La relation mythe/histoire dans la littérature wagnérienne
p. 241-257
Texte intégral
1La question par excellence de l’Occident moderne, c’est la question de la forme : cette nécessité pour tout peuple d’accéder à sa propre image dans un présent collectif élevé au niveau de l’éternité. Cette angoisse de la forme, que chaque peuple souhaite à tout prix ressusciter, trouve un temps historique d’exacerbation. Il court de la Révolution française, contre laquelle l’Allemagne romantique a reformulé l’idéal mythique, à la Seconde Guerre mondiale, qui, avec le nazisme, a révélé les travers de cette quête identificatoire. Ce temps est celui, stricto sensu, de la philosophie de l’histoire, caractérisée par les propensions messianiques, les visées téléologiques, les utopies artistiques et politiques rêvant, grâce à l’idéal de l’Un et du Total, de sortir de l’histoire.
2Cependant, si les philosophies de l’histoire sont, des années 1880 aux années 1930, en pleine efflorescence, le mythe est peu à peu perçu, dans la théorie et dans la pratique, comme néfaste. Avec le nazisme, qui a utilisé pleinement tous les prestiges du mythe, un phénomène de basculement a lieu, caractérisé par une réticence face au mythe : le comparatisme excessif, les courts-circuits historiques représentent non seulement un danger intellectuel, mais aussi un danger historique, aux conséquences criminelles, et dont l’Europe doit désormais se préserver.
3L’œuvre wagnérienne a servi, en littérature, à mettre en forme cette question de l’accession d’une entité politique à sa forme grâce au mythe. Le fantasme mythologique puis son rejet au profit d’un retour à l’histoire sont interdépendants de l’engouement wagnérien puis de sa mise en procès. Le mythe wagnérien a servi à la littérature pour exprimer la puissance et les dangers du mythe. Cette attitude critique constitue une des histoires de son accession à sa propre modernité.
L’âge d’or de la philosophie de l’histoire
4L’œuvre wagnérienne est parabole en ceci qu’elle rend compte de façon artistique du mouvement supposé de l’histoire. Cette parabole propose un avenir autre que celui que semble contenir l’histoire telle qu’elle est en train de se dérouler : une autre fin et des moyens pour y parvenir.
5Comment vient se greffer la littérature par rapport à ce mouvement de l’œuvre wagnérienne ? Le plus souvent, la littérature wagnérienne vient dire l’histoire telle qu’elle est effectivement advenue. L’histoire apportant un démenti à la parabole wagnérienne, la littérature enregistre ce démenti. Et pour donner à son tour forme à l’histoire telle qu’elle s’est effectivement déroulée, elle la réécrit par le truchement de la parabole wagnérienne. Elle donne alors à celle-ci une autre fin, conforme à ce qui s’est réellement passé. Imitant le mouvement wagnérien mais tel qu’il a été infléchi par cette portion d’histoire qui a eu lieu entre Wagner et son continuateur, elle dit alors ce qu’il faudrait pour que, à partir de ce que l’histoire est désormais, l’histoire reprenne le chemin que Wagner voulait lui voir prendre. À partir de Wagner, l’écrivain donne ainsi à l’histoire une autre fin historique, un autre télos.
6A contrario et toujours à partir de Wagner, l’écrivain critique la parabole wagnérienne et son influence supposée sur l’histoire. Cela, en termes certes wagnériens, mais défaits de leur sens wagnérien, afin qu’en creux soit exposée une autre téléologie, ou un refus de toute téléologie. À cela s’ajoute une dernière variable : l’interprétation que l’écrivain en question fait non seulement de l’œuvre wagnérienne, de son influence sur l’histoire, mais de l’histoire en général telle qu’il la vit.
7En matière de wagnérisme, il faut également tenir compte d’une posture parfois extrême. En cette période où la relation à l’histoire est particulièrement complexe, on a également voulu, non que l’œuvre s’infléchisse selon l’histoire, mais bien que l’histoire s’infléchisse selon l’œuvre. On a ainsi voulu que l’histoire s’écrive vraiment selon Wagner. On s’est proclamé Siegfried ou Parsifal, on a appelé ses fils Siegfried ou Parsifal, on a donné aux événements ou aux lieux historiques des noms wagnériens. On croit que l’histoire est devenue le terrain de réalisation authentique de la parabole wagnérienne. L’histoire se transforme elle-même en récit, en mythe, en parabole : on ne vit plus l’histoire mais le mythe. Le wagnérisme montre assez en quoi une époque a pu voir de façon parfaitement biaisée, fallacieuse, cette appréhension un tant soit peu rationnelle du temps vécu qu’est l’histoire. Elle a même pu perdre contact avec celle-ci, noyée sous le mythe, l’entremêlement des paradigmes, des téléologies, des philosophies de l’histoire et des récits historiques.
Réceptions de la philosophie wagnérienne de l’histoire
8La philosophie wagnérienne de l’histoire est simple. Pour Wagner, l’histoire est le lieu de l’épars et du contingent. Elle ne donne qu’une vision partielle de l’être humain et de son devenir. Plus : c’est à la fois le lieu et la manifestation d’une déchéance de l’homme dans le temps ; c’est la preuve d’une malédiction pesant sur lui, conséquence d’une faute universelle. Selon une vision relevant du biologique, il la considère comme un vecteur déclinant par lequel se sépare tout ce qui était autrefois organiquement uni : les arts au sein de l’œuvre d’art totale ; la communauté des hommes réunie autour de son chef, prêtre, poète et roi. À l’inverse, le mythe permet de dégager l’éternel humain pur de tout élément conventionnel. Le mythe est chez Wagner un instrument privilégié pour exprimer une vision téléologique de l’histoire, autrement dit, la possibilité que, par-delà la chute dans l’histoire, en souvenir de l’Âge d’or perdu, advienne une régénération, une rédemption du devenir humain. Cette philosophie de l’histoire a une conséquence esthétique : peu à peu, Wagner va abandonner la forme lyrique du drame historique, typique du philistinisme bourgeois, au profit de la légende, puis du mythe.
9C’est Nietzsche qui, dans la droite ligne de Wagner, théorisera au mieux cet éloge du mythe, cette fois systématiquement au détriment de l’histoire – Nietzsche lui-même créateur de mythologie. La critique de l’histoire fait le fond de sa Deuxième Inactuelle : De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie (Vom Nutzen und Nachtheil der Historie für das Leben, 1874), et ne quittera jamais vraiment sa pensée. L’histoire selon Nietzsche, ne donne de l’homme qu’une vision tronquée. Prenant une prédominance trop grande sur le vital, elle en affaiblit la force plastique. Il s’en suit donc que le vital s’émiette et dégénère2. L’histoire ne vise qu’à conserver la vie et non point à en engendrer de nouvelle. Elle trahit la propension de l’humanité au « memento morí3 ». De plus, elle trahit toujours une théologie masquée4. Le « sens historique » est une forme de maladie dont il faut guérir : « Il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation5. » Comment ? Précisément par le mythe tragique, auquel la musique seule donne naissance : « Là seulement où tombe le rayon du mythe, la vie des Grecs a de l’éclat6. »
10Les héritiers de Wagner rendront saillants mais également problématiques trois éléments de cette philosophie de l’histoire et de sa concrétisation artistique. Ils feront tout d’abord leur la théorie de l’œuvre d’art comme moyen d’abstraire l’homme du temps et de l’histoire et, ainsi, de le rédimer. Cette supposée an-historicité de l’œuvre aura pourtant l’ambiguïté de conjuguer prétention à l’uni-versel et messianisme nationaliste à visée hégémonique. Ils tireront ensuite de l’œuvre de Wagner tout un réseau d’images transformées peu à peu en paradigmes historiques. Ce sont le héros solaire et le crépuscule des dieux, la quête parsifalienne, la morbidité de Tristan, la malédiction de l’or, la célébration du peuple uni, etc. L’ambiguïté de ce réseau d’images est qu’il sert à dire l’histoire, à la caractériser, mais en même temps dénie l’appréhension lucide du phénomène historique, exaltant au contraire la jouissance et l’hypnose collectives. En cherchant à surmonter des contradictions que Wagner n’avait pas voulu ou su résoudre, ils les feront glisser vers la simplification idéologique. L’esthético-politique wagnérienne offre les possibilités de sa dégradation en pure et simple esthétisation de la politique.
11Parallèlement, les deux dernières décennies du xixe siècle et celles du début du siècle suivant voient, dans un contexte où les nationalismes débouchent sur des affrontements directs, s’exacerber les philosophies de l’histoire les plus diverses, la mythomanie, les dérives irrationalistes et ésotériques, la formulation de paradigmes historiques et esthétiques contradictoires et pourtant juxtaposés. « Non-contemporanéité » des individus à leur propre époque et « surconscience de l’historicité » cohabitent dans la plus grande confusion. Dans ce cadre, l’œuvre et la figure wagnériennes constituent des matières ambiguës puisqu’elles sont à la fois « objet » (l’œuvre wagnérienne fait l’objet de récupérations et possède de ce fait une influence historique réelle) et « méthode » pour envisager l’objet (Wagner et son œuvre sont des moyens pour mettre en forme l’histoire et la rendre lisible). Elles sont à la fois du côté de l’histoire et de ce qui, en surplomb, est censé lui donner sens. « Fictionnalisation de l’histoire » et « historicisation de l’œuvre –, selon un phénomène bien mis en avant par Ricœur7, s’entremêlent.
12L’œuvre et la figure wagnériennes, rencontrant une véritable quête européenne du mythe, cristallisent et renforcent celle-ci. Si le mythe possède déjà des composantes nationalistes et messianiques, il permet la formulation d’une esthétique, voire d’une religion, mais ne s’accompagne pas encore d’une méthode philosophico-historique systématiquement déclarée contre l’histoire. Dans le symbolisme européen, le mythe d’inspiration wagnérienne constitue, au point de vue de la philosophie de l’histoire ou de la métaphysique, un élément unificateur au moins aussi déterminant que le symbole lui-même sur le strict plan esthétique et poétique. Dans les mouvements ésotériques et religieux qui accompagnent et amplifient le symbolisme littéraire, le mythe wagnérien occupe une position centrale. Enfin, à une époque où l’imaginaire collectif est également structuré par le mythe et la mythologie politique, le mythe wagnérien devient un moyen de penser, par l’exhumation d’une mythologie nationale qui s’était endormie, les conditions d’existence d’un art collectif authentiquement national, semblable à celui de Wagner, mais alternatif à l’art wagnérien.
Récupérations
13S’il y a excroissance du mythe au sein de la philosophie de l’histoire parallèlement au temps de la plus large diffusion de l’œuvre wagnérienne, on observe aussi un autre phénomène : le mythe wagnérien va servir à dire l’histoire, va donner pour les contemporains la figuration artistique et philosophique de l’histoire en train de se vivre, et ce, pas nécessairement dans le sens voulu originellement par Wagner. Il y a, en même temps qu’une continuation du mythe wagnérien, une certaine perversion de sa matière, phénomène dû à la fois à des raisons strictement artistiques et des raisons historiques, géopolitiques. Trois mythes jouent, dans cette perspective, un rôle catalyseur.
14Le mythe de Tristan, on l’a vu, est peu à peu devenu la métaphore d’une maladie européenne, d’une décadence aux pulsions suicidaires, d’une civilisation cherchant, au lieu de la lucidité, fût-elle douloureuse, la volupté, l’abrutissement, la dissolution du Moi. Reprendre en littérature le mythe de Tristan, c’est donc, soit acquiescer aux sirènes mortifères de l’ineffable, soit dire les dangers d’un idéalisme européen que la confrontation avec la pure réalité rend dangereux. Siegfried, c’est, à l’inverse de la dissolution tristanienne de l’identité, l’assemblement de la force et de la volonté, l’univocité de l’action. Mais dans un deuxième temps, Siegfried devient le symbole de la brute blonde, allemande, portant les germes du fascisme et de la dictature. Après la Seconde Guerre mondiale, Siegfried sera la figure wagnérienne dont on se méfiera le plus : héros des époques déclinantes, il est inexorablement lié à la Götterdämmerung. C’est également qu’il associe en sa figure, ainsi que l’ont montré Adorno ou Cassirer dans une critique qui est en même temps celle du mythe, l’ultra-moderne de la technè et l’archaïsme le plus régressif8. De tous les mythes wagnériens, Parsifal est peut-être, du point de vue de la littérature, le plus important. Il est lié à la fois à une poétique et à une métaphysique, non dénuée d’ésotérisme. Il est en effet lié à une poétique, tout d’abord, parce qu’il a servi à formuler l’idéal d’une œuvre androgyne, qui accomplisse la fusion des arts jusqu’au point où s’abolissent toutes leurs différences. Il est ensuite lié à une métaphysique, dans la mesure où le mythe a été repris pour mettre en forme une véritable crise de la spiritualité européenne. Parsifal y figure ainsi de façon concomitante et pourtant contradictoire à la fois la désertion du sacré, la garantie du religieux dans l’art, et le summum de l’ersatz spirituel, de la religion de pacotille, quand est déclarée la mort de Dieu.
15On voit comment peu à peu le mythe, considéré initialement comme une donnée pure, régénératrice, devient une substance trouble sur le plan à la fois poétique, esthétique, religieux, éthique et philosophique. Il contient des virtualités totalitaires, donne l’illusion d’une transcendance à portée de main, conjugue civilisation et barbarie. C’est pourquoi les auteurs qui s’en sont emparé finissent par être obligés d’en révéler les ferments les plus néfastes. Si l’histoire est le lieu du mal, le mythe n’est pas non plus au-dessus de tout soupçon.
16C’est que le nazisme a mis en avant de façon hyperbolique les travers du processus identificatoire à travers le mythe. Le nazisme a pour fondement idéologique un refus et même une négation de l’histoire. Il pousse également à l’extrême ce besoin d’identification irrationnelle par le mythe. Plus encore que de relire une mythologie, il s’invente lui-même comme mythe, se crée lui-même comme événement paradigmatique. Dès lors, le mythe confine à l’idéologie, c’est-à-dire, selon Arendt, à cette simplification des contradictions du monde intégré dans un récit explicatif lié à l’action et parfaitement univoque9. Le temps nazi est le temps d’une maximalisation du mythe comme référent collectif, et d’une éradication complète de l’histoire. « On pourrait peut-être définir l’hitlérisme comme l’exploitation lucide – mais pas nécessairement cynique, car elle-même convaincue – de la disponibilité des masses modernes au mythe, écrivent Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe. La manipulation des masses n’est pas seulement une technique : elle est aussi une fin, si, en dernière instance, c’est le mythe lui-même qui manipule les masses, et se réalise en elles10. » Les deux philosophes vont même plus loin : « La caractéristique du nazisme (et à beaucoup d’égards, celle du fascisme italien) est d’avoir proposé son propre mouvement, sa propre idéologie, et son propre État, comme la réalisation effective d’un mythe, ou comme un mythe vivant. » Ce faisant, en révélant les excès de la philosophie de l’histoire, il signe définitivement le reflux de l’adhésion inconditionnelle au mythe. L’intrication de Wagner, du mythe et du nazisme, signe le rejet parallèle de Wagner et du mythe, et un certain retour à l’histoire. Le mythe, traîné dans la boue, tout comme la musique, par excellence art de l’ambiguïté, ne peuvent plus être envisagés qu’avec distanciation, ironie, retrait lucide, dit T. Mann.
Contre la philosophie wagnérienne de l’histoire
17Ce qui est particulièrement intéressant dans le cadre du wagnérisme littéraire est que cette critique du mythe wagnérien s’est faite à travers la figure et l’œuvre wagnériennes elles-mêmes. On s’est servi du mythe wagnérien pour en dire le danger, et, ce faisant, condamner avec lui tout ce qui lui est apparenté : l’utopie de l’œuvre d’art totale, la figure du génie, le romantisme en général. Wagner est un mage comme le Klingsor de Parsifal, son œuvre un poison comme le philtre de Tristan. On condamne Wagner en tant que mystificateur. Enfin, on pervertit les matières édifiantes de ses œuvres pour en dégager toute les ambiguïtés : ainsi, dans les réécritures de l’Anneau du Nibelung comme dans celles de Parsifal, ce ne sont plus Siegfried ou Parsifal les personnages principaux, mais leurs équivalents maléfiques, Alberich ou Hagen dans le premier cas, le roi pêcheur ou Klingsor dans le second.
18La meilleure façon de signer la fin de la puissance agissante du mythe est de le parodier. La plupart des parodies de Wagner se caractérisent par un retour à l’histoire. Opérer un « retour à l’histoire » signifie ici refuser de lire l’histoire par le truchement du mythe, mais aussi refuser que l’œuvre littéraire soit gagnée par la tentation de la mystification, toujours préjudiciable à une certaine éthique de l’art.
19Ainsi, une fois accomplie sa rupture avec Wagner, Nietzsche n’aura de cesse de critiquer le mythe wagnérien. Il contribuera à le faire descendre de son piédestal, à soumettre son sublime à l’épreuve des faits. Le philosophe Ernst Bloch fera de même pour faire perdre à l’œuvre wagnérienne son caractère grandiloquent et édifiant. Broch, qui appelle de ses vœux la naissance du mythe moderne, dénonce ce même kitsch propre au mythe wagnérien. T. Mann, dans la tradition à la fois nietzschéenne, décadente et post-naturaliste, opérera un travail similaire dans plusieurs de ses nouvelles. Il radicalisera sa critique du mythe et de son univers irrationnel dans ses grandes sommes symphoniques : La Montagne magique, Joseph et ses frères, Le Docteur Faustus. Désormais, le mythe ne peut être utilisé qu’en lien avec la psychologie, et surtout avec l’ironie. L’usage abusif du mythe signe la fin de la plénitude du traitement mythologique. Le mythe ne peut désormais qu’être désamorcé, grevé de l’intérieur. Les réécritures joyciennes de l’œuvre wagnérienne font en outre ressortir, en sus d’un impératif éthique et historique, une nécessité d’ordre strictement littéraire et esthétique. Le mythe, biaisé, parodié à l’infini, devient la marque même de la modernité littéraire, une modernité qui replonge l’œuvre dans l’acceptation de l’histoire, et, contre la fermeture sphérique du Gesamtkunstwerk wagnérien, atteste de son accession à une forme de totalité en perpétuel devenir. Si le mythe wagnérien est également le mythe du mythe, le mythe de l’œuvre, alors l’entaille faite dans le mythe wagnérien est aussi une entaille faite dans le mythe de l’œuvre. Après la Seconde Guerre mondiale, le traitement littéraire du mythe wagnérien, vidé désormais de tout contenu philosophico-historique, trouve son stade terminal : labyrinthique, exempt de signification, par une mutation complète de sa fonction et de sa signification, de son rapport au monde et à l’histoire, il a fini par se transformer en l’envers de lui-même.
Mythe contre mythe
20On peut donc dire que le mythe wagnérien, en tant que refus poétique et métaphysique de l’histoire, a plusieurs fois influé sur cette histoire qu’il prétendait éradiquer : il a d’abord contribué à en fausser la vision et, par cet intermédiaire, à concrétiser dans cette histoire le Mal dont il voulait la défaire. Par un effet de balancier, l’histoire, que l’on voulait oublier par un procédé de saturation mythique, est revenue en force, et sous sa forme la plus terrible. Le mythe wagnérien a ensuite permis de donner figure à l’histoire, c’est-à-dire à en faire un récit. Enfin, il a réintroduit de facto de l’historicité dans une œuvre qui voulait s’en défaire. L’histoire du mythe wagnérien est aussi l’histoire d’une démystification de l’œuvre.
21Pour autant, l’histoire de la relation mythe/histoire héritée de Wagner, si elle engage un certain refus du mythe, du moins de son traitement le plus simpliste, et avec ce refus, la remise en question des philosophies de l’histoire, ne signifie ni la disparition du mythe dans la littérature, bien au contraire, ni, surtout, celle de la philosophie de l’histoire. En Occident, le besoin de la forme mythique, allié au perspectivisme téléologique, est une nécessité dont le politique moderne n’a pu faire son deuil. Le mythe wagnérien a de fait continué à inspirer la réflexion théorique sur le mythe dans sa relation à l’histoire comme peu d’œuvres l’ont fait. De Nietzsche, Rougemont, Jung, Adorno à Broch, Cassirer, Lévi-Strauss ou Durand, il n’a cessé de poser problème.
22Broch, dans ces deux textes essentiels que sont « L’héritage mythique de la littérature » (« Die mythische Erbschaft der Dichtung ») et « Le style de l’âge mythique. Introduction à L’Illiade de Rachel Bespaloff » (« Mythos und Altersstil »), accorde en particulier une place essentielle à la définition du mythe des temps présents, qu’il oppose non seulement à l’héritage du mythe constitué, mais aussi à l’autoformation mythique, telle qu’elle a par exemple lieu dans le temps nazi. Le mythe apparaît tout d’abord à Broch comme de nature profondément éthique. C’est le signe même du besoin d’avertissement épique qu’une époque s’adresse à elle-même : « La "prophétie mythique" était éthique et, par suite, de sa connaissance de l’âme humaine et de la surdité petitement craintive de celle-ci, elle était cri d’éveil éthique appelant vers l’infini, elle était avertissement éthique et message de catastrophe. » Le mythe correspond ensuite au besoin propre à une époque de se représenter son univers total. C’est qu’il est « archétype de toute connaissance humaine, archétype de la science, archétype de l’art […] donc archétype de la philosophie ». L’époque étant « poly-historique », « le mythe des temps présents sera supranational ». Mais ce mythe n’aura rien à voir avec la réactualisation du processus mimétique grec telle que pratiquée par les Nazis : « Il est en quelque sorte blasphématoire de comparer notre temps avec celui des épopées homériques. C’est un blasphème parce que les Nazis ont eu l’idée délirante de devenir les nouveaux Achéens qui ruinent une vieille civilisation. »
23Cette mascarade nazie du mythe présentera néanmoins l’intérêt paradoxal de contribuer à faire « mûrir l’humanité pour la théogonie éthique dans laquelle le mythe nouveau recevra son existence ». La littérature aura dans ce cadre une mission privilégiée puisque son ambition est d’atteindre « la totalité cosmogonique ». Le retour du mythe dans la littérature, élaboré dans le sillage de Wagner, est le signe même de ce besoin de mise en garde éthique : « Et, bien que ce retour au mythe, dont Wagner a déjà donné une anticipation, ne soit nulle part aussi élaboré que dans l’œuvre de Joyce, il est, pour toutes ces raisons, une attitude générale de la littérature moderne. La renaissance des thèmes bibliques, comme par exemple dans les romans de Thomas Mann, est un exemple de la violence avec laquelle le mythe fait irruption au premier plan de la littérature. » Il reste néanmoins que ce retour au mythe ne veut pas dire élaboration « du » mythe des temps présents, dont Broch ne voit l’émergence que chez Kafka : « Cependant ce n’est qu’un retour – un retour au mythe sous ses formes anciennes (si modernisées qu’elles soient, comme chez Joyce) – et, dans cette mesure, ce n’est pas un mythe nouveau. Toutefois nous pouvons admettre qu’au moins la première réalisation de ce mythe nouveau est déjà manifeste dans les écrits de Franz Kafka11. » L’histoire du mythe wagnérien dans sa relation à l’histoire révèle ainsi l’omniprésence d’une interrogation : celle de la qualité éthique du mythe.
24Au-delà même de cette interrogation, nulle œuvre n’illustre mieux ce phénomène de résurgence mythique que celle de Julien Gracq.
À la frontière entre le mythe et l’histoire : l’exemple de Gracq
25L’abandon progressif de la thématique d’une Europe dévastée par le nazisme a pour conséquence que la figure wagnérienne, en ce dernier tiers du xxe siècle, est désormais dédramatisée. En 1973, Gracq signale que l’ombre portée de Wagner sur l’histoire n’est pour ainsi dire plus : « Le monde ne connaît plus en aucun domaine de l’art de ces grandes ombres portées, allongées paisiblement avec l’approche du couchant au travers de toute la planète, qui s’appelaient Wagner, Hugo ou Tolstoï12. » Or ce passionné des derniers automnes de la culture a ceci de paradoxal que, tard venu du wagnérisme, il est l’un de ceux qui a été le plus durablement influencé par l’œuvre de Wagner. C’est d’autant plus paradoxal qu’à ce caractère correspond non une forme de travail de deuil, de destruction ludique, comme c’est le cas par exemple chez Robbe-Grillet, mais au contraire un travail d’exhumation, de revivification. Par l’image gracquienne de la ruine se dit la splendeur perpétuellement agissante de l’œuvre wagnérienne. Alors que semble se clore le grand cycle européen de l’histoire wagnérienne, les derniers feux wagnériens, chez Gracq, ne s’éteignent pas. Bien plus : l’opéra wagnérien, par un renversement de son obsession cosmogonique, devient celui du début et de la fin du monde.
26Le wagnérisme de Gracq le place à la fois en conformité et en hiatus par rapport au mouvement général propre au wagnérisme tardif. Parce qu’il est un tard venu du wagnérisme, il est aussi un tard venu du mythe. Or Gracq, à rebours d’un mouvement de discrédit jeté sur le mythe wagnérien, va en redire la puissance, le caractère de « pierre brûlante ». De même, parce qu’il est un tard venu du wagnérisme, il est un tard venu de la philosophie de l’histoire. Or cet historien-géographe usera comme peu de la biomorphologisation de l’histoire, du spenglerianisme. De même également, Gracq est un exégète tardif de la sacralité wagnérienne. Or, si pour lui il est incontestable que Dieu est mort, il est tout aussi incontestable que le pouvoir poétique du sacré ne l’est pas. Enfin, s’il a fait sien le danger esthético-politique du wagnérisme en se référant aux époques décadentes et nazies, il ne refuse pas l’idée de l’Allemagne comme image poétique de creuset culturel. Au contraire, il la wagnérise, il en mythicise les données. Par une ultime résurgence du défi mallarméen, dont le roman pourrait à son tour sortir victorieux, Gracq fait preuve d’un refus évident de l’ère du soupçon. Il y a chez Gracq une esthétisation complète de toute la matière wagnérienne, qui n’est rien d’autre qu’une radicale esthétisation de l’histoire. Celle-ci défait le roman de l’encombrante question de la modernité, en donnant, à travers la métaphore ultime de l’opéra de la nature, du « balcon en forêt », une illusion de retrait.
Le « lento maestoso » de l’histoire
27L’opéra est pour Gracq un lieu organique, vibrant et respirant. À l’opéra, le polissage des mœurs et des corps par la civilisation s’allie à une démesure des passions qui en fait sauter le fin glacis. Les moiteurs des corps et des désirs y sont soumises à la règle biologique de l’efflorescence, de la tumescence et de la déréliction. L’opéra, serre, aquarium social, fait germer les mousses et les plantes du tuf primitif au milieu des ors et des rideaux. En retour, ces derniers permettent au désir lyrique de se ritualiser : l’attente du mélomane serait analogue à celle d’un guetteur au milieu du théâtre de la nature. Le goût de Gracq pour l’opéra est semblable à celui qu’il éprouve pour la ville-plante, décadente et vénéneuse. La fascination esthétique y surmonte la réticence morale. L’opéra sert également de révélateur onirique des entrelacs mystérieux de l’intériorité. Parsifal, dont la mythologie médiévale se pare chez Gracq d’un préraphaélisme ambigu, joue ce rôle de façon hyperbolique : il magnétise la surréalité. La passion wagnérienne de Gracq, enfin, est liée à sa passion pour l’Allemagne, perceptible dans son intérêt pour le romantisme allemand, ou son amitié intellectuelle avec Jünger.
28Wagner permet tout d’abord à Gracq de dire sa nostalgie du grand siècle : le xixe siècle, qui est le siècle des grands hommes et des grandes œuvres, signées de Chateaubriand, Stendhal ou Rimbaud. Wagner en représente la quintessence. Tout, au xixe siècle, est « grand » – même l’histoire. Le xixe siècle est le dernier âge d’or de la production artistique et intellectuelle occidentale, le dernier temps des croyances naïves. Le siècle suivant, surréalisme mis à part, ne saura en réveiller le potentiel énergétique et authentiquement poétique. Le xxe est pour lui une forme de décadence : ce qui était organiquement uni lors du siècle précédent est maintenant séparé. Le xixe siècle, en particulier en sa seconde partie qui permet l’éclatement triomphal de ce que la première partie avait porté à maturité, est un siècle où s’élaborent organiquement des passerelles entre les arts. Wagner est l’arbre central de cette spectaculaire floraison. Il constitue à ce titre l’invite même au comparatisme : un comparatisme entre les littératures, et, surtout, entre les muses. Si Claudel, dernière grande admiration de Gracq, reste historiquement lié à ce siècle, Valéry, qui fait l’objet de critiques répétées, et, a fortiori, le Nouveau Roman, qu’il a en horreur, amorcent une rupture épistémologique préjudiciable à cette idée d’organicité vitale pour l’art. L’humain est évacué de l’œuvre au profit de l’objet.
29Qu’est-ce alors que la musique à ses yeux ? Gracq, comme de nombreux wagnériens, souligne sa non-compétence technique. Il déclare également que ce qu’il cherche très évidemment dans la musique, c’est la jouissance. La musique constitue pour lui un puissant réservoir d’émotivité dans lequel on peut puiser à loisir. Privée de la complémentation du sens donnée par le langage, cette puissance émotionnelle brute et sans direction constitue cependant une limite. Le roman peut alors s’inspirer de la musique tout en rivalisant avec elle. Ainsi, Wagner permet à Gracq de formuler sa poétique : « Ce basculement des proportions et des préséances que Wagner a introduit entre le jeu, les propos des personnages en scène, et le commentaire choral tout-puissant de l’orchestre comme un bruissement de forêt, pourquoi serait-il interdit de l’opérer dans le roman13 ? » Il envisage le tempo wagnérien, sa métaphysique du temps, pour les appliquer au roman. Il fait l’éloge d’une œuvre où toutes les matières sont garanties par la nécessité et l’interdépendance : l’œuvre nucléaire. Il loue l’art de la « période » qui fait venir à soi la rumeur de la mer au lointain : « J’appelle cohésion nucléaire cette force d’attraction centrale logée, et bien cachée, dans les grandes œuvres, qui leur permet non seulement de tenir étroitement soudés et incrustés à elle tous les personnages qui les habitent, aussi solidement que nous sommes collés à la surface de notre planète – mais encore d’attirer dans leur orbite des astres errants de moindre calibre, et parfois à de grandes distances. […] L’œuvre de Wagner est venue ainsi jusqu’à nous ayant ramassé en sautoir un véritable anneau de Saturne14. »
30Toute l’œuvre de Wagner n’intéresse pas Gracq. De Wagner, il ne retient en effet essentiellement et intégralement que Parsifal – et Lohengrin, sa pierre d’attente –, c’est-à-dire toute la matière du Graal, enrichie de quelques passages de Tristan et Isolde, et de quelques rares fragments de La Tétralogie. Gracq, à travers Wagner, prône une lecture partiale et partielle des œuvres susceptibles de nourrir l’imaginaire poétique d’un lecteur-écrivain. Parsifal se retrouve, intégralement réécrit – et volontairement perverti –, dans son unique tentative théâtrale, Le Roi pêcheur, mais aussi, explicitement, dans ses premier et dernier romans, Au Château d’Argol et Un balcon en forêt. L’Avant-propos du premier et la citation placée en exergue du second soulignent l’influence déterminante que cette œuvre a jouée sur son imaginaire poétique. Un beau ténébreux gravite autour de la figure mystérieuse d’un Allan-Lohengrin, porteur d’un Graal maléfique, cependant que Le Roi Cophetua donne à la peinture en abyme de Burne-Jones une fonction herméneutique semblable à celle de la gravure anonyme parsifalienne qui livre la clef de lecture du Château d’Argol. La nouvelle La Presqu’île accorde une place déterminante à Tristan. Des allusions à ces différentes œuvres de même qu’au Crépuscule des dieux, déjà fortement représenté dans Un balcon en forêt, se retrouvent dans nombre de ses récits poétiques.
Le déclin des civilisations : un bel opéra
31Il y a dans toute l’œuvre de Gracq une scène primitive : celle qui lie roi pêcheur, Graal, et héros salvateur. Elle s’opère à rebours de Wagner : les polarités et les fluides s’inversent, du pécheur vers le sauveur, de l’objet parfait de béatitude à la béance de la douleur. Il y a chez Gracq une théologie par la négative, en vertu de laquelle ce qui devrait représenter la parfaite et ultime satisfaction constitue en réalité le plus grand danger. Cette réécriture presque satanique doit évidemment beaucoup à l’imaginaire du gothique anglais tel que revu par les décadents, mais aussi à la sacralité contre-chrétienne propre au surréalisme. Il s’en suit une conséquence importante pour comprendre l’esthétique – et l’ontologie – gracquiennes : dans la quête c’est l’attente seule qui a du prix. Tout Graal, quel qu’il soit, doit être maintenu à distance pour que l’homme soit en conformité avec sa nature et sa fonction. La nébuleuse du sacré prime sur le dévoilement eschatologique du Principe. L’action menant à la parousie est toujours expédiée par la narration, dont elle constitue l’authentique catastrophe. Le Graal représente donc cette pierre de touche, brûlante et maléfique, désirée-détestée, dont l’irradiation souterraine sert de fondation organique à l’œuvre de Gracq. C’est ce qui tend – ce vers quoi tend – toute l’œuvre, et en désigne le terme inévitable, la mort. C’est cependant la seule pierre nourricière à laquelle l’homme moderne, confronté à la stérilisation progressive des anciens mythes, puisse encore prétendre. C’est pourquoi, dans Le Roi pêcheur, Amfortas l’avisé empêche Parsifal l’illuminé d’accéder au Graal. L’avènement du Graal, au lieu de rassembler la communauté de Montsalvage, la délitera au contraire par excès d’absolu. Ce qui unit au lieu de séparer, c’est bien la plaie d’Amfortas elle-même. S’emparer du Graal, franchir la ligne du Tängri, outrepasser les limites du bois sacré, ce sont autant de moyens d’abréger l’attente insupportable, de faire advenir sa fin en même temps que l’enfin.
32Il y a tension perpétuelle entre l’envie de l’événement et le refus de l’avènement, ligne autour de laquelle prennent position, toujours de la même façon, les personnages de ses fictions, ceux qui souhaitent l’irrémédiable et ceux qui le combattent, le fol héros, la femme tentatrice, le noir pragmatique : Parsifal/Kundry/Amfortas ; Herminien/Heide/Albert ; Jacques/Christel/Allan ; Aldo/Vanessa/Ma-rino ; les compagnons de Grange/Mona/Grange. L’ultime ambiguïté de la catastrophe étant, sur le plan de la philosophie de l’histoire, qu’elle tire malgré tout hors de la suffocation tout un chronotope écœurant, saturé à l’excès : l’automne crépusculaire et décadent de toute civilisation ne finissant pas de finir. En cela, le wagnérisme de Gracq, tout en allant contre Wagner, qui ne rêve que de régénérescence de l’histoire, révèle peut-être tout de même en un sens nietzschéen une composante fondamentale de l’œuvre wagnérienne : être suprêmement décadente au moment même où elle se dit le plus bruyamment contemptrice de cette décadence. Face à la question wagnérienne de la décadence, Gracq se situe en retrait. N’ayant plus – puisque le récit de la décadence wagnérienne s’est clôt avec la catastrophe nazie – aucun jugement moral à porter sur le phénomène esthético-politique de la décadence, refusant de surcroît, à l’inverse de Wagner, d’attribuer à son œuvre un quelconque caractère sotériologique, il n’aborde la décadence que sur le mode de l’esthétisation par tableau. C’est le tableau de l’avant-hier et de l’après-demain unifiés, suspendus hors de l’action comme au premier ou dernier jour du monde, et infini générateur de fiction. Il y a chez Gracq un post-modernisme qui ne lui fait prendre dans le matériau de la philosophie de l’histoire que ses possibilités esthétiques : le récit n’est plus celui de l’Histoire mais celui des traces, antérieures ou postérieures à l’événement. La fiction y est inversement proportionnelle à l’action.
33Il en résulte que Wagner sert à dire ce qui, dans l’histoire en latence, offre prise à cette esthétisation d’elle-même que représente l’intrusion du fragment mythologique. Partout, la forêt et la mer en attente d’histoire se retirent précisément de l’histoire pour devenir forêt et mer de fiction wagnérienne, forêt parsifalienne et mer tristanienne de l’Âge d’or et du Crépuscule des dieux. Ces lieux sont les îlots préservés de toute histoire où le conte et la légende sont encore possibles, fugacement visibles. Ce sont les lieux producteurs de musique qui innervent la matière romanesque et la poétisent. Lieux encore offerts à l’enchantement, ils donnent au roman son rythme, attribuant à l’écriture elle-même le principe parsifalien selon lequel le temps devient espace. Le temps s’étant aboli dans l’attente, l’espace de la fiction s’engouffre pleinement et commande tous les opérateurs de temporalité. Alors que la nature, déplore Gracq, n’est dans le roman contemporain qu’une intrusion clandestine au milieu des blocs de civilisation ; chez lui, c’est la civilisation, l’histoire, qui seront traces, fragments intrus dans le cycle éternel de la nature. La nature, temps du mythe et de la légende, était là avant la civilisation, qui est temps de l’histoire, elle sera là également après. La civilisation est d’ailleurs elle-même soumise aux lois de l’organisme biologique, c’est un terreau et un charnier sur lesquels poussent et disparaissent les plus belles plantes. Pour le personnage de La Presqu’île, le fragment wagnérien qui flotte dans la conscience la plus civilisée est actualisé par la virginité de lieux eux-mêmes wagnériens mais intemporels, desquels émergent à peine quelques ruines. Sous la poussée inexorable de la nature, l’histoire versedans la légende. Et la conscience, dans le mythe. Dans Un Balcon en forêt, la nature donne l’illusion que l’histoire est encore lisible. En même temps, elle recouvre le récit historique du sien propre, qui, comme la quête parsifalienne, aurait un sens – polarité et magnétisation – mais aucunement de signification. La dialectique de la lisibilité et de l’indéchiffrable, de l’histoire et de la légende, de l’action et de l’attente, fonde la poétique romanesque. L’homme, l’écrivain, se met dans la situation vertigineuse d’obser-vateur d’un monde d’avant et d’après l’homme. En retour, suprême offrande, la nature se fait spectacle et opéra. Wagner éveille toujours l’utopie baignée de nostalgie que l’histoire n’a pas eu et n’aura pas lieu.
34C’est que, chez Gracq, l’influence du wagnérisme va toujours de pair avec la formulation d’une philosophie de l’histoire, ou plutôt une réactivation esthétisée par l’écriture des schèmes et images fondamentaux de la philosophie de l’histoire : principalement ceux liés à la décadence. Cette jonction entre l’efflorescence, la tumescence et la pourriture d’une civilisation que peuvent constituer l’histoire de Venise ou celle des invasions barbares offre des tableaux riches en images biologiques, géologiques, qui condensent en peu de matières l’illusion d’assister aux premiers et derniers jours de l’humanité. Parfois, comme dans le Sermon de la Nuit de Noël à Saint-Damase dans Le rivage des Syrtes, l’allusion eschatologique devient presque exercice de style.
35Cette histoire, c’est la musique qui le prend au mieux à charge. Elle est alors appelée « musique de l’histoire », « esprit de l’histoire », et comparée à un orage qui couve avant de se décharger. Chaque époque a sa musique. Celle de Mozart est gentille comme une guerre en dentelles, celle de Wagner dit au contraire la splendeur inquiétante du xixe siècle : « Le tempo de Mozart est fondamentalement étranger à celui de Wagner, mais il entretient une relation serrée, vitale, avec les Liaisons dangereuses comme avec Manon Lescaut ou L’ingénu : Le Mariage de Figaro signe la conjugaison naturelle de sa vitesse spécifique avec la littérature représentative de son temps ; tout comme, à une autre époque, le lento maestoso de Wagner est apparié à Baudelaire et à Poe, et à toute la littérature symboliste15. » Dans la jonction entre nature et culture, mythe et histoire, la musique wagnérienne donne son rythme au roman. Son sens présent-absent livre l’image d’une imparfaite lisibilité de l’événement historique sédimenté par le grand chant de la nature qui le minéralise, qui dresse à travers lui ronces, lianes, branches touffues. Ses personnages, des chevaliers légendaires aux filles-fleurs décadentes, disent cette double image de l’histoire selon Gracq, la fausse naïveté primitive du premier matin du monde liée à la perversion rougeoyante des derniers jours d’automne. L’opéra est forêt qui est mer, qui à son tour donne la rumeur des civilisations lointaines dans le temps et dans l’espace. Il est alors l’image fantasmatique par excellence : s’il est un fait de culture, tout en ses rituels et son personnel rappelle la nature ; s’il est opéra de nature, tout tend à évoquer le rituel social et dramatique offert au regard désirant. L’écrivain planté au milieu de ces cathédrales, de ces opéras de nature est le jouisseur muet en attente de catastrophe, tout comme l’amateur lyrique quête perversement le moment où le chant se mue en déchirure, en cri : où l’idole tombe. L’image du balcon en forêt condense à merveille l’imaginaire lyrico-historique de Gracq, un imaginaire où l’histoire dépose comme sur un herbier d’écolier les esquisses d’un hypothétique livret. Ce wagnérisme tardif se défait du poids complexant de la conscience historique, de l’embarrassante question de la modernité lucide, pour, le temps d’un entracte, n’admirer que la beauté d’une ruine venue ressusciter la dernière évocation d’un opéra qui s’est tu.
Notes de bas de page
2 Nietzsche, Deuxième Inactuelle, De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie, in Œuvres, op. cit., Tome I, p. 226.
3 Ibid., p. 261.
4 Ibid., p. 262.
5 Ibid., p. 221.
6 Nietzsche, Humain trop humain, I, Caractères de haute et de basse civilisation, Œuvres, op. cit., p. 580.
7 Paul Ricoeur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1955, p. 23-112.
8 Cf. T. W. Adorno., Essai sur Wagner, op. cit., Ernst Cassirer, Le mythe de l’État, Paris, NRF, 1993 [The myth of the state, 1946] ; Elias Canetti, Masse et Puissance, Paris, Gallimard, 1966 [Masse und Macht, 1966].
9 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Paris, Seuil, 1972, p. 217.
10 Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Le mythe nazi, op. cit., p. 70 et 50-51.
11 Hermann Broch, « L’héritage mythique de la littérature » et « Le style de l’âge mythique. Introduction à L’Illiade de Rachel Bespaloff » in Création littéraire et connaissance, Paris, Tel Gallimard, 1966, respectivement p. 253, 254, 263, 255, 270, 274, 254, 272.
12 Quand nous ne spécifions pas « Pléiade » (Julien Gracq, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1989 et 1995, deux vols), nos renvois concernent l’édition Corti. Lettrines 2, p. 69.
13 Pléiade, Tome II, p. 640.
14 Lettrines 1, p. 93-94.
15 En lisant en écrivant, p. 18.
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