Chapitre III. Une forme-sens à l’épreuve de l’histoire
p. 77-116
Texte intégral
1Nous avons vu que la dimension essentiellement problématique du roman engagé ne peut se comprendre que si on la rattache aux exigences d’un certain contexte historique : en ce sens, l’engagement tel qu’il est conçu et pratiqué dans l’immédiat après-guerre est bien la réponse1 donnée par le champ littéraire aux demandes de l’époque, une réponse qui cependant ne va pas de soi et dont la formulation même est indissociable d’un questionnement concernant la légitimité de telles demandes. Il convient donc d’abord examiner de plus près en quoi consistent ces exigences d’époque qui sont à l’origine du roman engagé tel que nous l’avons défini dans les pages précédentes, autrement dit de voir comment a pu s’imposer cette idée paradoxale, à l’origine sans aucun doute du déchirement essentiel du romancier engagé, d’une littérature qui soit action, « praxis ».
2Or on sait que cette conception de la littérature, étroitement liée au contexte de l’après-guerre – et au régime moderne d’historicité, comme nous le verrons – a fortement évolué depuis 1945. De fait, la littérature s’est trouvée prise dans un processus socio-historique et culturel marqué de plus en plus fortement par la conscience d’une césure survenue dans les représentations de l’histoire. Une césure que traduit le sentiment d’avoir vu le projet moderne, et le régime d’historicité qui lui est propre, succomber sous les coups de butoir tragiques de l’histoire du xxe siècle. S’inaugurerait ainsi, dans les années 1980-1990, une ère des fins (« fin des idéologies », « fin de l’histoire », « fin de la modernité ») qui semble frapper d’obsolescence l’engagement en général et l’engagement littéraire en particulier. La puissance de ce schéma interprétatif ne doit pas cependant nous empêcher de voir ce qui se recompose au-delà de cette « crise de la modernité ». Prendre la mesure de cette transformation, c’est se donner les moyens de comprendre pourquoi certains textes, saisissant à bras-le-corps la problématique de la crise du régime moderne d’historicité, ont choisi de se situer dans une temporalité particulière, celle de l’« après ». Récits de rescapés, de fantômes…, ces textes mettent au premier plan les notions de mémoire et d’héritage et engagent la littérature à nouer un rapport inédit au temps et à l’histoire.
La littérature engagée d’après-guerre comme praxis
3Dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre utilise à plusieurs reprises l’expression de « littérature de la praxis » comme synonyme de « littérature engagée » et lui attribue diverses significations que nous examinerons tour à tour. Conformément au sens étymologique et courant du terme, il entend d’abord l’idée que la littérature est par elle-même action et qu’elle exerce donc une fonction à l’égard des lecteurs et de la société en général : c’est là du reste le point sur lequel la majeure partie des acteurs du champ littéraire, à quelques exceptions près, semblèrent s’accorder au lendemain de la guerre2.
4Mais quelle est la nature de cette action et sur quel plan se manifeste-t-elle ? La connotation marxiste3 que l’expression revêtait à cette époque n’échappait pas à Sartre qui, écrivant dans « Situation de l’écrivain en 1947 » que « l’ouvrier est le sujet par excellence de la littérature de la praxis4 », s’empressait de distinguer sa position de celle des marxistes en affirmant avec fermeté que « la politique du communisme stalinien est incompatible avec l’exercice honnête du métier littéraire5 ». C’est donc la question du rapport entre littérature et politique, et plus précisément entre écrivain et parti politique, qui est alors posée par le terme de « praxis ».
5Enfin, il est un dernier champ ouvert par ce terme : celui de l’historicité, que Sartre, comme nous l’avons vu précédemment, place explicitement au cœur de l’engagement. La praxis se comprend alors comme « action dans l’histoire et sur l’histoire » et, en ce sens, se trouve étroitement liée au régime moderne d’historicité.
L’œuvre littéraire comme action
6L’expérience de l’Occupation en France et en Italie et les années de dictature fasciste dans la péninsule marquèrent fortement le visage de la littérature à la Libération. On ne pouvait oublier que l’acte d’écrire avait représenté pour certains hommes de lettres un moyen de résistance efficace et dangereux, qui compromettait leur liberté, quand ce n’était pas leur vie même : il suffisait, pour s’en convaincre, de penser aux publications clandestines d’Aragon, alias François la Colère dans la Résistance, ou aux romans d’avant-guerre d’Ignazio Silone ou de Carlo Levi qui avaient valu à leurs auteurs l’exil (le confino) pendant plusieurs années. Deux leçons au moins pouvaient être tirées de cette expérience : d’une part, l’idée que des circonstances exceptionnelles avait révélé ce qui constituait sans doute un aspect essentiel de la littérature, sa portée sociale et politique ; d’autre part, et cette idée découlait de la première, il était apparu que l’écriture était une action, une œuvre, un acte, dont chaque auteur était responsable et avait à rendre compte. On assistait donc à une dramatisation de l’acte d’écrire en même temps qu’à une responsabilisation de l’écrivain à l’égard de la collectivité. Bref, avant même que Sartre n’écrive le mot dans la « Présentation » du premier numéro des Temps Modernes, l’engagement, au double sens de mise en jeu personnelle de l’écrivain et de responsabilité collective, était une notion imposée par l’époque. Comme le souligne Michel Surya, « Sartre ne posa pas le premier la question de l’engagement littéraire. Mais l’angoisse dans laquelle était cette époque au sortir de la guerre voulut qu’on prêtât à cette question, ainsi que Sartre la posa, une attention qu’elle n’avait pas connue jusqu’à lui6 ».
7Selon l’auteur de La Révolution rêvée, c’est la capacité du discours sartrien sur l’engagement à nourrir des « représentations mobilisatrices, c’est-à-dire porteuses d’avenir7 », qui explique à la fois la fortune de la notion en général et la prédominance de sa formulation sartrienne en France et, ajoutons-nous, en Italie8.
8En 1945, Sartre apparaît de fait comme le héraut d’un engagement triomphant et d’une ère nouvelle, à laquelle l’écrivain est appelé à s’identifier totalement : « nous ne serons pas des absolus pour avoir reflété dans nos ouvrages quelques principes décharnés […] mais parce que nous aurons combattu passionnément dans notre époque, parce que nous l’aurons aimée passionnément et que nous aurons accepté de périr tout entiers avec elle9 ». Mais ce n’est pas uniquement le sort de l’homme de lettres qui préoccupe Sartre, c’est l’avenir de la littérature elle-même qui se joue dans la notion d’engagement, puisque l’écrivain engagé permet à celle-ci de « redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : une fonction sociale10 ». Cette fonction sociale ne manque pas non plus d’ambition, puisqu’elle consiste à « concourir à produire certains changements dans la société qui nous entoure », et plus précisément à « changer la condition sociale de l’homme et la conception qu’il a de lui-même11 ». Le « but lointain » que se fixe le directeur des Temps modernes n’est rien de moins que la « libération » de l’individu12.
9Toute la force de Sartre est donc de lier dans un rapport de réciprocité totale avenir de la littérature et avenir de la société, de formuler ce que M. Surya appelle une « conception syllogistique de l’engagement13 », particulièrement évidente dans les derniers mots de la « Présentation » : « Notre préoccupation doit être de servir la littérature en lui infusant un sang nouveau, tout autant que de servir la collectivité en essayant de lui donner la littérature qui lui convient14. »
10L’éditorial du premier numéro du Politecnico, rédigé par Vittorini et intitulé « Una nuova cultura » (« Une nouvelle culture ») donne lieu à une valorisation analogue du rôle de la littérature, et de la culture en général, dans la société. Si Sartre ouvre son article par la condamnation de la « tentation de l’irresponsabilité » des écrivains « d’origine bourgeoise15 », Vittorini commence par faire le procès de la culture occidentale, de l’Antiquité au xxe siècle, qu’il accuse d’avoir été incapable d’empêcher les horreurs du nazisme et du fascisme :
Qui a subi la défaite la plus grave, dans tout ce qui s’est passé ? Il y avait « quelque chose », à travers les siècles, qui nous avait appris à considérer comme sacrée l’existence des enfants […]. Et si à présent des millions d’enfants ont été anéantis, si tant de choses qui étaient sacrées ont quand même été frappées et détruites, la défaite est surtout de ce « quelque chose » qui nous inculquait le sentiment de leur inviolabilité. Or ce « quelque chose » n’est autre que la culture ; elle qui fut la pensée grecque, l’hellénisme, l’ère romaine, le christianisme latin, le christianisme médiéval, l’humanisme, la Réforme, les lumières, le libéralisme, etc. Il n’est point de crime commis par le fascisme que cette culture ne nous ait appris à exécrer déjà depuis longtemps. Et si le fascisme a trouvé moyen de les commettre, ne devons-nous pas demander précisément à cette culture comment et pourquoi il l’a pu16 ?
11Accuser ainsi la culture signifie aussi lui accorder une grande importance : tenue pour responsable des maux qu’elle n’a su empêcher, c’est à elle que revient, logiquement, le pouvoir de rendre la société meilleure.
12Cependant, si Sartre et Vittorini s’accordent à donner à la littérature un rôle de premier plan dans l’édification d’une société nouvelle, la fonction qui lui est attribuée n’est pas la même, ce qui engage un questionnement sur la définition de praxis littéraire.
13La théorie sartrienne de l’engagement, telle qu’elle est développée dans Qu’est-ce que la littérature ?, a pour point de départ une réflexion sur le langage. S’engager, dit Sartre, c’est d’abord remettre le langage « à l’endroit17 », c’est-à-dire le ramener à sa fonction première qui est de communiquer : c’est ainsi que s’offre, comme seule voie possible à l’écrivain désireux de s’engager, la prose, « utilitaire par essence [et qui] se sert des mots18 », et qu’est en revanche repoussée la poésie qui, considérant « les mots comme des choses et non comme des signes19 » « sert les mots20 ». Mais communiquer, pour Sartre, ce n’est pas seulement « dire » le monde avec les termes adéquats, c’est encore et surtout le « dévoiler », c’est-à-dire en révéler les aspects les plus négatifs qui feront naître chez l’interlocuteur le désir de « le changer21 ». C’est dans ce glissement imperceptible du dévoilement (opéré par l’écrivain) à la mise en demeure à laquelle est acculé le lecteur (sommé de prendre acte de ce dévoilement), que se situe tout l’enjeu de la littérature engagée, qui apparaît dès lors dans sa double dimension : à la fois accusation du monde tel qu’il est de la part de l’écrivain et appel au lecteur pour le transformer.
14Le langage, en tant que « dévoilement du monde » et « projet de le changer », est ainsi une communication qui est aussi une action : l’écrivain engagé « est un homme qui a choisi un certain mode d’action secondaire qu’on pourrait nommer l’action par dévoilement22 ». Le terme de « secondaire » est ici important : Sartre sait bien que la littérature ne peut agir directement sur le monde à la manière d’une mesure politique ou d’une révolution. Mais il compte sur sa capacité à provoquer l’action de ceux qui assistent au dévoilement qu’elle effectue : « et si l’on nous dit que nous faisons bien les importants et que nous sommes bien puérils d’espérer que nous changerons le cours du monde, nous répondrons […] que nous n’avons pas la folle ambition d’influencer le State Department, mais celle – un peu moins folle – d’agir sur l’opinion de nos concitoyens23 ».
15Vittorini lui aussi fonde sa conception de l’engagement littéraire sur une théorie du langage, et plus particulièrement du langage littéraire, mais qui apparaît comme radicalement différente de celle de Sartre, voire opposée. L’auteur italien établit de fait une distinction rigoureuse entre le langage qui relève de la philosophie et celui qui relève de la littérature, c’est-à-dire de la poésie, et nul doute que l’engagement d’un écrivain se situe sur le second plan, faute de quoi il trahit l’essence même de sa vocation. Il revient en effet à ce dernier de réaliser la « tâche propre à un langage poétique : laquelle est de connaître et de travailler pour connaître ce que l’on ne parvient pas à connaître de la vérité par le langage des concepts24 ».
16Dès lors, l’action à laquelle prétend l’écrivain engagé ne peut plus être celle que proposait Sartre par le biais d’un rétablissement du langage dans sa transparence : il ne s’agit pas pour Vittorini de dévoiler le monde, tel qu’il est, au lecteur, pour lui donner le désir de le changer, mais bien de lui donner à voir une vérité que seule la littérature peut lui montrer. Si, pour Sartre, la fonction première de la littérature est d’ordre pragmatique (il s’agit de « libérer » l’homme), pour Vittorini, en revanche, elle est plutôt cognitive : elle consiste à chercher la vérité. Cela ne veut pas dire que l’écrivain ne travaille pas, comme l’homme politique, à « améliorer la société et en éliminer les défauts ». Au contraire, affirme Vittorini, c’est là sa « fonction25 » : seulement, il accomplit celle-ci selon des moyens (le langage poétique) et dans une perspective (la recherche de la vérité) qui lui sont propres.
17L’auteur italien introduit ainsi une distinction, qui est aussi une hiérarchisation, entre la fonction littéraire et la fonction sociale de l’écrivain : ce n’est que dans la mesure où il réalisera la première qu’il accomplira la seconde. Pour Sartre, au contraire, les deux fonctions sont une seule et même chose. Cette distinction est répétée avec force au cours des « Rencontres Internationales de Genève », où Vittorini s’oppose fermement à ceux qui assimilent l’art à l’action, parce qu’il craint que celle-ci ne serve de prétexte à la subordination de l’art à la politique, comme il l’explique à son éditeur américain R. P. Warren :
Ma conférence à Genève a suscité de l’intérêt et des discussions, mais elle a mécontenté à droite et à gauche les hommes qui conçoivent les arts comme un moyen d’action (et seulement un moyen d’action). Leur idée est que l’art, justement, est action. […] Mais c’est là une erreur, car si nous acceptons de concevoir l’art comme une action, nous finissons par accepter une direction à l’action, et donc aux arts, et nous remettons pratiquement aux politiques les clefs de la citadelle des arts. Nous devons donc tenir bon sur l’idée que l’art est connaissance, fût-ce au prix de nier la part d’action qu’il comporte26.
18La défense de l’art en tant que démarche tournée en premier lieu vers la connaissance plutôt que directement vers l’action est donc pour Vittorini le moyen qui lui semble le plus efficace pour préserver l’autonomie du champ artistique, une sorte d’arme rhétorique de résistance (le terme de « citadelle » pour qualifier le champ littéraire est significatif), qui n’exclut pas le radicalisme (« même au prix de nier la part d’action qu’elle comporte »). Et pourtant force est de constater que l’auteur italien met ici le doigt sur un danger que Sartre, au moment où il écrit Qu’est-ce que la littérature ?, se refuse à prendre en considération ou du moins estime qu’il est possible d’éviter : celui d’une récupération de l’art par les partis politiques, et en l’occurrence le parti communiste.
L’œuvre littéraire : un geste politique ?
19C’est à travers la question du rapport avec le public que le face-à-face entre écrivains engagés et parti communiste s’est révélé incontournable et que se sont faites jour des différences entre engagement français et engagement italien. Si, en France comme en Italie, le parti communiste constituait bien une voie d’accès inévitable pour atteindre le public souhaité, à savoir la classe ouvrière, les auteurs français et auteurs italiens abordèrent cette question du public en des termes différents : les premiers se fondaient sur une analyse concrète de la situation économique et sociale des deux pôles de l’engagement (écrivain/lecteurs), les seconds fondaient dans la figure de l’écrivain engagé les anciennes occurrences du pédagogue des Lumières et du poète-prophète du Romantisme.
20S’il est vrai que pour Sartre « la fonction d’un écrivain réside dans son action directe sur le public27 » il faut alors, comme le souligne B. Denis, miser, pour des raisons d’efficacité de l’engagement, sur « l’ajustement étroit entre le propos du texte et les lecteurs pour lesquels il est écrit28 ». Or cet ajustement est loin d’être facile à obtenir pour « l’écrivain de 1947 ». En effet, ce dernier, déchiré entre son origine bourgeoise et son désir de rejoindre le prolétariat en lutte, se sent irrémédiablement séparé de cette classe dans laquelle il voudrait se fondre. L’auteur de Qu’est-ce que la littérature ? rend compte de ce déchirement en proposant la distinction entre « public réel » et « public virtuel » : le premier est celui constitué par la bourgeoisie qui, « devenue objectivement l’homme malade, est entrée dans la phase de la conscience malheureuse29 » ; le second est celui que l’écrivain cherche à atteindre alors même qu’il ne constitue pas son public « naturel », l’ensemble des ouvriers avec lesquels il a en commun « le devoir de contester et de construire30 ». L’écrivain engagé écrit donc, pour reprendre les termes de B. Denis, « sous le coup d’une double postulation : il lui faut écrire contre son public réel, en vue de contester ses privilèges, et pour son public virtuel, afin de l’inciter à se libérer31 ». D’où le rôle ingrat qui incombe à l’écrivain engagé de se faire d’une part « fossoyeur32 » de sa classe d’origine et, d’autre part, de « se lancer dans l’inconnu » pour « parler à des gens qu’il ignore33 », avec le langage desquels il n’est pas « familier », comme eux ne le sont pas avec le sien34.
21Les écrivains italiens, en revanche, n’ont pas posé l’identité de classe de l’intellectuel comme préalable à l’engagement avec autant de rigueur que les Français, pour des raisons qui tiennent autant à la situation économique et sociale de l’Italie qu’à la persistance de la tradition romantique, héritée des Lumières, qui voit en l’écrivain à la fois le guide et la voix du peuple, comme le souligne Romano Luperini :
Pour Sartre, l’engagement est avant tout un choix individuel, un acte de choix et de responsabilité, un pari sur l’histoire, en somme. Pour nos intellectuels, il signifie en revanche, d’une part, se rattacher à une tradition, issue du Risorgimento, d’hommes de lettres militants et, d’autre part, s’inscrire dans la voie du progrès : il allie donc préoccupations proprement littéraires et volontarisme social. Ne se fondant pas sur une analyse concrète de la condition des intellectuels dans la société capitaliste, l’engagement des intellectuels [italiens] pèche par « immédiatisme » culturel35.
22En lançant sa revue, significativement baptisée Il Politecnico36, Vittorini se rattachait de fait à une certaine conception de la culture comme ouverte à tous les problèmes et à tous les aspects de la réalité sociale. Il lui attribuait le rôle de médiatrice entre les intellectuels antifascistes (marxistes, libéraux, catholiques.) et les classes populaires au nom de l’objectif commun de reconstruction du pays. Il tenta, comme l’indique Gian Carlo Ferretti, de mettre en place un « grand laboratoire où se réalis[ait] “un lien entre les masses laborieuses et les ouvriers de la culture eux-mêmes”, où le lecteur populaire et le lecteur intellectuel (et le rédacteur intellectuel) construis[aient] ensemble la revue, résolvant ensemble la question de l’émancipation de la culture […] et relevant le défi de la fondation d’un nouvel humanisme37. »
23Partis de deux conceptions différentes du rôle de l’intellectuel et de l’écrivain dans la vie de la cité, Sartre et Vittorini butent cependant sur la même pierre d’achoppement : les relations entre l’écrivain et les partis politiques, en l’occurrence le Parti communiste. On sait que les deux auteurs n’ont pas affronté la question de la même façon, l’un étant, jusqu’en 195238, clairement hostile à toute allégeance au PCF39, tandis que l’autre, communiste dès 1943, rompit avec le parti en 195140. Si, sur le plan chronologique et réflexif, la théorisation de l’engagement littéraire ne coïncide donc pas, pour Sartre, avec son engagement en tant que « compagnon de route » du PC, en revanche Vittorini vit simultanément son existence de communiste et d’écrivain. Il nous paraît ainsi, davantage que Sartre, emblématique de la délicate position d’un écrivain engagé politiquement qui se refuse à être un écrivain militant41. La querelle qui l’opposa au parti communiste dans les pages du Politecnico nous semble, dans cette perspective, mériter qu’on s’y attache, en ce qu’elle est révélatrice de l’ambition de la littérature engagée d’être reconnue par le champ politique comme étant à la fois nécessaire, indispensable à la constitution d’une société meilleure, et foncièrement autonome.
Le débat sur culture et politique dans les pages du Politecnico42
24Ce sont bien des questions d’ordre culturel qui se trouvent à l’origine de la confrontation de Vittorini avec les autres intellectuels communistes : le débat commence à la suite d’un article paru dans la revue communiste Rinascita, où Mario Alicata dénonce l’incapacité du Politecnico à mettre en place la « nouvelle culture » qui avait donné son titre au premier éditorial de Vittorini, et lui reproche de s’être limité à entretenir un rapport « abstrait » et « intellectualiste » avec les masses43. Vittorini répond à Alicata dans un article intitulé « Politica e cultura » (« Politique et culture ») par un argument aussi simple que catégorique : on ne peut confondre la « culture », qui agit sur le plan de « l’histoire » et donne lieu à des transformations « qualitatives », et la « politique », qui agit sur celui de « la chronique », et effectue des transformations « quantitatives44 ». C’est alors Palmiro Togliatti lui-même qui répond à Vittorini dans les pages du Politecnico. Tout en se défendant de penser que c’est au parti communiste que revient la tâche immédiate et directe de renouveler la culture italienne et que celle-ci relève de l’activité des « hommes de culture45 », le dirigeant du PCI affirme cependant comme légitime et nécessaire le droit de regard du parti sur les affaires culturelles en général et plus particulièrement sur les publications des intellectuels communistes.
25La réponse de Vittorini, toujours dans la revue, ouvre alors un large débat sur le rapport entre culture et politique, dans lequel intervient aussi une autre revue communiste, Società, et qui provoque des polémiques au sein même de la rédaction du Politecnico. Tout en tenant compte des objections de Togliatti et en reconnaissant que culture et politique ne constituent pas deux activités totalement séparées, Vittorini insiste à nouveau sur leur différence irréductible et sur l’autonomie de la culture, vouée à la recherche de la vérité selon des moyens qui lui sont propres. Mais il va aussi plus loin : ce n’est qu’en tant qu’elle préserve son autonomie que la culture « enrichit la politique, et est donc objectivement utile à son action46 ». L’écrivain révolutionnaire, selon Vittorini, n’est pas celui qui « embouche la trompette de la révolution », c’est-à-dire « embouche la trompette au sujet de problèmes révolutionnaires posés par la politique », mais au contraire celui qui parvient à « exprimer à travers son œuvre des exigences révolutionnaires, mais “différentes” de celles qu’exprime la politique : exigences de l’homme qu’il est seul capable de découvrir dans l’homme, qu’il lui appartient, à lui seul, de déceler47 ».
26Vittorini a bien conscience qu’une telle position vise, au-delà de la revendication de l’autonomie culturelle, au-delà de la demande d’une transformation de la politique culturelle du parti, une transformation de sa politique tout court. Le dernier paragraphe de la « Lettre à Togliatti » est à cet égard significatif, Vittorini feignant d’accepter l’éventualité de renoncer à l’autonomie de la culture afin de réaliser la société sans classes pour, in fine, demander à Togliatti d’agir de façon à ce que ce renoncement ne soit pas nécessaire :
Nous, écrivains de parti, sommes préparés à l’éventualité de limiter notre activité, le jour où ce sera indispensable pour la construction de la société sans classes. Je dirais que nous sommes préparés à l’éventualité d’y devoir renoncer tout à fait. […] Nous savons ce qui est arrivé, dans toute grande révolution, entre politique et culture […]. Nous savons que la culture est devenue une servante de la politique, chaque fois. Et nous acceptons l’éventualité qu’il se produise la même chose avec notre révolution. Mais le marxisme contient des mots qui nous donnent à penser que notre révolution peut être différente des autres, et extraordinaire48.
27Vittorini invite donc Togliatti à relire Marx, dans l’espoir de ne pas se voir un jour confronté au renoncement qu’il prédit et qui, finalement, sera le sien. La disparition du Politecnico en 1947, due à la conjonction de nombreux facteurs49, si elle affecte profondément Vittorini et le marginalise encore davantage au sein des intellectuels communistes, ne remet cependant pas immédiatement en question son appartenance au Parti dirigé par Togliatti. Le détachement de l’écrivain avec le PCI est progressif et n’est véritablement entériné qu’en 1952, avec la publication de l’article intitulé « Les voies des ex-communistes50 », auquel Togliatti répond dans Rinascita. Ses propos, particulièrement durs à l’égard de Vittorini se termineront par le célèbre constat de rupture : « » Vittorini se n’è ghiuto » e soli ci ha lasciati51 ! » (« Vittorini est parti et il nous a laissés seuls ! »).
28Ce que se refusait à faire Vittorini, c’était donc de sacrifier sa liberté de penser à une idéologie qui, pour lui, était avant tout un humanisme52 : dès lors que le Parti non seulement limitait sa liberté d’écrivain mais menaçait aussi celle de tous les hommes, il ne pouvait que s’en détourner. Ayant décidé de « n’avoir plus rien à faire avec la politique active », c’était désormais à la littérature qu’il s’en remettait pour exprimer « tout ce qu’[il avait] à dire, en sens humain, et à propos de la solidarité humaine53 ».
29En affrontant directement la question des rapports entre littérature engagée et politique, autonomie de l’art et sensibilité idéologique, le projet vittorinien a véritablement mis à l’épreuve des faits les ambiguïtés essentielles de l’engagement littéraire : son échec dévoilerait donc une sorte de point de non-retour de la notion et indiquerait l’impossibilité d’obtenir de la sphère politique de l’époque la double reconnaissance de son utilité et de son autonomie.
La littérature de la praxis ou comment « faire » l’histoire
30Le dernier sens du mot praxis exploité par Sartre est celui d’« action dans l’histoire et sur l’histoire ». « Le monde et l’homme se révèlent par les entreprises. Et les entreprises dont nous pouvons parler se réduisent à une seule : celle de faire l’histoire. Nous voilà conduits par la main jusqu’au moment où il faut abandonner la littérature de l’exis pour inaugurer celle de la praxis », écrit-il ainsi dans Qu’est-ce que la littérature ?54. Non seulement l’histoire est le plan sur lequel s’exerce l’action de la littérature, mais encore l’historicité est le « sujet » de l’œuvre littéraire qui doit s’écrire en 1947 : « La praxis comme action dans l’histoire et sur l’histoire, c’est-à-dire comme synthèse de la relativité historique et de l’absolu moral et métaphysique, […], voilà notre sujet55. » La littérature est ainsi aussi bien ce qui raconte que ce qui fait l’histoire.
31Or une telle conception de la littérature, on le voit bien, est indissociable d’une certaine représentation de l’histoire et du rôle de l’homme dans celle-ci. Nous avons proposé dans le premier chapitre d’identifier cette représentation au régime moderne d’historicité, caractérisé, rappelons-le, par l’orientation vers le futur – c’est pourquoi F. Hartog le nomme aussi « futurisme », au sens où c’est le point de vue du futur qui domine et impose l’idée que l’histoire se fait au nom de l’avenir et qu’elle doit s’écrire de même56 –, la croyance dans le progrès et la conception de l’histoire comme processus autonome, théâtre de l’action humaine.
32La conception de la littérature comme praxis est donc bien ce qui appelle le roman engagé comme réponse à sa triple exigence : une littérature qui soit action, qui ait une efficacité politique et qui s’intéresse à l’action des hommes dans l’histoire. Bref, une littérature qui soit, elle aussi, histoire, en ce qu’elle contribue à l’édification d’une société nouvelle, meilleure et plus juste. Mais elle est aussi ce qui permet d’expliquer le caractère éminemment problématique du genre, dans la mesure où elle est elle-même porteuse de contradictions révélées par notre analyse. En effet, la tension que nous avons relevée sur le plan des œuvres dans le chapitre précédent entre les deux figures du militant et de l’écrivain trouve une autre formulation, sur le plan du débat d’idées cette fois, dans la discussion qui oppose politiques, écrivains militants d’un côté et écrivains engagés de l’autre, et qui a précisément pour enjeu la définition de « littérature de la praxis » : pour les communistes, la littérature de la praxis s’identifie, en dernière instance, avec le réalisme socialiste57 qui, comme Jdanov l’avait souligné dès 1934, n’est pas « la réalité objective » mais « la réalité dans son développement révolutionnaire58 ». Autrement dit, cette littérature n’est pas seulement prescriptive ou exemplaire, elle est également performative, comme le rappelle M. Surya : « la littérature réaliste-socialiste n’est pas telle que le monde doit devenir, c’est le monde qui doit devenir tel que la littérature réaliste-socialiste le dépeint déjà59 ». Inversement, pour les écrivains engagés, il s’agit non pas de peindre le monde tel qu’il doit devenir, mais bien le montrer soit tel qu’il est (Sartre) soit tel qu’on ne peut le voir que par le biais de la littérature, ou tel que la littérature le donne à voir (Vittorini) : dans les deux cas, la représentation qui en est faite a pour but de contribuer à son changement.
L’engagement littéraire à l’heure des fins
Le discours des fins et ses alternatives
33« Inachevé » pour les uns, « liquidé » pour les autres60, le projet moderne fondé sur l’espérance d’une amélioration continue de la condition humaine légitimée par ce que Jean-François Lyotard a nommé « les grands récits61 », aurait fini par succomber aux coups portés par l’histoire – guerres mondiales, génocides, menaces nucléaires, totalitarismes… Le terme de « postmodernité », largement débattu, sanctionne explicitement le constat d’une crise du sens procédant d’une désillusion généralisée à l’égard des idéaux humanistes de la modernité, au premier rang desquels le progrès historique et la foi en l’avenir. Nous serions ainsi rentrés dans « l’ère des fins », qui réunit sous une appellation commune les « fins » les plus diverses : de la modernité, de l’histoire, des idéologies, de l’art, du roman.
34La fin de la modernité renvoie à plusieurs fins qui se confondent parfois, se contredisent souvent, s’enchevêtrent toujours. Il convient alors de distinguer nettement trois d’entre elles, qui sont le plus souvent évoquées et semblent englober toutes les autres : la fin de l’art, la fin des idéologies, la fin de l’histoire. Le roman engagé tel que nous l’avons défini dans les chapitres précédents est sans doute plus qu’un autre affecté par les deux dernières. Mais en tant qu’œuvre d’art, il est aussi concerné par le discours sur la mort ou le déclin de l’art. De fait, le roman engagé associait une haute idée du pouvoir social et politique de la littérature, à la recherche d’un certain absolu, lui-même inscrit dans l’horizon d’une communauté de justice enfin réalisée. En ce sens, nous pourrions dire qu’il représente le roman par excellence de la « conjonction », au sens que Lionel Ruffel donne à ce terme, qu’il reprend à Jean-Claude Milner62. En contestant les fondements et les conditions de cette conjonction, la postmodernité a déstabilisé le roman engagé dans la définition qui était alors la sienne. La recherche de l’hybridité qui inaugure, dans les années 1980, l’âge de la postmodernité esthétique, face à une modernité qui appelait encore chaque discipline à se définir par ce qu’elle avait de propre63, sera suivie puis recouverte par le second temps de la postmodernité, idéologique celui-là, qui coïncide, dans les années 1990, avec l’effondrement de l’empire soviétique et marque symboliquement le début de la « fin de l’histoire ». Selon L. Ruffel, ce « second temps » de la fin de la modernité a dissimulé « sous l’idéologie64 » le premier temps esthétique : la mort du marxisme – car c’est bien à cela que renvoie la « fin des idéologies » – provoqua, en même temps que « la chute des statues à Moscou », la disparition d’« une idée du siècle, et, avec elle, une idée de la littérature à travers le siècle, face à lui. Elle emportait ce qu’on pourrait appeler un temps de la conjonction65 ». La fin du xxe siècle serait ainsi marquée par le deuil de la liaison entre la littérature et la révolution.
35Ces analyses se révèlent particulièrement pertinentes lorsqu’on les applique au roman engagé qui, nous l’avons vu précédemment, non seulement repose sur cette pensée de la « liaison » entre littérature et révolution, mais présente en outre un trait caractéristique de la modernité esthétique : la réflexivité. Celle-ci se manifeste doublement, d’une part à travers l’ambition manifestée par le roman engagé de se concevoir toujours, en même temps, comme « une façon de penser la littérature66 », et, d’autre part, dans le soin mis à renforcer ce caractère réflexif – les textes étudiés le montrent clairement – en mettant en scène, par le biais de narrateurs ou de personnages, le déchirement de l’écrivain engagé. Appréhendé dans cette perspective, le roman engagé serait bien le roman de la modernité, en ce qu’il conjugue, de cette dernière, ces deux aspects esthétique et idéologique qui lui sont essentiels. Il est donc particulièrement susceptible de faire l’objet d’une « conjuration », au sens où l’entend Jacques Derrida dans Spectres de Marx : non seulement l’objet d’un blâme, d’une condamnation qui tend à faire consensus, mais encore d’une tentative de « conjurement » qui, mobilisant le sens de « conjurer », signifie aussi, comme le rappelle J. Derrida, « exorciser : tenter à la fois de détruire et de dénier une force maligne, démonisée, diabolisée […] une sorte de fantôme qui revient ou risque de revenir post mortem67 ».
36La référence à Spectres de Marx n’est pas anodine. Tout en associant le temps présent à la mort d’une époque (celle du marxisme), J. Derrida refuse en effet de faire de cette mort une fin, ouvrant la perspective d’un avenir par le biais de la notion d’héritage. De fait, ce n’est pas comme un orphelin, mais comme un héritier du marxisme que se présente J. Derrida : celui qui reste fidèle à « un esprit » de Marx et qui en même temps porte dans l’avenir quelque promesse du passé. Comme le souligne L. Ruffel dans son essai Le Dénouement68, J. Derrida n’a pas été le seul philosophe français à opposer dans les années 1990 la notion d’héritage à celle de fin, ou du moins à questionner le sens de cette fin. Pensons, par exemple, à La Comparution de Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly (1991), à D’un désastre obscur : sur la fin de la vérité d’Etat d’Alain Badiou (1991) ou encore à Constat de J.-Cl. Milner (1992), déjà cité. Ce qui unit ces ouvrages, c’est bien ce qui a été relevé précédemment dans Spectres de Marx : tout d’abord, le constat d’une mort qui est avant tout un meurtre, ou une tentative de meurtre (« conjuration »). Qu’elle s’applique plus spécifiquement, selon les philosophes cités, au communisme, au marxisme, ou à la Révolution, cette mort renvoie à celle du paradigme de la « conjonction » évoqué précédemment. Ensuite, l’idée que cette disparition nécessite un travail de deuil, qui consiste à établir une distinction nette entre passé et présent. Faire le deuil du paradigme de la conjonction, c’est donc à la fois accepter sa mort, c’est-à-dire son appartenance définitive au passé, et en même temps accepter ce qui reste de lui dans le présent, sous la forme de l’héritage. Lui restituer son historicité, en somme, contre ceux qui le figent dans le temps, immobile et proprement mélancolique, de la perte.
37Si une part non négligeable de la production philosophique des dix dernières années a eu recours aux notions d’héritage, de deuil, de mémoire, pour s’opposer au discours de « la fin des idéologies », notons que cela ne concerne pas uniquement la France. En Italie, la proposition de Gianni Vattimo69 de définir la pensée postmoderne comme pensée du « surmontement » (superamento), et non de la fin, invite également à établir un rapport avec l’histoire qui ne soit pas de rupture ou de dépassement, mais d’héritage, au sens actif de sélection et de reformulation du transmis. Il ne s’agit pas de reproduire le passé, mais d’en conserver des traces, à partir desquelles il devient possible d’envisager un recommencement, fût-il faible70.
Crise du régime moderne d’historicité et présentisme
38C’est dans un sens analogue, celui d’un dépassement de la fin à travers les notions d’héritage, de deuil et de mémoire, que s’orientent un certain nombre de recherches menées dans le champ de l’histoire et de l’anthropologie. La fin des idéologies, on l’a vu précédemment, semble inséparable de la notion de fin de l’histoire. Si la première renvoie de fait non pas à la fin de toutes les idéologies, mais essentiellement à celle du marxisme, de même la prétendue fin de l’histoire ne signifie pas la fin de toute histoire, mais bien la fin d’une certaine conception de l’histoire, que nous avons décrite plus haut sous le terme de « régime moderne d’historicité ». Deux éléments majeurs caractérisent cette crise du régime d’historicité né dans le dernier tiers du xviie siècle : la remise en cause du futur comme principe d’intelligibilité de l’histoire et la place centrale qu’occupe désormais la mémoire, non seulement dans le domaine des études historiques, mais encore et surtout dans le débat public.
39Encore faut-il bien comprendre ce que l’on entend par ces deux expressions. On sait que la notion de « crise de l’avenir », destinée à alimenter efficacement et durablement le discours des fins et la polémique autour de la postmodernité, se développe en Europe à la fin des années 1970. Dans l’article d’ouverture du premier numéro du Débat intitulé « Que peuvent les intellectuels ? » et paru en 1980, Pierre Nora diagnostique ainsi la fin de la « perspective d’un avenir » : « du xviiie siècle jusqu’à l’aube de ce que l’on pourrait appeler l’âge des sciences humaines, les différents types de rapports historiques à l’histoire avaient tous quelque chose de fondamental en commun […] : la perspective d’un avenir qui dépendait des hommes. Cet avenir, trois schémas ont permis de le penser : la restauration de l’ordre ancien ; le progrès ; la révolution71 ». Or, d’après P. Nora, ces trois schémas « sont morts, et du même coup l’avenir, cet avenir qui donnait à l’histoire, aux deux sens du mot, sa fin72 ». Krystof Pomian, dans son article « La crise de l’avenir » publié quelques mois plus tard dans la même revue, développe cette idée en présentant comme « de moins en moins possible » le fait de « concevoir un avenir qui soit simultanément accessible et souhaitable ». « L’avenir qu’on affirme le plus probable », poursuit-il, « ne saurait être pire73. » Ce que révèle cette « crise de l’avenir », ce n’est donc pas tant l’effacement de la notion de futur que l’émergence d’un futur vide, qui ne se « remplit plus d’attentes structurées par notre puissance d’imaginer l’avenir comme désirable74 ». Il s’agit donc bien, en dernière instance, d’un retournement : le futur, désarticulé de l’idée de progrès, n’est plus promesse ou « principe d’espérance75 », mais incertitude, et, plus encore, menace.
40Mais la crise de l’avenir n’est pas le seul élément de perturbation du régime moderne d’historicité : en même temps que le futur devient une menace, le passé revient avec force, autour des notions de « mémoire », de « patrimoine », « commémoration » qui occupent le débat politique, historique et médiatique. Or la flambée de la mémoire76 traduit et induit un rapport inédit avec le passé : celui-ci n’est ni exclusivement conçu comme source d’enseignement (comme dans le régime ancien), ni comme genèse d’un monde meilleur à venir (comme dans le régime moderne). Il servirait plutôt, par le biais d’une mémoire omniprésente, à nous indiquer « ce que nous sommes à la lumière de ce que nous ne sommes plus77 », comme l’indique P. Nora dans Les Lieux de mémoire.
41Dès lors, on peut se demander si les deux éléments majeurs qui définissent l’ordre du temps de nos sociétés occidentales – la crise de l’avenir et le règne de la mémoire – ne sont pas les signes d’un nouveau régime d’historicité. C’est ce que propose F. Hartog, qui, découvrant dans le développement de ces deux phénomènes l’indice de la « montée rapide de la catégorie du présent », a forgé la notion de « présentisme » afin de décrire une situation dans laquelle « le présent est devenu l’horizon » : un présent qui, « sans futur et sans passé », engendrerait les deux en permanence selon ses besoins78. Ce que dit F. Hartog, ce n’est donc pas qu’il n’y aurait que du présent, mais que tout le passé et le futur s’accumulent dans le présent, un présent alors vécu sous le signe d’une double dette, à l’égard d’un passé honteux et d’un futur menaçant. L’historien définit ainsi ce présent dilaté :
Ainsi le présent s’est étendu tant en direction du futur que du passé. Vers le futur : par les principes de la précaution et de la responsabilité, par la prise en compte de l’irréparable et de l’irréversible, par le recours à la notion de patrimoine et à celle de dette, qui réunit et donne sens à l’ensemble. Vers le passé : par la mobilisation de dispositifs analogues. La responsabilité et le devoir de mémoire, la patrimonialisation, l’imprescriptible, la dette déjà. Formulé à partir du présent et pesant sur lui, ce double endettement, tant en direction du passé que du futur, marque l’expérience contemporaine du présent. Par la dette, on passe des victimes du Génocide aux menaces sur l’espèce humaine, du devoir de mémoire au principe de responsabilité. Pour que les générations futures aient encore une vie humaine et se souviennent de l’inhumanité de l’homme79.
42La notion de présentisme proposée par F. Hartog constitue donc bien une réponse au discours des fins qui postule, après la mort de Dieu et des idéologies, celle de l’histoire. Certes, le régime moderne d’historicité ne fournit plus une grille adaptée à la lecture de notre expérience contemporaine de l’histoire, mais sa crise, ou sa fin, ne laisse pas la place au vide, elle génère une nouvelle configuration du temps qui prend acte de cette faille et se construit sur elle.
43L’ère des fins peut ainsi se définir, pour un certain nombre d’historiens et de philosophes, comme l’ère des recommencements : aux morts s’opposent les « spectres », à l’acte de décès l’« héritage », à la « fin de l’histoire » une configuration du temps inédite. La notion d’engagement littéraire, qui figure au premier rang des idées dont on a proclamé la fin, pourrait donc logiquement participer de ce mouvement de reformulation : si le contexte idéologique et politique ne peut plus la faire vivre comme au temps de l’engagement et du contre-engagement, ne subsiste-t-elle pas, sous une forme « faible » c’est-à-dire privée d’une autorité légitimante, ou alors en tant que spectre, qui rappelle le passé sans coïncider tout à fait avec lui au présent ?
Refigurations de l’engagement
44La littérature et le champ intellectuel dans son ensemble n’ont guère échappé au discours postmoderne de la fin, pâtissant tout particulièrement de la crise de légitimité des récits, diagnostiquée notamment par J.-F. Lyotard dans La Condition postmoderne80 et du déclin des figures de l’intellectuel et de l’écrivain comme garants et hérauts de valeurs universelles.
45Vers la fin des années 1970, la société française commence en effet à tenir un discours pessimiste sur l’intelligentsia : « crise », « déclin » ou « silence » des intellectuels français deviennent, selon les mots de Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, « les nouveaux leitmotiv des périodiques de référence, des chroniqueurs écoutés, des essayistes à la mode81 » et de certaines hautes figures intellectuelles elles-mêmes – P. Nora n’affirmait-il pas, en des termes assez proches de ceux de J.-F. Lyotard quelques années plus tard82, que « l’intellectuel-oracle [avait] fait son temps83 » ? Les intellectuels italiens n’ont pas été épargnés par cette double crise : le thème de « la fin de l’intellectuel » se diffuse amplement dans les années 1970 et 1980, alors qu’apparaît un nouveau terme, celui de « operatori culturali » (opérateurs culturels) pour désigner le nouveau type d’intellectuels qui « interviennent de multiples façons dans les processus de communication, lancent des initiatives culturelles, cherchent des moyens d’action sur le public, vivent la culture comme un mécanisme productif[…], gèrent des rapports sociaux84 ».
46Largement répandu en France et en Italie, le discours sur la fin des intellectuels n’a pas pour autant été hégémonique. Plusieurs voix se sont élevées pour manifester leur opposition et rendre compte, non pas de la persistance de la figure de « l’intellectuel-oracle » – en effet, sur la disparition de celui-ci, le consensus est à peu près général – mais de la possibilité, de la légitimité et même de la nécessité d’une « fonction » des intellectuels85.
47C’est ce que révèle notamment le débat qui oppose Antonio Tabucchi et Umberto Eco en 1997 sur la figure et le rôle de l’intellectuel. La discussion naît de la réponse que fait A. Tabucchi, dans la revue MicroMega86, à un article d’U. Eco paru dans la rubrique hebdomadaire, « La Bustina di Minerva », que celui-ci tient dans L’Espresso87. La réponse de Tabucchi, associée à d’autres textes de l’écrivain au sujet des intellectuels, est publiée en France dès novembre 1997 sous le titre La Gastrite de Platon88. Selon Eco, faire appel aux intellectuels lors d’événements graves, comme un incendie, par exemple, serait aussi inapproprié que de reprocher à Platon de ne pas avoir trouvé de remède à la gastrite. Tabucchi répond que, si le rôle de l’intellectuel n’est pas « d’entonner la trompette de la révolution » – on retrouve ici l’expression employée par Vittorini89 – « il n’est pas non plus d’appeler simplement le 1790 », c’est-à-dire d’alerter les autorités compétentes pour régler une situation délicate. C’est qu’il lui revient non pas de « résoudre les crises », ni même de les créer, comme le suggère Eco91, mais plutôt de « mettre en crise92 ». Autrement dit, avance Tabucchi, « le devoir de l’intellectuel (mais aussi […] celui de l’artiste) » est précisément celui-ci : « reprocher à Platon de ne pas avoir inventé le remède contre la gastrite. C’est là sa fonction […] (sa fonction sporadique)93 ».
48Le plaidoyer de Tabucchi en faveur de la réhabilitation de la « fonction » de l’intellectuel évoque ainsi l’engagement tel qu’il a été formulé dans l’après-guerre – l’allusion à Vittorini en témoigne – sans pourtant le reconduire totalement, puisque la fonction des intellectuels n’est rattachée à aucune valeur universelle à défendre, à aucune idée de libération ou d’émancipation de l’homme. Il ne s’agit pas en effet pour Tabucchi de « dévoiler le monde », d’en extraire une vérité qui serait une contre-vérité, mais plutôt de lui poser des questions différentes, nouvelles, qui mettent au jour la pluralité des vérités.
49On pourrait ainsi dire que l’on assiste moins au retour qu’à la refiguration de l’engagement dans un contexte culturel et idéologique modifié. En même temps que l’existence d’éléments objectifs rapportés précédemment – le bouleversement du statut des intellectuels, la double crise d’identité et d’idéologie qu’ils connaissent – on peut mentionner, pour expliquer cette réticence récurrente à l’égard de la notion d’engagement, l’ostracisme dont est victime le terme lui-même. De fait, Tabucchi évoque le « dégoût immédiat » que provoque en Italie le mot d’engagement, « en raison notamment de son association à l’idée de communisme ». Or, ajoute-t-il ironiquement, « aucun écrivain et/ou intellectuel italien ne veut aujourd’hui être communiste, du fait qu’ils l’ont presque tous été dans le passé. Il faut comprendre que l’Italie est au fond un pays très catholique ; et le sens de la faute est un des grands moteurs du catholicisme, de même que le repentir94 ». « Repentir » : voilà un terme qui nous renvoie à la « conjuration » derridienne et semble indiquer que l’engagement, faisant l’objet d’une conjuration, tout comme un spectre, est bien ce qui revient sans revenir tout à fait.
50De fait, certains observateurs n’hésitent pas à mentionner, aux côtés du « retour » au récit, au réel, à l’histoire et au politique qui caractérisent le roman français et italien depuis une vingtaine d’années95, le retour à l’engagement littéraire, qui ne saurait cependant se confondre avec celui de la « littérature engagée » – d’où notre prédilection, ici encore, pour le terme de « refiguration ». B. Blanckeman souligne par exemple, dans le chapitre de Fictions singulières consacré aux « Romans à vif », que la « fiction romanesque sait se situer politiquement96 » et que « si les clivages partisans » ont disparu, en revanche « les postures idéologiques différenciées se maintiennent97 ». Autrement dit, l’engagement politique serait d’abord à comprendre au sens « faible » du terme : ne s’inscrivant plus dans un système idéologique fort, dogmatique et unique, il offrirait un visage pluriel, sans certitude à défendre ou autorité sur laquelle s’appuyer. Ensuite, la « redéfinition » de l’engagement à laquelle procèderaient les romanciers « à vif » considérés (François Bon, Didier Daeninckx, Antoine Volodine…) contribuerait à montrer « comment toute prise de position politique ou éthique ne renvoie pas l’œuvre à un simple circuit sémantique (des idées, des représentations…) sinon hors du champ littéraire, mais appelle aussi des opérations formelles et des expressions esthétiques spécifiques98 ». D. Viart lui aussi évoque les « nouvelles formes de l’engagement » :
On ne trouve plus aujourd’hui de « roman à thèse » ni d’allégeance au principe de « l’autorité fictive ». Cela ne signifie pas que les romanciers se tiennent à l’écart des questions politiques ou sociales. Leur implication est d’une autre nature : loin des formules sartriennes (ou malruciennes ou aragoniennes…) les nouvelles formes de l’engagement tiennent désormais plus de l’écriture critique que du discours fictionnalisé. Elles ne passent pas par l’esprit de système ni par l’ambition didactique. Elles mettent en évidence une réalité que le corps social connaît sans vouloir la réfléchir. Ainsi de ces non-lieux, pensés par le sociologue Marc Augé, et qui trouvent leur expression la plus nette dans les textes de François Bon ou les « marges » de Didier Daeninckx et de Jean Rolin ; ainsi du déterminisme social dont Pierre Bergounioux ou Annie Ernaux mesurent les conséquences sur le trajet des individus99.
51Arrêtons-nous un instant sur les propos de B. Blanckeman et de D. Viart pour examiner sur quelle conception de l’engagement littéraire leurs auteurs s’appuient pour en définir les « nouvelles formes ». On retrouve d’abord la tendance à associer roman engagé d’après-guerre et roman à thèse : tous deux se caractériseraient par une écriture de type autoritaire – le terme d’« autorité fictive », dans le passage cité de D. Viart, est du reste emprunté à S. R. Suleiman – destinée à promouvoir des doctrines idéologiques. Or nous avons montré que le roman engagé, tel qu’il se définit au lendemain de la guerre, se distingue fortement du roman à thèse, en ce qu’il repose sur le déchirement de l’écrivain qui refuse d’asservir son écriture à une cause politique tout en assignant à celle-ci un rôle déterminant dans l’avènement d’une société plus juste. Ensuite, la définition des « nouvelles formes de l’engagement » ne peut manquer de nous laisser perplexe, en ce qu’elle semble s’appliquer assez bien au projet sartrien originel, ainsi qu’à la contre-réponse des formalistes : « mettre en évidence une réalité que le corps social connaît sans vouloir la réfléchir » (D. Viart) n’est-ce pas accomplir le geste de « dévoilement » cher à l’auteur de Qu’est-ce que la littérature ?, pour qui, par le biais de l’écrivain engagé, « des hommes qui n’ont jamais été reflétés par aucun miroir et qui ont appris à sourire et à pleurer comme des aveugles, sans se voir, se trouveront tout à coup en face de leur image100 » ? Faire valoir une « écriture critique » et la spécificité des « opérations formelles et des expressions esthétiques », (B. Blanckeman) n’est-ce pas revendiquer cet engagement dans le texte, au présent de l’écriture, postulé par les dernières avant-gardes, et dont on avait déjà souligné les affinités avec l’engagement sartrien en recourant au terme de « contre-engagement » ?
52Nous ne saurions cependant soutenir que l’engagement, depuis Sartre et la contre-réponse qu’il a suscitée, est toujours le même. Des mutations – d’ordre historique, politique, anthropologique, philosophique ou esthétique – ont bien eu lieu, qui ont profondément modifié le contexte dans lequel s’est développé le roman engagé, comme nous l’avons évoqué plus haut. Cependant, il nous semble que les textes et les auteurs les plus fréquemment convoqués par les observateurs français pour illustrer l’idée d’un nouvel engagement déploient moins la notion au sens où nous l’avions définie comme « forme-sens » reposant sur une conception spécifique de l’histoire, que dans son acception courante d’œuvre littéraire liée aux questions politiques et sociales.
53Or il est selon nous une catégorie de récits qui paraît véritablement poser la question de l’engagement littéraire à nouveaux frais, en ce qu’elle interroge une dimension pour nous essentielle de la notion, et qui l’emporte aussi bien, comme nous l’avons démontré plus haut, sur les critères thématiques que formels : le rapport de l’engagement au temps et à l’histoire, au régime d’historicité. Il s’agit de ces textes qui, évoquant le passé récent, celui-là même qui a vu se développer l’engagement militant et l’engagement littéraire, cherchent à le comprendre, le réparer, le justifier, ou tout simplement le rappeler, au présent. Contrairement aux œuvres de P. Bergounioux, R. Millet ou F. Bon qui mettent l’accent sur les fractures historiques qu’a connues notre société contemporaine – d’ordre rural ou industriel – et enregistrent l’effacement, plus encore que d’un mode de vie, d’une véritable civilisation, les romans que nous proposons d’étudier évoquent l’époque même de l’engagement, politique et/ou littéraire. En revenant à la source même de l’engagement, ces œuvres, qui, relevant tantôt du témoignage, du récit de mémoire ou de l’enquête historique, reposent sur un décalage entre l’énonciation et l’énoncé, nous apprennent au moins deux choses : d’une part, que l’engagement tel qu’il était pratiqué par les écrivains et les militants de l’époque appartient bien à un passé révolu (celui de l’énoncé). D’autre part, dans la mesure où ce retour au passé se fait sur le mode de la confrontation avec le présent (par le biais de l’énonciation), que la mémoire de l’engagement a encore quelque chose à nous dire, aujourd’hui.
L’engagement littéraire contemporain sous le signe du présentisme
Il a fallu que tu vieillisses pour commencer à comprendre que ta jeunesse, celle de ta génération, avait été toute déviée par la proximité de cette énorme masse morte, la guerre mondiale, la défaite, la collaboration. […] C’est de là, de ce désastre énorme que tu viens, mon bonhomme : sans jamais en avoir été. Ta génération est née d’un événement qu’elle n’a pas connu101.
54Ces propos qu’Olivier Rolin, né en 1947, fait tenir au narrateur de Tigre en papier, Martin, son contemporain, pourraient s’appliquer à tous les auteurs que nous envisageons ici : Antonio Tabucchi, né en 1943, Patrick Modiano, né en 1945, Antoine Volodine et Erri De Luca, nés en 1950102, appartiennent à cette génération qui a grandi sur les ruines d’une guerre qu’elle n’a pas, ou très peu, connue. Une génération qui, d’une certaine façon, se définit par cet héritage tant à l’égard des pères, qui ont vécu la guerre, qu’à l’égard des petits-fils ou arrière-petits-fils nés à l’époque de la « fin de l’histoire ».
55Les œuvres que nous avons retenues ont en commun de mettre en scène des personnages qui sont des héritiers et qui revendiquent cette position à la fois chronologique et morale, en la transformant en posture103 : « romans des fils104 » ou « récits de fantômes », ces textes convoquent, au présent et pour l’avenir, les ombres du passé, déterminant un rapport au temps et à l’histoire que nous pouvons qualifier de « spectral ». Notre hypothèse est que cette double attention au passé et au futur (que l’on peut placer sous le signe de la « dette » pour reprendre l’expression de F. Hartog), en permettant de caractériser le rapport de ces écrivains à l’histoire en termes de « présentisme », ouvre la voie à une définition de l’engagement littéraire contemporain.
Postures de l’héritier : le roman des fils
56Le récit d’E. De Luca, Tu mio, est sans doute le texte de notre corpus où la question de l’héritage de l’histoire est posée le plus clairement. Le récit retrace, à la première personne, l’éducation sentimentale et historique d’un jeune Italien du milieu des années cinquante, venu passer ses vacances sur une île au sud du pays – vraisemblablement Ischia – où il fait la connaissance d’une jeune fille mystérieuse, Caïa. Il apprend qu’elle est juive et devine que ses parents sont morts en déportation. Le garçon, bouleversé par cette révélation, se retrouve alors, au sens propre, « possédé » par le fantôme du père de la jeune fille qui habite son corps par intermittences. L’héritage transmis au narrateur est donc double : si le père de Caïa, en entrant dans le corps du narrateur, lui lègue l’héritage des victimes, en revanche son propre père lui transmet le sentiment d’une dette impayée, le remords d’un geste non-accompli : « Je ne savais pas quoi faire pour résister au mal. Je l’ai su après et encore je ne peux parier que j’aurais agi en conséquence. J’habitais Rome, je savais que rue Tasso on torturait des résistants. Je ne suis jamais passé du côté de cette rue105 », confie le père du narrateur (133).
57Ce double héritage est perçu par le jeune homme comme une responsabilité à assumer, ou, plus exactement, comme une dette qu’il lui revient de payer. À Caïa sur le point de partir à la fin du livre, il dit mentalement ceci : « J’hérite de ton deuil ainsi que du geste qu’un autre père ne fit pas en son temps. J’hérite de sa dette, un feu entre les mains d’un fils106. » (122) Cet héritage appelle donc une réponse qui prendra la forme d’un acte de vengeance contre les anciens bourreaux, des touristes allemands qui, sous les yeux de Caïa et du narrateur, ont, un soir de beuverie, entonné l’hymne SS : le jeune homme, à la fin du récit, met le feu à la pension où logent les vacanciers.
58Sans doute, ce geste est vain et n’effacera rien des horreurs de l’histoire107. Mais il constitue une étape essentielle – littéralement un baptême du feu – dans le cheminement personnel du jeune homme, qui le fait accéder à la conscience d’être-au-monde et lui révèle plus précisément son historicité : « J’ai grandi derrière ta douleur, mais avant de te rencontrer j’ai passé un an à demander aux livres en quel siècle je vivais et sur quelle terre je mettais les pieds108 », reconnaît-il dans son discours adressé à Caïa absente (122). Mais ce geste de transgression désigne aussi une façon d’être à l’histoire placée sous le signe de la révolte et de la violence : « Cet été, tu m’as affranchi. […] Je me vois dans un lointain, dans une foule qui ne sera pas une fête. Je me vois là-bas, tout seul. Des mots de révolte se profilent, plus aveuglants que le vent109. » (125) Se dessine ainsi un avenir que le lecteur familier de De Luca pourrait facilement identifier aux années de militantisme de l’auteur au sein du groupe d’extrême gauche « Lotta Continua » durant les années de plomb110. À l’« excitation d’urgence à répondre111 » (110) que manifeste le jeune homme – dont le nom n’est jamais cité – font du reste directement écho les propos de l’auteur : « l’héritage que j’ai reçu de mon père est un sentiment d’impuissance face à l’impossibilité d’avoir été responsable de cette histoire : ma génération est celle de la réponse112 ».
59L’héritage de la Seconde Guerre mondiale a donc pesé sur cette génération qui s’est ensuite investie dans la lutte politique – en l’occurrence aux côtés des mouvements d’extrême gauche – pour, selon De Luca, achever une histoire commencée un siècle plus tôt. Être un fils implique alors, outre l’idée d’arriver « après », celle d’arriver « en dernier », à la fin d’une histoire qu’il faut conclure, comme le constate l’écrivain cinquante ans après la guerre et vingt ans après avoir renoncé à la lutte politique :
Aujourd’hui je sais […] que notre génération n’était pas appelée à inaugurer quoi que ce soit. Nous avons fait partie d’un exorde. Notre tendance communiste fut l’assignation à une tâche entreprise un siècle plus tôt et qui devait être épuisée par nous. Nous étions au monde pour terminer une œuvre, sceller un siècle visionnaire […]. Nous n’avons donc jamais été jeunes, même pas à vingt ans113.
60E. De Luca n’est pas le seul à établir un lien étroit entre l’héritage des pères et l’engagement militant des fils. O. Rolin, dans Tigre en papier et A. Volodine, dans Lisbonne, dernière marge, mettent en scène une filiation semblable.
61Martin, le narrateur quinquagénaire du roman de Rolin, affirme dès la première page qu’il a « tété avec le lait de [sa] mère » « la mélancolie historique » (9). La figure ambiguë du père, résistant de la première heure, puis « militaire colonialiste » (65) mort en Indochine, hante le récit du narrateur, pourtant consacré à l’évocation de sa jeunesse militante dans un mouvement maoïste aux côtés de Treize, le père défunt de Marie. À l’instar de De Luca, Rolin a donné beaucoup de lui-même au personnage de Martin, et notamment son expérience de militant dans la Gauche prolétarienne, groupe révolutionnaire issu des mouvements étudiants de 1968. Et comme l’écrivain italien, Martin/Rolin insiste sur la position « terminale » qu’il a occupée dans une histoire qu’il place explicitement sous le signe des « grands récits » (95) : récits de la littérature héroïque (L’Iliade, 60), d’aventures révolutionnaires (Quatre-Vingt-Treize, 95), mais aussi sans doute les « méta-récits » auxquels fait référence J.-F. Lyotard et qui transmettaient un souffle épique à l’histoire. « Ce que je crois », dit Martin à Marie, « c’est qu’on a été la dernière génération à rêver d’héroïsme. Maintenant, ça vous paraît bon pour les cloches, et à vrai dire vous ne voyez même plus ce que ça veut dire, je sais. Mais le monde n’a pas toujours été si ennemi du romantique » (171).
62Mais le narrateur n’identifie pas pour autant sa génération à celle des pères. Le récit rétrospectif de ses activités révolutionnaires semble plutôt vouloir illustrer la célèbre phrase de Marx selon laquelle l’histoire surgit « la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce114 » : jouant à faire la révolution, Martin et ses compagnons ne sont promis qu’à des « destins de Pieds Nickelés. La tragédie se répète en comédie, et à trop vouloir du drame on écope d’une farce » (173). Mais c’est bien l’impossibilité de jouer une tragédie qui constitue le drame des fils : ces derniers vivent dans le souvenir d’un héroïsme qui n’est plus, sans pouvoir se résoudre à envisager un autre rapport à l’histoire et au monde. Lorsque l’organisation à laquelle ils appartiennent se dissout au début des années 1980, Martin et Treize ne croient plus en la possibilité d’une révolution quelconque et sont renvoyés au vide de leur existence : « Nos croyances étaient en ruines, mais c’étaient des ruines très encombrantes, sur lesquelles rien n’avait repoussé, rien n’avait été reconstruit. » (260)
63Témoins de l’effondrement d’un monde et d’une histoire qui leur avait été transmise par les pères comme seule possible, les fils paient ici encore pour leurs ascendants : Martin souligne en effet le lien entre la honte de la défaite de juin 1940, de la collaboration, transmise par les pères à leurs fils115, et l’engagement enthousiaste dans la lutte révolutionnaire. « Naître juste après Vichy, tu sais, ça donne des envies d’épopée… » dit le narrateur à Marie (172). Mais il reproche surtout aux pères d’avoir légué à leurs descendants un héritage « sans testament », pour reprendre une expression de René Char dans Les Feuillets d’Hypnos116 : autrement dit, un héritage dont l’application ou l’usage ne sont pas définis à l’avance, et dont finalement l’on ne pourrait bénéficier. C’est bien en ce sens que l’on peut comprendre ce passage où le narrateur associe symboliquement l’échec de la farce révolutionnaire à l’héritage de mort légué par son père :
On hérite de la mort, on n’y peut rien, on voudrait pouvoir le refuser, cet héritage dont on sent qu’il va vous empoisonner la vie, mais on ne le peut pas […]. Mais tu te demandes vaguement [Martin parle de lui à la deuxième personne] si ce n’est pas tout de même à cause de cette mort absurde dont tu as hérité, que tu n’as pas pu refuser, dans laquelle tu es pour ainsi dire né, que tu te trouves à présent (autrefois) assis dans une Citroën blanche volée à griller des Gauloises, attendant une émission-pirate qui ne vient pas. (65)
64A. Volodine, dans Lisbonne, dernière marge, présente lui aussi une figure de révolutionnaire qui a échoué et d’héritier problématique. Le point de vue adopté, comme dans le roman de Rolin, est celui d’après la fin, Ingrid Vogel étant l’une des rares survivantes de la FAR (Fraction Armée Rouge117), réfugiée à Lisbonne pour échapper à la police allemande. Avec l’aide de Kurt Wellekind, membre du Sicherheitsgruppe (police anti-terroriste) tombé amoureux de sa proie, elle s’apprête à partir pour l’Asie, où elle espère se faire oublier. Elle souhaite écrire là-bas un livre qui relaterait son expérience révolutionnaire, et le lecteur de Lisbonne, dernière marge est aussi celui du livre fantasmé du personnage, intitulé « Quelques détails sur l’âme des faussaires ».
65Dans un long passage, Ingrid rappelle à Kurt que le terrorisme des années 1960 et 1970 est né de la révolte des fils et des filles contre leurs parents, contre le silence des parents concernant un passé de sang et d’injustice118. Ici encore, la lutte révolutionnaire naît de la défaillance du processus de transmission d’une génération à l’autre. Si dans Tigre en papier le narrateur hérite d’une histoire omniprésente, envahissante, c’est au contraire d’une amnésie volontaire, d’un refoulement, voire d’une dénégation qu’héritent les personnages de De Luca et de Volodine, comme le montre cet extrait de Lisbonne, dernière marge :
[…] notre enfance était bercée par le caquetage des machines à coudre les cicatrices, et l’on entendait les hitlériens sanguins et consanguins extirper de leur code génétique et de leur mémoire et de leur chair intime, amollie déjà par la sociale-démocratie et la bière, toute trace de compromission avec le passé […] et soudain [oncles et pères] ignoraient s’ils avaient ou non ignoré l’existence des camps de la mort, soudain le mot extermination et solution finale résonnaient comme des vocables inconnus et à la rigueur bizarres et fortement étrangers à leurs oreilles […], soudain, alors que nous étions à peine dégagés de nos langes, nous apprenions qu’il n’y avait rien eu de spécial dans nos villes, qu’il ne s’était rien produit de spectaculaire dans nos capitales qui empestaient encore le brûlé de la déroute et de l’écroulement, non mais qui vous a raconté cette bêtise ? (78-79)
66Ingrid transpose avec force l’idée d’une absence de transmission entre les générations dans le livre qu’elle rêve d’écrire, un récit fantastique, crypté, où elle imagine que les adultes ignorent tout du secret de leur naissance, n’ayant aucun souvenir d’enfance et n’ayant jamais été au contact d’enfants, dont on dit qu’ils sont élevés dans des « communes éducatives ». Or si l’on fait de l’enfance la métaphore du passé et des souvenirs d’enfance sur le plan individuel l’équivalent de la mémoire collective, si l’on associe les « communautés éducatives » aux vérités professées par l’histoire officielle, on comprend alors que ce que dénonce Ingrid, c’est autant l’occultation que la déformation de l’histoire. C’est de cette blessure infligée au passé que serait issue la violence des enfants d’après-guerre, la lutte contre le capitalisme étant alors à comprendre non seulement dans une perspective idéologique, mais aussi dans une perspective aléthique, comme la défense de la vérité contre la fiction, inventée au lendemain de la guerre, d’un ordre de la société éternel, et, donc intouchable.
67Dans Tu, mio, Tigre en papier et Lisbonne, dernière marge, les fils rebelles entretiennent des rapports d’opposition, de révolte, à l’encontre des pères et font de l’héritage l’enjeu d’un conflit générationnel. En revanche, ce n’est pas dans l’opposition que le narrateur de Dora Bruder noue son rapport avec la génération précédente : en cherchant à retrouver la trace de Dora, jeune fille juive déportée en 1942, P. Modiano exprime sa solidarité avec les victimes et choisit d’hériter, non de leurs fautes ou de leur héroïsme anachronique, mais de leurs malheurs.
68En effet, le narrateur s’estime avant tout redevable à ceux qui ont épuisé toutes les souffrances possibles pour permettre aux générations à venir de vivre heureuses. Évoquant le destin tragique d’écrivains, connus ou non, morts pendant la Seconde Guerre (Friedo Lampe, Roger Gilbert-Lecomte, Albert Sciaky, dit « le Zébu », Robert Desnos), le narrateur de Dora Bruder dit ceci :
Ainsi, dans l’appartement où [Maurice] Sachs se livrait à ses trafics d’or, et, où, plus tard, mon père se cachait sous une fausse identité, « le Zébu » avait occupé ma chambre d’enfant. D’autres, comme lui, juste avant ma naissance, avaient épuisé toutes les peines, pour nous permettre de n’éprouver que des petits chagrins. (99)
69Autrement dit, il ne s’agit pas d’accuser les pères, mais bien de reconnaître ceux qui, dans cette génération, ont été des victimes, et de leur rendre hommage. On assiste du reste ici à une sorte de réhabilitation de la figure paternelle, souvent malmenée dans les autres textes de Modiano, ou du moins à une pacification des rapports entre le père et le fils, qui coïncide précisément avec le mouvement d’identification du père comme victime. À l’instar de Dora qui a fugué ou encore d’Hena, arrêtée pour avoir cambriolé un appartement avant de quitter la France pour « échapper aux menaces qui pesaient sur sa vie », le père du narrateur a tenté de survivre alors qu’on lui imposait un « statut de pestiféré » (117) et c’est bien cela qui est admirable pour son fils :
Hena : je l’appellerai par son prénom. Elle avait dix-neuf ans. […] Je me sens solidaire de son cambriolage. Mon père aussi, en 1942, avec des complices, avait pillé les stocks de roulement de la société SFK avenue de la Grande-Armée, et ils avaient chargé la marchandise sur des camions, pour l’apporter jusqu’à leur officine de marché noir, avenue Hoche. Les ordonnances allemandes, les lois de Vichy, les articles de journaux ne leur accordaient qu’un statut de pestiférés et de droit commun, alors il était légitime qu’ils se conduisent comme des hors-la-loi afin de survivre. C’est leur honneur. Et je les aime pour ça. (117)
70Le narrateur se reconnaît donc « solidaire » des souffrances du passé et ce rapport à l’histoire des pères placé sous le signe de la compassion et non de la colère fait la spécificité de la posture de l’héritier modianien.
Des récits de fantômes
71Qu’ils revendiquent ou non leur position d’héritier, les narrateurs et personnages de nos œuvres évoquent tous un monde disparu ou sur le point de disparaître. Dans Lisbonne, dernière marge, Dondog et Tigre en papier, nous avons plus particulièrement affaire à des personnages qui portent le deuil de leurs années de militantisme et, plus généralement, de l’utopie révolutionnaire.
72Le roman Dondog s’ouvre sur l’image d’une boîte de conserve qui, poussée du pied par Dondog, roule sur un « sol en pente ». Cette inclinaison est celle que suit le récit, dont on nous dit dès le début qu’il débouchera sur la mort du personnage éponyme : Dondog affirme en effet très rapidement qu’il n’en a plus « pour très longtemps, quelques jours au maximum ». Avant de « mourir complètement », il veut « régler des comptes avec deux ou trois personnes » (18). Le récit retrace ainsi les efforts de Dondog, qui souffre d’amnésie, pour retrouver l’identité de ses victimes et les maigres tentatives qu’il accomplit pour mettre son projet à exécution. Un lecteur attentif pourrait cependant s’interroger sur le sens de l’étrange expression employée par Dondog au début du texte : « avant de mourir complètement ». Serait-ce à dire qu’il est déjà « un peu » mort lorsque débute le roman ? De fait, à la fin du livre, Dondog évoque explicitement « son décès » au passé (342) et on peut donc comprendre que le personnage, durant le temps du récit, se situe dans le Bardo, c’est-à-dire dans cet entre-deux qui, selon la leçon du Livre des morts du bouddhisme tibétain auquel A. Volodine se réfère dans plusieurs de ses livres, sépare la mort physique et la mort « terminale119 ».
73Un « après » la fin qui, paradoxalement, serait donc aussi un « avant » la fin. La situation temporelle inédite de Dondog est à l’origine d’une énonciation tout aussi particulière : après un premier chapitre vraisemblablement hétérodiégétique et au passé simple, Dondog se livre à un monologue où il parle de lui-même tantôt à la première, tantôt à la troisième personne, tantôt au présent et tantôt au passé. Mort-vivant, il ne peut tenir qu’un discours lui-même situé à la frontière entre l’être et l’avoir été. En ce sens, le recours à la notion fabuleuse et chamanique du Bardo permet de nommer et de donner consistance à un temps de l’entre-deux, de l’entre-deux morts, qui était celui où évoluait Ingrid dans Lisbonne, dernière marge. Le récit, là aussi, se déroulait entre deux morts : terroriste en cavale, Ingrid se prépare à un exil qui se présente à elle comme un adieu au monde et elle envisage son livre comme un testament, voire même une épitaphe. La menace de la mort est du reste mentionnée dès la première phrase du livre – « Rue de l’Arsenal, à Lisbonne, les potences abondent » – et elle rôde entre Kurt et Ingrid, « indistincte et pas mûre encore pour savoir si elle serait meurtre, accident ou suicide » (47). Elle sera finalement suicide, les deux amants décidant de mourir ensemble pour partager un néant présenté dès le début comme inévitable.
74Personnages pour-la-mort, morts et vivants, Ingrid et Dondog ont aussi pour point commun d’être les survivants d’un monde disparu : ce sont des rescapés, au sens propre du terme, c’est-à-dire qu’ils ont réchappé à un danger, en l’occurrence la capture ou la mort dont les menacent la police anti-terroriste dans Lisbonne, dernière marge, les ennemis de la Révolution dans Dondog. Si le contexte du premier roman est clairement donné et renvoie à une réalité historique précise (Lisbonne dans les années 1970), en revanche l’action de Dondog et du livre imaginé par Ingrid se déroule dans le monde, à la fois étrange et familier, du post-exotisme, notion forgée, et même théorisée par Volodine pour rendre compte de sa démarche, dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze120. L’univers post-exotique où se meuvent les personnages et les narrateurs de Volodine est toujours un monde de l’après, un monde de ruines. Dondog n’échappe pas à la règle, se situant, au moment où il prend la parole au début du récit, dans un temps défini comme postrévolutionnaire, qui fait suite à de « courtes années de la clandestinité totale, quand jour après jour se perdait la guerre pour l’égalitarisme » (26). Il a vécu l’effondrement de l’idéal révolutionnaire, que la génération de sa grand-mère, Gabriella Bruna, avait cru pouvoir réaliser. Ingrid et Dondog sont bien des personnages nostalgiques de la Révolution, mais qui allient à leur foi idéologique et morale la conviction d’avoir été vaincus. À leur manière, ils incarnent ces « ruines », ces « miettes » de l’héroïsme révolutionnaire qui intéressent plus que tout l’écrivain121.
75À l’instar des personnages volodiniens, le narrateur de Tigre en papier est lui aussi une voix d’outre-tombe, appartenant à un monde disparu. Une voix d’après la fin. Car si l’énoncé du récit de Martin se situe bien dans la fin, au moment de l’effondrement de l’utopie révolutionnaire dans les années 1970, son énonciation, elle, se situe après. Le narrateur est, pour Marie, celui qui pourra le mieux lui parler de ce père qu’elle n’a pas connu et en même temps l’un des ultimes témoins de cette génération qui fut aussi la dernière à croire en la Révolution, comme le répète Martin à plusieurs reprises. Le narrateur ne peut évoquer celui qui fut son « meilleur ami » sans parler du groupe auquel il appartenait : « on n’était pas tellement des "moi", des "je", à l’époque. […] Treize, ton père, mon ami éternel, c’est l’un des nôtres. Un des brins d’une pelote. Je ne peux pas le débrouiller, le dévider, l’arracher de nous, sinon je le ferais mourir une seconde fois » (58-59). En ce sens, Martin, gardien d’une mémoire collective vouée à disparaître, est une figure de témoin (« superstes ») de survivant, de rescapé. C’est du reste ainsi qu’il se présente dans son récit, « témoin appelé à la barre » par Marie (58).
76Le personnage narrateur d’A. Tabucchi, Tristano, s’exprime lui aussi à partir d’une position terminale, bien qu’il ne revendique pas le statut d’héritier : au contraire, pourrait-on dire, il figure, en tant qu’ancien partisan, le père qui s’est battu pour que les générations suivantes héritent d’un monde meilleur.
77Tristano, un héros de la Résistance italienne, a appelé un écrivain à son chevet pour que celui-ci rapporte sa vie dans un livre. Cette (auto-) biographie se veut le contre-point du roman écrit par ce même auteur sur Tristano. La voix du récit est donc celle d’un mourant, qui se livre à une relecture du passé en même temps qu’à sa réécriture, puisque Tristano demande à plusieurs reprises à l’écrivain de noter tout ce qu’il dit, même lorsqu’il semble divaguer sous l’emprise de la morphine. De fait, le personnage de l’écrivain n’intervient pas une seule fois dans le récit, qui est prononcé du début à la fin par un héros devenu l’ombre de lui-même. Flottant entre la vie et la mort, la veille et le sommeil, la lucidité et le délire, la voix du vieil homme fait renaître sous les yeux du lecteur un monde disparu, celui de la Seconde Guerre mondiale et des années de l’immédiat après-guerre.
78On retrouve donc, associés à une situation d’énonciation terminale qui entraîne (comme dans les romans de Volodine) une confusion entre la première et la troisième personne122, le devenir-fantôme du narrateur et la posture du témoin, rescapé d’un monde qui n’est plus. De fait, Tristano est convaincu que le monde issu de la guerre a trahi l’héritage légué par ceux qui avaient combattu pour la liberté :
Tristano comprit pour qui il avait lutté, pour qui il avait combattu, pour qui il avait tué, pour qui il avait risqué d’être tué… et le pourquoi de tant de peines et de tourments et d’idéaux. Pour dindodingue. Je l’appelle ainsi parce que Tristano l’appelait de la sorte, dindodingue, qui n’est pas seulement la boîte, mais qui est aussi un objet physique, la manifestation empirique, le visible. Le dindodingue que comprit Tristano était une sorte de divinité, mais un dieu tout neuf, inconnu, dont la religion était une absence de religion et était donc même privée de substance123… (163)
79On comprend que « dindodingue » est ici le nom donné à la télévision, et plus généralement à la société des mass-médias dans son ensemble, qui apparaît à Tristano comme une menace extrêmement inquiétante pour la liberté et l’autonomie de la pensée. Parallèlement à la relecture de son histoire personnelle, c’est donc à la relecture de l’histoire et de ce que signifie ce terme que se livre Tristano. La société contemporaine serait coupable d’un détournement d’héritage en quelque sorte, et la référence à la guerre menée contre le nazisme tiendrait lieu de retour, ou de rappel, à ce que furent les sources de notre démocratie actuelle.
80Si, de Tristano à Martin, Ingrid et Dondog l’objet de la nostalgie diffère – la lutte pour la liberté d’un côté, celle pour l’égalité de l’autre, qui renvoient à l’alternative posée aux pays européens en 1945 – ces personnages partagent néanmoins un point d’énonciation commun, qui est celui d’après la fin, et dénoncent l’infidélité du présent à l’égard du passé : les idéaux et luttes d’autrefois sont soit condamnés à l’oubli, parce qu’incompris par les nouvelles générations (Tigre en papier), soit vaincus par un nouvel ordre économique et idéologique du monde (Lisbonne, dernière marge et Dondog), soit pervertis par une société qui érige la « défaite de la pensée » en valeur (Tristano meurt).
Un rapport spectral au temps et à l’histoire
81Les récits de Modiano et De Luca, Dora Bruder et Tu, mio, proposent une réponse forte à l’ensevelissement du passé : les deux personnages vont en effet à contre-courant de l’oubli, remontant obstinément le fil du temps jusqu’à s’identifier aux ombres du passé. Si l’identification du narrateur à l’objet de sa recherche prend la forme radicale et fantastique d’une possession dans Tu, mio, le narrateur lancé sur les pas de Dora Bruder lui aussi paraît habité par la jeune fille. Plus d’une fois, il lui semble vivre les choses à la manière qu’il pense être celle de Dora, c’est-à-dire à la manière d’une personne traquée. C’est le cas notamment lorsqu’il se rend au Palais de Justice de Paris pour demander l’extrait de naissance de Dora et où l’on sent planer, derrière la description d’une banale démarche administrative, le souvenir d’une autre époque où l’infraction (ou le respect) des règles pouvait avoir des conséquences tragiques.
82Cependant, ce n’est pas le fait que l’écrivain de 1997, marchant sur les pas de Dora pour tenter de retrouver sa trace, s’identifie à elle qui est le plus frappant ici. Ce qui est véritablement étonnant, c’est qu’il dit avoir senti la présence de Dora avant même de trouver, en 1988, l’avis de recherche la concernant, publié dans France-Soir en 1941. Dès les premières pages, le narrateur suggère en effet que le souvenir précis des « attentes dans les cafés du carrefour Ornano », des « itinéraires » qu’il a accomplis dans le quartier en 1965, ce même quartier où vécut Dora trente ans plus tôt, et les « impressions fugitives » qu’il en a gardés ne peuvent êtres dus « simplement au hasard » : « Peut-être », écrit-il, « sans que j’en éprouve une claire conscience, étais-je sur la trace de Dora Bruder et de ses parents. Ils étaient déjà là, en filigrane » (11).
83À l’instar des personnages des autres romans évoqués, le narrateur est donc habité par le passé au risque de demeurer prisonnier de ce « théâtre d’ombres » évoqué par Martin dans Tigre en papier (123).
84Les œuvres évoquées ici, en dépit de leurs différences, semblent bien figurer un rapport au temps et à l’histoire placé sous le signe commun de l’héritage et de la hantise du passé. Il convient cependant de relever que ce passé n’apparaît pas dans les textes comme une entité autonome et absolue, refermée sur elle-même, mais comme ce qui continue à peser sur le présent : il s’agit moins d’une évocation, d’un rappel du passé que d’une comparution de celui-ci au présent. De la même façon que la perception du monde d’aujourd’hui est altérée par le souvenir de celui d’hier, le passé ne sort pas indemne de son filtrage par le présent. Non seulement la fin passée détermine le présent, mais encore le passé s’énonce depuis le présent et à l’aune de celui-ci. En ce sens, les fantômes qui traversent nos textes – ceux de la Révolution, de la lutte pour la liberté, des victimes de la Shoah – et avec lesquels cohabitent les narrateurs, sont bien des spectres qui, en même temps qu’ils reviennent, changent aussi d’aspect, comme le souligne J. Derrida :
Le spectre est une incorporation paradoxale, le devenir-corps, une certaine forme phénoménale et charnelle de l’esprit. Il devient plutôt quelque « chose » qu’il reste difficile de nommer : ni âme et corps, et l’une et l’autre. Car la chair et la phénoménalité, voilà ce qui donne à l’esprit non seulement son apparition spectrale, mais disparaît aussitôt dans l’apparition, dans la venue même du spectre ou le retour du revenant. Il y a du disparu dans l’apparition même comme réapparition du disparu124.
85Le passé est ce qui, dans nos textes, revient sans revenir et dont l’apparition est à la fois « répétition et première fois125 », souvenir et reformulation. Dans cette perspective, dire de nos œuvres qu’elles ont un rapport au temps et à l’histoire de type spectral ne signifie pas seulement qu’elles sont hantées par le passé, mais aussi qu’elle le refigurent et, d’une certaine façon, qu’elles lui donnent un avenir, tant il est vrai que « le propre du spectre, s’il y en a, c’est qu’on ne sait pas s’il témoigne en revenant d’un vivant passé ou d’un vivant futur126 ».
86Cette double attention au passé et à l’avenir pourrait donc définir une forme d’engagement littéraire authentiquement contemporaine, en ce qu’elle témoignerait du seul ajustement possible de la notion d’engagement à un régime d’historicité nouveau. Cet engagement contemporain serait celui-là même que J. Derrida décrit comme « responsabilité au-delà de tout présent vivant, dans ce qui disjointe le présent vivant, devant les fantômes de ceux qui ne sont pas encore nés ou déjà morts127 ». Sans cette « non-contemporanéité à soi du présent vivant, sans ce qui secrètement le désajuste, sans cette responsabilité et ce respect pour la justice à l’égard de ceux qui ne sont pas là », poursuit le philosophe, « aucune justice ne paraît pensable ou possible128 ». Faire parler les spectres, ce serait donc la seule façon de faire revivre cette notion, elle-même spectrale, d’engagement. Ne reposant plus sur le régime moderne d’historicité, elle donnerait lieu à une refiguration qui peut se comprendre comme l’expression d’un nouveau rapport au temps, qui est celui du présentisme.
87L’évolution du roman engagé de 1945 à l’heure actuelle peut donc être pensée dans des termes autres que ceux imposés par le discours des fins : si un roman engagé tel qu’il s’écrivait au lendemain de la guerre n’est plus possible aujourd’hui, c’est moins en raison de la prétendue « fin des idéologies » qu’en raison d’un rapport à l’histoire modifié, que l’on pourrait identifier au passage de la question « comment faire l’histoire ? » à la question « que faire de l’histoire ? » : en d’autres termes, à l’évolution d’une conception de l’histoire comme praxis à ce que nous pourrions appeler l’histoire-héritage. De Sartre, pour qui « une époque, comme un homme, c’est d’abord un avenir129 », à Modiano selon lequel « dans la vie, ce n’est pas l’avenir qui compte, c’est le passé130 », se dessine une évolution de la conception de l’histoire, et du rapport que nous entretenons avec elle, sur laquelle s’adosse le roman engagé, forme-sens qui enregistre les soubresauts d’une histoire qu’elle « réfléchit », au sens polysémique du terme, et auxquels elle répond.
88Encore faut-il bien prendre la mesure de cette hypothèse et écarter tout malentendu : on soutient parfois que la dimension politique du roman engagé, telle qu’elle se manifeste dans sa définition première, tient au fait que l’on puisse y lire une invitation à l’action, et plus spécifiquement, à une action de transformation d’un état social donné. À cette aune, on pourrait estimer que le roman engagé à l’âge du présentisme, qui se concentre sur les usages de l’histoire, n’aurait précisément plus rien d’engagé, en ce sens qu’il n’appellerait pas d’action déterminée. On pourrait autrement dit considérer qu’il perd sa dimension proprement politique. Or un tel point de vue procède d’une conception étroite du politique dont nous avons vu qu’elle ne correspondait d’ailleurs pas à l’idée que les auteurs associés à l’âge d’or de l’engagement reprenaient à leur compte. Songeons à cette manière nuancée et ouverte de disposer simplement le lecteur à l’action – et non pas lui prescrire une ligne de conduite déterminée – que Sartre disait trouver chez le Dos Passos de 1919 ou encore à la défense d’une démarche littéraire que Vittorini voulait d’abord cognitive, au sens où elle faisait dépendre les enjeux pragmatiques de cette représentation adéquate et critique du monde qu’il appartient à l’écrivain engagé de produire. Dans cette refiguration présentiste du roman engagé qui affirme la dimension politique de la question des usages de l’histoire, on observe ainsi un déplacement dans les représentations de la praxis à laquelle elle invite et non pas un renoncement à l’engagement pragmatique du roman. L’héritage et la dette, en d’autres termes, ne vont pas sans une certaine praxis, tant il est vrai, comme le souligne P. Ricœur, qu’« être affecté [par le passé] est aussi une catégorie du faire131 ». L’histoire-héritage, loin de renvoyer l’individu à une position de récepteur passif et de l’enfermer dans la contemplation figeante du révolu, lui assigne une tâche spécifique : un travail d’inventaire – dire ce qui a été, combler les lacunes du passé ou en dénoncer les réécritures – qui serait comme une fidélité au passé, et en même temps un travail de reformulation, qui serait transmission, en même temps que promesse, destinée aux générations à venir.
89Il reste cependant à savoir dans quelle mesure notre hypothèse selon laquelle les deux corpus articulent une certaine forme esthétique à une représentation de l’histoire analysable en termes de régime moderne et présentiste se confronte à l’épreuve des textes. Pour cela, il nous faut étudier la façon dont l’histoire elle-même est représentée ou plutôt, pour reprendre la terminologie ricœurienne, « configurée » dans les œuvres et ensuite interroger le rapport qui la relie aux régimes moderne et présentiste d’historicité.
Notes de bas de page
1 Makowiak A., op. cit., p. 22 : « Plus que commencement absolu, l’engagement est donc une réponse à une situation donnée. »
2 On peut relever en France l’exception de G. Bataille qui affirme dès 1944, dans son article « La littérature est-elle utile ? » (Combat, 12 novembre 1944), que la littérature ne peut ni ne doit servir. Sur la réception de l’engagement sartrien dans le milieu littéraire et intellectuel de l’après-guerre, nous renvoyons à Surya M., La Révolution rêvée : pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires (1944-1956), Paris, Fayard, 2004.
3 Marx entend, par le terme de « praxis », l’ensemble des pratiques permettant à l’homme de transformer conjointement le monde et lui-même. Le marxisme conçoit toute activité, même les activités intellectuelles (art, science, philosophie, religion…) comme relevant de la praxis humaine et refuse toute conception de la pensée comme spéculation, récusant la distinction d’Aristote entre praxis et theoria. Il tend ainsi à définir la philosophie ou les sciences comme des « pratiques théoriques ».
4 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 250.
5 Ibid., p. 254.
6 Surya M., op. cit., p. 12.
7 Ibid., p. 41.
8 En Italie aussi, le terme d’engagement se diffuse par le biais de Sartre : la revue « Politecnico », dirigée par Vittorini publie, dans le n° 16 daté du 12 janvier 1946, une traduction de la « Présentation » du premier numéro des Temps Modernes, où Sartre définit la « littérature engagée ».
9 Sartre J.-P., « Présentation des Temps Modernes », op. cit., p. 16.
10 Ibid.
11 Ibid., p. 23.
12 Ibid.
13 Surya M., op. cit., p. 30.
14 Sartre J.-P., « Présentation des Temps Modernes », op. cit., p. 29.
15 Ibid., p. 9.
16 Vittorini E., « Une nouvelle culture » [« Una nuova cultura », Il Politecnico, n° 1, 29 septembre 1945, p. 1], repris dans Journal en public, op. cit., p. 188-189. L’article de Vittorini n’étant pas repris et traduit dans son intégralité dans Journal en public, nous traduirons nous-mêmes, quand il sera nécessaire, certains passages à partir de la version originale parue dans Il Politecnico. Signalons qu’une grande partie des articles parus dans Il Politecnico a été reprise dans Forti M. et Pautasso S. (a cura di), « Il Politecnico » : Antologia, Milano, Biblioteca Universale Rizzoli, coll. « Libreria », 1975.
17 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ? op. cit., p. 25.
18 Ibid., p. 25.
19 Ibid., p. 19.
20 Ibid., p. 18.
21 Ibid., p. 28 : « L’écrivain engagé […] sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer. »
22 Ibid., p. 28.
23 Ibid, p. 283.
24 Vittorini E., L’Œillet rouge [Il Garofano rosso, 1933-1936 pour la parution en feuilleton, 1948 pour la publication en volume], trad. de l’italien par M. Arnaud, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1980, p. 196.
25 Vittorini E., « Politica e cultura », Il Politecnico, n° 31-32, juil.-août 1946, p. 4 : « La funzione [dell’uomo di cultura] è di combattere per migliorare la società e eliminarne i difetti. »
26 Vittorini E., lettre à R. P. Warren, 24 septembre 1948, dans Minoia C. (a cura di), Gli anni del « Politecnico », Lettere (1945-1951), Milano, Einaudi, 1977, p. 205 : « La mia conferenza a Genève ha destato interesse e discussioni, ma ha scontentato a sinistra e a destra gli uomini che vedono un mezzo d’azione (e solo un mezzo d’azione) nelle arti. Il loro punto di vista è che l’arte, appunto, sia azione. […] Ma c’è un inganno in un riconoscimento simile, poiché quando accettiamo che l’arte sia azione, finiamo implicitamente per accettare una direzione all’azione, cioè una direzione anche nelle arti, e consegniamo praticamente ai politici le chiavi della citadella delle arti. Dunque dobbiamo tener duro sul punto che l’arte sia conoscenza, anche a costo di negare la parte di azione in essa. »
27 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 192.
28 Denis B., Littérature et engagement…, op. cit., p. 58.
29 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 250.
30 Ibid., p. 251.
31 Denis B., Littérature et engagement…, op. cit., p. 61.
32 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 250.
33 Ibid., p. 267.
34 Ibid., p. 250.
35 Luperini R., Gli Intellettuali di sinistra e l’ideologia della ricostruzione nel dopoguerra, Roma, Ideologie, 1971, p. 54.
36 Le titre est repris à un mensuel fondé en 1839 à Milan par Carlo Cattaneo, homme politique de tendance républicaine et économiste. Ce premier Politecnico se présentait comme un « Répertoire d’études appliquées à la prospérité et à la culture sociale » et se proposait de faire connaître au plus grand nombre les progrès de la science et de la technique, les débats culturels, avec l’objectif d’améliorer l’ordre social et économique de la société lombarde.
37 Ferretti G. C, « Gli astratti furori » del « Politecnico », Rinascita, XXXII, n° 40, 10 octobre 1975, cité dans Chicco-Vitzizzai E., Il Neorealismo : antifascismo e popolo nella letteratura dagli anni trenta agli anni cinquanta, Torino, Paravia, coll. « Nuovi classici », 1977, p. 46.
38 C’est en 1952 que Sartre commence à publier dans Les Temps Modernes l’article intitulé « Les communistes et la paix » (n° 81, juillet 1952 ; n° 84, oct.-nov. 1952 ; n° 101, avril 1954, repris dans Sartre J.-P., Situations, VI, Paris, Gallimard, 1964, p. 80-384) qui marque officiellement son rapprochement avec le PCF.
39 Rappelons que Sartre, dans Qu’est-ce que la littérature ?, livre un portrait à charge impitoyable du PCF. L’écrivain engagé, selon lui, refuse à « rejoindre les chiens de garde du PC », défenseurs d’une « idéologie sclérosée, opportuniste, conservatrice, déterministe » (op. cit., p. 262-263).
40 C’est du reste à cette époque que Vittorini révéla qu’il ne s’était jamais, de fait, inscrit officiellement au PCI.
41 En ce sens, le parcours de Vittorini trouverait des échos plus sensibles dans la trajectoire d’autres intellectuels et écrivains communistes français qui, eux aussi, cherchèrent à préserver une relative indépendance du champ littéraire au sein du Parti. Nous pensons ici notamment au groupe de la rue Saint-Benoît, composé entre autres de Dionys Mascolo, Robert Antelme, Marguerite Duras, Edgar Morin, et jugé « hérétique » par le PCF qui en poussera d’ailleurs les membres à la démission en 1948. Sur les relations entre Vittorini et le groupe de la rue Saint-Benoît, nous renvoyons à Surya M., op. cit., p. 199-204.
42 La querelle entre Vittorini et le PCI a fait l’objet de nombreuses études. Nous renvoyons notamment à Ajello N., Intellettuali e PCI (1944/1958) [1979], Roma-Bari, Laterza, coll. « Storia e Società », 1997, chap. IV « Il caso Vittorini », p. 113-137.
43 Alicata M., « La corrente Politecnico », Rinascita, III, n° 5-6, mai-juin 1946.
44 Vittorini E., « Politica e cultura », Il Politecnico, n° 31-32, juillet-août 1946, p. 2-6.
45 Togliatti P., « Politica e cultura : Lettera di Palmiro Togliatti », Il Politecnico, n° 33-34, septembre-décembre 1946, p. 3-4.
46 Vittorini E., « Politica e cultura : lettera a PalmiroTogliatti », Il Politecnico, n° 35, janvier-mars 1947, [p. 2-5 et 105-106]. Nous reproduisons ici la traduction de L. Servicen dans Journal en public, op. cit., p. 257.
47 Ibid., p. 106/p. 263.
48 Vittorini E., ibid, p. 106, passage non traduit dans Journal en public : « Certo noi scrittori di partito siamo preparati all’eventualità di dover limitare il nostro lavoro, il giorno che fosse indispensabile per la costruzione della società senza classi. Direi che siamo preparati all’eventualità di dovervi addirittura rinunciare. […] Noi sappiamo che cosa è accaduto, in ogni grande rivoluzione, tra politica e cultura […], sappiamo che la cultura è diventata, ogni volta, un’ancella della politica ; e accettiamo in anticipo l’eventualità che con la nostra rivoluzione accada la stessa cosa. Ma il marxismo contiene parole per le quali ci è dato di pensare che la nostra rivoluzione può essere diversa dalle altre, e straordinaria. »
49 Aux côtés des dissensions de plus en plus importantes avec le PCI, on peut évoquer la lassitude de Vittorini qui se sentait peu soutenu dans ses tentatives de sauver la revue et son désir de renouer avec la création littéraire.
50 Vittorini E., « Le vie degli ex-communisti », La Stampa, 6 septembre 1951.
51 Togliatti P., « » Vittorini se n’è ghiuto » e soli ci ha lasciati ! », Rinascita, n° 8-9, août-sept. 1951.
52 Vittorini E., « Politica e cultura : lettera a Palmiro Togliatti », art. cit., p. 2 : « Je n’adhérai pas à une philosophie quand je m’inscrivis au parti communiste. J’adhérai à une lutte et à des hommes. »/ » Non aderii ad una filosofia iscrivendomi al nostro partito. Aderii a una lotta e a degli uomini. »
53 Lettre d’E. Vittorini à un groupe d’ouvriers de la périphérie milanaise, 11 décembre 1950, reprise dans Gli anni del Politecnico, op. cit., p. 355 : « io non intendo più aver a che fare con la politica attiva, e tutto quello che ho da dire, in senso umano, e di solidarietà umana, cerco di dirlo unicamente attraverso la letteratura ».
54 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 237.
55 Ibid., p. 237-238.
56 Hartog F., Régimes d’historicité… op. cit., p. 119.
57 Sur le réalisme socialiste en France et en URSS, nous renvoyons à Morel J.-P., Le Roman insupportable : l’Internationale littéraire et la France, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1985 et à Robin R., Le Réalisme socialiste : une esthétique impossible, Paris, Payot, 1986.
58 Cité dans Surya M., op. cit., p. 153.
59 Ibid., p. 154.
60 Habermas J., « La modernité : un projet inachevé », Critique, n° 413, 1981 ; J.-F. Lyotard, quant à lui, parle de la modernité comme d’un « projet liquidé » (Lyotard J.-F., Le post-moderne expliqué aux enfants : correspondance 1982-1985 [1986], Paris, Librairie générale française, coll. « Livre de Poche/Biblio Essais », 1993, p. 32).
61 Les « grands récits » ou « méta-récits » renvoient à deux types de récits de légitimation du savoir : les premiers, de nature politique, ont pour sujet l’humanité comme héros de la liberté ; les seconds, de nature philosophique, ont pour sujet l’humanité comme héros de la connaissance (Lyotard J.-F., La Condition post-moderne, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1970).
62 Milner J.-C., Constat, Paris, Lagrasse, Verdier, 1992. Le « temps de la conjonction » est défini par L. Ruffel citant J. Rancière comme un temps qui « aurait scellé un pacte fatal entre les pratiques de l’art, les illusions de l’Absolu philosophique et les promesses de la communauté politique » (J. Rancière, « La communauté esthétique », cité par Ruffel L., « Le Temps des spectres », dans Blanckeman B. et Millois J.-C. [dir.], Le roman français aujourd’hui : transformations, perceptions, mythologies, Paris, Prétexte, coll. « Critique », 2004, [p. 95-117], p. 103).
63 Ibid. p. 98.
64 Ibid., p. 102.
65 Ibid., p. 103.
66 Denis B., « Engagement et contre-engagement », op. cit., p. 106.
67 Derrida J., Spectres de Marx, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1993, p. 84-85. Précisons que dans la perspective de l’auteur, c’est le marxisme qui est visé par une conjuration/conjurement dont l’objectif est de le déclarer mort pour l’enterrer effectivement.
68 Ruffel L., Le Dénouement, Verdier, coll. « Chaoïd », 2005.
69 Vattimo G., La fin de la modernité : nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne [1985], trad. de l’italien par C. Alunni, Paris, Le Seuil, coll. « L’Ordre philosophique », 1987.
70 S’il s’agit avant tout pour G. Vattimo de l’héritage des méta-récits et de la tradition philosophique de la modernité, il est à noter que l’héritage des idéologies modernes, et en premier lieu du marxisme, n’est pas absent de l’horizon de pensée du philosophe italien. Pour une analyse de la position de G. Vattimo dans le débat sur la postmodernité et notamment en Italie, nous renvoyons à Jansen M., Il Dibattito sul postmoderno in Italia : in bilico tra dialettica e ambiguità, Firenze, Franco Cesati Editore, 2002.
71 Nora P., « Que peuvent les intellectuels ? », Le Débat, n° 1, mai 1980, [p. 3-19], p. 16.
72 Ibid.
73 Pomian K., « La crise de l’avenir » [Le Débat, n° 7, décembre 1980], repris dans Pomian K., Sur l’histoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 1999, [p. 233-262], p. 241.
74 Taguieff P.-A., L’Effacement de l’avenir, Paris, Galilée, coll. « Débats », 2000, p. 10.
75 Bloch E. Le Principe Espérance [1959], trad. de l’allemand par F. Wuilmart, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1976-1991 (3 volumes).
76 Sur cette « obsession » de la mémoire qui se manifeste depuis une trentaine d’années dans l’espace public des sociétés occidentales et sur la tendance à confondre plus largement histoire et mémoire, nous renvoyons à Traverso E., Le Passé, modes d’emploi : histoire, mémoire, politique, Paris, La Fabrique, 2005 et Rousso H., La Hantise du passé : entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuel, coll. « Conversations pour demain », 1998.
77 Nora P., Les Lieux de mémoire, I. La République, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 1984, p. XXXIII.
78 Hartog F., op. cit., p. 126.
79 Ibid., p. 216.
80 Lyotard J.-F., La Condition post-moderne, op. cit.
81 Ory P. et Sirinelli J.-F., Les Intellectuels en France de l’Affaire Dreyfus à nos jours, op. cit., p. 227. Les auteurs avancent plusieurs éléments pour expliquer le phénomène : la disparition, en l’espace de quelques années, des grandes figures du monde intellectuel (Sartre, Lacan, Barthes, Foucault.) ; le développement d’une critique sociologique du champ intellectuel qui autorise un point de vue sceptique sur la légitimité de ses acteurs ; l’essor des « nouveaux philosophes » (Bernard Henri-Levy, André Glucksman) qui participe d’un changement de paradigme idéologique.
82 Lyotard J.-F., Tombeau des intellectuels [Le Monde, 16 juillet 1983], Paris, Galilée, coll. « Débats » 1984.
83 Nora P., « Que peuvent les intellectuels ? », art. cit., p. 7.
84 Ferroni G. Storia della letteratura italiana : Il Novecento, « Verso una civiltà planetaria (1968-1991) », Torino, Einaudi, 1991, p. 628.
85 Foucault M., « La fonction politique de l’intellectuel » [Politique-Hebdo, 29 novembre-5 décembre 1976] Dits et écrits, III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, p. 109-114 ; Blanchot M., « Les Intellectuels en question : ébauche d’une réflexion », Le Débat, n° 29, mars 1984, publié sous le même titre aux éditions Farrago, Paris, 2000 ; Derrida J., « Il courait mort : salut, salut. Notes pour un courrier aux Temps Modernes », Les Temps Modernes, n° 587, mars 1996, p. 7-54.
86 Tabucchi A., « Un fiammifero Minerva. Considerazioni a caldo sulla figura dell’intellettuale indirizzate ad Adriano Sofri », Supplemento a MicroMega, n° 2, p. 1-13, 1997.
87 Eco U., « Il primo dovere degli intellettuali. Stare zitti quando non servono a nulla », L’Espresso, 24 avril 1997, p. 226.
88 Tabucchi A., [La Gastrite di Platone, 1997], La Gastrite de Platon, trad. de l’italien par B. Comment, Paris, Mille et une nuits, 1997.
89 A. Tabucchi reprend en italien les termes exacts de Vittorini dans sa lettre à Togliatti : « suonare il piffero della rivoluzione ».
90 Tabucchi A., La Gastrite de Platon, op. cit., p. 32.
91 Ibid., p. 28 : « Faites attention à ceci que les intellectuels, par métier, créent des crises mais ne les résolvent pas. »
92 Ibid.
93 Ibid., p. 24. À bien des égards, la position de Tabucchi rejoint celle défendue par Blanchot dans Les Intellectuels en question, texte qui était lui-même une réponse au « Tombeau des intellectuels » de Lyotard.
94 Ibid.
95 Nous renvoyons notamment, pour la littérature française à Viart D., « Mémoires du récit : questions à la modernité », dans Viart D., Écritures contemporaines, 1. Mémoires du récit, Paris/ Caen, Minard, 1998, p. 3-37 ; Blanckeman B., Les Fictions singulières : étude sur le roman français contemporain, Paris, Prétexte, coll. « Critique », 2002 ; pour la littérature italienne : Ferroni G.-C., Dopo la fine. Sulla condizione postuma della letteratura, Torino, Einaudi, 1996 ; Tani S., Il Romanzo di ritorno : dal romanzo medio degli anni Sessanta alla giovane narrativa degli anni Ottanta, Milano, Mursia, 1990.
96 Blanckeman B., Les Fictions singulières, op. cit., p. 41.
97 Ibid., p. 52.
98 Ibid., p. 51-52.
99 Viart D., « Écrire avec le soupçon : enjeux du roman contemporain », dans Braudeau M., Proguidis L., Salgas J.-P., Le Roman français contemporain, publié par l’ADPF (Association pour la diffusion de la pensée française), Paris, Ministère des Affaires étrangères, 2002, [p. 130-174], p. 155-156.
100 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 267.
101 TP, p. 35-36.
102 Antoine Volodine a toujours refusé de donner des indications biographiques précises. Nous reprenons donc la date de naissance « officielle » qu’il a validée, sans savoir exactement s’il s’agit de la vraie.
103 Ces œuvres s’inscrivent, sur ce point, dans une tendance largement européenne, comme l’a notamment montré E. Bouju (Bouju E., La Transcription de l’histoire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2006).
104 Viart D., Le Roman français au vingtième siècle, Paris, Hachette Supérieur, coll. « Les fondamentaux », 1999, p. 120. D. Viart désigne par cette expression les récits où les narrateurs se présentent comme les dépositaires d’un passé qu’ils n’ont pas connu ou des désirs inaccomplis de leurs ascendants (Les Champs d’honneur [1990] de J. Rouaud, par exemple, ou les récits de P. Bergounioux, L’Orphelin [1992] ou La Toussaint [1994]).
105 T,M, p. 109 : « Io non sapevo cosa fare per contrastare il male. L’ho saputo dopo e ancora non so scommettere che avrei agito di conseguenza. Abitavo a Roma, sapevo che a via Tasso torturavano i partigiani. Non sono mai passato vicino a quella via. »
106 Ibid., p. 100 : « Eredito il tuo lutto insieme al gesto che un altro padre non fece nel suo tempo. Eredito il suo debito, un fuoco in mano a un figlio. »
107 T,M (trad. fr.), p. 140 : « Je courais au gré du vent, rapide, léger […] et derrière moi explosait un feu qui ne pouvait corriger le passé »/ T,M, p. 114 : « correvo a favore di vento, svelto leggero […] e dietro di me esplodeva un fuoco che non poteva correggere il passato. »
108 T,M, p. 100 : « sono cresciuto dietro al tuo dolore, ma prima d’incontrarti ho passato un anno a chiedere ai libri in che secolo stavo e su che terra mettevo i piedi. »
109 Ibid., p. 102 : « In questa estate tu mi hai affrancato. […] Mi vedo laggiù, in una folla che non sarà in festa. Mi vedo laggiù solo. Si formano parole di rivolta che accecano più di questo vento. »
110 E. De Luca quitta à dix-huit ans, en 1968, le domicile familial pour rejoindre le mouvement d’extrême gauche « Lotta Continua », où il milita à plein temps pendant plusieurs années. Quand le mouvement fut dissout en 1976, E. De Luca devint ouvrier, notamment chez Fiat, avant d’abandonner la lutte politique et de commencer à travailler comme maçon, en France et en Afrique. Son premier livre, Non ora, non qui (Une fois, un jour) fut publié en Italie en 1989.
111 Ibid., p. 90 : « subbuglio di urgenza a rispondere ».
112 De Luca E., dans Lardo C. et Pierangeli F. (a cura di.), L’Ultima letteratura italiana : scrittori a « Tor Vergata », interventi ed interviste, Roma, Vecchiarelli, 1999, p. 64 : « L’eredità che ho avuto da mio padre è un sentimento d’impotenza di fronte all’impossibilità di esser stato responsabile di quella storia : la mia generazione è la generazione della risposta. »
113 De Luca E., dans Bolaffi A. et De Luca E., Come noi fantasmi : lettere sull’anno sessantottesimo del secolo tra due che erano giovani in tempo, Milano, Passagi Bompiani, 1998, p. 21 : « Ora so […] che la nostra gioventù non andava a inaugurare niente. Noi siamo stati parte di un esordio. La nostra tendenza comunista fu l’iscrizione a un compito già intrapreso dal secolo che doveva essere esaurito da noi. Si era al mondo per terminare un’opera, sigillare un secolo visionario […] Non siamo stati perciò giovani nemmeno a vent’anni. »
114 Marx K., Le Dix-huit brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte [1852], trad. de l’allemand par G. Cornillet, Paris, Éditions Sociales, coll. « Essentiel », 1992, p. 69 : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les événements et personnages de l’histoire mondiale surgissent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. »
115 TP, p. 139-140 : « Le rêve que ce cinglé [Angelo] poursuivait, c’était peut-être celui que les plus inquiets, les plus exigeants de notre génération, née juste après la guerre, avaient cherché sans le savoir (ou bien, le sachant, sans se l’avouer) : que juin 1940 et tout ce qui s’ensuivait n’aient pas eu lieu, toutes ces saloperies dont on avait honte sans en être responsables, qui étaient comme une putréfaction, une gangrène dans le corps de la France. »
116 Char R., Feuillets d’Hypnos, Paris, Gallimard, 1946, p. 34.
117 La Far, comme la Gauche prolétarienne en France et les Brigades Rouges en Italie, est un groupe révolutionnaire né au lendemain des événements de 1968. L’organisation allemande se distingue des deux autres par l’usage immédiat et systématique de la violence, attaquant des banques pour son financement et revendiquant des attentats à la bombe dès 1970 (les Brigades Rouges attendront 1972 pour accomplir des actions meurtrières et la Gauche prolétarienne se livra essentiellement à une violence symbolique).
118 LDM, p. 77-82.
119 A. Volodine a souvent indiqué que Le Livre des morts tibétain, le Bardo Thödol, était pour lui une source d’inspiration forte. L’ouvrage est cité, outre dans Dondog, dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze (Paris, Gallimard, 1998) et le titre du roman Bardo or not Bardo (Paris, Le Seuil, 2004) y fait référence. Rappelons que le Bardo Thödol est à l’origine un manuel dans lequel est enseignée aux chamanes la manière de guider les morts durant les quarante-neuf premiers jours de leur décès et de les accompagner jusqu’au moment potentiel de leur renaissance.
120 Volodine A., Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Paris, Gallimard, 1998.
121 Volodine A. et Wagneur J.-D., « On recommence depuis le début… », dans Roche A. et Viart D. (dir.), Antoine Volodine : fictions du politique, Paris-Caen, Lettres Modernes Minard, coll. « Écritures contemporaines », 2006, [p. 227-277], p. 236 : « [Je suis attiré] par l’épique, par l’épopée révolutionnaire, oui, et aussi par les ruines en général. Mais je me sens encore plus attiré par cet extraordinaire et, semble-t-il, inévitable basculement de la révolution vers sa caricature ou sa trahison. »
122 Tristano parle en effet souvent de celui qu’il a été par le passé à la troisième personne du singulier. On remarquera que le narrateur de Tigre en papier opère une mise à distance analogue de ce qu’il fut en s’adressant à lui-même à la deuxième personne du singulier, ou du pluriel quand il évoque la génération à laquelle il appartient.
123 TM, p. 128-129 : « Tristano capì per chi aveva lottato, per chi aveva combattuto, per chi aveva ucciso, per chi aveva rischiato di essere ucciso… e perché tante pene e tormenti e ideali. Per pippopippi. Lo chiamo così perché Tristano quella cosa lì la chiamò così, pippopippi, che non è solo lo strumento, voglio dire la scatola, che è un oggetto fisico, la manifestazione empirica, visibile. Il pippopippi che Tristano capì era una specie di divinità, ma un dio tutto nuovo, sconosciuto, la cui religione era un’assenza di religione e dunque era privo perfino di sostanza… »
124 Derrida J., Spectres de Marx, op. cit., p. 25.
125 Ibid., p. 31.
126 Ibid., p. 162.
127 Ibid., p. 15-16.
128 Ibid., p. 16.
129 Sartre J.-P., « Présentation des Temps Modernes », op. cit., p. 13.
130 Modiano P., Rue des boutiques obscures, Paris, Gallimard, 1978, p. 149. On notera que par l’expression « dans la vie », Modiano indique le lien « vivant » qu’il entretient avec le passé, ce qui confirme l’idée que le présentisme n’est pas une simple reconduction du régime ancien d’historicité.
131 Ricœur P., Temps et récit, III. Le temps raconté [1985], Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1991, p. 374.
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