Une parabole de l’impossible révolution : la Tétralogie selon Shaw
p. 289-298
Texte intégral
1Dans cette parodie brillante de guide wagnérien qu’est The Perfect Wagnerite, Shaw commente la Tétralogie en établissant des correspondances avec les événements historiques contemporains. Cela, pour donner à l’œuvre wagnérienne ses véritables sens et valeur : « Il est des gens qui ne supportent pas de s’entendre dire que leur héros au cours d’une révolte fraya avec un célèbre anarchiste ; qu’il fut ensuite “recherché” par la police ; qu’il écrivit des pamphlets révolutionnaires ; et que son tableau du Nibelheim sous le règne d’Alberich est une vision poétique du capitalisme industriel sauvage, tel qu’il fut révélé au public allemand au milieu du xixe siècle par La Situation des classes laborieuses en Angleterre d’Engels2. » Pour éveiller la conscience critique de son public et qu’il devienne un authentique public wagnérien, c’est-à-dire révolutionnaire : « Tout ce que je prétends faire, avec mon ouvrage, c’est transmettre les idées qui ont le moins de chance de figurer dans le bagage de l’Anglais moyen3. » Shaw met ensuite en avant, dans une lecture autant esthétique que sociologique, le décrochage qualitatif dont le cycle wagnérien, à partir du milieu de Siegfried, serait entaché. Il lui donne une explication idéologique et historique, et poursuit également l’allégorisation de l’histoire par la matière tétralogique afin de faire ressortir ce qui, dans l’histoire, s’est réellement passé. Enfin, parce qu’il y a une visée téléologique chez Shaw, il propose de nouveaux moyens pour que l’histoire future s’écrive bien selon le principe wagnérien, tel qu’il l’a lui-même dégagé de La Tétralogie.
2L’œuvre de Shaw apporte de précieux enseignements sur la façon dont les années 1870-1914 ont été susceptibles de lire les années 1848-1870 à la lumière d’une philosophie de l’histoire. Au fil des rééditions (1898, 1901, 1913, 1923), il continue de lire l’histoire se faisant à travers La Tétralogie. Ainsi conclut-il la Préface à la Quatrième édition (1923) : « Le fait que son allégorie n’ait rien perdu de sa validité et de sa grandeur en dit long sur l’ampleur de son intelligence des événements. À vrai dire, la guerre a plutôt fait tomber les masques que véritablement changé les physionomies : la principale différence, c’est qu’Alberich est plus riche et ses esclaves plus affamés et plus accablés de travail, quand ils ont la chance d’en avoir. La Tétralogie s’achève sur la mort de tous les personnages, hormis les trois ondines ; et même si la guerre est allée suffisamment loin dans cette direction radicale pour laisser entrevoir que le prochain conflit, avec ses “grenades sous-marines”, n’épargnera peut-être même pas les ondines4. » Mais cette interprétation amène aussi à s’interroger sur le bien-fondé d’une pratique de l’art comme herméneutique de l’histoire, dès lors qu’elle est susceptible de déboucher sur une pratique éminemment contestable : ici, l’eugénisme. Le défi wagnérien est double : positivement, Shaw fait de La Tétralogie le bréviaire d’un nécessaire accomplissement de la collectivité dans le temps historique ; négativement, son interprétation la rend responsable, dans l’ordre de la praxis, d’un certain nombre de travers et de risques.
Principes d’équivalence
3L’interprétation de La Tétralogie selon Shaw a pour finalité de choquer le tout-venant du public wagnérien. C’est-à-dire le public touristique et bourgeois de Bayreuth, bien sûr, mais aussi un public davantage populaire, éventuellement ouvrier, que l’on veut convertir à la cause socialiste par la pédagogie de l’humour (rappelons d’ailleurs ici combien, de Marx et Engels à Plekhanov, Lunatcharsky, ou János Maróthy, élève de Lukacs et compositeur, les penseurs socialistes et marxistes ont été influencés par Wagner). C’est le caractère truculent du texte, d’ailleurs, qui le sauve du danger de la pesanteur didactique.
4La stratégie de Shaw passe par différents biais. Le premier consiste à traduire de façon systématique par une équivalence contemporaine ce que Wagner a présenté dans son œuvre sur le mode parabolique. Shaw précise qu’en dépit de l’apparente intemporalité de la fable wagnérienne, celle-ci n’aurait pu être écrite avant la seconde moitié du XIXe siècle : « Tout d’abord, l’Anneau […] est un drame d’aujourd’hui et point du tout un drame d’une Antiquité reculée et fabuleuse. Il n’aurait pas pu être écrit avant la seconde moitié du xixe siècle, parce qu’il traite d’événements qui ne s’accomplirent qu’à ce moment-là. » Ou encore : « Toute cette partie du drame est effroyablement réelle, effroyablement courante, effroyablement moderne5. » Qu’est-ce, dès lors, que la fille du Rhin ? Une jeune coquette gracieuse et mutine, au charme un rien aguicheur. Alberich ? Le vieux barbon londonien qui aimerait profiter de ses charmes. L’or ? Un gisement canadien que l’on vient de découvrir et dont la richesse apparemment inépuisable prête aux élucubrations les plus folles. Cet or, manifestation de la beauté et de la prodigalité de la nature, doit être admiré pour lui-même, et rester vierge de toute convoitise. Le vol de l’or par Alberich équivaut alors à une violation de la nature, fallacieusement déguisée en besoin de productivité commerciale. Une telle pratique est ainsi le signe d’une chute de l’âge d’or dans l’âge plutonique : l’âge d’Alberich et des forces souterraines, infernales, des forges industrieuses : « Lorsque le pouvoir plutonique est fermement établi, au point que les aspirations humaines les plus hautes sont réprimées comme rebelles et que même les plus simples appétits sont exaspérés jusqu’à la famine, niés et même brimés s’ils ne peuvent acheter leur satisfaction avec de l’or, alors seulement, les âmes énergiques sont contraintes d’édifier leur vie sur la richesse6. » L’âge plutonique se caractérise par le fait que l’or devient le dénominateur commun de toute une société : la société industrielle. Selon Shaw, ce règne de la monnaie fiduciaire entache aussi bien l’aspiration humaine la plus élevée (Wotan), que le pur et simple besoin alimentaire (les géants). La conséquence de cet âge plutonique est que tous les individus de la société contemporaine sans exception se sont moralement transformés en nains : « Si nous étions une race de poètes, nous y mettrions fin [à la tragédie de l’âge plutonique] avant que s’achève ce misérable siècle. Etant au contraire une race de nains moraux, nous les trouvons tout à fait convenables, agréables et respectables, et nous leur permettons de croître et de multiplier leurs maux dans toutes les directions7. » L’utilisation des géants par Wotan et celle des Nibelungen par Alberich sont des métaphores de l’exploitation de l’homme par l’homme. Et de fait qu’est le Nibelheim ? N’importe quelle industrie de l’ère capitalistique industrielle. Qu’est-ce que le Tarnhelm, ce heaume magique forgé dans l’or du Rhin et qui rend invisible ? Le haut-de-forme de l’actionnaire qui, invisible, préside aux conseils d’administration.
5La mise en place par Shaw de principes d’équivalence continue. Wotan et Loge incarnent la Loi et l’Église, qui se sont compromises avec les rois de l’âge plutonique. Les jumeaux Siegmund et Sieglinde, ces « fils et fille de loup » entraînés selon Shaw par l’Église pour devenir des petits soldats de Wotan, sont réduits à la dimension de louveteaux, c’est-à-dire de boy-scouts (Shaw effectue ici un jeu de mot en amalgamant le surnom que se donne Siegmund au premier acte de La Walkyrie au vocabulaire du scoutisme). Le feu qui entoure Brünnhilde ? C’est l’image du mensonge : ce que l’Église et l’État inventent pour étouffer les bruits de la dégradation de leur idéal. Brünnhilde, bâillonnée par ses pères, représente le maintien en ce monde de la pureté d’âme et d’intention. Le feu, c’est aussi cette fiction de l’enfer inventée pour maintenir les masses dans la terreur. Mime ? La métaphore d’une vieillesse manipulant idéologiquement la jeunesse pour pérenniser son pouvoir : la presse. Le dragon Fafner assoupi sur son tas d’or ? Le rentier qui thésaurise de façon improductive. Plus loin, les principes d’équivalence historique se feront plus précis. L’association entre Wotan, Alberich et Loge contre les Siegfried européens, ce sont les images prémonitoires du machiavélisme politique d’un Bismarck en Allemagne, d’un Thiers en France.
6Il reste enfin à expliciter la dernière figure de cette lecture interprétative historicisée : Siegfried. Celui-ci représente l’archétype de l’anarchiste. Selon un postulat qui veut que l’anarchisme découlât de la posture métaphysique du protestantisme, Siegfried est d’abord un protestant, un individu dont le jugement personnel ne s’embarrasse pas des interprétations philosophiques et religieuses offertes par l’Église. C’est donc ensuite un anarchiste, celui rêvé par Bakounine, c’est-à-dire un être dont le champ d’action se situe en-dehors de la morale. C’est également un poète, un créateur de formes libératrices. C’est enfin, selon Shaw, une annonce du Surhomme nietzschéen. Pour poursuivre son interprétation, Shaw forge alors le lexème fameux de « Siegfried-Bakounine ». Siegfried-Bakounine, c’est le seul être en conformité avec la nature, le seul à évoluer en-dehors du cycle de l’or et des lois : « Ce n’est pas avec des épées forgées par un nain que le héros taillera lui-même sa route à travers les religions, les gouvernements, les ploutocraties et toutes les autres ruses imaginées pour semer l’épouvante chez ceux qui sont dénués d’héroïsme. À mesure que Mimile forge des épées, Siegfried-Bakounine les brise8. » L’efficacité de cette rhétorique de la persuasion est particulièrement évidente lorsque, par exemple, est glosée la prophétie apocalyptique d’Alberich : « Devant eux, Alberich se vante sans retenue de la puissance qui est maintenant entre ses mains. Il leur dépeint à quoi ressemblera le monde quand sa domination y sera bien établie : quand l’air parfumé et la mousse verte des vallées seront changés en fumée, en scories et en ordures ; quand l’esclavage, la maladie et la malpropreté, adoucis par l’ivrognerie et maîtrisés par la matraque du policier, seront devenus les fondements de la société ; quand rien n’échappera plus à la ruine, sauf les quelques jolis endroits et les quelques jolies femmes qu’il lui plaira d’acheter pour la satisfaction de ses désirs à lui9. »
L’attente du héros
7Tous ces éléments sont mis au service d’une philosophie de l’histoire qui n’a de wagnérienne que l’apparence. Shaw avance d’ailleurs que Wagner n’était pas wagnérien tous les jours de la semaine10. C’est que l’exégèse de La Tétralogie par Shaw sert évidemment surtout à véhiculer sa propre philosophie de l’histoire. Celle-ci surdétermine la dimension révolutionnaire de l’ouvrage. Le but de l’interprétation shawienne de La Tétralogie est de mettre en lumière le nœud dramatique qui fonde le monde moderne : le capitalisme. Que dit cette philosophie de l’histoire, appliquée à La Tétralogie et l’appliquant à l’histoire se faisant ? Que le monde n’est pas capable de produire l’élément libre qui le sauvera, cette race de héros qui tranchera définitivement ses nœuds : « Si la nature humaine, qui est l’organisation la plus élevée à laquelle on soit parvenu sur cette planète, dégénère réellement, alors la société périra ; et ce ne sont pas des mesures pénales, improvisées dans la panique, qui seront capables de la sauver : au lieu de torturer vainement les hommes existants, nous devons, comme Prométhée, nous mettre à l’œuvre pour en produire de nouveau11. » Si le monde est tombé de l’âge d’or dans l’âge plutonique, c’est que l’homme n’a pas résisté à sa soif de domination, certes, mais aussi que, parallèlement, l’Église et la Loi ont failli, se sont compromises. Pour Shaw, la Loi est une donnée ambiguë : elle est là pour mettre un ordre dans l’ère de sauvagerie instaurée par les Alberich d’aujourd’hui, mais elle rigidifie la pensée. Il en résulte que la divinité s’enchaîne elle-même dans des pactes qui lui coupent en permanence le chemin de l’action. C’est pourquoi la divinité souhaite muettement la venue d’un homme libre, capable de mettre à bas l’ordre artificiel de la Loi. En outre, la Loi impose à la divinité toujours davantage de compromission : pour assurer sa puissance en tant qu’instance suprême législatrice, elle doit en effet donner une tangibilité, une visibilité à cette Loi. Autrement dit, elle doit s’autoproclamer roi et pontife. Plus : pour réduire à néant Alberich, symbole de l’âge plutonique, elle doit s’approprier l’or. Quoi de plus paradoxal que l’Église et l’État volant le voleur ? Si le législateur paraît lui-même corrompu, alors la Loi perd tout son lustre.
8C’est pourquoi, selon Shaw, la divinité est poussée à formuler un souhait paradoxal : appeler de ses vœux le héros qui la défasse de ses pactes mais qui risque en même temps de la réduire à néant : « Or il est de toute évidence […] que si la prochaine génération d’Anglais était composée entièrement de Jules Césars, toutes nos institutions politiques, ecclésiastiques, morales s’évanouiraient en fumée12. » Shaw le répète : Siegfried, Jules César ou Napoléon, cette race d’homme de force et d’intégrité, dans l’axiologie wagnérienne, sont supérieurs aux dieux. En ce sens, si Siegmund échoue dans son entreprise libératrice, c’est parce qu’il est le fils de la divinité, et qu’il a été élevé par elle. Il est, autrement dit, un être inapte au bonheur, qui a appris à se passer du bonheur. Pourquoi l’humanité des années 1870-1914 n’est-elle pas l’humanité siegfriedienne pensée par Wagner et rêvée par Shaw ? Parce que le temps libérateur de Siegfried n’a pas eu lieu. Il en résulte que La Tétralogie est traversée par une importante ligne de tension. En deçà de celle-ci, tout était encore possible ; au-delà, c’est l’échec de la révolution, échec qui, malgré elle, rejaillit sur l’œuvre. Celle-ci se met en effet à verser d’un coup dans l’espace de la tradition, de cette fallacieuse apparence qu’elle prétendait dénoncer. Elle est elle-même entrée dans l’espace de la compromission : « Et maintenant, cher spectateur des Nibelungen, courage ! Car toutes les allégories ont une fin, et l’heure est proche où vous serez libéré de toutes ces explications. Ce qui vous reste à voir, c’est de l’opéra et rien que de l’opéra13. »
Le triomphe d’Alberich sur Marx et Engels
9Wagner, aux deux tiers de La Tétralogie, avant le troisième acte de Siegfried, pose sa plume et entreprend de composer Tristan et Isolde et Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg. Cette rupture a frappé nombre d’écrivains, pour lesquels elle fait sens. Selon Shaw, il y a entre les deux temps de La Tétralogie, une rupture fondamentale. Cette rupture est tout d’abord esthétique. Il y a selon lui, avec le troisième acte de Siegfried, une chute qualitative notable, qui fait d’un coup verser une œuvre jusqu’alors allégorique dans le genre du grand opéra romantique, dont Wagner avait justement déclaré la caducité. En témoignent les duos d’amour culminant sur le contre-ut, les trios de la conspiration et les ensembles avec chœur. En achevant La Tétralogie, Wagner se serait trahi. Sa musique y serait faible, purement illustrative. Plus : cette compromission esthétique avec cette convention qu’il dénonçait serait la manifestation d’une trahison plus fondamentale, dont le recours au lieto fine de la rédemption amoureuse serait un autre symptôme. Shaw refuse l’explication d’une rupture esthétique liée à la découverte de Schopenhauer. Pour lui, Wagner, en choisissant le subterfuge de l’amour, a commis un pêché de vieillesse. Shaw n’accorde aucune valeur à l’amour, ni sur le plan poétique, ni sur le plan métaphysique. À la place de l’amour, Shaw place plutôt l’énergie vitale qui meut l’univers. Si Wagner a eu recours à cette « panacée », c’est qu’il n’appartient pas au matériau humain fiable, qui n’a que faire de ces panacées que sont les idéaux.
10Mais surtout, si Wagner a donné à son œuvre cette fin splendide et conventionnelle, c’est que, selon Shaw, Wagner aurait constaté combien l’histoire, depuis le début de cette longue période qu’il consacre à La Tétralogie, est venue démentir l’allégorie qu’il en fait. Rien en elle, en effet, n’annonce la venue des Siegfried de demain : « Si l’histoire de l’Allemagne de 1849 à 1876 avait été l’histoire de Siegfried et de Wotan, transposée dans la tonalité de la vie réelle, Le Crépuscule des dieux aurait été l’achèvement logique de L’Or du Rhin et de La Walkyrie, au lieu de l’opéra anachronique qu’il est en réalité. […] Les Siegfried de 1848 furent de désespérants échecs politiques, alors qu’au contraire les Wotan, les Alberich et les Loge étaient d’évidents succès14. » C’est également que l’anarchisme siegfriedien est lui-même une simple panacée. Le monde ne saurait en permettre la concrétisation. Si Wagner et Marx ont été de bons analystes des faits historiques, ils ont proposé à ces événements des issues grandiloquentes, mélodramatiques. Aussi opératiques qu’irréalistes : « Et même si La Tétralogie est peut-être, comme le célèbre Manifeste communiste de Marx et Engels, une conjecture inspirée sur les lois de l’histoire et la fin prédestinée de notre époque capitaliste et théocratique, Wagner, cependant, tout comme Marx, avait trop peu d’expérience de la pratique gouvernementale et administrative, il se faisait une conception trop mélodramatique de la lutte des classes, calquée sur l’affrontement du héros et du traître, pour prévoir le processus même par lequel sa prédiction s’accomplirait ou le rôle qu’y joueraient les classes en question. » L’histoire, qui n’est en aucun cas lyrique, est venue leur apporter un sévère démenti15 : « Au lieu de Siegfried, c’est Bismarck qui arriva » ; au lieu de la Révolution post-quarantuitarde, l’écrasement dans le sang de la Commune par Thiers.
11Dès lors, Shaw poursuit son analyse parallèle de l’histoire et de La Tétralogie, mais en réécrivant celle-ci telle que s’est selon lui réellement déroulée l’histoire. Pour Shaw, le monde contemporain montre qu’Alberich a repris possession de l’Anneau et s’est uni aux meilleures familles de l’aristocratie divine. Toute l’erreur de Wagner vient en effet de ceci qu’il est invraisemblable que Fafner-l’actionnaire conservât longtemps l’Or et l’Anneau sans les faire fructifier. Pour cela, il les confierait en toute logique à l’industriel Alberich. Celui-ci, au lieu d’exercer une sauvage barbarie en-dehors des règles de la Loi, masque le règne plutonique sous la figure du providentialisme. Pour prospérer, Alberich est obligé de se transformer en Providence terrestre magnanime, créant des villes et contrôlant les marchés : « Alberich doit se métamorphoser en une véritable Providence terrestre pour les masses ouvrières, en créant des villes et en contrôlant les marchés. […] Si en 1850, il n’était peut-être que le vulgaire propriétaire d’usine de Manchester, que Friedrich Engels a dépeint dans La situation des classes laborieuses, en 1876, il s’apprêtait à devenir officiellement un employeur et philanthrope modèle et secrètement un bailleur de fonds16. » Et Wotan et Loge ? Ils ne renversent surtout pas Alberich : ils l’aident, l’un par la guerre, l’autre par le Parlement. Dans ce cadre, le Siegfried des temps futurs ne peut être un guerrier naïvement préservé des rouages de la société, mais au contraire un machiavélique homme d’affaires, rompu aux perversités du système, et capable de reprendre la tâche d’Alberich. La fin de l’Europe annoncée par Marx et Wagner n’a pu être évitée : c’est la Première Guerre mondiale. Alberich a triomphé, menant l’Europe à sa perte ; Siegfried n’a pu réussir, par manque de pragmatisme. Si Wagner a saboté son édifice tétralogique, c’est qu’il ne croyait plus en l’homme de 1848 qu’il a été. Il ne croyait plus en la fiction siegfriedienne. Et, ne pouvant décemment donner à son œuvre l’issue qu’elle aurait dû avoir, il lui a donné ce finale édifiant.
12Le texte de Shaw est à tous égards exemplaire. Il trahit tout d’abord une propension à vouloir enrichir, compléter, corriger la matière wagnérienne, à la façon dont les continuateurs médiévaux farcissaient, infléchissaient, détournaient une matière légendaire originelle. Cette continuation est une perversion, qui vient dire la splendeur et la vanité de l’utopie historique.
13Le texte de Shaw est également exemplaire en ceci qu’il synthétise les différentes données d’un socialisme post-wagnérien que l’on a trop souvent tendance à oublier. Jaurès ou les révolutionnaires russes ont inscrit Wagner en bonne place dans leurs programmes de réforme sociale. La parabole wagnérienne sert à dire l’histoire conçue comme lutte de classes. Shaw, comme son contemporain Max Weber, et bien avant Bloch et Adorno, esquisse déjà les bases d’une sociologie du matériau musical. L’autre façon d’accentuer les traits d’une figure de Wagner socialiste, c’est, bien sûr, de donner une place particulièrement importante à ce que l’on a appelé la tragédie de l’or. L’historicisation que Shaw fait de l’œuvre wagnérienne est cependant paradoxale. Elle s’accompagne en effet à son tour d’une puissante visée téléologique (c’est l’avènement de l’humanité future enfin libre), lors même que sont dénoncés les dangers représentés par toutes les formes de panacées à visées supra-historiques. En outre, sa confiance en l’évolution de la nature créatrice, nourrie de darwinisme, semble mettre en avant une forme de déterminisme historique qui se jouerait sur un plan autre que celui de la lutte des classes parallèlement mis en avant. Cette contradiction montre que réécrire La Tétralogie, c’est, même à son corps défendant, vouloir faire que l’histoire s’écrive selon la vision artistique.
14Le défi wagnérien est celui de l’homme moderne face à l’histoire et la philosophie de l’histoire. Rien n’est plus évident ici où s’entremêlent, en une intrication complexe, l’œuvre comme récit de l’histoire, et l’histoire telle qu’elle a lieu et s’avère susceptible de rejaillir sur l’œuvre. Le Siegfried futur tel que défini par Shaw, ce Surhomme nietzschéen scientifiquement créé, jette de façon rétrospective une zone d’ombre inquiétante sur ce récit plaisant à l’argumentaire efficace. Chez Shaw, on réécrit l’œuvre en fonction du démenti historique, on réinterprète l’histoire à partir des données allégoriques, pour que l’histoire se fasse finalement selon l’interprétation historique que l’on a fait de l’œuvre. Shaw n’est évidemment pas un annonciateur d’Hitler – quelles qu’aient été ses sympathies tardives pour l’Italie mussolinienne – mais ce texte, parmi d’autres, montre de façon très claire quelle place la parabole wagnérienne a pu occuper dans la philosophie de l’histoire, et quel est, pour le post-wagnérien, le défi même de toute forme d’esthétisation de l’histoire.
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