Chapitre II. Roman engagé et roman à thèse : les frères ennemis
p. 41-75
Texte intégral
Le roman engagé : un roman à thèse qui n’avoue pas son nom ?
1Les études menées sur le roman à thèse et/ou la littérature engagée tissent des liens étroits entre les deux notions : B. Denis fait ainsi de la littérature engagée une sorte d’« archi-genre » dont procéderait aussi bien le roman à thèse que le roman simultanéiste sartrien, aux côtés de l’essai, de la poésie et du théâtre1 D’autres, comme Susan Rubin Suleiman, vont jusqu’à superposer les deux notions, faisant du « roman engagé » un simple synonyme de « roman à thèse » : « Quant à la littérature “engagée”, c’est à mon sens un terme trop imprécis pour servir à une étude générique ; de plus trop étroitement lié au nom de Sartre qui définit la littérature engagée en partie par opposition à la littérature à thèse (bien qu’il puisse s’agir, comme au début du siècle, d’un refus du nom plutôt que de la chose)2 ». Si ces positions ont leur part de vérité, il nous semble néanmoins possible de déterminer le roman engagé comme un genre à part entière, distinct du roman à thèse et dont les textes sartriens ne seraient pas les seuls représentants.
2« Un roman à thèse est toujours le roman d’un autre3 », écrit S. R. Suleiman, rappelant que Paul Bourget lui-même, considéré pourtant comme un maître en la matière, ne perdait pas une occasion de dénoncer le genre, présentant ses propres écrits comme des « romans d’idées ». De leur côté, les auteurs considérés comme engagés4 s’emploient avec une force singulière à distinguer leurs œuvres de ce genre autoritaire et monologique, Sartre en tête.
3Rappelons que pour ce dernier l’engagement en littérature se définit d’abord comme dévoilement du monde et appel à la liberté du lecteur : l’écrivain engagé n’impose pas un point de vue idéologique ou politique, il « a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l’homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l’objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité5 ». Il appelle l’action, mais prétend ne pas en déterminer le contenu. C’est bien cette habileté que Sartre, dès 1938, reconnaissait à l’écrivain américain John Dos Passos, dont l’entreprise était « de nous montrer ce monde-ci, le nôtre. De le montrer seulement, sans explications ni commentaires6 », afin de susciter un sentiment de rejet : « dans la société capitaliste, les hommes n’ont pas de vies, ils n’ont que des destins : cela, [Dos Passos] ne le dit nulle part, mais partout il le fait sentir ; il insiste discrètement, prudemment, jusqu’à nous donner un désir de briser nos destins7. » Nul doute que l’auteur de 1919 préfigure le modèle du romancier engagé que Sartre définira dix ans plus tard dans Qu’est-ce que la littérature ?. C’est en effet dans cet ouvrage que Sartre associe clairement l’acte de dévoiler le monde au désir et à l’appel de le changer : « L’écrivain engagé sait que la parole est action : il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer8. » Par rapport au roman à thèse qui, selon S. R. Suleiman, tend à « démontrer la vérité d’une doctrine politique, philosophique, scientifique ou religieuse9 », le roman engagé sartrien aurait apparemment un but plus modeste : il s’agirait d’amener le lecteur à s’interroger sur le monde représenté.
4On sent bien cependant la part d’ambiguïté d’une telle définition : l’auteur ne dévoile-t-il pas le monde de façon à orienter la réaction du lecteur ? Comme le roman à thèse, le roman engagé tel que le définit Sartre serait donc un genre qui programme sa lecture.
5Or, selon le philosophe, l’art ne peut que susciter un seul type d’action, étroitement lié à la valeur qu’il incarne, la liberté. La théorie sartrienne de l’engagement apparaît ainsi comme indissociable de la définition que l’auteur donne de l’art comme « fin absolue ». Dans le deuxième chapitre de Qu’est-ce que la littérature ? intitulé « Pourquoi écrire ? », Sartre avance en effet que si l’œuvre d’art n’a pas de fin, comme le soutient Kant, c’est précisément parce qu’elle est une fin en elle-même, se présentant « comme une tâche à remplir », proposée à la liberté humaine. Cette tâche, qui résonne en toute œuvre à la manière d’un « impératif catégorique », Sartre la définit comme l’appel à « la reprise totale du monde » par le lecteur ou le spectateur10. Parce qu’il est appel à la réappropriation du monde et donc à la liberté, l’art est donc en soi « valeur », et on comprend mieux alors ce qu’entend Sartre quand il affirme que l’œuvre d’art s’oppose « par essence » à « l’utilitarisme bourgeois » comme à « l’utilitarisme communiste11 ». Soumettre l’art à d’autres valeurs reviendrait à subordonner la liberté humaine à des intérêts qui ne peuvent qu’être inférieurs : dès lors qu’elle est conçue comme moyen au service d’une fin, avance Sartre, l’œuvre littéraire déchoit de son statut d’œuvre d’art pour devenir littérature de « propagande ».
6Sans être nommément cité, le roman à thèse, parce qu’il est identifié à la propagande, apparaît donc dans Qu’est-ce que la littérature ? non seulement comme le contre-modèle du roman engagé, mais comme un danger pour la littérature elle-même. On peut toutefois penser que si Sartre cherche autant à souligner l’écart qui sépare les deux genres, c’est précisément parce que, sur le plan des textes, et non plus sur celui de la théorie, la différence n’est pas si évidente, et que c’est sur ce plan qu’éclatent les contradictions théoriques évoquées ci-dessus : comment dévoiler sans dénoncer, comment faire coïncider chez le lecteur reconnaissance du monde quotidien et désir de le modifier sans trahir ni promouvoir une axiologie donnée ? La seule différence avec le roman à thèse consisterait-elle dans la revendication d’une valeur universelle et abstraite, comme la liberté, dont les possibilités et moyens pratiques d’incarnation sont par définition moins déterminés ?
Le roman à thèse, un genre autoritaire
7Si toute œuvre de fiction peut, selon S. R. Suleiman, se prêter à une lecture « à thèse » dans la mesure où « il est toujours possible d’en extraire une maxime ayant une portée générale12 », les romans à thèse présentent cependant des traits reconnaissables qui les distinguent des autres récits. S. R. Suleiman définit ainsi ce type de textes selon trois critères spécifiques. Ce sont d’une part, « la présence d’un système de valeurs inambigu, dualiste » ; d’autre part, « la présence, fût-elle implicite, d’une « règle d’action adressée au lecteur13 ». Enfin, le dernier critère est celui de la présence d’un intertexte doctrinal, quelle que soit sa nature14.
8Deux éléments sont par ailleurs à retenir de l’approche modale que retient dans un premier temps S. R. Suleiman et qui vise à définir l’essence du genre, indépendamment des structures narrative ou thématiques des œuvres individuelles : tout d’abord, le fait que « le roman à thèse ne se caractérise pas par un contenu particulier mais bien par « la prise en charge d’une histoire par un système de signification – ou, si l’on veut, par un mode de discours – spécifique15 ». Ensuite, dans la mesure où le roman à thèse formule lui-même, d’une façon insistante, la thèse qu’il est censé illustrer, il constitue un genre foncièrement autoritaire. Mais à la différence de la parabole biblique ou de la fable, dont l’autorité émane d’une instance transcendante et donc extérieure au récit, l’autorité du roman à thèse est totalement immanente, en ce qu’elle repose sur la crédibilité de la narration entièrement informée par un « supersystème idéologique » présent à tous les niveaux du texte. C’est pourquoi S. R. Suleiman la qualifie de « fictive », au sens propre d’« issue de la fiction ».
9On remarquera que cette définition du roman à thèse se heurte d’emblée à la conception sartrienne de l’engagement, analysée plus haut comme appel à la liberté du lecteur : il semble bien que la dimension autoritaire, constitutive du roman à thèse, est précisément, non pas tant ce qui fait défaut, mais plutôt ce que refuse de rendre explicite et visible le roman engagé. Sartre, dont on connaît la répulsion pour toute forme d’omniscience du narrateur, qu’il considère comme une atteinte à la liberté et donc à l’humanité des personnages16, ne louait-il pas précisément l’habileté de Dos Passos à faire de ses lecteurs des « révoltés » sans rien « dire », mais en faisant « partout sentir » ? Le roman engagé, tel qu’il est défini sur le plan théorique, constituerait-il alors une variante élégante, nuancée (mais peut-être aussi manipulatrice et hypocrite) du roman à thèse, qui consisterait à dissimuler avec habileté le supersystème idéologique de l’œuvre ?
10Seule une analyse des textes du corpus mise en rapport avec l’étude structurale du roman à thèse que S. R. Suleiman entreprend dans la suite de son ouvrage peut nous permettre de trancher la question. Nous nous intéresserons donc successivement aux deux modèles structuraux narratifs évoqués : la « structure d’apprentissage » et la « structure antagonique ». Nous étudierons exclusivement dans les pages qui suivent les textes de Vittorini, Calvino, Pratolini et Camus, réservant pour plus tard l’analyse du Sursis de Sartre. Nous verrons alors dans quelle mesure les écarts relevés entre nos œuvres et le modèle du roman à thèse sont révélateurs d’une spécificité du roman engagé tel que le définit et met en pratique Sartre et si, inversement, Le Sursis épuise les ressources et ambiguïtés du genre. Cette démarche devrait nous conduire à élaborer un paradigme global du roman engagé d’après-guerre.
Malaise dans l’apprentissage
11Un élément essentiel du roman à thèse sur lequel repose la structure d’apprentissage est, selon S. R. Suleiman, « la présence de deux espaces idéologiques disjoints et contrairement valorisés17 », qui constituent les deux pôles entre lesquels se meuvent les personnages et qui donne sens à leur parcours. Si tous les romans de notre premier corpus présentent une structure qui rappelle celle du roman d’apprentissage, tous ne lui prêtent pas la même importance, ou, plus exactement, ne lui confient pas la totalité et l’exclusivité de la charge démonstrative. Nous nous concentrerons donc principalement ici sur le roman qui, mieux que les autres, semble renvoyer au roman d’apprentissage : Le Sentier des nids d’araignée de Calvino18.
12Le récit de l’écrivain italien fait en effet appel à un schéma narratif qui assume traditionnellement une valeur exemplaire, le conte. On y retrouve plusieurs fonctions des personnages du conte telles qu’elles ont été recensées par Vladimir Propp19. La « situation initiale », présentée dans le premier chapitre, définit Pino comme un « vieil enfant », qui s’amuse à se moquer des adultes pour lutter contre « le brouillard de solitude qui l’opprime20 » (14 ; 22). L’histoire commence vraiment quand les hommes du café demandent à Pino de dérober le pistolet d’un marin allemand, client de sa sœur, prostituée. La deuxième fonction qui suit l’ouverture, celle où « le héros se fait signifier une interdiction21 », est ici renversée en « ordre ». S’ensuit donc non pas une « transgression », mais une désobéissance : Pino, après l’avoir volé, garde le revolver au lieu de le remettre aux adultes. Arrêté par les nazis, il est envoyé en prison, puis s’évade à l’aide de Loup Rouge, un jeune partisan communiste. À la désobéissance succède ainsi « la fuite » qui conduit Pino auprès des partisans, plus exactement auprès du détachement de Marle, dans les montagnes. La « quête » qu’effectue Pino au cours du récit est double : il veut retrouver les « nids d’araignée » qu’il a surpris dans la forêt et, surtout, il cherche l’ami à qui montrer cette incroyable découverte. Le « dénouement » marque le succès de cette double quête : Pino retrouve intacts les nids et « le Cousin », un partisan du détachement de Marle, se révèle être le grand ami tant recherché.
13C’est ici le régime de focalisation interne qui domine, à l’exception du chapitre IX, dont l’action se déroule en l’absence de Pino. Mais le regard de l’enfant sur le réel potentiellement « idéologique » dans lequel il est plongé, en tant que membre occasionnel de la lutte partisane, est essentiellement « infra-idéologique » : fascistes, nazis et partisans ne sont pas jugés en fonction de leur appartenance à un camp ou à un autre, mais en fonction de la sympathie qu’ils inspirent à Pino, selon des motifs aussi divers que prosaïques. Le regard de Pino a donc un effet de nivellement de la réalité, toute action étant mise sur le même plan par cet enfant qui « vit l’histoire comme un événement naturel et la nature comme histoire, sans distinctions22 » : la bataille que livrent les partisans, l’histoire d’amour entre Marle et Giglia et la lumière étrange des lucioles. Ce regard n’est cependant pas privé de tout jugement : si les nazis sont tour à tour aussi ridicules ou enviables que les partisans, c’est avant tout parce que les deux camps sont composés des « grands », cette « race traîtresse, équivoque23 » (38), qui reste pour Pino à jamais incompréhensible et à l’égard de laquelle il éprouve des sentiments ambivalents de fascination et de répulsion. La bipartition du récit de Calvino se joue bien là, entre le monde de Pino, qui renvoie au jeu, à la nature merveilleuse, à la fable, et la « race » des hommes, qui font l’histoire dans la violence, et pour de vrai.
14Mais cette bipartition correspond-elle forcément à un pôle positif et à un pôle négatif comme cela est le cas dans le roman à thèse ? Rien n’est moins sûr : la nature, loin d’être un lieu d’harmonie et de paix, est présentée comme essentiellement ambivalente. Ainsi, au chapitre II, la promenade de Pino sur le sentier qu’il affectionne tant débouche sur la découverte que les araignées rongent des vers et s’accouplent en émettant des filets de bave, « dégoûtantes comme les hommes24 » (40), tandis qu’au chapitre VII le bois enchanté donne à voir le spectacle terrifiant d’un crapaud grimpant sur le ventre d’un cadavre humain. Les adultes, quant à eux, suscitent les moqueries de Pino qui pourtant sait bien que, sans leur compagnie, il serait absolument seul, étant exclu par les enfants de son âge. Du reste, la découverte des nids d’araignées n’a d’importance que dans la mesure où elle est partagée avec un autre et l’intégration de Pino dans une communauté semble être le véritable objectif que poursuit le jeune garçon.
15Dès lors, la structure d’apprentissage qui fonde le conte perd de sa lisibilité axiologique : le désir d’intégration de Pino ne le conduit-il pas à accepter toute communauté qui s’ouvrirait à lui, sans distinction ? On peut également se demander si, malgré la référence explicite au schéma progressif du conte, l’histoire de Pino correspond bien à une évolution du personnage : aucune étape de son parcours ne semble le rapprocher de son but, au contraire, et le garçon lui-même ne change pas de comportement, ne donne aucun signe de mûrissement, tout se passant comme si les événements ne laissaient aucune trace sur sa façon d’être et d’agir dans le monde. Le roman semble cependant se conclure sur une image positive, qui pourrait être comprise comme le signe d’un aboutissement heureux des aventures de Pino : les retrouvailles avec le Cousin.
16L’hypothèse d’une réconciliation ultime des deux pôles entre lesquels le garçon oscillait depuis le début du roman, celui de l’enfance et celui du monde adulte, de la nature merveilleuse et du réel historique, pourrait être confirmée par le discours proprement idéologique que tient le commissaire Kim au chapitre IX et qui donne sens à la conclusion comme à l’ensemble du roman en établissant un lien étroit entre nature et histoire. Ce chapitre fait figure d’hapax dans le récit : du point de vue narratif, il est le seul qui se déroule en l’absence de Pino et qui se soustrait donc à son regard métamorphosant. Sur le plan thématique, il est également le seul à aborder de façon sérieuse la question de l’enjeu idéologique, politique et social de la lutte partisane. Calvino était bien conscient de la rupture qu’un tel chapitre constituait dans l’économie de l’œuvre, mais il justifia son geste par la nécessité où il se trouvait de donner une orientation idéologique à son récit. « Pour satisfaire la nécessité de la greffe idéologique, je choisis de concentrer les réflexions théoriques dans un chapitre qui se détache du ton des autres, le IX, celui des réflexions du commissaire Kim, presque une préface insérée au milieu du roman25 », avance l’écrivain. Cette « préface » idéologique qui donne son sens au roman, Calvino la résume lui-même en deux mots : « la réduction de la conscience partisane à un quid élémentaire, ce que nous avions connu auprès de nos compagnons les plus humbles, et qui devenait la clé de l’histoire présente et future26 ». Cette conviction va à l’encontre de la rhétorique hagiographique qui dominait au lendemain de la Libération et qui, selon Calvino, dissimulait la « véritable essence » de la Résistance, « son caractère primaire27 ».
17Le roman entier peut donc se lire comme une réfutation de cette vision de la Résistance, comme la démonstration par l’histoire elle-même du caractère « élémentaire », « primaire » de l’engagement de la grande partie des partisans ordinaires. Kim développe cette idée fondamentale dans la discussion qui l’oppose au commandant Ferreira. Ce dernier est un ouvrier, qui conçoit la guerre partisane comme « quelque chose d’aussi exact, d’aussi précis qu’une machine28 » (151) et dont les ressorts sont ceux de la conscience de classe et de l’aspiration révolutionnaire. C’est par respect pour un idéal auquel il croit fortement (le communisme) qu’il se bat et qu’il inspecte avec Kim un détachement comme celui de Marle : il s’agit de forger chez ces hommes, rassemblés par les hasards de la guerre, une véritable conscience de classe qui les réunisse définitivement en temps de paix. Kim, étudiant en médecine, est en revanche convaincu qu’il faut d’abord donner un sens à la vie des partisans. C’est précisément parce que celui-ci leur manque et qu’ils en souffrent qu’ils se jettent à corps perdu dans la bataille. Le sens du combat réside donc, selon le jeune homme, dans « une grande envie de rachat, élémentaire, anonyme, née de toutes nos humiliations : pour l’ouvrier, celle d’être exploité ; pour le paysan, celle de son ignorance ; pour le bourgeois, celle de ses inhibitions ; pour le paria, celle de sa corruption29 » (163).
18Le discours de Kim justifie ainsi la matière du récit et son mode de narration (le choix de partisans et d’une voix narrative qui ont une dimension « infra-idéologiques ») et se trouve confirmé par l’histoire racontée. En effet, le récit entier semble fonctionner comme « un laboratoire d’expériences30 » qui finit par démontrer la validité des hypothèses du jeune étudiant : des hommes dépourvus de toute idéologie politique et de toute conscience de classe se sont engagés dans la lutte avec passion, et pour certains d’entre eux (notamment Pino et le Cousin) la guerre semble avoir été, paradoxalement, l’occasion d’une réconciliation avec le monde et avec soi-même.
19Une sorte de tension surgit donc bien au cœur même du processus d’apprentissage, faisant du malaise qui en résulte un des ressorts du récit. Contrairement à ce que pouvait laisser supposer la structure du conte, on ne peut en effet parler d’apprentissage exemplaire pour qualifier les aventures de Pino : non seulement le personnage n’évolue pas vraiment au cours du récit, mais encore il semble impossible d’assimiler les deux pôles entre lesquels ce dernier oscille à des valeurs exclusivement positive et négative. Néanmoins, le discours de Kim, ordonnant selon une logique transcendante les aventures éparses des personnages et les intégrant dans un « supersystème idéologique », leur donne un sens bien défini et confère une lisibilité indéniable au parcours si peu évolutif de Pino. Reste à savoir cependant si l’orientation donnée par Kim au récit en épuise toutes les interprétations possibles, autrement dit si la leçon du Sentier des nids d’araignée est aussi univoque qu’il y paraît. Nous y reviendrons.
La structure antagonique en question
20Le modèle antagonique dans le roman à thèse tel que le décrit S. R. Suleiman retrace l’affrontement entre deux adversaires « qui ne sont pas égaux d’un point de vue éthique et moral31 ». Le conflit oppose « deux forces, dont l’une (celle du héros) est identifiée comme la force du bien, l’autre étant identifiée comme la force du mal32 ». Trois textes de notre corpus présentent, sur le plan de la diégèse, une histoire de type antagonique : il s’agit d’abord du roman de Camus, qui retrace le combat des habitants d’Oran contre l’épidémie de la peste et qui opère une transposition, explicitée par l’auteur lui-même, « de la résistance européenne contre le nazisme33 », appelée parfois la « peste brune », mais aussi du combat universel et métaphysique que les hommes sont appelés à livrer au mal. Il s’agit ensuite de l’ouvrage de Vittorini Les Hommes et les autres, qui met en scène N2 (nom de code pour Naviglio 2), chef d’une section des GAP (Gruppi d’azione partigiana), doublement engagé dans la lutte armée contre les nazis et les fascistes à Milan en 1944 et une histoire d’amour sans issue avec Berthe. Enfin, Chronique des pauvres amants de Pratolini, qui raconte l’histoire des habitants d’une rue populaire de la capitale toscane, la Via del Corno, durant la phase de consolidation du régime fasciste, entre 1925 et 1926, et qui met en scène deux groupes, les communistes et les fascistes.
21Ces textes ont l’intérêt de reposer sur une structure actantielle proche de celle du récit antagonique telle que la décrit S. R. Suleiman : la présence d’un ou plusieurs « anti-sujet » et « anti-adjuvant », rendant les catégories actantielles plus symétriques, accentue le caractère binaire, proprement antagonique, du monde représenté. Ainsi, le communiste Maciste, dans Chronique des pauvres amants, trouve dans le personnage du Pisan, chef des brigades fascistes, son rival (l’anti-sujet), tout comme son adjuvant Ugo trouve dans Osvaldo, « apprenti fasciste » comme Ugo, « apprenti communiste », son symétrique inverse (l’anti-adjuvant). La scène finale du roman de Vittorini oppose le partisan au chef fasciste (le sujet N2 et l’anti-sujet Chien Noir) tandis que le récit multiplie les figures d’adjuvants (Gracchus, El Paso, et tous les membres de l’équipe de N2) et d’anti-adjuvants : le capitaine Clemm, les soldats allemands, les fascistes… Dans La Peste, l’opposition entre sujet et anti-sujet est moins cernable, dans la mesure où l’ennemi qu’affrontent Rieux et ses compagnons est un fléau intangible. Mais Cottard joue un rôle très précis d’anti-adjuvant : il a des « affinités » (133) avec la peste et il apporte son soutien moral à l’ennemi. Les adjuvants deviennent au fil du texte de plus en plus nombreux, l’ensemble des citoyens venant prêter main-forte à Rieux et à ses compagnons de la première heure, Tarrou et Grand.
22À cette bipartition structurale du personnel narratif et de l’espace narratif dans son ensemble, est étroitement lié ce que S. R. Suleiman décrit comme « une simplification et un agrandissement mythique de l’histoire contemporaine34 » : la structure antagonique aurait pour effet de « binariser » le réel, en « réduisant ses complexités à de simples dichotomies35 ».
23Dans Chronique des pauvres amants, la dichotomie qui oppose fascistes et antifascistes trouve son expression la plus visible dans une personnification des idéologies qui fonctionne tant sur le plan de l’énoncé que sur celui de l’énonciation : pour le lecteur comme pour les habitants de la Via del Corno, « le fascisme c’est Carlino ; l’antifascisme c’est Maciste36 » (386). Par le biais de Maciste se voit du reste confirmée une assimilation qui traverse tout le livre, celle de l’antifascisme et du communisme. À l’exception du député socialiste Bastai, les opposants au fascisme évoqués dans le roman sont tous communistes, comme s’il s’agissait là de la seule voie politique et idéologique de contestation. Or on sait bien que les opposants au régime à peine établi se recrutaient aussi dans les rangs des socialistes, des chrétiens de gauche ou des libéraux. Cette simplification de la complexité du réel historique s’accompagne d’une symbolisation fortement axiologisée, qui est due au recouvrement de la sphère politique par la dimension morale : cette tendance, perceptible tout au long du livre, éclate dans le chapitre XIV, lors de la « Nuit de l’Apocalypse » où s’affrontent les héros. Associé à « l’ange de l’Annonciation37 » (242), Maciste s’oppose au Pisan, « archange à l’épée levée38 » (229) qui rappelle Lucifer : l’affrontement prend alors les dimensions d’une bataille entre deux chevaliers qui incarnent d’un côté les forces de la Vie et du Bien, de l’autre les forces de la Mort et du Mal.
24Les Hommes et les autres procède également à une simplification de l’histoire, la résistance aux occupants étant évoquée exclusivement par le biais de la lutte armée des GAP, ainsi qu’à une absolutisation des valeurs incarnées par les deux adversaires, la structure antagonique acquérant au fil du texte une dimension morale et métaphysique. Le titre même, en italien, Uomini e no, entend mettre l’accent sur « les nombreuses possibilités inhumaines de l’homme39 » et nul doute que les fascistes, et en premier lieu leur chef au surnom animal, Chien Noir, qui doit autant son nom à son habitude de faire dévorer des prisonniers par des chiens qu’à sa cruauté, incarne la part « noire » de l’être humain. Dans tout le roman semble courir, tel un fil rouge, l’identification des nazis à des hommes qui ont renié leur humanité – mais qui ne sont pas inhumains pour autant, c’est là tout le tragique de la situation – et des résistants à des hommes qui sont « plus hommes » (« più uomini ») parce qu’ils souffrent, thème déjà présent dans Conversation en Sicile40.
25Enfin, La Peste, en tant que transposition allégorique de l’Occupation, opère par définition une simplification du réel historique et un agrandissement mythique : si les citoyens de la ville assiégée par la peste ne donnent lieu à aucune description de type héroïque – ils ne font que tirer les conséquences pratiques de la maladie –, en revanche la peste prend rapidement au cours du récit une dimension mythique, représentant le Mal absolu qui s’abat sur les hommes. La récurrence d’expressions telles que « vent furieux de la peste », « eaux de la peste », « flamme », « bourrasque » (195) indiquent bien que les éléments s’unissent dans leur violence destructrice pour mener contre l’homme un combat proprement cosmique.
26La structure antagonique semble ainsi constituer un critère ambivalent de l’appartenance des textes étudiés au genre à thèse. D’une part, elle accentue la binarité du monde représenté et renforce l’axiologie dont celle-ci est porteuse : elle rend le conflit plus lisible en opposant explicitement les « bonnes » valeurs aux « mauvaises ». D’autre part, nous avons vu avec Les Hommes et les autres et La Peste que, lorsqu’il aboutissait à inscrire l’épisode conjoncturel dans un cadre moral ou métaphysique qui le dépasse, l’agrandissement mythique de l’histoire risquait de contrevenir à un trait essentiel du roman à thèse, à savoir la possibilité d’une interprétation univoque de l’histoire racontée. Rappelons que dans le roman à thèse en effet, « l’histoire elle-même se prête le moins possible à une lecture plurielle41 ». Or c’est précisément à ce type de lecture que tendent, dans une certaine mesure qui sera éclaircie plus loin, Pratolini, Vittorini et Camus.
27L’appartenance des textes étudiés ici au genre du roman à thèse se révèle ainsi, à ce stade de l’analyse, pour le moins problématique. Tout se passe en effet comme si les textes envisagés présentaient de nombreux traits du roman à thèse sans jamais correspondre parfaitement au modèle, soit parce que l’application de chacun de ses principes n’est pas rigoureuse, soit parce qu’il manque toujours un élément, ce qui menace la cohérence du système, faisant ainsi signe vers ce qui est peut-être un trait propre au roman engagé. Dès lors, la différence entre les deux genres serait moins substantielle que relationnelle, en ce sens que le roman engagé se définit surtout par le type d’écart qu’il introduit à l’égard du roman à thèse. L’étude du roman engagé sartrien, Le Sursis, devrait contribuer à approfondir cette hypothèse.
Le roman engagé sartrien
28Notre choix de traiter séparément Le Sursis, du moins dans un premier temps, correspond avant tout à un souci de clarté d’exposition qui tient compte de la complexité des rapports unissant la pensée théorique de Sartre, philosophique comme littéraire, et son écriture romanesque. Il ne s’agit pas de faire du roman sartrien le modèle du roman engagé à l’aune duquel les autres textes seraient évalués, mais de voir comment le roman de Sartre se distingue du roman à thèse et se rapproche, dans et par cet écart même, des autres textes du corpus.
Un roman de l’engagement
29Le Sursis, écrit entre 1941 et 1944, fut publié conjointement au premier tome des Chemins de la Liberté, intitulé L’Âge de raison. L’action de ce roman se déroulait dans un laps de temps très court, du 13 au 15 juin 1938 et autour de neuf personnages principaux : Mathieu (le protagoniste), Marcelle, Daniel, Ivich, Boris, Lola, Brunet, Sarah, Jacques, Odette. Le Sursis procède par élargissement, ajoutant à ces figures dix-huit nouveaux personnages de fiction et une trentaine de personnages historiques, déployant l’action sur une semaine (du 23 au 30 septembre 1938) et sur un espace fragmenté (Paris, Laon, Juan-les-Pins, Berlin, Marrakech, Munich, Londres…). Ce qui unifie les personnages et les lieux, c’est la crise internationale de Munich, ce sursis accordé par les Alliés à Hitler avant la déclaration de guerre en 1939. C’est-à-dire, en termes sartriens, l’irruption de l’histoire dans les existences individuelles et la découverte, pour chacun, de sa propre historicité.
30Le thème du livre, la menace d’une guerre qui pèse sur tous, pourrait a priori susciter au moins trois lieux d’engagement qui seraient autant d’axes antagoniques du roman à thèse : les deux premiers, d’ordre historique et politico-idéologique, résulteraient d’une part de la confrontation entre le camp des Alliés et celui des Allemands, d’autre part de l’opposition entre munichois et anti-munichois. Le troisième antagonisme, de nature morale et philosophique, distinguerait une attitude responsable (l’engagement en faveur d’un camp ou d’un autre) d’une attitude de fuite. Ces antagonismes pourraient logiquement se prêter, étant données les circonstances d’énonciation et la personnalité de l’énonciateur, à une valorisation : Sartre est décidément du côté des Alliés quand il écrit le livre, il sait que les accords de Munich ont mené à la guerre et n’auront été qu’un leurre et il se plaît, depuis Les Mouches, à diviser l’humanité entre les « salauds », ou les « lâches », et les autres. Et pourtant, force est de constater, dans Le Sursis, l’absence de structures antagoniques explicites.
31De fait, l’Allemagne nazie ne fait pas plus l’objet d’une diabolisation que le camp des Alliés n’est valorisé, Sartre opérant une relativisation généralisée qui correspond à un nivellement par le bas. La subjectivité fictive des puissants est ainsi systématiquement tournée vers des préoccupations prosaïques42 et les partisans des deux camps ne donnent pas davantage lieu à une axiologisation des deux pôles. Munichois ou antimunichois, partisan du régime hitlérien ou des démocraties européennes, aucun personnage sartrien n’assume un rôle exemplaire. Sur le plan moral non plus, du reste : même Gomez, le peintre espagnol qui s’est engagé dès les premières heures de la Guerre d’Espagne du côté des républicains et qui semble posséder (mais jusqu’à la caricature), toutes les qualités du héros malrucien43 ne saurait proposer une alternative satisfaisante à Mathieu, intellectuel rongé d’incertitudes et de doutes44. Brunet, le militant communiste qui incarne, en contre-point de Gomez l’aventurier, une autre tentation de Mathieu, celle de l’engagement politique, ne joue pas non plus à son égard un rôle de modèle45. Quand il est mentionné, l’engagement des personnages ne donne donc lieu à aucune valorisation positive et ne saurait servir de frontière entre des pôles antagoniques qui structureraient le récit.
32De cette absence de bipolarisation axiologique découle l’impossibilité du récit de figurer des parcours d’apprentissage exemplaires, positifs ou négatifs. Le Sursis est le roman de l’attente et des faux espoirs. Après avoir cru à l’imminence de la guerre et subi de plein fouet le reflux de l’histoire, la majeure partie des personnages se retrouvent à la fin du récit livrés à eux-mêmes, avec le sentiment amer d’avoir laissé passer l’occasion de se révéler. Comme le souligne Sartre, les deux premiers tomes du cycle constituent « l’inventaire des libertés fausses, mutilées, incomplètes, une description des apories de la liberté46 ».
33Et pourtant, d’un tome à l’autre, et même du début à la fin du Sursis, les personnages ont évolué : Sartre reconnaît que si Mathieu n’a pas « progressé », il a tout de même dépassé une étape importante, « il a achevé de se libérer de son passé. Quand le sursis s’achève, ses affaires sont en ordre, son compte est réglé. […] Il est seul, prêt pour sa liberté47 ». Dès lors, la question qui se pose est celle de savoir si, parvenu au seuil de l’engagement, c’est-à-dire à la conscience de sa liberté, Mathieu va ou non le franchir. Or le parcours de Mathieu, comme celui des autres personnages du roman, reste à jamais inachevé, Sartre n’ayant jamais porté à leur terme Les Chemins de la liberté.
34On sait que les raisons qui ont poussé l’écrivain à délaisser son projet romanesque, au beau milieu du quatrième tome, intitulé Drôle d’amitié, sont nombreuses et mal éclaircies48. L’hypothèse formulée par Simone de Beauvoir, selon laquelle Sartre ne s’intéresserait au devenir de ses personnages que dans la mesure où ceux-ci sont des individus qui cherchent à s’engager, et non pas des individus engagés, nous semble cependant particulièrement éclairante. « Pour ses héros, à la fin de Drôle d’amitié, les jeux étaient faits : le moment critique de leur histoire, c’est celui où Daniel embrasse avec emportement le mal, où Mathieu en vient à ne plus supporter le vide de sa liberté, où Brunet brise des os dans sa tête ; il ne restait à Sartre qu’à cueillir des fruits délicatement mûris ; il préfère défricher labourer, planter49. » Dès lors, il semblerait plus juste, afin de rendre compte de cet intérêt marqué pour le moment du choix, du caractère progressif d’un récit et d’un parcours qui ne parviennent pas à terme, de parler, pour Le Sursis, de « roman de l’engagement ». Cette notion aurait, nous semble-t-il, le mérite de distinguer la manière particulière dont Sartre – articulant les thèmes de l’apprentissage et de l’antagonisme – s’approprie la question du rapport entre roman engagé et roman à thèse.
35Le roman sartrien entretient donc des rapports ambivalents avec le roman à thèse. Si sa structure n’est ni celle du récit antagonique ni celle du roman d’apprentissage exemplaire, s’il ne présente la trace d’aucun « système de valeurs inambigu, dualiste », selon les termes de S. R. Suleiman, il se caractérise néanmoins par une forte tension téléologique, c’est-à-dire que le récit « est déterminé par une fin qui lui préexiste et la dépasse50 ». En effet, Sartre dévoile dès son « Prière d’insérer », qui introduit les deux premiers volumes des Chemins de la liberté, l’horizon vers lequel tend le cycle :
Mon propos est d’écrire un roman sur la liberté. J’ai voulu retracer le chemin qu’ont suivi quelques personnes et quelques groupes sociaux entre 1938 et 1944. Ce chemin les conduira jusqu’à la libération de Paris, non point peut-être jusqu’à la leur propre. Mais j’espère du moins faire pressentir par-delà ce temps où il faut bien que je m’arrête, quelles sont les conditions d’une délivrance totale51.
36Cette capacité « à faire pressentir », Sartre la louait chez Dos Passos, parce qu’elle allait de pair, nous l’avons vu, avec une absence de « dire ». Cependant, il n’est pas certain que Sartre soit lui-même parvenu à faire tenir ensemble les deux termes de l’équation, à faire sentir sans démontrer, comme l’ont relevé des lecteurs et critiques de l’époque. Ainsi, pour M. Blanchot, le lecteur « pressent » bien que l’expérience décrite « est probablement liée à une morale » et que les chemins que nous fait suivre l’auteur « se dirigent vers une fin qu’il nous recommande ou un but définitif qu’il nous indique52 ».
37En outre, il convient de souligner que, à l’instar du roman à thèse, le roman sartrien possède un intertexte doctrinal, en l’occurrence la philosophie existentialiste, qui détermine l’orientation du roman53. Cependant, pas plus que l’on ne saurait inférer de la charge théorique de l’œuvre son appartenance au roman à thèse54, on ne saurait affirmer, comme le fait S. R. Suleiman à propos de ce dernier, que cette doctrine est porteuse d’un ensemble fixe et déterminé de valeurs et encore moins d’une règle d’action univoque adressée au lecteur.
38Inscrite au cœur même du roman sartrien, la pluralité est bien ce qui distingue, en dernière instance, l’œuvre sartrienne du roman à thèse. En effet, cette pluralité non seulement est voulue, déterminant des procédés de narration spécifiques (le simultanéisme et la multiplication des points de vue, que nous analyserons plus loin) mais fait encore partie du projet métaphysique de l’auteur : représenter des individus pris au piège de leur liberté dans un monde de contingences, où tout choix est possible et en même temps irréversible. C’est bien en tant que forme-sens, où la technique romanesque est indissociable de l’intention philosophique, que le roman engagé sartrien doit à présent être analysé.
Un roman de situation
Pendant la bonace trompeuse des années 1937-1938, il y avait des gens qui pouvaient encore garder l’illusion, en certains milieux, d’avoir une histoire individuelle bien cloisonnée, bien étanche. C’est pourquoi j’ai choisi de raconter L’Âge de raison comme on le fait d’ordinaire, en montrant seulement les relations de quelques individus. Mais avec les journées de septembre 1938, les cloisons s’effondrent. L’individu, sans cesser d’être une monade, se sent engagé dans une partie qui le dépasse. Il demeure un point de vue sur le monde, mais il se surprend en voie de généralisation et de dissolution. C’est une monade qui fait eau, qui ne cessera plus de faire eau. Pour rendre compte de l’ambiguïté de cette condition, j’ai dû avoir recours au « grand écran ». […] J’ai tenté de tirer profit des recherches techniques qu’ont faites certains romanciers de la simultanéité tels Dos Passos et Virginia Woolf55…
39Dans son « Prière d’insérer », Sartre lie donc expressément procédés de narration et propos philosophique, reconduisant ce qu’il écrivait déjà à la fin des années 1930 au sujet de Faulkner : « une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier56 ». La technique romanesque à l’œuvre dans Le Sursis est connue et correspond point par point à celle préconisée par l’auteur dans Qu’est-ce que la littérature ? quand il s’agit de définir la technique du « roman de situation », le plus « approprié à notre époque » : une narration « sans narrateurs internes ni témoins tout-connaissants », fonctionnant sur le principe d’une « relativité généralisée » qui fait qu’aucune des consciences présentées tour à tour n’a de point de vue privilégié sur les autres, sur soi et les événements57. De fait, par rapport au premier tome, Le Sursis procède non seulement par élargissement spatial et multiplication des personnages, mais également par élongation temporelle et accélération du rythme narratif et du passage d’une conscience à une autre. L’effet de simultanéité résulte à la fois de la rapidité de la succession des points de vue et du lien extrêmement serré qui associe ces derniers les uns aux autres, selon un procédé qui relève moins, comme on l’a souvent dit, du « fondu enchaîné » cinématographique que de l’esthétique du « montage par attraction58 ». Cette technique, définie et mise en œuvre par Eisenstein, elle-même héritée de l’esthétique symboliste des correspondances, consiste à relier deux séquences au moyen d’éléments associatifs qui, dans Le Sursis, sont extrêmement inventifs et variés.
40Les deux aspects de la technique sartrienne (une narration sans « narrateurs internes ni témoins tout-connaissants » et le simultanéisme) répondent à la fois à un souci de nature esthétique et à un impératif d’ordre moral. L’attaque contre le narrateur omniscient, qui prendrait à l’égard de ses personnages le « point de vue de Dieu », avait déjà été lancée par Sartre en 1939, dans son célèbre article « M. François Mauriac et la liberté59 ». La tradition du narrateur démiurge y était contestée au motif que, nuisant à la liberté des personnages, elle transformait ces derniers en « choses ». Quand il écrit Le Sursis, Sartre tire les conséquences pratiques de son raisonnement : comment donner une représentation juste de la guerre, cet impensable qui, comme le dit Pascal de l’univers, « est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part », si l’on refuse le point de vue de Dieu ? La solution de Sartre, qui consiste à multiplier à l’infini le point de vue de Fabrice à Waterloo, se trouve d’abord motivée par des fins esthétiques : fonder l’existence romanesque (« Voulez-vous que vos personnages vivent ? Faites qu’ils soient libres » écrit-il60) et donner l’image la plus fidèle possible de cette « totalité détotalisée61 » qu’est la guerre.
41La technique du « sans narrateurs internes ni témoins tout-connaissants », qui constitue une alternative au point de vue de Dieu, est ouvertement recommandée dans Qu’est-ce que la littérature ? et se trouve alors plus précisément justifiée par la fonction morale assignée au romancier en 1947 (rendre compte de son époque) qui elle-même découle d’une mutation de la situation historique de la société. L’omniscience du narrateur se présente en effet désormais comme une incongruité, un anachronisme dans « un système en pleine évolution », qui ne connaît que des « mouvements relatifs62 » depuis les années 1930 :
Au lieu que nos prédécesseurs croyaient se tenir en dehors de l’histoire et s’étaient élevés d’un coup d’aile à des cimes d’où ils jugeaient les coups en vérité, les circonstances nous avaient replongés dans notre temps […] Puisque nous étions situés, les seuls romans que nous puissions songer à écrire étaient des romans de situation, sans narrateurs internes ni témoins tout-connaissants63.
42Que s’est-il passé à cette époque ? Les Français, nous dit Sartre, ont découvert, à la suite de « la crise mondiale, l’avènement du nazisme, les événements de Chine, la guerre d’Espagne » leur « historicité » : « dans tout ce que nous touchions, dans l’air que nous respirions, dans la page que nous lisions, dans celle que nous écrivions, dans l’amour même, nous découvrions comme un goût d’histoire, c’est-à-dire un mélange amer d’absolu et de transitoire64. »
43Ce changement de perspective, c’est l’objet même du Sursis qui apparaît dès lors comme ce roman de situation que Sartre préconise et considère comme le seul roman possible à l’époque. Il en constituerait même la réalisation la plus parfaite, ayant précisément pour sujet la découverte de l’historicité et visant, par le biais des techniques romanesques évoquées ci-dessus, à « rendre à l’événement sa brutale fraîcheur, son ambiguïté, son imprévisibilité65 », autrement dit à transposer dans la littérature l’expérience existentielle du reflux de l’histoire.
44Ce n’est donc pas seulement la nature intrinsèquement philosophique du projet sartrien qui exclut toute possibilité d’une conclusion définitive, c’est encore la technique romanesque elle-même (une forme-sens qui réunit dans une relation de nécessité réciproque contenu théorique et expression littéraire) qui interdit toute inclusion du roman sartrien dans le genre à thèse. Malgré tout, nous avons montré que certains éléments propres au roman à thèse étaient reconnaissables dans Le Sursis : outre la présence d’un intertexte doctrinal et d’une orientation téléologique du récit qui tend à faire des premiers tomes les prolégomènes de l’engagement proprement dit, on décèle une volonté de démonstration évidente que la technique du réalisme brut ne parvient pas à effacer complètement. Ne serait-ce que parce que celle-ci, est-il besoin de le rappeler, est littéralement impraticable : la disparition totale de l’auteur derrière ses personnages, l’objectivité complète, la transcription brute de la réalité humaine sont impossibles dans le roman, comme dans n’importe quelle forme d’art.
45Derrière la pluralité apparente du roman sartrien se ferait ainsi jour une dualité fondamentale, à l’origine des contradictions et ambiguïtés relevées ci-dessus : celle qui déchire l’écrivain entre volonté abstraite de démonstration et désir de donner la liberté, et donc la vie, à ses personnages, d’être en somme, comme le dit J.-L. Curtis, « à la fois Husserl et Dos Passos66 » au sein du même livre. Cette dualité, on l’a vu, semble intrinsèque au projet philosophique et romanesque de Sartre, qui conçoit moins l’engagement comme la traduction en actes d’une prise de position d’ordre moral ou idéologique que comme la « conscience la plus lucide et la plus entière d’être embarqué », le passage d’un donné, accessible à la spontanéité immédiate (le fait pour chaque individu d’être situé), au « réfléchi67 ». Le roman engagé sartrien est alors l’aventure de cette prise de conscience, le romancier, ce marionnettiste qui veut dévoiler le monde pour donner au lecteur le désir de le changer : d’où l’ambiguïté d’un récit qui retrace les tâtonnements d’une conquête difficile et propre à chaque personnage tout en laissant entrevoir la finalité de ces recherches, qui raconte une quête spirituelle dont l’objet ne peut se découvrir que dans l’histoire et l’action concrète. Bref, une œuvre essentiellement double, ou plutôt déchirée, entre le questionnement des moyens pratiques et la certitude de la fin abstraite. Enfin, notons que Le Sursis, incarnation fidèle du roman engagé tel que le conçoit l’auteur de Qu’est-ce que la littérature ?, peut aussi se lire comme une mise en abyme de la tension irrésolue du projet sartrien : à l’instar de Mathieu qui se trouve libre « pour rien », Sartre s’arrêtera au seuil de l’action engagée, refusant de donner une conclusion positive à son cycle. Comme si, finalement, le texte lui-même mettait en scène le déchirement interne de l’écrivain, exhibant à la fois la tentation du roman à thèse et le refus de cette tentation.
46Or nous avons constaté une tension analogue dans les autres textes du corpus, où certains traits du roman à thèse affleurent à la surface du récit pour être aussitôt remis en question. Plus encore que l’oscillation des textes vers le roman à thèse, c’est le procédé d’exposition dont elle fait l’objet qui paraît constituer un point de convergence essentiel entre les œuvres et la spécificité du roman engagé.
L’engagement : une tension inscrite au cœur des textes
47Le déchirement entre la tentation du roman à thèse et son refus est de fait manifeste à tous les niveaux du texte : sur le plan de l’histoire racontée et de son sens pour le lecteur, bien moins univoque qu’il n’y paraît ; sur celui des personnages qui, étant jusqu’à la fin du récit en proie au doute, se dérobent de façon plus ou moins affirmée au schéma de l’apprentissage exemplaire ; enfin, sur le plan de l’énonciation, l’écrivain mettant en scène la tension qui l’anime par l’introduction de personnages scripteurs s’interrogeant sur le geste même d’écrire ainsi que par le recours à des procédés propres à chaque œuvre – polyphonie, montage, simultanéisme… – qui ont pour effet de remettre en question l’autorité fictive caractéristique du roman à thèse.
L’équivoque de l’histoire racontée
48Cette exigence est-elle maintenue dans le roman de Vittorini ? On peut se le demander. Le dernier chapitre du récit paraît en effet ouvrir un horizon proprement idéologique et politique : après avoir relaté la mort de N2 à la suite de l’affrontement avec Chien Noir, le narrateur met en scène un ouvrier qui commet son premier attentat dans le cadre de la Résistance. Ce coup d’essai est un échec, le jeune homme n’ayant pu se résoudre à tuer le soldat allemand. « J’apprendrai mieux » (« Imparerò meglio »), sont ses mots, les derniers du livre. Le message semble alors assez clair : le sort de la Résistance – et peut-être de l’Italie d’après-guerre – est désormais aux mains de la population ouvrière, qui succède aux partisans « intellectuels » dont N2 était le symbole68.
49Pourtant, plusieurs éléments viennent remettre en question le bel optimisme sur lequel s’achève in extremis le roman, et en premier lieu la mort de N2 : d’une part parce que celle-ci correspond malgré tout, pour le lecteur de ce récit essentiellement fondé sur les aventures du personnage, à la fin de l’histoire ; d’autre part parce qu’elle contamine, comme par avance, l’entreprise du jeune ouvrier. Ce dernier, à l’instar de N2 – dont on se demande s’il n’a pas, dans le duel ultime qui l’oppose à Chien Noir, cherché volontairement la mort à la suite de sa rupture avec Berthe – laisse ses sentiments personnels prendre le pas sur les impératifs de la lutte collective. S’il n’a pas tué le soldat allemand, c’est parce qu’il l’a trouvé « trop triste » et s’est en quelque sorte identifié à lui : « il avait l’air d’un ouvrier69 » (245).
50La fin de La Peste paraît elle aussi ambiguë. Alors que tous les personnages renseignent le lecteur, chacun à leur manière, sur la façon de lutter contre la peste et sur la nécessité d’un tel combat, le récit de Rieux laisse in fine planer un doute sur l’efficacité de l’action. La peste paraît en effet disparaître moins par effet des coups qui lui sont portés que par un affaiblissement inexplicable :
À la voir manquer des proies toutes désignées, […] à la voir ainsi s’essouffler ou se précipiter, on eût dit qu’elle se désorganisait par lassitude et énervement, et qu’elle perdait, en même temps que son empire sur elle-même, l’efficacité mathématique et souveraine qui avait été sa force. (244)
51Ce ne sont donc pas les actions des personnages, dont on ne peut jamais garantir l’efficacité face à un fléau qui n’a rien d’humain, ce ne sont pas non plus leurs motivations ou idéaux, qui appartiennent à l’histoire personnelle de chacun d’eux, mais bien la bonne volonté dont ils ont fait preuve qui constitue en dernière instance la leçon de la Peste :
Rieux décida alors de rédiger le récit qui s’achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur des pestiférés, pour laisser au moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans l’homme plus de choses à admirer que de choses à mépriser. (279)
52Leçon morale, donc, qui nous renseigne sur ce qu’est l’homme à travers un épisode particulier, étroitement lié, par le biais d’une allégorie, à l’histoire récente.
53Or c’est précisément la dimension morale et universelle du récit camusien qui a été critiquée durant les années qui ont suivi la parution du livre : l’auteur aurait substitué à un mal humain et historiquement situé (le nazisme) un mal abstrait indépendant de la volonté et de l’histoire humaines (la peste) donnant ainsi, d’une part, une vision déformée de l’histoire et délivrant, d’autre part, ce que Barthes a nommé une « morale formelle », c’est-à-dire désincarnée70. Barthes n’a pas été le seul à reprocher à Camus de substituer à un mal historique et d’origine humaine un fléau naturel qui ne serait imputable à personne et donc de réduire l’engagement résistant à un geste de solidarité élémentaire et instinctive. On connaît la formule négative de « morale de la Croix-Rouge » que Francis Jeanson71 appliqua au livre de Camus en 1952, reprenant la critique avancée par Bertrand d’Astorg dans la revue Esprit dès 1947 :
Seulement, si tout le monde est en casque blanc ou le petit drapeau à la main, qui fera le coup de feu sur les barricades ? La morale de la Croix-Rouge n’est valable que dans un monde où les violences faites à l’homme ne proviendraient que des éruptions, des inondations, des criquets… ou des rats. Et non des hommes72.
54On reprochait en somme à La Peste de ne pas être un genre univoque, susceptible d’adresser une règle d’action en conformité avec une doctrine extérieure au roman, en l’occurrence, dans le cas de Barthes, celle du matérialisme historique73. Bref, de n’être pas un roman à thèse. Or c’est précisément cette univocité de lecture que refuse Camus, justifiant le choix d’un ennemi sans nom par le fait que, la terreur ayant « plusieurs visages », il n’en a « nommé précisément aucun pour pouvoir mieux les frapper tous74 » et tout en confirmant pourtant l’importance de la référence historique de son roman :
La Peste, dont j’ai voulu qu’elle se lise sur plusieurs portées, a cependant comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme […]. La Peste, dans un sens, est plus qu’une chronique de la Résistance. Mais assurément, elle n’est pas moins75.
55Les Hommes et les autres a donné lieu, comme La Peste, à des critiques qui soulignaient la rupture existant entre l’ancrage historique de l’action et son inscription dans une dimension plus universelle, en l’occurrence le discours moral et métaphysique de l’auteur sur les thèmes du Mal et de « l’offense faite au monde » et sur l’unité de l’espèce humaine, capable du meilleur comme du pire. De nombreux critiques de gauche lui ont reproché de transformer le fascisme « en une catégorie du bien et du mal, soustraite au temps et à l’espace », négligeant ainsi les « bases objectives » du phénomène76. Alberto Asor Rosa, particulièrement sévère à l’égard de Vittorini dans les lignes qu’il lui consacre dans Scrittori e popolo, stigmatise ce qu’il nomme la « mythologie humanitaire77 » de l’écrivain, qui conduirait ce dernier à mettre en avant, et sur un pied d’égalité, l’humanité des victimes et celle des bourreaux de l’histoire. De fait, la tendance de Vittorini à considérer l’événement historique moins pour lui-même que comme un contexte particulièrement propice à faire éclater des tensions propres à l’homme, est manifeste dans le roman.
56La double dimension – historique et morale – de la guerre partisane est en effet mise en valeur par la structure même du récit. Celle-ci se fonde sur l’alternance entre des chapitres en caractères romains et d’autres en italique, les premiers retraçant l’action des partisans à Milan durant l’hiver 1944 et les seconds replaçant les faits racontés dans une perspective morale et les prolongeant parfois dans un monde onirique et purement imaginaire78. Ces deux séries donnent lieu à deux discours narratifs différents et retracent également deux histoires distinctes qui s’entrecroisent selon un dispositif qui pourrait être l’équivalent du « montage alterné » au cinéma79. Sans aller pour l’instant plus loin dans la description et l’analyse de cette structure complexe, on peut cependant avancer que les chapitres en caractère romains constituent un roman de guerre où l’action, de type linéaire et chronologique, est évoquée par un narrateur qui, recourant à des procédés novateurs dans la littérature italienne (le simultanéisme, l’éclatement des points de vue, la technique behaviouriste) cherche à masquer son intervention dans le récit. Les chapitres en italique composent quant à eux un récit homodiégétique, où le narrateur intervient à la fois en tant que personnage de l’action et auteur des pages que nous lisons, et l’on pourrait penser qu’ils assument la fonction de « métatexte » de l’histoire racontée dans les chapitres en caractère romains. Mais bien plus que fournir une explication ou une interprétation définitive des faits, la seconde série en italique interroge leur sens et tente de les comprendre en les insérant dans une perspective autre, d’ordre moral et métaphysique.
57Cette opération de décalage, de transposition des faits historiques vers le discours moral est particulièrement lisible dans les chapitres qui suivent la terrible scène de dévoration de Giulaj, un vendeur de marrons ambulant arrêté par les nazis et mangé par les chiens sur l’ordre de Chien Noir. Cet épisode, qui s’inscrit dans le fil de l’action des chapitres en caractères romains, constitue le point de départ d’une réflexion menée par le narrateur dans les chapitres en italique sur ce qu’est l’homme et sur la question de savoir si l’« offense » perpétrée lui est inhérente. Dès lors, le rapport entre première série en caractères romains et seconde série en italique semble plus complexe qu’il n’y paraissait : la seconde n’aurait pas seulement la fonction d’ouvrir une perspective plus large à la première, elle puiserait au contraire dans celle-ci des exemples, des incarnations singulières et historiques d’interrogations morales. Il est à cet égard significatif que le narrateur des chapitres en italique mêle quasi systématiquement les noms de personnages historiques et de fiction80, tout se passant comme si l’histoire était devenue un immense répertoire de situations et de personnages, à l’instar de la littérature. Si la seconde série fait sans doute office de métatexte de la première, il n’est pas sûr que celle-ci ne fonctionne pas non plus comme l’actualisation historique des questionnements moraux des chapitres en italique. En somme, le rapport de subordination d’une série à l’autre semble indécidable, et c’est bien cela qui a irrité les critiques reprochant à Vittorini de dissoudre la spécificité des événements dans une réflexion humaniste vague.
58Écartelés entre le mythe et l’histoire, la morale et l’idéologie politique, les romans de Camus et Vittorini se caractérisent par une tension qui mine l’univocité du propos, le moraliste venant dans les deux cas interroger, problématiser ce que le héros engagé accomplit.
59Une problématisation analogue du propos idéologique intervient dans Le Sentier des nids d’araignée. Nous avons vu que le discours de Kim, au chapitre IX, donnait sens et unité à l’ensemble du récit, en inscrivant les aventures de Pino dans le cadre d’une réflexion générale sur l’histoire, qui se construirait à partir de l’« envie de rachat, élémentaire, anonyme, née de toutes [les] humiliations » (163) endurées par les hommes. Si les propos de Kim donnent bien une signification aux aventures de Pino, constituant la « corniche sans laquelle l’histoire vécue par Pino ne serait pour nous pas plus compréhensible que les histoires de violence et de sexe qu’il aime répéter81 », il n’est pas certain cependant que, inversement, le parcours du jeune garçon valide cette interprétation. L’histoire de Pino et le discours idéologique se déroulent en effet sur deux plans radicalement différents, sans que le deuxième ne vienne réellement influencer la première.
60Dès lors, le hiatus reste ouvert entre l’optimisme modéré de Kim et la fin ambiguë de l’histoire de Pino. En effet, la réconciliation évoquée précédemment entre Pino et le monde des adultes n’est pas aussi univoque qu’il y paraît : on peut penser que les retrouvailles de Pino avec le Cousin reposent sur un mensonge, l’adulte n’osant avouer à l’enfant qu’il est revenu pour tuer sa sœur, espionne auprès des Allemands. Mais ces retrouvailles, aussi mensongères soient-elles, constituent bien le dernier mot du roman, comme si le malentendu entre les deux personnages était à la fois confirmé et dépassé. Cette ambiguïté fondamentale sur le plan des événements semble donc, sinon contester, du moins ébranler l’orientation optimiste que le discours de Kim donne au récit. Calvino laisse ainsi délibérément son récit ouvert, renvoyant, avec le même optimisme, l’intégration de Pino et la leçon de son récit dans un futur qu’il veut croire rédempteur, à l’instar de Kim. Tout se passe donc comme si, plutôt qu’affirmer une position idéologique et politique qui se verrait confirmée par les événements du récit, Calvino professait un acte de foi dans l’avenir, dans l’homme et dans l’histoire qui, précisément en tant qu’acte de foi, accorde une place à la contingence du réel.
61Chronique des pauvres amants, on l’a vu, semble laisser peu de place à l’ambiguïté de la frontière qui sépare les « bonnes » et les « mauvaises » valeurs. Mais nous avons également relevé que la répartition entre les deux pôles s’effectuait selon des critères plus moraux qu’idéologiques, ou plus exactement que les premiers englobaient les seconds, selon un lien de cause à effet : parce qu’ils sont bons et courageux, Maciste et Ugo ne peuvent qu’être communistes, tout comme Carlino et Osvaldo, velléitaires et envieux, trouvent dans le fascisme un moyen de réaliser leur soif de pouvoir.
62On ne s’étonnera donc pas de lire sous la plume des critiques des reproches analogues à ceux formulés à l’encontre de Vittorini et Camus : Pratolini aurait failli à une représentation objective et historique du fascisme, inscrivant le phénomène dans un cadre plus général, en l’occurrence la description du petit peuple qui, quelles que soient les formes historiques d’oppression, est toujours à la fois victime et vainqueur, devant sa survie à son instinct ou, plus précisément, à son « cœur ». Pour cette raison, A. Asor Rosa attribue à la perspective pratolinienne une dimension « naturaliste » en vertu de laquelle le moteur de l’histoire serait à chercher dans la nature humaine et dans le mouvement même de la vie82. Celle-ci serait alors la véritable protagoniste de son œuvre : « De la Vie découlent les Forces élémentaires : le Bien, le Mal, l’Amour. Maciste, Madame, les Jeunes de la Via Del Corno83. » En somme, l’histoire ne serait que le décor d’un drame perpétuellement rejoué.
63Cependant, on ne saurait négliger le fait que cette lecture de l’œuvre pratolinienne, comme celles des textes de Vittorini et de Camus précédemment citées, n’est pas contemporaine de la publication des livres et qu’elle est étroitement liée à un climat historique, celui des années 1950 et 1960, marqué par la radicalisation des enjeux idéologiques et politiques en pleine guerre froide, qui n’a plus rien en commun avec l’euphorie consensuelle de la Résistance et des années de l’immédiat après-guerre. À cette époque, personne ne songea à reprocher aux auteurs leur méconnaissance du développement historique et les livres furent salués pour leur capacité à mettre en mots une période qui n’avait pas été ressentie sur un mode exclusivement idéologique mais qui avait représenté avant tout une expérience de vie. Ces critiques mettent néanmoins l’accent sur un fait que l’on ne peut ignorer le refus de faire de l’idéologie politique la clé de voûte du récit : même dans Chronique des pauvres amants, la lutte contre le fascisme et l’engagement communiste ne suffisent pas à donner sens aux trajectoires individuelles de certains personnages qui restent du début à la fin hors de l’histoire, comme Aurora ou Bianca.
64Dans les textes évoqués, l’histoire racontée apparaît donc comme le lieu d’une tension, irrésolue, entre deux aspirations : sur le plan du contenu, l’affirmation bien présente d’une idéologie politique (communiste chez Pratolini, Calvino et Vittorini, antifasciste chez Camus) n’épuise pas le champ signifiant du récit, qui introduit, selon des modalités propres à chaque œuvre, une perspective morale ou anthropologique dépassant le cadre de la situation historique.
L’engagement problématique des personnages
65Au-delà du premier niveau du texte, celui de l’histoire racontée, il en existe un deuxième où le rapport dialectique, à la fois d’intériorisation et d’opposition qu’entretiennent nos œuvres et le roman à thèse, est manifeste : le niveau des personnages, dont les convictions idéologiques et morales sont, sinon problématiques, du moins problématisées, et ce dans une perspective qui dépasse celle du roman à thèse d’apprentissage déjà évoqué. En effet, tout se passe comme si les auteurs refusaient à leurs personnages le statut de « héros positifs » pour faire de la question du choix (de l’action, du camp idéologique auquel appartenir), qui constitue un prélude essentiel, mais forcément dépassé dans le roman à thèse, un enjeu principal de la narration.
66C’est sans doute le roman de Vittorini qui, par sa structure duale, montre le mieux le déchirement du personnage principal, au nom emblématique : N2 est l’homme divisé entre son histoire personnelle et l’histoire collective, le passé merveilleux de l’enfance et le présent sanglant de l’âge adulte, son bagage d’intellectuel et son action de partisan. Il est toujours reconduit à la nécessité de devoir « naviguer » entre ces pôles de l’existence. Mais Kim, dans Le Sentier des nids d’araignée, n’est pas non plus présenté comme infaillible. Comme nous l’avons dit précédemment, son engagement en tant que commissaire de brigade repose avant tout sur un acte de foi et apparaît moins comme la résolution d’une interrogation d’ordre idéologique qu’existentielle : l’histoire donnera un sens à sa vie comme à celle des autres hommes. On notera qu’une telle perspective n’est pas sans rappeler celle que développe Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? et Les Chemins de la liberté84.
67Si les interrogations de Kim sont cantonnées à un seul chapitre de l’œuvre calvinienne, le chapitre IX, en revanche celles qui animent les personnages de La Peste couvrent l’ensemble du récit. Nous avons déjà indiqué le fait que la structure antagonique du texte de Camus se trouve en quelque sorte confortée par une structure d’apprentissage parallèle, la majorité des personnages se ralliant à la lutte contre le fléau. Cet engagement est pour les personnages progressif et problématique, étroitement lié à des motivations individuelles et subjectives, que l’on songe à Rambert qui longtemps oppose au fléau son goût du bonheur – il n’appartient pas à cette ville, une femme l’attend hors de ces murs maudits, pourquoi rester ? – ou au Père Paneloux, qui, cessant peu à peu de considérer la peste comme un châtiment divin, se résout à la combattre comme un mal infligé à des innocents. On pourrait sans doute trouver dans Tarrou et Rieux, qui n’évoluent pas et possèdent dès le début les « bonnes » valeurs, des figures de héros antagoniques au sens où S. R. Suleiman définit le terme85. Mais un élément crucial vient nuancer cette affirmation : c’est que la position de ces personnages, ainsi que les motivations de leur engagement, ne sont pas présentées comme les seules possibles ou les meilleures. Récit allégorique, La Peste fait se confronter et débattre des personnages qui incarnent chacun une vision du monde qui dicte leurs actes : la foi chrétienne (Paneloux), l’idée d’un devoir à l’égard de la collectivité (Rieux), le refus moral du mal (Tarrou), le goût du bonheur (privé puis collectif chez Rambert), la bonne volonté (Grand) sont quelques-unes des motivations qui poussent les hommes à lutter contre la peste, sans qu’aucune ne soit présentée comme plus valable que les autres par le narrateur, pour qui importe avant tout la réunion des efforts en vue d’un objectif commun. Camus reprend ainsi à son compte, en tant qu’auteur, la morale de l’action modeste qu’il prête à ses personnages, se gardant bien d’indiquer au lecteur une voie royale vers l’héroïsme et dirigeant l’attention de ce dernier vers les conditions concrètes de l’engagement plutôt que vers ses victoires, toujours provisoires.
Le déchirement de l’écrivain engagé
68Les textes de notre corpus présentent en dernier lieu la particularité commune de mettre en scène des figures de scripteurs ou d’intellectuels qui peuvent être lues comme des représentations de l’écrivain, et plus précisément de l’écrivain qui s’interroge sur la façon de rapporter un événement historique collectif et sur la légitimité d’une telle entreprise. Exception de Pratolini, sur lequel nous reviendrons, tous les écrivains témoignent, par le biais de ces figures fictionnelles, d’une sorte de conscience douloureuse de la tension qui existe entre l’intériorisation des impératifs idéologiques et politiques de l’époque et le souci de préserver l’autonomie de la littérature.
69Camus et Vittorini mettent explicitement en scène des personnages de scripteurs. Dès les premières pages de La Peste, Rieux informe le lecteur qu’il puisera à son gré dans les textes dont il dispose ou dans les confidences qu’il a recueillies, mettant d’emblée l’accent sur l’importance de la narration dans le récit, et plus généralement sur les multiples façons de rendre compte d’une expérience vécue. Les personnages incarnent en ce sens autant une manière d’entrer dans la lutte que de raconter celle-ci : Rieux, le chroniqueur, Tarrou qui tient des « carnets », « historien de ce qui n’a pas d’histoire » (34), Grand qui se noie dans la recherche du mot juste, Paneloux qui donne libre cours à une rhétorique grandiloquente, sont des figures de scripteurs et peut-être des doubles, des possibles de l’auteur qui s’interroge lui-même sur la meilleure façon d’écrire.
70Mais l’interrogation ne porte pas seulement sur le « comment dire », elle touche plus profondément « ce qu’on peut dire », la matière même du récit. La question du rapport du langage à la vérité est du reste posée sans équivoques au début du roman : à Rambert, venu l’interroger sur l’état sanitaire des Arabes en Algérie, Rieux demande en préalable si le journaliste peut faire « un témoignage sans réserves » (19). C’est ce type de témoignage que Rieux s’efforce lui-même de porter, et derrière lui Camus.
71S’il revient en dernière instance à Rieux de produire, par-delà les controverses entre les divers personnages et les différents types d’écriture, un récit fédérateur, les narrateurs de la première et de la deuxième série du livre de Vittorini sont loin d’offrir la même stabilité au roman, la tension entre les deux modèles d’écriture ne trouvant aucune résolution. Tandis que l’on ne sait presque rien du narrateur de la première série en caractères romains, le narrateur de la seconde série occupe un rôle essentiel, s’affirmant à la fois en tant qu’auteur, acteur, et commentateur du récit. En outre, il apparaît clairement aux yeux du lecteur familier de Vittorini comme une image du narrateur vittorinien, pour les thèmes qu’il développe comme pour son style. Les chapitres en italique sont en effet l’occasion d’analepses « fictionnelles », si l’on peut dire, le narrateur imaginant la rencontre, qui n’appartient pas au passé fictionnel des personnages, de N2 et Berthe enfants, tantôt en Sicile, tantôt en Lombardie. Il évoque également sa propre enfance en Sicile, qui du reste tend à se confondre avec celle de N2. Outre la Sicile, lieu magique de la mémoire dans Conversation en Sicile, plusieurs éléments dans l’enfance imaginaire de N2 et/ou du narrateur renvoient au livre le plus célèbre de Vittorini86. Tout se passe donc comme si l’auteur tentait, dans les chapitres en italique, de donner son empreinte à un texte qui, dans les chapitres en romain, paraît moins personnel, bien que certains procédés typiquement vittoriniens (l’abondance des dialogues, les multiples itérations et l’usage des surnoms) s’y retrouvent aisément87.
72Pourtant, cette figure d’écrivain, qui renvoie par certains aspects à Vittorini lui-même, semble condamnée dans le livre : en effet, le narrateur des chapitres en italique s’avère incapable de sauver N2 de la mort, ses propositions d’évasion dans l’enfance imaginaire étant impuissantes à détourner le personnage de son désir de mourir. Doit-on alors déduire du retrait du narrateur avant la fin du livre et de la mort de N2, personnage avec lequel il se confond volontiers88, que Vittorini accomplit, selon les termes de Sergio Pautasso, « le sacrifice de sa propre figure d’intellectuel entre les deux guerres89 » ? On peut en effet s’interroger sur la signification de l’absence du narrateur dans les dernières pages du livre : suggère-t-elle que l’écrivain n’a plus sa place dans la société, que le cours de l’histoire est désormais entre les mains de l’ouvrier qui prononce les derniers mots du livre ? L’intellectuel, qu’il se cantonne dans son rôle d’écrivain, comme le narrateur, ou qu’il passe à l’action et qu’il troque sa plume contre une arme, comme N2, semble donc condamné à échouer.
73Mais Vittorini ne saurait se satisfaire de l’alternative que représente le narrateur anonyme de la première série, comme l’indique la note, très éclairante, qui suivait la première version de 1945 et qu’il convient de citer dans sa quasi-totalité :
Ce n’est pas parce que je suis, comme chacun sait, un militant communiste qu’il faut croire que ce livre est communiste. Chercher en art le progrès de l’humanité est tout autre chose que combattre pour un tel progrès sur le terrain politique et social. En art, ne comptent ni la volonté, ni la conscience abstraite, ni les convictions rationnelles ; tout est lié au monde psychologique de l’homme, et l’on ne peut rien y affirmer de nouveau qui ne soit pure et simple découverte humaine. Mon appartenance au Parti Communiste indique donc ce que je veux être, tandis que mon livre peut seulement indiquer ce que je suis effectivement. Il y a dans mon livre un personnage qui met au service de sa propre foi la force de son désespoir d’homme. Peut-on le considérer comme communiste ? La même question se pose quant au résultat auquel je suis parvenu en tant qu’écrivain. Au lecteur d’en juger, en tenant compte du fait que tout mérite, dans ce livre, ne me revient qu’en tant que communiste. Le reste est imputable à mes faiblesses d’homme. Et sur ce sujet, je ne peux rien promettre en tant qu’écrivain. « J’apprendrai mieux », c’est tout ce que je peux ajouter, comme l’ouvrier de l’épilogue90.
74On ne saurait mieux rendre compte que l’auteur lui-même de la tension qui anime son projet : d’un côté, il affirme son adhésion au communisme et affiche son désir d’être à la hauteur des exigences que celle-ci impose. En même temps, il souligne l’écart qui sépare ce désir et la réalité de son livre, son être communiste et son être écrivain, en mettant l’accent sur l’ambivalence de son personnage. Cet écart, Vittorini semble le déplorer, effectuant un véritable acte de contrition, mais son argumentation est pour le moins étonnante : car si, comme il le prétend, en art tout est lié au monde psychologique de l’homme, un livre qui serait pleinement « communiste », c’est-à-dire qui chercherait à combattre pour le progrès de l’humanité par « la volonté, la conscience abstraite, les convictions rationnelles » relèverait-il encore de l’art ? Et la « promesse » de Vittorini d’« apprendre mieux » n’est-elle pas un subterfuge pour différer dans un futur hypothétique le sacrifice de ce monde psychologique auquel il ne veut se résoudre ?
75C’est encore sous le signe du déchirement, qui est bien plus une tension qu’une scission, que Calvino transpose sa condition d’intellectuel « jeté » dans les circonstances extrêmes de la guerre partisane. Comme Kim, Calvino était un « jeune bourgeois qui avait toujours vécu en famille91 » et pour lequel l’expérience de la guerre, la rencontre avec un monde violent, la vie en commun avec des hommes issus de milieux jusque là inconnus, fut une véritable découverte. Le discours de Kim au chapitre IX est un écho direct des conversations de Calvino avec un ami, étudiant en médecine, durant la Résistance, comme le souligne l’écrivain dans sa préface au Sentier92. Pourtant, c’est le personnage de Pino qui incarne le mieux le rapport que Calvino entretenait avec la guerre partisane : « Le rapport entre le personnage du petit garçon, Pino, et la guerre partisane correspondait symboliquement au rapport que moi je m’étais trouvé à avoir avec celle-ci. L’infériorité de Pino en tant qu’enfant confronté au monde incompréhensible des adultes correspondait à celle que j’éprouvais dans la même situation en tant que bourgeois93. »
76Déléguer à Pino le statut de protagoniste et à Kim celui de porte-parole, éviter que le parcours du premier ne vienne exactement coïncider avec le discours du deuxième et le conforter, c’était donc pour Calvino un moyen de rendre compte de sa position d’intellectuel qui interroge plus qu’il n’affirme, d’énoncer sa foi, et non sa conviction, dans le progrès de l’histoire, tout en se dérobant à l’imputabilité d’un discours politique trop affirmatif. Bref, une manière de s’engager sans se mentir à soi-même.
Le paradigme du roman engagé d’après-guerre
77On comprend alors que la tension précédemment observée dans Le Sentier des nids d’araignée entre référence et subversion du modèle à thèse, loin de renvoyer à la maladresse d’un jeune écrivain de vingt-trois ans, est étroitement liée à une problématique tout à la fois littéraire, politique et historique. Et sans aucun doute en est-il de même pour les textes de Camus et Vittorini où le recours à la polyphonie, au dialogisme, à l’écriture modeste (pour le premier) et au montage parallèle alterné (pour le second) sont, bien plus qu’un simple amoindrissement du caractère affirmatif du roman à thèse, la manifestation de la tension vécue par l’écrivain qui s’efforce de transmettre un message clair tout en refusant de se soumettre aux impératifs politiques du moment et de donner à la littérature une vocation assertive. Contrairement au roman à thèse qui tend à confondre les figures de l’écrivain et du militant, nos textes distinguent ces deux figures et interrogent le rapport problématique qui les unit, au point d’en faire un des enjeux principaux du récit.
78Le roman engagé serait ainsi un genre qui exposerait le conflit entre la volonté personnelle de l’écrivain de s’engager, au sens premier de prendre position dans un débat d’ordre politique, en même temps que sa réticence à assumer une posture didactique et dogmatique. Mais il ne saurait se définir uniquement par ces caractéristiques formelles étroitement liées aux positions et postures personnelles des écrivains.
79De fait, ces œuvres renvoient à une caractéristique d’époque sans laquelle l’enjeu même du roman engagé serait incompréhensible : l’idée, dont on retrouve trace dans tous les débats et écrits de l’après-guerre, selon laquelle les événements historiques, imposant à l’individu la nécessité de choisir son camp, de se dévoiler à lui-même et aux autres, ont mis en question la définition de l’homme et de la condition humaine. D’où l’accent posé dans nos textes sur les choix personnels des personnages, leurs motivations subjectives, au détriment des facteurs idéologiques et politiques, et sur la figure de l’auteur du récit par le biais des personnages de scripteurs. D’où aussi cette ouverture de l’histoire à la perspective morale chez Camus et Vittorini, existentielle chez Calvino et Sartre, cette réconciliation de « l’absolu métaphysique et de la relativité du fait historique » qui définit, selon l’auteur du Sursis la « littérature des grandes circonstances94 ».
80Le roman engagé d’après-guerre se révèle donc bien, in fine, comme une « forme-sens » dans l’acception du terme livrée au chapitre précédent : l’engagement, perçu comme un état de fait auquel nul ne peut se soustraire et qu’il faut donc assumer, quelles que soient les contradictions qu’un tel geste comporte pour l’écrivain, détermine des thèmes et des modalités d’écriture spécifiques.
81Dans cette perspective, le roman sartrien tel que nous l’avons analysé ci-dessus est emblématique du roman engagé, réalisant une coïncidence parfaite entre la découverte de l’historicité et les interrogations des personnages comme de l’écrivain quant à la possibilité d’un engagement en actes : l’entrée dans la Résistance pour Mathieu, la réalisation d’un roman exemplaire pour Sartre. Mais les autres textes qui proposent explicitement un investissement des personnages et de leur auteur dans la lutte donnent eux aussi à l’engagement le visage d’un impératif jamais complètement accompli ou dont l’accomplissement ne saurait donner entière satisfaction. Donnant lieu à une victoire provisoire (Camus) ou dont le sens ne sera révélé que dans l’avenir (Calvino), l’engagement se paie au prix fort de la disparition de la figure de l’écrivain dans Les Hommes et les autres.
82On pourrait alors objecter que, de tous nos textes, Chronique des pauvres amants est sans doute celui où l’engagement politique apparaît le moins problématique, notamment parce qu’il ne donne pas lieu au déchirement de l’écrivain que nous avons évoqué plus tôt. De fait, le pédagogue et l’écrivain semblent faire bon ménage dans la figure du narrateur pratolinien, qui ne semble pas se poser la question de la légitimité de sa parole. Pourtant, nous avons bien relevé chez Pratolini, comme chez les autres auteurs du corpus, le double refus d’écrire un roman où l’histoire et la politique rendraient compte de l’ensemble du réel et de proposer des héros exemplaires. Nous avons également montré que, par sa conception de l’événement historique comme fait avant tout humain, Pratolini s’inscrit dans la conception anthropologique de l’histoire qui domine les années de l’après-guerre, même si l’homme qui est représenté s’inscrit davantage dans le temps long du mythe populiste que dans la situation conjoncturelle de lutte contre le fascisme. Si ces éléments interdisent toute assimilation de Chronique des pauvres amants avec le roman à thèse, l’absence de dramatisation, au sens de mise en scène, mise en mots, de la tension qui anime l’écrivain engagé nous invite à penser que ce roman constitue un cas-limite du roman engagé, révélateur des liens étroits qu’il entretient avec le roman à thèse.
Notes de bas de page
1 Denis B., Littérature et engagement…, op. cit.
2 Suleiman S. R., Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1983, p. 11.
3 Ibid., p. 8.
4 On connaît la réticence de Camus à l’égard de l’« œuvre qui prouve […], la plus haïssable de toutes, car elle s’inspire d’une pensée satisfaite » (Camus A., Le Mythe de Sisyphe : essai sur l’absurde [1942], Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1994, p. 154) et l’on sait aussi que le mot d’« engagé » ne lui plaisait pas davantage et qu’il lui préférait l’expression pascalienne d’« embarqué » : « Embarqué me paraît plus juste qu’engagé. Il ne s’agit pas en effet pour l’artiste d’un engagement volontaire, mais plutôt d’un service militaire obligatoire. » (Camus A., « L’Artiste et son temps », conférence du 14 décembre 1957, Œuvres complètes, IV, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 244.)
5 Sartre J.-P, Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 29.
6 Sartre J.-P., « À propos de John Dos Passos et de 1919 » [1938], dans Critiques littéraires (Situations, I), op. cit., [p. 14-24], p. 14.
7 Ibid., p. 19.
8 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ? op. cit., p. 28.
9 Suleiman S. R., op. cit., p. 14.
10 Ibid.
11 Ibid., p. 261.
12 Ibid.
13 Ibid., p. 72.
14 Ibid., p. 73.
15 Ibid., p. 79.
16 Nous renvoyons au célèbre article de Sartre, « M. François Mauriac et la liberté » [1939], repris dans Sartre J.-P., Critiques littéraires (Situations, I), op. cit., p. 33-52.
17 Ibid., p. 87.
18 L’étude de Chronique des pauvres amants de Pratolini serait ici légitime, au sens où c’est le texte qui présente sans doute le plus d’affinités avec le roman à thèse. Mais dans la mesure où, précisément, ce qui nous paraît le plus difficile et important à penser se trouve dans la manière dont le roman engagé s’écarte du roman à thèse, nous privilégions Le Sentier des nids d’araignée qui nous semble plus exemplaire à ce titre.
19 Propp V., Morphologie du conte [1928], trad. du russe par M. Derrida, T. Todorov et Cl. Kahn, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1970. Rappelons que V. Propp recense trente-et-une fonctions des personnages dans le conte, (chap. 3, « Fonctions des personnages », p. 35-80). Nous n’en citons que quelques unes.
20 SNR, p. 4 : « bambino vecchio » ; p. 10 : « la nebbia di solitudine che gli si condensa nel petto ».
21 Propp V., op. cit., p. 37.
22 Milanini Cl., L’Utopia discontinua : saggio su Italo Calvino, Milano, Garzanti, coll. « Strumenti di studio » 1990, « Esistenzialismo e neorealismo : Il Sentiero dei nidi di ragno », [p. 13-37], p. 30.
23 SNR, p. 21-22 : « una razza ambigua e traditrice».
24 Ibid., p. 24 : « sono esseri schifosi comegli uomini ».
25 Calvino I., « Presentazione », SNR, p. X : « Per soddisfare la necessità dell’innesto ideologico, io ricorsi all’espediente di concentrare le riflessioni teoriche in un capitolo che si distacca dal tono degli altri, il IX, quello delle riflessioni del commissario Kim, quasi una prefazione inserita in mezzo al romanzo. »
26 Ibid., p. XVIII : « la riduzione della coscienza partigiana a un quid elementare, quello che avevamo conosciuto nei più semplici dei nostri compagni, e che diventava la chiave della storia presente e futura ».
27 Ibid. : « la vera essenza [della Resistanza], il suo carattere primario ».
28 SNR, p. IX : « una cosa esatta, perfetta per lui come una macchina ».
29 Ibid., p. 115 : « una spinta di riscatto umano, elementare, anonimo, da tutte le nostre umiliazioni : per l’operaio dal suo sfruttamento, per il contadino dalla sua ignoranza, per il piccolo borghese dalle sue inibizioni, per il paria dalla sua corruzione ».
30 SNA, p. 158/SNR, p. 111 : « un laboratoio d’esperimenti ».
31 Suleiman S. R., op. cit., p. 127.
32 Ibid.
33 « Lettre d’Albert Camus à Roland Barthes sur La Peste », 11 janvier 1955, dans Barthes R., Œuvres complètes, I. Livres, textes, entretiens, 1942-1961, Paris, Le Seuil, 1993, [p. 546-547], p. 546.
34 S. R. Suleiman, op. cit., p. 145.
35 Ibid.
36 CPA, p. 462 : « Fascismo è Carlino, Antifascismo è Maciste ».
37 Ibid., p. 278 : « l’Angelo dell’Annunciazione ».
38 Ibid., p. 261 : « l’Archangelo con la spada levata ».
39 Dans la « Note liminaire » à l’édition française, Vittorini conteste la traduction française du titre : « Uomini e no, le titre italien de ce roman, signifie exactement que nous, les hommes, pouvons aussi être des "non hommes". C’est dire que ce titre vise à rappeler qu’il y a, en l’homme, de nombreuses possibilités inhumaines. Mais il ne divise pas l’humanité en deux parties, dont l’une serait toute humaine et l’autre toute inhumaine. Le titre français, Les Hommes et les autres, implique par contre une telle division et change quelque peu le sens du livre. »
40 « L’homme dans la faim n’est-il pas plus homme ? » demande le narrateur dans Vittorini E., Conversation en Sicile [Conversazione in Sicilia, 1945], trad. de l’italien par M. Arnaud, Paris, Gallimard, coll. « Livre de Poche », 1965, p. 106.
41 Suleiman S. R., op. cit., p. 70.
42 Daladier, en route vers Londres, s’inquiète par exemple davantage de son estomac que des conséquences de sa rencontre avec Chamberlain : « L’auto filait. Daladier, enfoncé dans les coussins, suçait une cigarette éteinte en regardant les piétons. Ça l’emmerdait d’aller à Londres, pas d’apéro, il boufferait comme un cochon. » (S, p. 292.)
43 S, p. 327 : « Gomez pensait : “Je suis fort, j’aime la vie, et je ne la crains pas, j’aime le luxe et je vais retrouver la misère et la faim, je sais ce que je veux, je sais pourquoi je me bats, je commande et l’on m’obéit, j’ai renoncé à tout, à la peinture, à la gloire et je suis comblé”. » La référence à Lopez, personnage de L’Espoir, est explicite dans l’ouverture de La Mort dans l’âme, lorsque Gomez évoque avec un journaliste américain, Ritchie, le rôle de l’art dans les bouleversements sociaux et s’interroge sur l’existence d’un art proprement révolutionnaire, faisant ainsi écho à une célèbre page du roman de Malraux (nous renvoyons à ce sujet à Idt G, « Les Chemins de la liberté : les toboggans du romanesque », dans Contat M., Sartre, Paris, Bayard, coll. « Les compagnons philosophiques », 2005, [p. 152-179], p. 173-174).
44 Au lendemain de la guerre, Sartre rend de fait un hommage ambigu à Malraux : « L’écrivain d’avant-guerre qui est le mieux adapté au présent et qui reprendra tout naturellement sa place d’honneur à nos yeux est André Malraux […]. Pourtant Malraux est un romantique de l’action ; ses engagements volontaires ont toujours été un peu gratuits – on pourrait dire qu’il lui importe presque uniquement de braver la mort et le Mal, et que le but final lui est indifférent. » (Sartre J.-P., « New Writing in France », [Vogue, 1945], article traduit sous le titre « Nouvelle littérature en France », Œuvres romanesques, op. cit, p. 1920.) Au romantisme flamboyant de Malraux, Sartre oppose dans la suite de son article « l’humilité » de Camus, particulièrement bien illustrée, selon lui, dans La Peste, et vers lequel va sa préférence.
45 Sur le rôle du personnage de Brunet dans l’ensemble du cycle sartrien, nous renvoyons à notre article « La figure du militant dans Les Chemins de la liberté : l’aporie du roman engagé sartrien », dans Guérin J. (dir.), Fiction et engagement politique : la représentation du parti et du militant dans le roman et le théâtre du xxe siècle, Paris, Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 2008, p. 89-99.
46 Sartre J.-P., « Entretien avec Christian Grisoli » (Paru, n° 13, décembre 1945), repris dans Sartre J.-P., Œuvres romanesques, op. cit., [p. 1912-1917], p. 1915.
47 Ibid, p. 1915-1916.
48 Nous renvoyons, sur ce point, notamment à Contat M., « Notice des Chemins de la liberté », dans op. cit., Sartre J.-P., Œuvres romanesques, p. 1882-1883.
49 Beauvoir S. (de), La Force des choses, cité dans Sartre J.-P., Œuvres romanesques, « Notice de Drôle d’amitié », op. cit., p. 2105.
50 Suleiman S. R., op. cit., p. 70.
51 Sartre J.-P., « Prière d’insérer », Œuvres romanesques, op. cit., p. 1913.
52 Blanchot M., « Les romans de Sartre », dans Contat M., Sartre, op. cit., [p. 15-27], p. 21-22.
53 Certains épisodes du roman, et notamment le passage où Mathieu prend conscience de sa liberté sur le Pont-Neuf (« Cette liberté, je l’ai cherchée bien loin ; elle était si proche que je ne pouvais pas la voir, que je ne peux pas la toucher, elle n’était que moi. Je suis ma liberté. […] la liberté c’est l’exil et je suis condamné à être libre », S, p. 408) renvoient explicitement aux pages de L’Être et le Néant, écrit en 1941-1942.
54 Dès 1946, Henri Hell balayait ce « faux problème » avec un argument simple – « Toute grande œuvre suppose une métaphysique » (Hell H. « Compte-rendu des Chemins de la Liberté », Fontaine, n° 48-49, janvier-février 1946, cité dans Sartre J.-P., Œuvres romanesques, op. cit., [p. 1932-1933], p. 1932) – argument que Sartre énonça lui-même avec ironie : « Une chose me fait toujours rire : on semble oublier que tout homme qui écrit un roman le fait pour donner sa conception de la vie. Est-ce que toute littérature, à toute époque, ne s’est pas référée aux idées philosophiques de son temps ? » (J.-P. Sartre, dans Aurabede (D’) G., « Rencontre avec Jean-Paul Sartre », Les Nouvelles Littéraires, n° 122, 1er février 1951, p. 6.)
55 Sartre J.-P., « Prière d’insérer », op. cit., p. 1911-1913.
56 Sartre J.-P., « À propos de Le Bruit et la fureur : la temporalité chez Faulkner » [1939], dans Critiques littéraires (Situations, I), op. cit., [p. 65-75], p. 66.
57 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 224.
58 Contat M., « Notice du Sursis », dans Sartre J.-P., Œuvres romanesques, op. cit., [p. 1963-1971], p. 1967-1968.
59 Sartre J.-P., « M. François Mauriac et la liberté », op. cit.
60 bid., p. 34.
61 Contat M., « Notice du Sursis », op. cit., p. 1964.
62 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit, p. 224.
63 Ibid.
64 Ibid., p. 212-214.
65 Ibid., p. 226.
66 Curtis J.-L., « Sartre et le roman », dans Contat M. (dir.), Sartre, op. cit., [p. 28-52], p. 51.
67 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 84.
68 Dans la version originale de 1945, Vittorini présentait explicitement N2 comme un intellectuel : « N2 est un intellectuel. […] Pourquoi a-t-il voulu changer son genre de lutte ? Pourquoi a-t-il changé d’arme ? Pourquoi a-t-il abandonné la plume et pris un revolver ? » (HA, p. 70)/ » Enne 2 è un intellettuale. […] Perché ha voluto cambiare genere di lotta ? Perché ha voluto cambiare d’arma ? Perché ha lasciato la penna e presa in mano la pistola ? » (UN, « I Meridiani », op. cit., p. 1221.)
69 UN, p. 218 : « Era troppo triste » ; p. 219 : « Sembrava un operaio ».
70 Barthes R., « Réponse de Roland Barthes à Albert Camus » [février 1955], dans Œuvres complètes, I, op. cit., [p. 573-574], p. 573.
71 Jeanson F., « Albert Camus ou l’âme révoltée », Les Temps Modernes, mai 1952, n° 79, [p. 2070-2090], p. 2072.
72 Astorg (D’) B., « De la peste et d’un nouvel humanitarisme », Esprit, octobre 1947, p. 620-621.
73 Barthes R., « Réponse de Roland Barthes à Albert Camus », op. cit., p. 573 : « Vous me demandez de dire au nom de quoi je trouve la morale de La Peste insuffisante. Je n’en fais aucun secret, c’est au nom du matérialisme historique. »
74 Camus A., « Lettre d’Albert Camus à Roland Barthes sur La Peste », op. cit., p. 547.
75 Ibid.
76 Salinari Cl., La Questione del realismo, Firenze, Parenti, 1960, p. 101.
77 Asor Rosa A., Scrittori e popolo, op. cit., p. 140.
78 C’est le cas notamment de tous les passages où le narrateur évoque l’enfance de N2 et imagine sa rencontre avec Berthe enfant.
79 Nous reprenons ici la distinction opérée par Morel J.-P. dans « “Carrefour multiple” : roman et montage dans Le Sursis », dans Louette J.-F., Sartre écrivain, Paris, Eurédit, 2005, [p. 101-123], p. 108 : « Aussi est-il permis de voir dans le récit romanesque entrecroisé un équivalent du “montage alternant” (ou alterné) et dans l’entrelacement un équivalent du “montage parallèle” au cinéma. » Il est à noter que Le Sursis associe les deux formes du montage indiquées.
80 HA, p. 196 : « Nous, aujourd’hui, nous avons Hitler. Et qu’est-ce qu’il est ? N’est-il pas homme ? Nous avons ses Allemands. Nous avons des fascistes. […] Et le capitaine Clemm, qu’est-il ? Et le colonel Joseph-et-Marie ? Et le préfet Pipino ? […] Ne sont-ils pas humains ? N’appartiennent-ils pas à l’homme ? »/ UN, p. 174-175 : « Noi abbiamo Hitler oggi. E che cos’è ? Non è uomo ? Abbiamo i tedeschi suoi. Abbiamo i fascisti. […] E il capitano Clemm, che cos’è ? E il colonello Giuseppe-e-Maria ? E il prefetto Pipino ? […] Ma che cosa sono ? Non dell’uomo ? Non appartengono all’uomo ? »
81 Milanini Cl., op. cit., p. 21.
82 Asor Rosa A., Scrittori e popolo, op. cit., p. 145.
83 Ibid., p. 150.
84 Sur ce point, nous renvoyons à notre article, « L’Histoire nous saisit : Le Sursis de Jean-Paul Sartre et Le Sentier des nids d’araignée d’Italo Calvino », Roman 20-50, n° 48, décembre 2009, Lille, Presses universitaires de Septentrion, p. 127-138.
85 Suleiman S. R., op. cit., p. 131 : « 1) [le héros antagonique] possède, dès le début de l’histoire, les “bonnes” valeurs (il “a raison”) ; 2) il fait partie d’un groupe avec lequel, à la limite, il se confond ; 3) il se bat, en tant que membre du groupe, pour la réalisation des “bonnes valeurs” ; 4) en ce qui concerne son adhésion à ces valeurs – donc, son développement personnel le plus fondamental – il ne change pas. »
86 Les figures de l’enfant de sept ans jouant au cerf-volant, du père aux yeux bleus amateur de tragédies, par exemple, sans parler du thème déjà évoqué de l’offense faite au monde
87 Pour une analyse plus détaillée des différents niveaux de signification du montage dans le roman vittorinien nous renvoyons à notre article « Montage et engagement dans Uomini e no d’Elio Vittorini », dans Bouju E., L’Engagement littéraire, op. cit., p. 271-281.
88 Le narrateur se présente à plusieurs reprises comme un double du personnage : HA, p. 94 : « je ne sais pour ainsi dire si je ne suis pas, au lieu de celui qui écrit sur lui, si je ne suis pas lui-même »/ UN, p. 83 : « io quasi non so s’io non sono, invece del suo scrittore, lui stesso ».
89 Pautasso S., Elio Vittorini, Torino, Borla, coll. « Scrittori del secolo », 1967, p. 187.
90 Vittorini E., « Nota a Uomini e no », « I Meridiani », op. cit., p. 1210-1211 : « Non perché sono, come tutti sanno, un militante comunista si deve credere che questo sia un libro comunista. Cercare in arte il progresso dell’umanità è tutt’altro che lottare per tale progresso sul terreno politico e sociale. In arte non conta la volontà, non conta la coscienza astratta, non contano le persuasioni razionali ; tutto è legato al mondo psicologico dell’uomo, e nulla vi si può affermare di nuovo che non sia pura e semplice scoperta umana. La mia appartenenza al Partito Comunista indica dunque quello che io voglio essere, mentre il mio libro può indicare soltando quello che in effetti io sono. C’è nel mio libro un personaggio che mette al servizio della propria fede la forza della propria disperazione d’uomo. Si può considerarlo comunista ? Lo stesso interrogativo è sospeso sul mio risultato di scrittore. E il lettore giudichi tenendo conto che solo ogni merito, per questo libro, è di me come comunista. Il resto viene dalle mie debolezze d’uomo. Né in proposito posso promettere nulla, comme scrittore. “Imparerò meglio” è tutto quello che posso aggiungere, come il mio operaio dell’epilogo. »
91 « Presentazione », SNR, p. XIX : « ero stato […] un giovane borghese sempre vissuto in famiglia. »
92 Ibid., p. XVIII-XIX.
93 Ibid., p. XX : « Il rapporto tra il personaggio del bambino Pin e la guerra partigiana corrispondeva simbolicamente al rapporto che con la guerra partigiana m’ero trovato ad avere io. L’inferiorità di Pin come bambino di fronte all’incomprensibile mondo dei grandi corrispondeva a quella che nella stessa situazione provavo io, come borghese. »
94 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 223.
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