mémoire et de ses propres archives. En ce sens, on peut parler d’une fictionnalisation des traces matérielles de l’histoire, tout se passant comme si le rapport médiatisé à l’histoire devenait lui-même objet de fabulation.
64« Ânonné dans la langue pauvre et estropiée du souvenir » (278) comme Le Monologue de Dondog, la pièce écrite par le protagoniste, le roman de Volodine ne se contente pas de faire un usage décentré, décalé des documents et des archives, il soumet aussi la figure même du témoin à la fabulation. La troisième acception du mot « trace », celle de trace mnésique, est donc également sollicitée dans le roman volodinien. Rien ne nous garantit en effet la fiabilité de Dondog qui avoue, dès les premières pages « souffrir d’amnésie depuis l’enfance » (19). Au contraire, tout est fait pour inviter le lecteur à penser que la mémoire de Dondog n’est qu’invention : non seulement, à l’instar de Tristano ou de Martin, il regrette de n’avoir que des souvenirs confus – « Après l’extermination et avant les camps, ma mémoire s’est comme vidée, et ensuite plus rien n’a réussi à s’y accrocher de façon durable et contrôlable » (220) – mais encore il érige l’invention comme moyen d’échapper à des souvenirs douloureux, et c’est sur ce point que l’attitude du personnage volodinien diffère de celle des narrateurs de Tristano meurt et Tigre en papier. Si Tristano voulait échapper aux étiquettes définitives que lui a attribuées l’écrivain en donnant de lui-même une contre-image, si Martin pense que la confusion des souvenirs est encore la meilleure expression du chaos des années passées au service de la Cause, Dondog en revanche met en paroles des fictions, des « féeries » (108) « afin d’éviter le contact intime avec le noyau insupportable du souvenir79 ». L’histoire comme traumatisme est donc bien à la source de l’écriture de l’histoire volodonienne, à la fois comme origine de la parole – Dondog a été « blessé à la conscience » (131) – et de la forme que prend celle-ci : une fabulation, qui fasse écran à la douleur. Cette fabulation, c’est bien sûr celle du personnage, mais c’est aussi celle de l’écrivain, née du traumatisme d’une histoire que lui, n’a pas directement vécue, mais qui envahit la mémoire collective de son temps.
65Tout se passe donc comme si la réalité historique de l’écrivain et de ses personnages était celle non des événements, mais des fantasmes80 et que ce rapport fantasmé à l’histoire induisait une fictionnalisation des procédés mêmes par lesquels les autres auteurs de notre corpus expriment le rapport médiatisé qu’ils entretiennent avec celle-ci : la trace traumatique affecte en effet, outre le caractère référentiel des événements rapportés, le rapport aux documents et archives et à la mémoire, qui sont ici objets de fabulation. Nous verrons plus loin que cette fictionnalisation du rapport que notre époque, férue d’archives et de mémoire, entretient avec l’histoire n’est pas sans intérêt dès lors qu’on interroge la façon dont l’œuvre de Volodine réfléchit le régime d’historicité présentiste.
66Le rapport à l’histoire mis en scène dans les textes diffère ainsi profondément d’un corpus à l’autre : si les auteurs contemporains mettent l’accent sur la distance qui sépare le présent du passé et sur le rapport médiatisé qu’ils entretiennent avec l’histoire, les écrivains engagés d’après-guerre, au contraire, cherchent à coller au plus près de l’expérience historique. Plus précisément, ils tentent de rendre compte non pas tant des événements eux-mêmes que de la façon dont ils ont été vécus et perçus par les contemporains.
67L’objet de la transcription n’étant pas tout à fait le même d’un pôle à l’autre du corpus, on peut supposer que les modalités de cette dernière divergent également selon qu’il s’agit de représenter l’histoire comme expérience ou l’histoire comme trace. Dans la mesure où les écrivains d’après-guerre tendent à faire de l’histoire non seulement le contexte de la diégèse, le cadre d’action des personnages, mais son objet même, puisque la rencontre des personnages avec l’histoire constitue l’enjeu de leurs romans, on peut penser que celle-ci joue un rôle déterminant dans la configuration du récit, sur le plan de la temporalité de la diégèse, du parcours de personnages ou de leur rôle actantiel. Configuratrice du rapport au monde des personnages, l’histoire constituerait-elle aussi la matrice organisationnelle du roman engagé d’après-guerre ? C’est ce qu’il nous conviendra d’examiner dans le chapitre suivant, après avoir démontré que les récits contemporains, eux, tendent à solliciter de multiples paradigmes formels pour transcrire une histoire qui exerce peut-être davantage sur le récit une fonction défigurative que configurative.
Notes de bas de page
1 Bouju E., La Transcription de l’histoire, op. cit.
2 L’expression apparaît pour la première fois dans le titre d’un ouvrage dirigé par le philosophe américain Richard Rorty en 1967 (The Linguistic Turn. Recent Essays in Philosophical Method) dans lequel ce dernier insiste sur l’importance du langage dans la formulation des questions philosophiques. Les partisans du linguistic turn se retrouvent autour d’une proposition forte : l’expérience et son rapport à la réalité ne peuvent être pensés en dehors de la médiation du langage.
3 Traverso e., op. cit., p. 67.
4 Ibid.
5 Barthes R., « Le discours de l’histoire » [1967], Le Bruissement de la langue, op. cit., p. 163-177 ; White H., « The Historical Text as Literary Artefact », Tropics of Discourse : essays in Cultural Criticism, Baltimore, John Hopkins University Press, 1978.
6 Veyne P., Comment on écrit l’histoire [1971], Paris, Le Seuil, coll. « Points Histoire », 1996 ; Certeau (De) M., L’Écriture de l’histoire [1975], Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2002.
7 Cohn D., Le Propre de la fiction [1999], trad. de l’anglais par Cl. Hary-Schaeffer, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 2001.
8 Ce terme est à comprendre au sens que lui donne la philosophie phénoménologique : il s’agit de l’acte par lequel la conscience se rapporte à l’objet qu’elle vise.
9 Ricœur P., Temps et récit, III, op. cit., p. 330.
10 Ibid., p. 185.
11 Pavel T., Univers de la fiction [1986], trad. de l’anglais par l’auteur, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1988, p. 75.
12 Bouju E., La Transcription de l’histoire, op. cit., p. 15.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Ibid., p. 16.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 17.
18 Antelme R., L’Espèce humaine [1957], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1978, « Avant-Propos », p. 9.
19 Calvino I., « Presentazione », SNR p. VI-VII. Nous reproduisons ici la traduction Ph. Daros dans son essai Italo Calvino, Paris, Hachette Supérieur, coll. « Portraits littéraires », 1994, p. 131.
20 Nous pouvons renvoyer à Wieviorka A. Déportation et génocide : entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1992, chap. II.1 « Une masse de témoignages », p. 167-190 : l’auteur a répertorié et analysé les nombreux témoignages publiés dans l’immédiat après-guerre et restés sans écho.
21 Levi P., Si c’est un homme [1947], trad. de l’italien par M. Schruoffeneger, Paris, Julliard, Pocket, 1987, p. 64.
22 M. Nadeau, Le Roman français depuis la guerre [1963], Nantes, Le Passeur Cecofop, 1992, p. 33.
23 Notons que le titre italien emploie le terme de « chronique » au pluriel « cronache », contrairement à la traduction française, ce qui a pour effet de souligner la multiplicité des épisodes racontés, dont l’unité tient avant tout à l’ancrage spatio-temporel du récit, la Via del Corno dans les années 1925-1926.
24 P, p. 11 : « Les curieux événements qui font le sujet de cette chronique se sont produits en 194., à Oran. »
25 Memmo F. P, « Introduzione », dans Pratolini V., Romanzi, Milano, Mondadori, coll. « I Meridiani », vol. 1, 1993, p. XX.
26 Dans son essai intitulé « Le narrateur » [1936], W. Benjamin rappelle que « le chroniqueur n’est pas l’historien, il est le narrateur de l’histoire. […] L’historien est tenu d’expliquer d’une façon ou d’une autre les événements dont il traite ; il ne saurait en aucun cas se contenter d’en faire montre comme d’échantillons des destinées terrestres. C’est justement cela que fait le chroniqueur […]. L’explication cède la place à l’interprétation. Cette dernière ne s’occupe nullement d’enchaîner avec précision des événements déterminés, elle borne sa tâche en décrivant comment ils s’insèrent dans la trame insondable des destinées terrestres » (Benjamin W., Écrits français, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2003, p. 281). Associer le chroniqueur au narrateur revient aussi, dans la perspective benjaminienne, à souligner le rôle de celui-ci dans la narration, à relier son activité à un exercice de mémoire et enfin à délivrer une « morale de l’histoire » : éléments que nous retrouvons chez Camus et Pratolini et que nous développons dans ces pages.
27 Lévi-Valensi J., « La Peste » d’Albert Camus, Paris, Gallimard, coll. « Foliothèque », 1991, p. 46.
28 C’est-à-dire, selon G. Genette, l’ordre « pseudo-temporel » de la disposition des événements de la diégèse dans le récit. (Genette G., Figures III, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1972, « Le discours du récit », p. 78.)
29 Ibid., p. 56.
30 Camus A., Œuvres complètes, II (1944-1948), « Carnets IV (janvier 1942-septembre 1945) », Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 979 : « Je veux exprimer au moyen de la peste l’étouffement dont nous avons tous souffert et l’atmosphère de menace et d’exil dans laquelle nous avons vécu. »
31 P, p. 213.
32 Genette G., Figures III, « Discours du récit », op. cit., p. 261-265.
33 CPA, p. 436 : « Ma accanto a questo pulviscolo quotidiano, che aduggia nella quiete domestica la giornata di tanti cornacchiai […] alcuni tra i drammi generatisi in quest’anno memorabile, restano tuttora insoluti, e nei cuori dei protagonisti rimane accesa la speranza. O la piaga. È su di essi che noi dovremo concludere la nostra amorosa fatica. Ci allenteremo forse più a lungo del nostro amico ciabattino. Noi consideriamo lo Staderini il nostro Duca, ma occorre pure, di quando in quando, che parliamo a tu per tu con coloro la cui storia ci lascia l’animo sospeso. »
34 Sur ce point, nous renvoyons à Pratolini V., Romanzi, op. cit., « Note e notizie, Cronache di poveri amanti », p. 1464-1483.
35 Longobardi F., Vasco Pratolini, Milano, Mursia, coll. « Civiltà letteraria del novecento », 1964, p. 35-36.
36 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 223.
37 Sartre J.-P., « Prière d’insérer », Œuvres romanesques, op. cit., p. 1911.
38 Calvino I., « Avertissement », SNA, p. 8.
39 Sartre J.-P., « Prière d’insérer », op. cit., p. 1911.
40 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 226.
41 Ibid.
42 Idt G., « Les Chemins de la liberté : les toboggans du romanesque », op. cit.
43 Nous renvoyons sur ce point à Noudelmann F., « Histoire et idéologie dans Les Chemins de la liberté », Études Sartriennes, I, Université de Paris-X Nanterre, coll. « Cahiers de sémiotique textuelle », 2, 1984, p. 93-110.
44 Calvino I., « Avertissement », SNA, p. 8.
45 Si Calvino prend soin de préciser, dans l’« Avertissement » de la traduction française que « l’action du roman se situe durant la période de l’occupation allemande et de la guérilla des partisans italiens contre les Allemands et les fascistes (septembre 1943-avril 1945) » et que « les lieux où il se déroule sont une ville indéterminée de la Riviera ligurienne et les bois des montagnes d’alentour » (op. cit., p. 7), le texte lui-même donne très peu d’indications.
46 Calvino I., « Nature et histoire dans le roman » [« Natura e storia nel romanzo », 1958], Défis aux labyrinthes : textes et lectures critiques, I, op. cit., p. 47.
47 Calvino I., Fiabe italiane, raccolte dalla tradizione popolare durante gli ultimi cento anni e trascritte in lingua dai vari dialetti da Italo Calvino, Torino, Einaudi, 1956/Contes populaires italiens, trad. de l’italien par N. Franck, Paris, Denoël, 1980.
48 Calvino I., Contes populaires italiens, « Préface », op. cit., p. 16-17.
49 Calvino I., « Presentazione », op. cit., p. XIX (« la vera essenza »)
50 Calvino I., « La mœlle du lion » [« Il midollo del leone », 1955] dans Défis aux labyrinthes, op. cit., p. 31.
51 La solitude de Pino dans la forêt est évoquée à plusieurs reprises dans le récit : au chapitre IV, au chapitre VII et dans le dernier chapitre. L’histoire du Petit Poucet est également évoquée en filigrane au chapitre IV, quand Pino égrène des noyaux de cerises derrière lui afin de permettre à Loup Rouge de retrouver sa trace.
52 Pino est aussi le chevalier errant qui connaît de multiples aventures : celles qu’il partage avec Loup Rouge, puis avec le Cousin et les partisans, mais aussi et surtout celles qu’il vit seul, lorsqu’il quitte, en fait ou en pensée, le monde « dégoûtant » des hommes pour observer la nature qui regorge de plantes et d’animaux inquiétants et merveilleux.
53 Calvino I., « Presentazione », op. cit., trad. de Ph. Daros, op. cit., p. 132.
54 Ibid., p. XII : « dialettica della morte e della felicità » ; « primordiale ».
55 C’est du reste sous le titre « Autobiographie en temps de guerre. Être écrivain » que Vittorini reproduira un extrait de ses chapitres en italique dans Journal en public (op. cit., p. 170-171).
56 Par exemple, HA, p. 206 : « Une nuit, il y eut l’assaut lancé par les nôtres pour éliminer Chien Noir »/ UN, p. 182 : « Vi fu una notte l’assalto dei nostri par eliminare Cane Nero. »
57 Ibid. : « Debbo dirlo : io odio quell’uomo. E non sarei giusto con lui, se ne scrivessi. Non saprei dire mai niente che di lui sia o sia stato per lui stesso. Non avrei umiltà dinanzi al suo sentimento ; e non sarei umile nel mio scrivere ; cioè non sarei quello che credo sia essere scrittore quando si scrive. »
58 Ibid. : « Da lei o da Enne 2 io potrei aprirmi la strada verso un altro dramma, e forse scoprire come vi sia nei più delicati rapporti tra gli uomini una pratica continua di fascismo dove chi impone crede soltando di voler bene e chi subisce pensa di fare appena il minimo, subendo, per non offendre. Potrei forse mostrare come sia in questo la più sottile, ma anche la più crudele, tra le tirannie, e la più inestricabile tra le schiavitù ; le quali entrambe, fino a che si ammettono, porteranno ad ammettere ogni altra tirannia e ogni altra schiavitù degli uomini singoli, delle classi e dei popoli tra loro. »
59 UN, p. 174 : « L’uomo, si dice. E noi pensiamo a chi cade, a chi è perduto, a chi piange e ha fame, a chi ha freddo, a chi è malato, e a chi è perseguitato, a chi viene ucciso. Pensiamo all’offesa che gli è fatta, e la dignità di lui. »
60 Uomini e no, « I Meridiani », op. cit., p. 1224 : « E uno, in una piccola stanza, scrive ; sa quello che è nell’uomo da quello che è in lui ; e da quello che lui ha patito può dire quello che un altro ha fatto. Io ho patito ; e io posso, da questo, dire quello che fa Enne 2 o che ha fatto. […] Ma da che cosa in me posso dire quello che […] fanno tutti loro, tedeschi e militi, e che fa il loro Hitler ? Io li sento come parlano. Li vedo mentre fanno, e solo da questo che vedo, non da nulla che sia in me, io prendo e dico. »
61 La dernière édition de 1965, éditée chez Mondadori du vivant de l’auteur, comprend ainsi la quasi-intégralité de la deuxième série, à l’exception des sept passages métatextuels dont nous avons cité des extraits (XL-XLII ; LXXXVIII-LXXXIX ; CX-CXI).
62 Ricœur P., La Mémoire, l’histoire, l’oubli [2000], Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 2003, p. 16-17.
63 Castiglione A., « » Dans les forêts de la nuit » : Cosmographie de l’histoire chez Olivier Rolin », dans Blain M. et Masson P. (dir.), Écritures de l’égarement : de Thésée à Tintin, Nantes, Cécile Defaut, coll. « Horizons comparatistes », 2005, [p. 205-224], p. 212. La référence à Zone est ici significative, dans la mesure où, comme le « tu » du poème d’Apollinaire, Martin associe traversée de la capitale et traversée de l’histoire et mesure le passage du temps à l’aune de la transformation du paysage urbain.
64 TM, p. 81 : « Te l’ho già chiesto ? »
65 Ibid., p. 25 : « Naturalmente, non fu così, l’avrai capito. Ma tu scrivilo come se fosse vero, perché per Tristano fu vero davvero, e l’importante è quello che lui immaginò per tutta la vita, a tal punto che è diventato un suo ricordo. »
66 Ibid., p. 10-11 : « o nero o bianco » ; « chiaroscuro ».
67 Tabucchi A. et Servoise S., « Rencontre : Antonio Tabucchi », entretien publié dans Page des libraires, juin-juillet 2006, [p. 3-6], p. 5. La version complète de l’entretien est consultable sur le site de la revue Raison Publique, [http ://www.raison-publique.fr/article361.html].
68 Modiano P., La Place de l’Étoile, Paris, Gallimard, 1968 ; La Ronde de nuit, Paris, Gallimard, 1969 ; Les Boulevards de ceinture, Paris, Gallimard, 1972.
69 P. Modiano a été profondément touché par cet ouvrage, qui, semble-t-il, l’a encouragé à chercher les traces d’un de ces enfants disparus. Il a exprimé son admiration et sa gratitude à S. Klarsfeld dans un article publié dans Libération, le 2 novembre 1994, intitulé « Avec Klarsfeld, contre l’oubli » et dans ces propos datés du 20 juin 1995 : « Pour moi, ce livre où vous avez rassemblé tous ces destins brisés et où vous avez témoigné de toute cette innocence que l’on a saccagée, est le plus important de ma vie » (cité dans Klarsfeld S., La Shoah en France, 4. Le mémorial des enfants juifs déportés de France [1994], Paris, Fayard, 2001, p. 7). Il est cependant à noter que l’auteur ne fait référence au livre de S. Klarsfeld nulle part dans son texte.
70 On sait qu’avant d’entreprendre Dora Bruder, Modiano a donné de l’histoire de Dora une version romanesque dans Voyage de noces (Paris, Gallimard, 1990). Mais un récit entièrement fictionnel ne satisfait pas l’auteur qui, dans Dora Bruder, affirme n’avoir réussi qu’à « capter, inconsciemment, un vague reflet de la réalité » (53).
71 Modiano P., Dora Bruder, trad. en anglais par J. Kilmartin, Berkeley, University of California Press, 1999.
72 Certeau (De) M., op. cit., p. 138.
73 T,M, p. 108 : « si sta caricando la spinta di rispondere ».
74 Nous empruntons le terme de « fabulation » à Ruffel L., Volodine post-exotique, Paris, Cécile Defaut, 2007, p. 47-48 : « L’imaginaire, le délire, la folie, la fiction “fictionnante”, l’étrangement font l’originalité de cette œuvre et peuvent être saisis par un terme qui a le mérite de désigner dans le même temps un effet littéraire et son origine presque clinique : la fabulation, qu’on doit différencier de la fable ou de la simple fiction et comprendre comme fiction à effet de fiction. » Ce qui nous semble ici important à retenir, c’est le lien que ce terme permet de nouer, par le fait même de « son origine presque clinique », avec la notion de traumatisme, autrement dit le troisième type de trace que nous nous proposons d’étudier.
75 Volodine A., « Écrire en français une littérature étrangère », conférence prononcée le 14 décembre 2001 lors des rencontres littéraires franco-chinoises organisées à la Bibliothèque Nationale de France, reproduite dans Chaoïd [revue en ligne], n° 6, automne-hiver 2002, [http://www.chaoid.com], p. 6-7 de la version numérique.
76 Nous empruntons cette expression à Ruffel L., Volodine post-exotique, op. cit., p. 48.
77 Volodine A., Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, op. cit., p. 86-108.
78 On remarquera que la fictionnalisation des archives évoquée précédemment n’est pas exclusive de la citation d’archives réelles, comme en témoigne le dernier roman de Volodine publié à cette date (Volodine A., Écrivains, Paris, Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2010). Nous renvoyons plus particulièrement au récit « Demain aura été un beau dimanche », p. 153-186.
79 Volodine A. et Wagneur J.-D., « On recommence depuis le début. », op. cit., p. 258-259
80 Volodine A. et Nicolino S., Omont S., Roux L., « L’Humour du désastre », La Femelle du requin, n° 17, hiver 2002 [p. 38-49], p. 40 : « Je préfère voir [mes livres] comme des étapes qui permettent de baliser un peu l’évolution de l’histoire, même si je n’écris pas du tout directement sur l’histoire, mais à partir de la matière historique et des fantasmes nés de cette matière historique. »
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