Chapitre I. L’engagement littéraire, une notion à redéfinir
p. 21-40
Texte intégral
Un néologisme ?
1Parce qu’elle est à la fois une notion historiquement située, une pratique d’écriture et un discours sur la littérature, la littérature engagée nécessite un effort de définition complexe. Avant même d’envisager les questions que soulève l’application de la notion d’engagement à la littérature, il convient de rappeler le, ou plutôt les, sens du terme. Au sens premier, donné par Le Petit Robert, « engager » signifie « mettre, donner quelque chose en gage », et « s’engager » « se lier par une promesse, une convention ». Dans un deuxième sens, « engager » signifie « mettre en train, commencer ». « S’engager » est alors synonyme d’« entrer » ou « de prendre une direction » et de « se lancer dans une entreprise ». Enfin, dans une dernière acception, « s’engager » renvoie au geste de « se mettre au service d’une cause politique ou sociale ». Mise en gage, choix d’une direction à prendre, commencement, acte qui manifeste et matérialise le choix effectué, constituent donc les quatre composantes sémantiques de l’engagement.
2Attachons-nous d’abord à l’idée de « commencement ». Comme le souligne Alexandra Makowiak dans son article « Paradoxes philosophiques de l’engagement », l’engagement constitue, davantage qu’un point de départ absolu, une réponse à une situation donnée, une façon de prendre acte de ce qui est déjà là : « Plus qu’une dimension morale (connaissance du bien et du mal) ou pratique (rapport avec la volonté pure), l’engagement a donc une dimension “pragmatique” : que faire à partir de ce qui nous est donné, comment être le plus efficace avec les moyens du bord1 ? » Mais pas plus qu’il n’est commencement absolu, l’engagement n’est simple répétition du passé : dans la mesure où il est indissociable d’un état de fait antérieur qui est à l’origine de la situation présente et qu’il se définit comme réponse à celle-ci, il est à la fois rétrospectif et prospectif. On sait à quel point le théoricien français de la littérature engagée, Jean-Paul Sartre, a été sensible à l’idée d’un engagement qui serait avant tout prise de conscience de ce que l’on est déjà. Reprenant la formule pascalienne « vous êtes embarqué », il définit ainsi l’écrivain engagé dans Qu’est-ce que la littérature ? (1947) : « un écrivain est engagé lorsqu’il tâche de prendre la conscience la plus lucide et la plus entière d’être embarqué, c’est-à-dire lorsqu’il fait passer pour lui et pour les autres l’engagement de la spontanéité au réfléchi2 ». Cela signifie que l’engagement est, en tant que réponse à une situation donnée, essentiellement refus d’accepter passivement cette dernière. Tout individu, tout écrivain, toute œuvre étant inéluctablement « situés », il faut faire de cet état un choix volontaire et réfléchi : choisir son époque, dira Sartre, plutôt qu’être choisi par elle.
3Puisque s’engager, c’est prendre une résolution dictée par une situation d’urgence qui laisse peu de temps au calcul des conséquences et finalement agir dans le présent en vue d’un futur dont on ne sait rien, l’engagement est étroitement lié aux notions d’imprévisibilité et de risque, que l’on peut sans doute associer à celle de « mise en gage ». Mais qu’est-ce que l’engagement littéraire, lui, met précisément en gage ? On dira d’abord que l’écrivain engagé « met en gage » aussi bien sa réputation littéraire, sa position sociale que sa propre personne. En exposant dans une œuvre, c’est-à-dire aux yeux de tous, son engagement, au sens large de choix ou prise de position politique ou sociale, l’écrivain se met à nu. Dans certaines circonstances historiques extrêmes, ce geste constitue une véritable prise de risque, où il peut en aller de la vie et de la mort. Dans des circonstances plus ordinaires, c’est sa renommée qu’il met en jeu. Mais on peut aussi penser que l’écrivain que l’on dit ou qui se dit « engagé » considère, précisément, que son œuvre, quelles que soient les circonstances dans lesquelles elle apparaît, l’engage toujours tout entier, dans la mesure où il y exprime sa vision du monde, les choix qui dirigent son action, bref ce qu’il est. C’est en ce sens que s’est notamment développée la notion d’engagement dans les milieux de l’existentialisme chrétien français dans le premier tiers du xxe siècle, comme le rappelle B. Denis : « l’engagement, selon [Gabriel] Marcel, est la manifestation d’une fidélité à soi-même : c’est l’acte volontaire et effectif par lequel la personne se définit et se choisit, selon une démarche qui comporte d’ailleurs une part de risque et d’inconnu3 ».
4Cette idée d’un engagement comme réalisation de soi, qui se retrouve également chez Sartre, dont la théorie de l’engagement doit beaucoup à l’existentialisme chrétien, débouche cependant nécessairement sur la participation à la vie collective, comme le note l’auteur de Littérature et engagement de Pascal à Sartre : « l’Autre est toujours le témoin de l’engagement pris et il en certifie en quelque sorte l’authenticité4 ». On retrouve alors ici l’idée de promesse, qui constitue le sens premier du mot « engagement » : ce dernier relèverait d’une sorte d’accord établi entre diverses parties, qui confère à celui qui s’engage une responsabilité à l’égard de ce à quoi il s’est engagé et aux yeux de qui il a pris cet engagement. Cette notion de responsabilité constitue de fait un élément essentiel de la théorie de l’engagement et est étroitement liée à l’idée d’imputabilité : dire que l’écrivain est responsable de ses écrits, cela signifie qu’il doit en répondre, qu’il assume l’idée d’être jugé d’après ses œuvres et de s’exposer, au-delà du jugement, à une éventuelle sanction de la collectivité dans laquelle il se trouve.
5Mais revendiquer la responsabilité de l’écrivain, c’est aussi conférer à la littérature elle-même un pouvoir et un rôle majeurs, c’est supposer qu’elle est capable d’agir directement dans la sphère sociale. En ce sens, on pourrait dire, avec B. Denis, que la littérature engagée « met en gage », au-delà de la personne de l’écrivain, la littérature elle-même : « on l’inscrit dans un processus qui la dépasse, on la fait servir à quelque chose d’autre qu’elle-même, mais, en plus, on la met en jeu, au sens où elle devient partie prenante d’une transaction dont elle est en quelque sorte la caution, et dans laquelle elle risque donc sa propre réalité5 ». C’est là un des enjeux majeurs du débat suscité par la notion d’engagement littéraire : l’écrivain qui met la littérature au service d’une cause qui lui est extérieure ne porte-il pas atteinte à la littérature elle-même ? Ne risque-t-il pas de « la perdre », au sens de lui faire perdre tout ce qui la distingue des autres discours, sociaux, politiques ou idéologiques ?
6La dernière dimension de la notion d’engagement, qui a trait à son statut d’acte – s’engager, c’est effectuer un acte qui manifeste et matérialise un choix –, ajoute encore à la méfiance suscitée par le terme : comment une œuvre peut-elle se faire action ? Et pourtant, c’est bien l’effet et la temporalité mêmes de l’action que revendique l’écrivain engagé, lui qui s’attache à produire une littérature de « circonstances », en prise directe avec l’actualité et qui influe sur le présent. L’écrivain engagé refuse d’écrire pour la postérité, comme en témoignent ces propos bien connus de Sartre dans la « Présentation » du premier numéro des Temps Modernes : « nous ne souhaitons pas gagner notre procès en appel et nous n’avons que faire d’une réhabilitation posthume : c’est ici même et de notre vivant que les procès se gagnent ou se perdent6 ».
7Tout se passe donc comme si la littérature engagée relevait moins du domaine de la littérature, de l’œuvre, que de celui de l’action : doit-on pour autant en déduire, comme le fait A. Makowiak à la fin de son article, que l’expression même d’engagement littéraire est un « néologisme », « un mot qu’on va sortir de son contexte naturel, celui de l’action, de la parole, pour l’appliquer à celui de l’œuvre et de l’écriture7 » ? On doit plutôt voir dans cette contradiction théorique le paradoxe fondateur de la littérature engagée, dont découlent les principaux griefs formulés à son encontre et dont doit, en conséquence, partir toute tentative rigoureuse de définition.
8Car on remarquera que les principales contradictions relevées au sujet de la littérature engagée – la remise en cause de la frontière entre « œuvre » et « action », la « mise en gage » de la littérature… – s’inscrivent dans une conception de la littérature historiquement située, qui est celle de la modernité. C’est bien parce qu’elle porte atteinte à certains traits que nous avons adoptés, depuis le milieu du xixe siècle, comme définitoires du fait littéraire que la littérature engagée s’expose, et s’est exposée, aux calomnies des uns ou au mépris des autres. Mais c’est aussi précisément parce qu’elle propose une conception de la littérature, de l’écrivain et des rapports entre eux en butte à une tradition bien identifiée qu’elle manifeste son inscription historique et échappe à un écueil majeur, déjà évoqué dans l’introduction : son assimilation à un possible transhistorique de la littérature, qui conduirait à voir de l’engagement partout, c’est-à-dire nulle part.
Une notion historiquement située
9C’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que les notions de « littérature engagée » et d’« engagement littéraire » s’imposent dans le champ littéraire et, plus largement, dans le débat public en France et en Italie. Pendant une dizaine d’années, l’engagement devient le mot d’ordre lancé à tous les écrivains, non sans susciter toutefois des réticences et des polémiques parfois violentes, émanant aussi bien du champ littéraire que du champ politique. Pourtant, on ne saurait négliger le fait que cette période de rayonnement constitue en quelque sorte le point d’orgue d’un processus initié au xixe siècle. De fait, il semble bien que les années d’après-guerre représentent à la fois le moment où la notion connaît son plus grand succès et le moment où, précisément parce qu’elle réussit à se placer au centre du débat littéraire, autrement dit qu’elle donne à une notion déjà existante la possibilité de se réaliser pleinement, elle s’expose aux contestations les plus radicales, qui ne tarderont pas à se multiplier à partir du milieu des années 1950.
10En ce sens, l’après-guerre serait comme « le chant du cygne » de l’engagement, le moment qui à la fois marque son rayonnement le plus fort et prélude à sa remise en question. Notre hypothèse est que la radicalité de cette contestation est à la hauteur de celle qui caractérise la reprise de questions, pourtant anciennes, de la part des écrivains engagés de l’après-guerre. Il convient alors de revenir brièvement sur les principales étapes du processus d’émergence de la notion d’engagement afin de donner un premier aperçu, qui sera approfondi dans le troisième chapitre, de la spécificité du discours sur l’engagement à partir des années 1945.
11On peut ici encore renvoyer aux analyses de B. Denis, qui expliquent l’apparition de la littérature engagée par la conjonction singulière de divers facteurs8. Si le discours de B. Denis porte essentiellement sur la France, il nous semble néanmoins légitime de l’appliquer, du moins dans ses grandes lignes, également à l’Italie. Cela ne nous empêchera pas de relever des points de divergence entre les deux pays, qui pèseront sur l’évolution de la notion d’engagement jusqu’à nos jours.
12Le premier facteur d’émergence de la notion d’engagement est constitué par l’apparition, autour des années 1850, d’un champ littéraire autonome, « indépendant dans son principe et dans son fonctionnement de la société générale et des instances de pouvoir qui la régissent, les écrivains ne se soumettant désormais qu’à la juridiction de leurs pairs9 ». Ce phénomène a notamment été analysé par Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’art. Selon le sociologue, « la constitution du monde de l’art comme un monde à part, un empire dans un empire10 » s’explique par un certain nombre d’éléments historiques, sociaux, culturels et économiques : la modification du rapport « entre les producteurs culturels et les dominants » dans le sens d’une véritable « subordination structurale » ; le dégoût généralisé des artistes envers le monde contemporain « bourgeois » ; la vision désenchantée du monde politique et social due à l’échec de la révolution de 1848 et au coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte11… On assisterait donc en France dans les années 1840 et 1850 à une sorte de « révolution symbolique » par laquelle les artistes s’affranchissent de la demande bourgeoise en refusant de reconnaître aucun autre maître que leur art et ne se sentent plus appelés à jouer un rôle dans l’évolution politique du pays.
13Il convient cependant de nuancer quelque peu ce tableau : tout d’abord, comme l’a notamment montré Ross Chambers dans Mélancolie et opposition, le geste même de repli qu’effectuent les écrivains français de la modernité n’est pas dénué d’une valeur et d’une portée politiques :
[…] les textes du premier modernisme français, s’ils paraissent – et se veulent apolitiques, à l’exemple de la tendance “esthète” (et comme le conseillait la simple prudence à une époque aussi autoritaire et dirigiste) n’en témoignent pas moins, quand on sait les lire, contre un système social, voire un régime, qui est celui de “l’ordre” : hégémonie culturelle de la bourgeoisie, règne du capitalisme dans le domaine économique et tout ce qui en dépend, style gouvernemental du type “régime fort”12.
14En ce sens, et c’est d’ailleurs ce que soutiendra Sartre avec virulence, on ne peut opposer à la littérature « engagée » une littérature « dégagée » : le silence même des écrivains est révélateur et, se taire, c’est encore parler13. Tout au plus peut-on suggérer, une possibilité de « désengagement », qui consisterait pour l’écrivain à pratiquer, contre une littérature de la participation, une littérature « de l’abstention ou du repli14 ». Ensuite, rappelons que l’autonomie du champ littéraire s’inscrit en réaction à une certaine conception romantique de la figure de l’écrivain qu’elle ne parvient pas à effacer complètement : Paul Bénichou15 a bien montré, par exemple, que la période romantique était riche en figures d’écrivains et d’intellectuels « prophètes », qui interviennent, depuis Alfred de Vigny jusqu’à Lamartine, dans la sphère politique et sociale.
15Enfin, il convient d’ajouter que, en Italie, la tentation du repli a été bien plus tardive et, dans l’ensemble, moins suivie par les écrivains qu’elle ne le fut en France. Cela s’explique par la conjonction de nombreux facteurs : d’une part, la lutte pour l’indépendance de l’Italie a longtemps mobilisé les intellectuels et les écrivains, depuis la domination napoléonienne qui coïncide avec le premier Romantisme jusqu’aux guerres du Risorgimento, qui débouchent sur une première unification du pays en 1861, avant l’unification complète de l’État italien en 1870. Chacun à leur manière et sans que toutes leurs œuvres s’en fassent directement l’écho, les grands écrivains italiens du xixe siècle – Ugo Foscolo, Alessandro Manzoni et surtout Gisouè Carducci, poète officiel de l’Italie umbertienne – attribuent pourtant tous à la littérature un rôle social et civil et à l’écrivain un devoir à l’égard du peuple16. D’autre part, l’Italie, qui présente en outre des visages fort contrastés entre Nord et Sud, connaît un développement économique, industriel et social bien plus tardif, la bourgeoisie capitaliste ne réussissant véritablement à imposer ses règles du jeu et de l’art qu’à la fin du xixe siècle.
16C’est donc seulement à partir des années 1880 qu’apparaissent, et principalement dans les régions septentrionales et centrales du pays, les conditions favorables à la « révolution symbolique » évoquée par Bourdieu. Et on constate alors que celle-ci ne concerne qu’un nombre d’écrivains relativement restreint, rassemblés notamment dans le mouvement anti-bourgeois de la scapigliatura, libre traduction de l’expression française « bohème », qui ne dura que quelques années. Seul ce que l’on appelle le crepuscolarismo, ce mouvement poétique du début du xxe siècle qui ne constitua du reste jamais à proprement parler une école et qui se caractérisait par le refus de toute conception utilitaire de la poésie et le rejet de la figure du poète comme prophète, donna résonance, sur le plan national et international, à la revendication de l’irréductibilité du littéraire au champ social. Mais cela ne suffit guère à entamer ce qui constitue une spécificité de la littérature italienne au regard de ce qui advient en France à la même époque : une large diffusion de la figure de l’écrivain socialement (plus que politiquement d’ailleurs) engagé, étroitement liée à une conception « civile » de la littérature.
17Le deuxième facteur d’émergence de la notion d’engagement est l’apparition d’un nouveau rôle social, celui de l’intellectuel », tel que l’a défini Christophe Charle17 : « il y a "invention de l’intellectuel" lorsqu’un agent, utilisant et mettant en jeu le prestige et la compétence acquis dans un domaine spécifique et limité (littérature, philosophie, sciences, etc.), s’autorise de cette compétence qu’on lui reconnaît pour produire des avis à caractère général et intervenir dans le débat sociopolitique18 ». Notons que la naissance de la figure de l’intellectuel découle logiquement du processus d’autonomisation du champ littéraire, dans la mesure où les écrivains ont tiré de celui-ci un prestige d’autant plus fort qu’il apparaît distinct de l’ordre social : agents du spirituel, ils apparaissent comme les défenseurs de valeurs supérieures, universelles (le Vrai, le Beau, le Bien, le Juste…) qu’il s’agit de sauver des bouleversements du monde temporel.
18L’apparition du concept d’intellectuel va de pair avec la polémique que son implication dans les débats du siècle suscite : dans La Trahison des clercs (1927), Julien Benda vise la réhabilitation du clerc régulier, celui qui vivait à l’écart du monde, face à l’éternel de la paix des monastères. J. Benda oppose alors les valeurs universelles, qui doivent faire l’objet de la vigilance de l’intellectuel (qu’il situe métaphoriquement du « point de vue de Sirius »), à des engagements tributaires de circonstances particulières, qui, s’il les accepte, conduit l’intellectuel à trahir les premières. On assiste donc à un étrange renversement d’argumentation entre 1880 et 1930 : si l’universalité des valeurs défendues par Émile Zola donnait à ce dernier la légitimité d’intervenir dans le champ politique au moment de l’Affaire Dreyfus, cette même universalité devient la raison essentielle d’interdire au clerc des années 1930 de s’impliquer dans des débats contingents. La position de J. Benda est vivement réfutée à l’époque par Paul Nizan, qui, dans Les Chiens de garde (1932), va jusqu’à la renverser, affirmant que c’est le clerc qui, en se détournant du réel, trahit sa vocation. Ce débat de fond présente cependant à l’époque des enjeux politiques forts, favorisés par des événements historiques décisifs.
19La révolution russe de 1917 constitue en effet le troisième facteur qui commande l’apparition de la problématique de l’engagement. Elle suscite une large politisation du champ littéraire, qui se divise non seulement entre droite et gauche, mais aussi entre écrivains engagés et non-engagés. Elle conduit également à « une importante renégociation des rapports entre champ politique et littéraire », en « modifiant les règles du jeu littéraire telles qu’elles s’étaient établies à la faveur de l’autonomisation du champ », comme le souligne B. Denis :
En reconnaissant la primauté du processus révolutionnaire et en cherchant à s’en faire l’agent ou le porte-parole, l’écrivain se voit aussi forcé de reconnaître l’hégémonie de l’instance politique qui incarne ce processus – le parti communiste – et de lui concéder un droit de regard sur la vie littéraire, s’il veut en échange obtenir de sa part une délégation pour incarner la révolution en littérature. C’est donc rien de moins que l’autonomie du champ littéraire qui se trouve mise en question avec la révolution d’Octobre, à travers la confrontation qu’elle induit entre champ littéraire et parti communiste19.
20Les nombreuses rencontres qui, du congrès de Kharkov (1930) au Congrès pour la défense de la culture (1935) réunissent les écrivains sur le thème des relations entre littérature et politique, témoignent de la crise qu’a provoquée l’événement. Ces débats concernent une large part du personnel littéraire français, d’André Gide à André Breton, en passant par Louis Aragon, George Bataille, André Malraux ou Jean Guéhenno.
21En Italie, si la puissance d’attraction exercée par la révolution est également grande, elle est vite concurrencée par celle du parti fasciste qui, dans les premières années, se présente lui aussi comme un parti révolutionnaire. Il suscite l’adhésion de nombreux jeunes écrivains (Vasco Pratolini, Elio Vittorini, Romano Bilenchi…) qui viennent peupler les rangs du « fascisme de gauche ». Dès lors qu’il s’instaure en dictature en 1924 et contraint le PCI à la clandestinité et ses dirigeants à l’exil, le régime fasciste s’applique à promouvoir une véritable politique culturelle, ce qui, à l’instar de ce qui se passe en France sous l’impulsion du parti communiste, menace directement l’autonomie du champ littéraire.
22On constate cependant que la division s’opère moins, dans le champ littéraire italien, entre droite et gauche qu’entre partisans et opposants au régime (communistes, mais aussi chrétiens et libéraux) et que celle-ci recouvre en grande partie celle qui distingue écrivains engagés et écrivains non-engagés. C’est ainsi que l’opposition entre Giovanni Gentile, rédacteur du « Manifeste des intellectuels fascistes » (mars 1925) et le philosophe idéaliste Benedetto Croce qui signe, contre le régime, le « Manifeste des intellectuels antifascistes » (mai 1925), relève autant, et même peut-être davantage, d’une divergence d’ordre politique que d’un désaccord sur la question des liens entre littérature (culture en général) et politique : pour Croce, imposer une « politique culturelle », comme le fait le régime fasciste, revient à « mélanger » politique et littérature, ce qui est pour lui « une erreur20 ». La position qu’il défend est ainsi proche de celle que prendra J. Benda deux ans plus tard en France et préfigure les débats qui resurgiront dans les deux pays, après la guerre, entre partisans et détracteurs de l’engagement.
23On comprend donc que l’engagement n’est pas une notion qui surgit ex nihilo en 1945 mais qu’elle a déjà donné lieu à de nombreux débats et qu’elle prolonge, dans une large mesure, ceux des années 1920 et 1930. Sans doute, l’expérience de la guerre, de l’Occupation et de la Résistance a-t-elle joué un rôle décisif dans l’évolution et la fortune de la notion. D’une part parce que, comme l’indique Gisèle Sapiro, « les périodes de crise nationale favorisent l’imposition d’un point de vue moraliste qui place l’écrivain face à ses responsabilités et à ses devoirs21 » : preuve en est le vaste débat sur les responsabilités intellectuelles de la défaite de 1940 en France et, à la Libération, le phénomène d’« épuration » mené par le CNE (Comité National des Écrivains). D’autre part, parce que les conditions mêmes de la production littéraire, sous le régime fasciste, comme sous l’Occupation nazie, ont engendré une surpolitisation de l’écrit, en exposant les écrivains aux lois de la censure, et à la menace de la répression et/ou de l’exil. La théorie de l’engagement reprend à son compte cette surpolitisation et, plus généralement, l’idée selon laquelle l’acte d’écrire est tout sauf gratuit.
24Mais ce qui est nouveau dans le débat sur l’engagement en 1945, c’est le fait qu’il émane essentiellement du champ littéraire lui-même : en effet, l’engagement procède alors moins de la volonté du politique de faire des intellectuels et des écrivains des émissaires ou des porte-parole susceptibles de donner légitimité et publicité à sa cause, ce qui était largement le cas pendant l’entre-deux-guerres, que du désir des écrivains d’influencer directement l’évolution politique du pays, sans en passer par les partis institués. Autrement dit, il s’agit moins de mettre la littérature au service d’une cause que de faire de la littérature elle-même une cause politique à défendre : elle aussi a un rôle à jouer dans la construction d’une société nouvelle et, en ce sens, elle possède une portée proprement politique, sans qu’il soit nécessaire de l’affilier à un parti.
25Un autre élément distingue l’engagement littéraire tel qu’il est conçu au lendemain de la Libération : il s’agit pour l’écrivain de participer directement, par ses œuvres, à la constitution d’une société meilleure, et non, comme l’avaient fait les avant-gardes des décennies précédentes, symboliquement, par la médiation d’une homologie structurale. Poser l’équivalence entre rupture esthétique et révolution politique, comme tendaient à le faire les surréalistes par exemple, apparaît désormais – à Sartre notamment22 – tout à fait insuffisant.
26Enfin, c’est à partir de 1945 que l’engagement cesse d’être une position, ou une posture intellectuelle, pour se faire théorie. L’âge d’or de l’engagement est bien un âge dogmatique, dont le maître à penser est Sartre. Son discours franchit rapidement les frontières et reçoit un accueil particulièrement attentif en Italie, au point, comme nous l’indiquions précédemment, d’encourager l’usage, aux côtés du mot italien « impegno », du terme français « engagement ». E. Vittorini fait traduire dans l’un des premiers numéros de sa nouvelle revue, Il Politecnico, la « Présentation » du premier numéro des Temps Modernes23, où Sartre définit la littérature engagée et c’est encore par rapport à la conception sartrienne de l’engagement, et plus précisément contre elle, qu’il déterminera sa propre position lors des « Rencontres internationales de Genève » en 194824.
27L’aspect théorique de l’engagement n’est pas sans conséquences sur la façon dont il faut aborder le phénomène : en effet, il nous invite à sonder le lien entre théorie et pratique et plus précisément à interroger la légitimité de l’idée répandue selon laquelle l’engagement serait bien plus un discours sur la littérature qu’une pratique avérée. En outre, il nous amène à examiner attentivement le contenu même de cette théorie, à faire la part entre ce qui relève d’une politique des écrivains, autrement dit le rapport des auteurs (et de la littérature) à la sphère politique et sociale, et ce qui se rattache à une poétique et à une esthétique de l’œuvre engagée.
28La dimension théorique de l’engagement attire notre attention sur un dernier phénomène : parce qu’il fut, pas seulement mais aussi, un discours, l’engagement littéraire a souvent été l’objet de considérations sinon abstraites, du moins peu soucieuses de la réalité des faits, et ce aussi bien de la part de ses défenseurs que de ses détracteurs. Nous aurons en effet l’occasion de montrer que, en France comme en Italie, les écrivains tendent à faire de l’engagement en 1945 un concept inédit, négligeant de rappeler les débats auxquels il a donné lieu avant-guerre. L’accent est davantage mis sur la rupture que sur la continuité qu’il représente et, en ce sens, le discours sur l’engagement participe bien de cette aspiration au nouveau qui caractérise l’époque de la Reconstruction. Réécrivant l’histoire à leur profit, les écrivains engagés de 1945 se verront cependant à leur tour largement victimes d’une distorsion ou d’une schématisation de leur position de la part de ceux qui contesteront la validité et la pertinence de la notion d’engagement à laquelle ils se seront attachés.
29Historiquement située, la littérature engagée ne l’est cependant pas uniquement en ce qu’elle est étroitement liée au contexte politique, littéraire et culturel de l’après-guerre qui hérite d’un débat lancé à la charnière des xixe et xxe siècles. Elle l’est aussi au sens où elle se révèle indissociable d’une certaine représentation du temps et de l’histoire, autrement dit porteuse d’historicité.
Engagement et régimes d’historicité : pour une redéfinition de la littérature engagée
Le roman engagé comme forme-sens
30L’engagement met en jeu un certain rapport de l’homme au temps : s’engager, c’est à la fois prendre conscience de sa propre historicité, de son être-présent, et se projeter dans l’avenir en fonction de cette situation. C’est donc, d’une certaine façon, présupposer une temporalité linéaire déterminée par la notion de projet et de fin. Or une telle façon de concevoir le temps et la manière dont l’action humaine s’y inscrit relève d’une représentation de la temporalité et de l’histoire déterminée, que l’on peut, à la suite notamment des analyses de Reinhardt Koselleck sur la naissance du concept d’histoire au xviiie siècle25 et des travaux plus récents de François Hartog sur les « régimes d’historicité26 », qualifier de « moderne ». Dès lors, c’est un nouveau champ conceptuel qui s’ouvre pour définir l’engagement : entendu au sens de reprise volontaire du passé et du présent par un sujet qui inscrit son action dans un avenir dont il ne sait rien mais qu’il espère plier à ses desseins, l’engagement relèverait d’une conception moderne du temps et de l’histoire. Cette hypothèse mérite quelques éclaircissements, et notamment en ce qui concerne la notion, fondamentale pour nous, de « régime d’historicité ».
31S’appuyant principalement sur les travaux de Koselleck et de l’anthropologue américain Marshall Sahlins27 et poursuivant le dialogue entre anthropologie et histoire que Claude Lévi-Strauss avait ouvert avec Les Structures élémentaires de la parenté en 1949, F. Hartog définit, dans Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, le régime d’historicité comme un instrument heuristique permettant de s’interroger sur les modes d’articulations des catégories du passé, du présent et du futur dont une collectivité se dote pour réfléchir sa propre expérience de l’histoire. Se défendant de vouloir dessiner les contours d’une histoire universelle ou d’imposer un modèle de lecture de l’histoire définitivement clos, F. Hartog privilégie l’étude des moments de crise de ces régimes au détriment de ceux de leur plénitude. Il envisage alors moins le régime d’historicité comme une épistémé qui déterminerait le cadre des représentations possibles du temps à une époque donnée que comme un « idéal-type » au sens wébérien, c’est-à-dire un modèle qui permet de reconstituer l’intelligibilité d’une réalité historique et d’identifier, par rapport à ce modèle, des régularités et des récurrences, mais aussi des tensions et des différences.
32Sont ainsi distingués le « régime chrétien d’historicité », selon lequel le temps historique est inféodé à l’éternité sur le mode de la promesse et de l’attente de la fin, régime qui domine largement le Moyen-Âge et survit dans certains discours bien au-delà ; le « régime ancien d’historicité » qui, étroitement lié à la formule cicéronienne de l’historia magistra vitae et qui caractérise l’imaginaire européen de la Renaissance à l’ère des révolutions, repose sur une conception de l’histoire où le présent et l’avenir s’envisagent à la lumière des leçons du passé. Un tel régime, selon la terminologie de R. Koselleck que F. Hartog reconduit, repose donc sur la cohésion très forte entre « champs d’expérience » et « horizons d’attente », c’est-à-dire entre le passé (entendu non seulement comme passé individuel et familial, mais dans un sens anthropologique comme passé des générations et des institutions qui définissent les cadres de l’action possible), et le futur, c’est-à-dire tout ce qui, depuis le présent, déborde un champ d’expérience institué en direction de l’avenir et mobilise les comportements individuels et collectifs28. C’est en revanche une tension grandissante entre champ d’expérience et horizon d’attente qui définit le « régime moderne d’historicité » : né de la Révolution industrielle et de l’héritage des Lumières, celui-ci se définit par la fascination pour l’avenir, essentiellement envisagé en termes de progrès, par le sentiment d’une accélération du temps, par le rejet plus ou moins radical des expériences issues de la tradition et par la naissance d’un concept nouveau de l’histoire29. Identifiée à un processus autonome, l’histoire posséderait alors un temps propre, distinct du temps naturel comme du temps divin, et s’envisagerait comme « factible30 ». Elle devient ainsi l’objet de nombreuses philosophies de l’histoire au cours des xixe et xxe siècles, de la pensée hégélienne de l’histoire au marxisme, en passant par le positivisme.
33Si la notion d’engagement partage bien avec le régime moderne d’historicité une orientation essentielle vers l’avenir et une certaine confiance dans la capacité de l’homme à agir dans le temps – à faire son histoire, en somme –, on relèvera également la coïncidence des deux phénomènes sur le plan diachronique. En effet, F. Hartog situe le régime moderne d’historicité entre les deux dates symboliques de 1789 et de 1989 : or si nous avons indiqué que l’expression d’« engagement littéraire » prend le sens qu’on lui connaît au xxe siècle, on n’oubliera pas que les philosophes des Lumières sont souvent perçus comme des précurseurs de l’engagement, et notamment par les écrivains d’après-guerre31. En outre, comme nous l’avons indiqué, la date de la chute du mur de Berlin marque dans les esprits non seulement la fin de la guerre froide, mais la fin de toute une époque traversée par des conflits idéologiques forts qui, précisément, exigeaient un engagement de tous, et notamment des personnalités publiques comme les écrivains, artistes et intellectuels.
34Les analyses de F. Hartog s’avèrent donc fort utiles pour notre réflexion sur la périodisation de l’engagement et notamment sur son prétendu « reflux », dans la mesure où elles invitent à associer fin, ou du moins crise de l’engagement, et crise, sinon fin, du régime moderne d’historicité. Mais elles font encore davantage, puisqu’elles proposent aussi un moyen de penser l’après – âge d’or de la littérature engagée en des termes qui, précisément, ne sont pas uniquement ceux de la fin : selon l’historien, l’effondrement du régime moderne d’historicité laisserait en effet la place à un nouvel ordre du temps, qu’il nomme le « présentisme ». Étroitement lié à la remise en cause du futur comme principe d’intelligibilité de l’histoire et comme synonyme de progrès, ce régime d’historicité se caractériserait par la domination d’un présent perpétuel qui tendrait à actualiser le passé et l’avenir, par le biais d’une mémoire omniprésente et d’un sentiment de responsabilité accru à l’égard des générations à venir. Un présent qui serait vécu sous le signe d’une « double dette », à l’égard d’un passé honteux et d’un futur inquiétant, dont nous serions responsables, si ce n’est encore ou déjà, coupables.
35Nous reviendrons sur cette notion de présentisme, par ailleurs souvent mal comprise et, pour cette raison même, décriée. Mais nous pouvons dès à présent reformuler notre première définition de l’engagement littéraire comme fait à la fois historique et littéraire à la lumière des analyses de F. Hartog, en y incluant le concept de régime d’historicité. L’expression qui donne son titre à la première partie de cette étude, le roman engagé comme « forme-sens », peut alors se déployer dans toute sa signification : car par ce terme, à l’origine proposé en poétique par Henri Meschonnic32, nous entendons davantage que la conjonction qui existe entre l’écriture (la forme) et le sens entendu comme « message », politique ou social, de l’écrivain engagé. Pour nous, le « sens » auquel renvoie l’œuvre engagée relève autant de la conception que l’auteur possède de son propre rapport, en tant qu’écrivain, à la sphère publique (et plus particulièrement à la sphère politique et sociale) que d’une certaine façon de penser l’agir humain, dans le temps et dans l’histoire.
36Autrement dit, nous avançons que l’œuvre engagée est une forme qui réfléchit dans son écriture d’une part les contradictions et enjeux mêmes de la notion d’engagement littéraire et, d’autre part, l’ordre du temps qui domine dans la société où elle s’inscrit. Mais il ne s’agit pas pour autant de concevoir l’œuvre engagée comme le reflet d’un régime d’historicité, ce qui reviendrait à faire de l’œuvre littéraire la simple caisse de résonances de problématiques sociales et culturelles. Nous avons employé à dessein le verbe « réfléchir » pour donner aux rapports entre œuvre engagée et ordre du temps la plus grande extension possible : la question de savoir comment définir ces relations (en termes d’écho, d’influence, de reformulation, de remise en cause…) constituera un enjeu important de notre réflexion.
37Intégrer le concept de régime d’historicité à la définition de l’engagement nous permet donc de souligner la dimension historique et conjoncturelle de la notion et de rendre en même temps possible une réflexion sur son évolution. S’engager, ce ne serait donc pas seulement assumer une position à l’égard d’événements conjoncturels, ce serait plus largement réfléchir un certain rapport de l’homme au temps et à l’histoire. Or l’on peut supposer que la représentation même de ce rapport évolue de 1945 à aujourd’hui, et que l’examen de ses variations constitue un moyen pertinent pour rendre compte de l’évolution de l’engagement littéraire.
Une périodisation nouvelle de l’engagement littéraire au xxe siècle
38Une telle démarche permet donc de penser ce que nous avions envisagé, dans l’introduction de cet ouvrage, comme une zone d’ombre de la notion – son évolution et son statut aujourd’hui – en termes nouveaux : la fortune de la littérature engagée peut en effet être examinée en termes de passage d’un régime d’historicité à l’autre et, plus précisément, nous inviter à envisager la confrontation entre « l’âge d’or » de l’engagement littéraire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et les années charnières du xxe au xxie siècle sous l’angle d’une confrontation entre régime moderne d’historicité et mise en crise de ce régime, voire entre régime moderne et régime présentiste.
39Adopter une telle hypothèse revient à déplacer les césures temporelles à partir desquelles on pense ordinairement l’évolution de l’engagement : en effet, si le régime moderne est bien celui dans lequel s’épanouit la notion d’engagement littéraire, cela signifie que la remise en cause de celle-ci a lieu non pas dans les années 1950, mais à la charnière des années 1980 et 1990. Il convient cependant de rappeler que le choix de la date de 1989 pour marquer la fin du régime moderne, comme celle de 1789 pour indiquer son début, est avant tout « symbolique33 », comme F. Hartog le souligne lui-même. Ces deux dates constitueraient « deux césures, deux failles dans l’ordre du temps34 ». Le terme de « césure » employé par l’auteur est ici important et nous met en garde contre toute tendance à faire de la notion de régime d’historicité une entité transcendante qui se serait imposée de façon aussi soudaine qu’universelle. De fait, les crises du régime moderne ne datent pas de 1989 et la montée du présentisme est un phénomène du « temps long » qui marque non pas l’exclusivité, mais la domination d’un point de vue – en l’occurrence le présent – sur le temps.
40Il n’en demeure pas moins que cette périodisation réunit sous une appellation commune – le régime moderne d’historicité – deux époques littéraires que l’on tend souvent à opposer : l’« âge d’or » de l’engagement au lendemain de la guerre et sa violente, souvent bruyante, contestation menée en Italie et en France dans les années 1960 et 1970 par les mouvements formalistes, depuis le Nouveau Roman jusqu’aux expériences textuelles de Tel Quel, du Gruppo 63 et de la neoavanguardia (néo-avant-garde) italienne.
41Or il nous paraît légitime, dans le sillage de certaines études récentes sur le Nouveau Roman et sur le formalisme35, de penser que la contestation qu’a connue la notion dans ces années est moins radicale qu’on a voulu le croire. De fait, si l’on peut bien parler d’une fin de la littérature engagée telle que l’envisageaient les écrivains d’après-guerre, on ne peut en dire autant de la notion d’engagement littéraire. Comme l’indiquent en France les propos de Roland Barthes, qui revendique, dans Le Degré zéro de l’écriture (1953) « l’engagement de la forme36 », ou des Nouveaux romanciers qui rejettent la notion comme « périmée », au même titre que celles de « personnage », d’« histoire », de « forme et contenu37 », l’engagement est toujours au cœur des débats dans les années cinquante. C’est « un mot démodé mais dont on ne peut se débarrasser si facilement », dira justement Barthes38. Remarquons que l’Italie, où la notion de néoréalisme, étroitement liée à la problématique de l’engagement, connaît une véritable crise au milieu des années 1950, reste cependant longtemps attachée, en tout cas plus longtemps que la France, à une « littérature de la conscience39 », c’est-à-dire une littérature qui revendique un rôle à jouer dans la sphère politique et sociale, et dont se font les hérauts, jusque dans les années 1960, des écrivains comme Italo Calvino et Pier Paolo Pasolini.
42La notion de « contre-engagement », proposée par B. Denis, nous paraît dans cette perspective tout à fait opératoire : le critique désigne par ce terme, qu’il propose d’employer au sens où l’on utilise le terme de « contre-révolution40 », les poétiques qui, à partir du milieu des années 1950, s’érigent contre l’engagement, en opposition à lui, mais aussi « tout contre » lui41. Engagement et contre-engagement auraient en commun de se penser comme des « politiques de la littérature, qui visent à affirmer la présence sociale de la chose littéraire pour faire reconnaître l’univers de valeurs qui lui est propre42 ». C’est bien là le but poursuivi par Sartre comme par Barthes, dans lequel B. Denis identifie le premier théoricien du contre-engagement : expliciter, exposer la spécificité de la littérature et la façon dont elle prétend agir dans la sphère sociale.
43Or cette notion nous paraît non seulement pouvoir être étendue à l’Italie mais encore aux décennies suivantes. En ce qu’elles tendent à établir à nouveaux frais le rapport homologique que les avant-gardes des années 1930 avaient instauré entre révolution des formes et révolution politique – développant ainsi la notion d’un engagement dans la langue – les avant-gardes des années 1960-1970 procèdent dès lors bien plus à une reformulation de la notion d’engagement qu’à son éviction.
44Sans doute, l’heure est alors à la conception d’une littérature « intransitive », plus soucieuse d’elle-même que du monde, se consacrant à l’expérimentation de nouvelles formes et à la contestation des anciennes pratiques, postulant l’existence d’une frontière stricte entre littérature et politique – ce que D. Viart nomme « le régime des activités séparées ». C’est ainsi, par exemple, que les membres des revues Tel Quel et Change, qui ne cachent aucunement leurs affinités politiques, notamment avec le maoïsme, s’interdisent de mettre la littérature à son service, au nom de « la conception mallarméenne d’une partition du langage, entre une littérature, nécessairement enclose dans la sphère linguistique, et la fonction de "numéraire facile" d’une langue véhiculaire dévolue à d’autres usages43 ».
45Pourtant, il nous semble que la conception d’une stricte étanchéité des frontières puisse être relativisée : toucher au langage, aux formes et aux genres littéraires institués, c’est aussi toucher aux représentations du monde sur lesquelles se fonde la société et, en ce sens, effectuer un geste politique qui relève de la subversion. Nombreux sont du reste les auteurs et les théoriciens des mouvements formalistes à insister, dans le sillage de Barthes44, sur le caractère « révolutionnaire » de ces pratiques littéraires45. Les modalités changent, la finalité demeure. Dans cette perspective, la période formaliste partagerait avec l’époque précédente un horizon commun, qui est celui de la révolution, notion typiquement moderne, selon les analyses de R. Koselleck, en ce qu’elle s’appuie sur une représentation de l’histoire orientée vers un progrès à faire advenir46. Elle est donc étroitement liée au régime moderne d’historicité, caractérisé par la domination de l’avenir sur les autres catégories temporelles que sont le présent et le passé, et par la notion de factibilité.
46Le formalisme des dernières avant-gardes ne provoquerait donc pas, dans cette perspective, l’épuisement de la notion d’engagement littéraire, mais plutôt le déplacement de ses enjeux et de ses modalités. Remettant en question avec éclat les postulats de la littérature engagée de l’après-guerre, il revendique l’autonomie du champ littéraire sans pour autant renoncer à la validité du discours littéraire sur le monde et au lien qui unit littérature et révolution47. Or ces deux notions vont faire l’objet d’une remise en question radicale à partir des années 1980, en même temps que l’on entre dans ce que l’on pourrait appeler « l’ère des fins » : fin de l’intellectuel, du roman, des idéologies, de l’histoire. C’est bien parce que l’horizon même de pensée dans lequel s’inscrivait l’engagement littéraire semble complètement bouleversé, et connaître une crise bien plus profonde que celle subie durant la période formaliste, qu’il nous semble plus pertinent de questionner la notion à la charnière des xxe et xxie siècles, ce qui ne nous empêchera pas, ponctuellement, de revenir aux décennies précédentes. Mais pour cela il nous faut d’abord interroger le rapport complexe qu’entretiennent roman engagé et roman à thèse et déterminer en quoi cette « forme-sens » qu’est le roman engagé participe bien d’une conception de la littérature comme praxis, étroitement liée à un contexte idéologico-politique et à un régime d’historicité qui, nous le verrons, ne seront pas sans effets profonds sur la notion même d’engagement littéraire.
Notes de bas de page
1 Makowiak A., « Paradoxes philosophiques de l’engagement », dans Bouju E. (dir.), L’Engagement littéraire, op. cit., [ p. 19-30], 22-23.
2 Sartre J.-P, Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 84.
3 Denis B., Littérature et engagement…, op. cit., p. 32.
4 Ibid., p. 32.
5 Ibid., p. 30.
6 Sartre J.-P., « Présentation », Les Temps Modernes, n° 1, octobre 1945, repris dans Sartre J.-P., Situations, II [1948], Paris, Gallimard, 1964, « Présentation des Temps Modernes », [p. 9-30], p. 14-15.
7 Makowiak A., op. cit., p. 29.
8 Nous renvoyons au premier chapitre de Denis B., dans Littérature et engagement…, intitulé « L’inscription historique de la littérature engagée », op. cit., p. 17-29.
9 Ibid., p. 20.
10 Bourdieu P., Les Règles de l’art, Paris, Le Seuil, coll. « Libre examen », 1992, p. 90.
11 Le mot de Baudelaire sur ce point est demeuré célèbre : « Le 2 décembre m’a physiquement dépolitiqué » (dans Baudelaire C., Correspondance, I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, lettre à Narcisse Ancelle, datée du 5 mars 1852, p. 188).
12 Chambers R., Mélancolie et opposition : les débuts du modernisme en France, Paris, José Corti, 1987, p. 23-24.
13 Sartre J.-P. : « L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher » (dans « Présentation des Temps Modernes », op. cit., p. 13
14 Denis B., Littérature et engagement..., op. cit., p. 36-37.
15 Benichou P., Romantismes français, tome 1 : Le Sacre de l’écrivain – Le Temps des prophètes ; tome 2 : Les Mages romantiques – L’École du désenchantement, Gallimard, coll. « Quarto », 2004.
16 Sur les présupposés et ambiguïtés d’une telle conception des rapports entre écrivain et « peuple », nous renvoyons à Asor Rosa A., Scrittori e popolo : il populismo nella letteratura italiana contemporanea [1965], Torino, Einaudi, coll. « Gli struzzi », 1988.
17 Charle C., Naissance des « intellectuels » (1880-1900), Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1990.
18 Denis B., Littérature et engagement…, op. cit., p. 21.
19 Ibid., p. 23.
20 Croce B., « Manifesto degli intellettuali antifascisti », Il Mondo, 1er mai 1925, cité et traduit dans Hermetet A.-R., Les Revues italiennes face à la littérature française contemporaine : étude de réception (1919-1943), Paris, Honoré Champion, coll. « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2003, p. 31. Croce annonce ainsi la position qui sera la sienne et celle de beaucoup d’intellectuels durant l’ère fasciste : le refus de mêler politique et activité intellectuelle ou artistique, le retrait dans une « tour d’ivoire » qui, si elle ne peut être considérée comme un acte de résistance, s’apparente néanmoins à une manifestation, silencieuse, d’opposition.
21 Sapiro G., La Guerre des écrivains, op. cit., p. 103.
22 Nous renvoyons notamment au chap. IV de Qu’est-ce que la littérature ? intitulé « Situation de l’écrivain en 1947 », op. cit., [p. 169-308], et plus particulièrement p. 82 et p. 195.
23 Il Politecnico, n° 16, 12 janvier 1946.
24 « Un engagement naturel », discours prononcé par Vittorini lors des Rencontres Internationales de Genève en août 1948, repris dans Vittorini E., Journal en public [Diario in pubblico, 1957], trad. de l’italien par L. Servicen, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1961.
25 Koselleck R., Le Futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques [1979], trad. de l’allemand par J. Hoock et M.-C. Hoock, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1990.
26 Hartog F., Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du xxe siècle », 2003.
27 Sahlins M., Des îles dans l’histoire, trad. de l’anglais par un collectif de l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, J. Revel (dir.), Paris, Gallimard/Le Seuil, coll. « Hautes Études », 1989.
28 Koselleck R., « “Champ d’expérience” et “horizon d’attente” : deux catégories historiques », op. cit., p. 309-329.
29 R. Koselleck a bien souligné l’importance, sur le plan épistémologique comme sur le plan anthropologique, de la formation en Allemagne, dans les années 1760-1780, du concept moderne d’histoire, qui se traduit par le passage du pluriel allemand « die Geschichten » au singulier « die Geschichte » dans son article « Historia magistra vitae. De la dissolution du topos dans l’histoire moderne en mouvement », op. cit., p. 37-62.
30 R. Koselleck présente en ces termes la notion de « factibilité » de l’histoire : « Avec le concept réflexif d’histoire en tant que telle s’ouvre un champ d’action, dans lequel l’homme se voit obligé de prévoir, de planifier, bref de susciter (vorbringen) l’histoire pour reprendre le mot de Schelling et finalement de la faire. Dès lors l’histoire ne signifie plus seulement un ensemble d’événements passés et leur narration. Sa fonction narrative se trouve plutôt reléguée au second plan et l’expression ouvre, depuis la fin du xviiie siècle, des horizons sociaux et politiques qui renvoient au futur. Au cours de la décennie qui précède la Révolution française, et à la suite des remous révolutionnaires, l’histoire s’est transformée, serait-ce partiellement, en un concept d’action. » (« Du caractère disponible de l’histoire », op. cit., [p. 233-247], p. 237.)
31 Nous renvoyons notamment aux propos de J.-P. Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?, où il définit le xviiie siècle comme « la chance, unique dans l’histoire, et le paradis bientôt perdu des écrivains français » (op. cit., p. 105).
32 Meschonnic H., Pour la poétique, I, Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1970. H. Meschonnic définit comme « forme-sens » la « forme du langage dans un texte (des petites aux grandes unités) spécifique de ce texte en tant que produit de l’homogénéité du dire et du vivre » (p. 176).
33 Hartog F., op. cit.
34 Ibid.
35 Nous pensons notamment à l’ouvrage de N. Wolf, Une littérature sans histoire : essai sur le Nouveau Roman, Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 1995.
36 Barthes R., Le Degré zéro de l’écriture [1953], Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1972.
37 Nous citons ici les notions que conteste A. Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman, op. cit.
38 Barthes R., « Ouvriers et pasteurs », Essais critiques [1964], Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1981, [p. 136-142], p. 138.
39 Nous empruntons cette expression I. Calvino dans l’article « La mer de l’objectivité », paru pour la première fois sous le titre « Il mare dell’oggettività » dans Il Menabò di letteratura, n° 2, 1960, et repris dans Calvino I., Défis aux labyrinthes : textes et lectures critiques, I, trad. de l’italien par J.-P. Manganaro et M. Orcel, Paris, Le Seuil, 2003, [p. 56-62], p. 56.
40 B. Denis définit le contre-engagement comme « un discours qui combat les définitions politiques de l’engagement non pas pour revenir à une situation antérieure (celle où le purisme esthétique dominait en quelque sorte innocemment), mais qui retourne les arguments de l’engagement contre lui-même en s’appropriant ses thèmes et ses questions. L’écrivain contre-engagé porte donc la nostalgie de l’art pur, comme le contre-révolutionnaire portait celui de l’Ancien Régime, mais il sait que cette position est désormais injustifiable et qu’elle ne pourra retrouver sa légitimité qu’à condition d’absorber en elle la nécessité de l’engagement » (Denis B., « Engagement et contre-engagement. Des politiques de la littérature », dans Kaempfer J., Florey S., Meizoz J. [dir.], op. cit., [p. 103-117], p. 105).
41 Si B. Denis insiste bien sur le caractère historique de la notion, il précise néanmoins que le contre-engagement est un « possible littéraire abstrait » (ibid., p. 106).
42 Ibid., p. 111.
43 Viart D., « “Fictions critiques” : la littérature contemporaine et la question du politique », dans Kaempfer J., Florey S., Meizoz J. (dir.), op. cit., [p. 185-204], p. 187-188.
44 Barthes R., « De la science à la littérature » [1967], Le Bruissement de la langue, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1993, [p. 11-19], p. 13 : « Éthiquement, c’est par la seule traversée du langage que la littérature poursuit l’ébranlement des concepts essentiels de notre culture, au premier rang desquels celui de “réel”. Politiquement, c’est en professant et illustrant qu’aucun langage n’est innocent, c’est en pratiquant ce que l’on pourrait appeler le “langage intégral”, que la littérature est révolutionnaire ». Raymond Jean, lors du Colloque de Cerisy-la-Salle consacré au Nouveau Roman en 1971, ne dira pas autre chose, soulignant que ce dernier a bien une dimension politique, qui passe par le langage et porte en même temps sur lui : « La fonction politique du Nouveau Roman réside à la fois dans le pouvoir qu’ont certains livres de rendre lisibles le contexte idéologique où ils s’inscrivent, la société qui les produit, et dans la force de subversion (de négation des valeurs littéraires admises) de leur écriture » (Jean R., « Politique et Nouveau roman », dans Ricardou J. et Van-Rossum-Guyon F. (dir.), Nouveau roman : hier, aujourd’hui/1. Problèmes généraux, Paris, Union Générale des Écrivains, coll. « 10/18 », 1972, p. 363).
45 F. Van Rossum Guyon affirmait ainsi en 1971 : « Il s’agit non seulement de ne pas être récupérés par l’idéologie régnante, mais encore de la renverser. C’est dans une perspective révolutionnaire qu’il faut situer les “révolutions minuscules”, à première vue purement formelles, qui se réalisent au niveau des textes. » (Ibid., p. 405.)
46 Koselleck R., « Critères historiques du concept de “révolution” des Temps Modernes », Le Futur passé, op. cit., p. 63-80.
47 Pour une analyse plus approfondie des relations entre formalisme et engagement, nous renvoyons à notre thèse L’Engagement du roman en France et en Italie au milieu et à la fin du xxe siècle, op. cit., « La responsabilité de la forme ou le “contre-engagement” », p. 198-263.
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