De la femme à l’androgyne wagnériens : une crise de l’identité
p. 187-203
Texte intégral
1La femme constitue-t-elle à proprement parler « un problème » dans la littérature post-wagnérienne ? Les représentations littéraires de femmes wagnériennes semblent en effet contenir trois questions. Une question d’ordre moral et religieux tout d’abord, et qui reviendrait à se demander quelle place il faut attribuer à la femme, d’un point de vue métaphysique et philosophico-historique, dans le trajet masculin, dans le devenir humain. C’est le fameux : « Qu’est-ce qu’il y a à attendre, qu’est-ce qu’il y a à comprendre chez une femme ? » de Mesa à Ysé dans Partage de midi de Claudel. Le même Claudel qui écrit à Suarès du 16 septembre 1913 : « Réellement, Suarès, croyez-vous que les femmes méritent qu’on leur attache tant d’importance ? [...] Les braiements de ce grand âne de Tristan qui s’imagine trouver le paradis de Schopenhauer entre les bras de son gros édredon d’Isolde, me sont insupportables. » C’est aussi le chapitre de Sexe et Caractère de Weininger intitulé « La femme, ce qu’elle est et ce qu’elle signifie dans l’univers2 ». Le second mode d’interrogation est davantage d’ordre psychanalytique et consiste à se demander pourquoi, à travers le personnel féminin wagnérien, s’expriment une peur de la femme, un renouvellement du questionnement identitaire, un idéal d’éradication de la différence sexuelle : « Cette mortelle haine des sexes qui est le fond de l’amour et qui, occulte ou patente, subsiste au fond de tous les effets, depuis le premier regard jusqu’au dégoût extrême3. » Enfin, parce que la femme est à la fois muse, musique, mais aussi figure castratrice, ou image d’une prostitutionnalisation de l’art, il faut s’interroger sur son rapport avec la création artistique.
Un réservoir fantasmatique
2Le personnel wagnérien constitue en premier lieu, dans la littérature d’inspiration wagnérienne, un puissant réservoir fantasmatique. Jamais il n’apparaît de façon aussi dense et diversifiée, probablement, que dans la poésie moderniste barcelonaise, particulièrement chez Manuel de Montoliu et Xavier Viura.
3La première série de femmes wagnériennes remotivées par la littérature post-wagnérienne est ainsi constituée de l’imaginaire de la fille-fleur, de la naïade ou de la walkyrie. Ces femmes se situent à la limite de l’humain, à mi-chemin entre l’idée d’une nature purement sensuelle, sans morale ni conscience, et l’idée de la divinité, puissante, terrible, glaciale, non exempte d’une certaine masculinité. L’écrivain hésite alors entre l’imaginaire des touffeurs orientales de la fin de siècle et celui de la beauté hiératique, sculpturale, nordique. Cet imaginaire s’enrichit de celui, mouvant, de la très jeune fille nubile, de la vierge terrifiante, et de la femme initiatrice. Il est renforcé par un évident apport du wagnérisme pictural, celui du préraphaélisme ou des arts déco. Chaque auteur fait montre d’une attirance spécifique pour l’un ou l’autre type, révélant une forme de fantasme dominant dans lequel se conjuguent l’attirance et la peur.
4On retrouve ainsi l’image de la fille-fleur dans l’œuvre de Hesse. Ce sont les jeunes filles qui entourent la Reine des montagnes dans Le Dernier été de Klingsor, les créatures fantasmatiques qui hantent Klein ou la figure sensuelle d’Herminie dans Le Loup des steppes. Sous une autre forme, on retrouve également la fille-fleur chez Proust, image d’une sensualité en éveil, attirante, fuyante, inquiétante. Elle est encore présente, rose des enfers ou papillon, dans les épisodes de la maison de passe du Docteur Faustus de T. Mann. Vanessa, dans Le Rivage des Syrtes de Gracq, possède tous les traits de la fille-fleur vénéneuse, poussée sur le charnier de la civilisation déclinante d’Orsenna : « Elle tordait maintenant ses cheveux humides : au creux de ses bras bougeait une touffe brune et au creux de ses seins un pli sombre ; [...] on eût dit que cette bouche serrée, si crûment à son affaire, tirait la langue, vivait avec une intensité de fleur carnassière dans le seul geste aveugle de happer et de retenir4. » Mâtinée d’un médiévisme fantasmatique elle est enfin présente de façon déterminante, déchirée ou déchirante, cauchemardesque, dans la trilogie autobiographique de Robbe-Grillet ou dans Le Jeune homme de Botho Strauss. Ces figures de la sylve luxuriante, ces créatures de serres étouffantes, ces volutes carnivores terrassent l’homme de leurs lourds parfums, l’enserrent dans leursbras et leur chevelure végétalisés. C’est « la diaphane ondine, dont le guerrier troublé ne sait plus trop si elle est la chaste messagère de Wotan, ou la fille-fleur placée en travers de son chemin par l’enchanteur Klingsor5 ».
5Face à elles, on trouve les figures aquatiques des joueuses naïades. Elles sont présentées comme innocentes, d’une innocence originelle d’avant la sexualité, non exempte de perversité pourtant. À l’amant qui projette sur elles ses propres obsessions, ces très jeunes filles, tour à tour données et fuyantes, ouvrent un lit fluvial et lustral, où s’entremêlent la joie du refoulé et l’angoisse de la noyade. Chez Shaw, la naïade devient jeune fille mutine de l’ère victorienne, inaccessible aux prétentions sociales et sexuelles du vieux barbon. C’est la perverse initiatrice, par sa manœuvre érotique, de sa propre chute. Dans l’œuvre de Robbe-Grillet, ce sont de jeunes Lolitas aux maillots de bain trop fragiles, qui invitent à une sanglante chasse sous-marine.
6À l’opposé de ces naïades et dryades placées sous le patronage wagnérien, on trouve l’image de la déesse nordique, impériale, supérieure, fière et athlétique : dominatrice. Cette figure est particulièrement présente dans l’œuvre de Conrad. Elle joue un rôle important dans l’imaginaire valéryen. On la retrouve également, déesse farouche, guerrière et meurtrière, dans Femmes amoureuses de Lawrence. Chez Robbe-Grillet, enfin, la jeune femme devient déesse lorsque, maîtresse d’un jeu sado-masochiste dont elle est en dernier ressort la victime, elle endosse la combinaison des prêtresses nazies. L’image totémique d’Erda, principe féminin tellurique et aquatique gouvernant pour moitié le devenir du monde, se retrouve dans la mythologie lawrencienne de La Mort de Siegmund ou de Femmes amoureuses : « ”Hawwa-Eve-Mère !” Apitoyée, elle était penchée sur lui. Sans le toucher, comme une mère, elle semblait le veiller. Cette compassion, cette douceur, semblaient si étrangères à sa petite Hélène. Cette femme élancée et pâle, ployant sous le poids de sa pitié, semblait immuable, immortelle, ce n’était pas une créature fragile, mais la personnification de la maternité6. » Elle y est liée à l’image mortifère du sommeil, de l’insu, du monstrueux. Claudel, au contraire, voyant en Erda, comme Nietzsche auparavant, un personnage dont le pittoresque serait typiquement germanique, se moque de l’apparition de « la plus vieille femme du monde » sortant de son petit « Biertunnel ». Elle devient le summum grandiloquent de toute la métaphysique allemande.
7La seconde série s’attache à deux personnages particulièrement importants de la mythologie wagnérienne : la Vénus de Tannhäuser et la Kundry du deuxième acte de Parsifal. Elles constituent toutes les deux des archétypes de la luxure, maîtresses de régions aussi obscurément désirées que maléfiques, reines de harem et mantes religieuses. Ces femmes représentent un pan entier de l’universel imaginaire de la femme particulièrement représenté à l’opéra : celui de Lilith, de la magicienne liée malgré elle aux puissances infernales, et qui précipite la perte de l’homme en quête de sainteté par l’épuisement de ses sens. Elles symbolisent le pouvoir affolant, anarchique, improductif, d’Eros, mis au service de la damnation de l’artiste dont elles brûlent toute la libido créatrice, qu’elles stérilisent à force de débauche. Ces deux figures seraient typiques de l’imaginaire érotique de la société bourgeoise entretenant des rapports ambigus avec la prostitution, avec la complexe canalisation des pulsions libidinales masculines.
8Vénus, c’est évidemment l’Eros païen pas encore domestiqué en agapè. Elle est tantôt dépeinte sous l’angle de la culpabilité, de l’Eros d’autant plus désiré et redouté qu’il entraîne la damnation, tantôt sous les traits d’une sexualité libérée et assumée, mais menacée par l’érotomanie. La Vénus wagnérienne, dès Baudelaire, fascine l’imaginaire érotique de la fin du xixe siècle. De protagoniste démoniaque d’un drame d’essence religieuse, par exemple chez Huysmans, elle devient une image propre au libertinage décadent :
« Vénus se lève, mais non plus la Vénus antique, la vieille Aphrodite, dont les impeccables contours firent hennir pendant les séculaires concupiscences du Paganisme, les dieux et les hommes, mais une Vénus plus profonde et plus terrible, une Vénus chrétienne, si le pêché contre nature de cet accouplement de mots était possible !
Ce n’est plus, en effet, l’immarcescible Beauté seulement préposée aux joies terrestres, aux excitations artistiques et sensuelles telle que la salacité plastique de la Grèce la comprit ; c’est l’incarnation de l’Esprit du Mal, l’effigie de l’omnipotente Luxure, l’image de l’irrésistible Satanesse qui braque, sans cesse aux aguets des âmes chrétiennes, ses délicieuses et maléfiques armes.
Telle que Wagner l’a créée, cette Vénus, emblème de la nature matérielle de l’être, allégorie du Mal en lutte avec le Bien, symbole de notre enfer intérieur opposé à notre ciel interne, nous ramène d’un bond en arrière à travers les siècles, à l’imperméable grandeur d’un poème symbolique de Prudence, ce vivant Tannhäuser qui, après des années dédiées au stupre, s’arracha des bras de la victorieuse Démone pour se réfugier dans la pénitente adoration de la Vierge.
Il semble que la Vénus du musicien soit la descendante de la Luxuria du poète, de la blanche Belluaire, macérée de parfums, qui écrase ses victimes sous le coup d’énervantes fleurs ; il semble que la Vénus wagnérienne attire et capte comme la plus dangereuse des déités de Prudence, celle dont cet écrivain religieux n’écrit qu’en tremblant le nom : Sodomita Libido.
Mais bien qu’elle rappelle par son concept les allégoriques entités du Moyen Age, elle apporte en sus un piment moderne, insinue un courant intellectuel de raffinement dans cette masse de sauvages voluptés qui coulent ; elle ajoute, en quelque sorte, des sensations exaspérées au naïf canevas des anciens âges, assure plus certainement enfin, par cette exaltation d’une acuité nerveuse, la défaite du héros, subitement initié aux lascives complications de cervelle du temps épuisé où nous sommes7. »
9La grotte de Vénus, devenue symbole à elle seule de l’initiation fascinée et inquiète aux mystères du sexe féminin, prend une teinte pornographique. Dans Venusberg d’Anthony Powell (1932), celui-ci devient l’image d’une société cosmopolite, sophistiquée, aux mœurs faciles.
10Kundry figure quant à elle l’ambiguïté duplice de la femme, à la fois damnatrice et rédemptrice, entre volonté d’ascèse et désir sexuel. À ce titre, on peut renvoyer, dans Angélique ou l’enchantement de Robbe-Grillet à la figure de la jeune fille rencontrée dans la forêt des Pertes (celle qui prend successivement les noms de Carmina-Mina-Carmen-Manrica-Marie), qui finit par se fondre dans l’archétype du « vagin denté », dont ont déjà été victimes tant de chevaliers téméraires et sans cervelle : Amfortas, Lancelot, Perceval » et enfin Siegfried. Elle est selon T. Mann l’image même de la musique, à la fois liée à la Chair et à l’Esprit. L’ambiguïté de la musique est alors le signe d’une civilisation marquée par la confusion diabolique. Kundry constitue le modèle explicite de tout le personnel féminin de l’œuvre de Gracq, qu’il s’agisse de Heide, Vanessa, Mona, la servante du Roi Cophetua, ou, bien sûr, de la protagoniste éponyme du Roi pêcheur. Toutes ces femmes, dont l’auteur dit « porter les couleurs » sont, auprès du personnage masculin, des figures séduisantes et mortifères de tentatrices. En dépit des personnages qui tentent d’en geler les dangers et de faire contrepoids, elles poussent Aldo, Grange et leurs frères, à commettre l’irréparable, à franchir la ligne qui les sépare du tabou et de l’interdit. Ce faisant, elles sont les véritables instigatrices de la catastrophe vers laquelle tend chacune des œuvres dans lesquelles elles apparaissent.
11Rappelons enfin l’existence de deux types de figures féminines, non plus liées directement à la mythologie wagnérienne mais cette fois au wagnérisme : la chanteuse wagnérienne et la wagnérienne, cette femme si passionnée par l’œuvre du compositeur que, prêtresse sacrificielle, elle ne démêle plus le réel de la fiction wagnérienne elle-même. Ces différentes figures, directement wagnériennes ou produites par le wagnérisme, s’enrichissent de certaines figures d’extrapolation, par lesquelles la femme devient allégorie : la femme est femme-musique, et, en ce sens, femme-patrie. La judaïsation ou la féminisation de la civilisation peuvent alors être considérées comme catastrophiques, comme menant la civilisation vers l’apocalypse.
Un enjeu métaphysico-érotique
12Le premier enjeu lié à la représentation de la femme wagnérienne est d’ordre métaphysico-érotique. Il s’agit ici d’une interrogation sur la place théologique d’Eros et de l’Eternel féminin, oscillant entre exaltation et condamnation, entre espoir de rédemption et peur de la damnation, entre désir érotique sanctifié par Dieu et tentation de la chasteté ascétique : entre la figure mariale et la figure infernale. L’homme représentant la femme wagnérienne cherche ainsi à redonner une place à l’Eternel féminin, à le redéfinir, pour se redonner à lui-même sens et finalité théologique, pour donner une assise théologique stable à son œuvre d’art. L’Eternel féminin christianisé exalte dans l’œuvre la femme devenue instrument de salut pour l’homme et assagit la relation de plus en plus controversée qui s’instaurait jusqu’alors entre le microcosme de l’œuvre et le macrocosme divin. Giorgio, dans Triomphe de la mort, éprouve une haine amoureuse pour Ippolita. Strindberg s’interroge sur le mythe trompeur de la femme salvatrice dans sa relecture du Vaisseau fantôme. Lawrence pose la question de la finalité de la relation amoureuse dans La Mort de Siegmund et Femmes amoureuses. Cette thématique peut être traitée de façon ironique. Dans La Montagne magique, Hans Castorp s’interroge avec une charmante ingénuité, durant la conférence de Krokovski consacrée au désir, sur le mystère de l’attirance corporelle. L’écrivain glose de façon volontairement appuyée, avec force commentaires mythologisants, le miracle de la chasteté de Joseph et la constance entreprenante de la femme de Putiphar. Enfin, dans Le Docteur Faustus, les questions théologiques de la chasteté et de l’Eternel féminin prennent un tour tout à la fois tragique et parodique. Cette érotique, d’ordre métaphysique, prend aussi une signification esthétique. Par l’interrogation récurrente sur le lien qui existe entre libido et désir artistique, la femme est présentée alternativement comme motrice de la création, ou au contraire comme castratrice. La crise de l’Eternel féminin engendrerait ainsi parallèlement une crise de l’œuvre.
Une interrogation esthétique
13Cette érotique constitue également une interrogation d’ordre esthétique dans le cadre spécifique de l’opéra, considéré comme le lieu de la lutte des sexes. L’opéra constituerait un moment agonistique entre principe masculin, poétique, et principe féminin, musical. Ce temps agonistique est habité de façon nostalgique par l’image idéalisée du repos, de la stabilité unitaire, pensée à travers le fantasme de l’hermaphrodite ou de l’androgyne. L’androgyne, c’est la perfection de l’œuvre où musique et littérature ont fusionné en une parfaite synthèse. C’est aussi le temps philosophico-historique apaisé, libre de la tension propre à la lutte des sexes, où ont été surmontés l’anarchie du désir sexuel et le drame de la sexualisation. Avant que ce stade de l’unité primitive ne soit à nouveau atteint, règnent les images de l’hymen violent et de la guerre des sexes : « D’une façon générale, il détestait le sexe : c’était une limitation. C’était le sexe qui transformait l’homme en une moitié de couple brisé, la femme en une autre moitié. Or, il désirait être lui-même un être complet et que la femme de son côté se suffît à elle-même. [...] Autrefois, avant que le sexe n’existât, nous étions confondus ; chaque être était un mélange. La grande polarisation de la sexualité fut une conséquence du processus d’individualisation. Le féminin tira de son côté, le masculin tira du sien. Mais même dans ces conditions, la séparation restait imparfaite. Et ainsi évolue notre cycle universel8. » De Ghil, Vielé-Griffin à Proust, Lawrence, Strindberg ou Schönberg, on retrouve chez de nombreux écrivains cette image typiquement wagnérienne d’une érotique qui soit aussi une poétique.
Une interrogation philosophico-historique
14C’est en effet que prime l’interrogation philosophico-historique. Les interrogations sur le rôle et la fonction de la femme, sur la question théologique et métaphysique de la sexualité, drainent avec elles une certaine conception du devenir historique, marquée par l’image du péché conçu comme une dynamique dégénérescente qu’il faut contrecarrer. Un tel lien entre sexualité, musique et philosophie de l’histoire est encore perceptible dans un texte de Dominique Fernandez consacré aux chœurs d’enfants anglais (La Rose des Tudors, 1976). Wagner est alors placé du côté de la sexuation et non de l’androgynie : « Verdi et Wagner, s’ils ne se ressemblent pas sur des points secondaires, sont parfaitement d’accord sur l’essentiel. Les hommes doivent être des hommes, les femmes doivent être des femmes. La séparation du masculin et du féminin, la coupure et l’antagonisme entre les hommes-hommes et les femmes-femmes, la guerre des sexes, voilà l’argument unique, indéfiniment répété [...] Avec Verdi et avec Wagner, la musique vocale reflète étroitement les limitations biologiques de l’espèce humaine, au lieu d’exalter l’indétermination, qui est le propre des dieux. Les compositeurs du xviie et du xviiie siècle, [...], savaient bien que le véritable héros participe de la divinité, et que la divinité ne connaît aucune distinction, ni d’âge ni de sexe. Verdi et Wagner, les deux compositeurs les plus typiques du xixe siècle, incarnent l’époque du capitalisme et de l’essor industriel, où la division du travail entraîne la division des sexes. [...] Les Tristans et les Walkyries peuvent bien chanter d’une voix sublime, ce ne sont que des voix humaines, des voix d’hommes et des voix de femmes coupées du paradis, soumises à la mutilation naturelle qui divise les deux sexes en deux camps, depuis que les sphères androgynes de Platon se sont scindées en deux moitiés. La musique vocale, née pour reconstituer ces sphères, et pour aucun autre but, se trouve donc en 1833 ravalée à la fonction humiliante de servir les nouveaux maîtres de l’industrie9. » Les moyens d’endiguer cette décadence historique sont : la sublimation d’Eros par un principe transcendant, sublimation qui touche aussi la femme ; le refus radical d’Eros, qui est aussi un rejet de la femme.
15Dans de nombreuses œuvres dont la femme est le personnage principal, l’initiation à Wagner est mêlée à l’apprentissage d’Eros. C’est particulièrement le cas dans Evelyn Innes de Moore, dans La traversée des apparences de Woolf, et dans Avec vue sur l’Arno de Forster (Room with a view, 1908). Dans ce dernier roman, plus la passion de Lucy pour le jeune Emerson grandit, plus la musique qu’elle joue, par gradation qui mène de Beethoven à Schumann puis à Wagner devient enfiévrée. Les vieilles dames condamnent cette musique, dans le jeu de laquelle elles lisent la naissance d’un sentiment interdit. Le wagnérisme peut, pour la jeune fille, signifier une accession à l’émancipation des carcans, à sa sexualité, à sa féminité. Mais ce don est ambigu : s’il la révèle en tant que femme, il la transforme en entité morale et sensible autonome. Il la marginalise, la mène vers la passion et l’adultère, qui la placent au ban de la société.
16Ainsi, pour la femme, le wagnérisme peut être envisagé également comme un sacerdoce, comme le chemin de croix douloureux de l’accession à une reconnaissance véritable au sein de la société. Le « don » du wagnérisme, dans une littérature wagnérienne globalement réticente à l’émancipation de la femme, peut transformer la femme en victime de la société. C’est déjà le cas dans le roman de Moore sus-cité, c’est le cas a fortiori dans les pièces de Wedekind. Dans Le Chanteur d’opéra ou Musique de Wedekind, le wagnérisme devient un miroir aux alouettes pour lequel la femme entrerait bien en religion, religion de l’amour ou religion de l’art, mais se fait inévitablement tromper. La femme mariée, qui pense en Wagner combler ses frustrations, finit délaissée et se suicide. La jeune fille à qui on promet un brillant avenir wagnérien, abusée par des hommes peu scrupuleux, est incarcérée pour avoir été engrossée et surtout tenté d’avorter. Chez Wedekind, la condamnation du wagnérisme devient celle d’une société corsetée dans ses inhibitions. De façon inattendue, des pièces au climat wagnérien deviennent ainsi des œuvres dans lesquelles sont très concrètement posées les questions relatives à la place de la femme dans la société moderne, et à ses conditions d’existence.
17De façon générale, la plupart des œuvres s’intéressant au personnage de la wagnérienne intègrent des remarques d’ordre pré-psychanalytique voire déjà psychanalytique sur la femme et la sexualité. Les personnages d’Helen ou de Gudrun, dans les romans de Lawrence, représentent de bons exemples de cette tendance. Les femmes sont, chez Lawrence, associées à des totems primitifs, à des archétypes élémentaires. La relation amoureuse, sur fond de mystique de l’anneau de mariage, tout à la fois maudit et désiré, est une lutte empreinte de sado-masochisme, de violence sacrificielle. Les hommes voient disparaître leur pouvoir en même temps que, en creux, se joue l’apocalypse de la Première Guerre mondiale. Ils sont alors menacés par le réveil de la grande déesse primitive et se réfugient dans une forme de fraternité et d’émulation homosexuelles. Dans le chapitre « Les Gladiateurs » de Femmes amoureuses, on peut lire : « Moi-même, je ne l’ai jamais ressenti…pas ce que je pourrais appeler l’amour. J’ai couru après des femmes et j’ai été assez sérieusement pincé pour quelques unes d’entre elles. Mais je n’ai jamais senti l’amour. Je ne crois pas que j’aie jamais eu pour une femme autant d’amour que j’en ai pour vous, sauf que ce n’est pas de l’amour. Vous me comprenez ? – Oui, je suis sûr que vous n’avez jamais aimé une femme10. »
18Plus : on retrouve dans la plupart des œuvres évoquées ici toutes les problématiques liées au rôle et la place de la femme dans la crise de l’identité au sein de la modernité. Ce sont le crépuscule d’un patriarcat rigide (Moore) ; la lutte des sexes (Nietzsche, D’Annunzio, Lawrence), l’antiféminisme (Weininger, Strindberg) ; la féminisation de l’écriture (Woolf). La femme est présentée de façon ambivalente. Elle est tantôt vue comme un obstacle au progrès de la culture (futuristes italiens), tantôt comme un correctif de civilisation (Wedekind). L’opéra post-wagnérien, celui de la modernité, est en outre obsédé par la représentation de la femme et du corps féminin. Crise de l’identité sexuelle et crise de la tonalité, dans certaines œuvres, sont évidemment liées (La Main heureuse de Schönberg). Avec Salomé, Elektra, Antigone, Ariane, Les Bacchantes, Lulu, et bien d’autres figures, le corps féminin, découpé, découpant, chantant à la lisière du cri, est devenu omniprésent.
Une hantise : la féminisation de la civilisation
19Cette féminisation de la civilisation, qui serait le propre, selon les artistes, les philosophes et les psychologues contemporains, de la modernité, instaurerait ainsi une crise de l’identité masculine susceptible de rejaillir sur l’œuvre que l’artiste crée.
20On remarque ceci à la peinture particulièrement caustique des femmes qui, à travers Wagner, se piquent de culture et d’esthétique. On le remarque également à la peinture pleine d’effroi fasciné pour les louves wagnériennes, ces chanteuses, actrices et amatrices wagnériennes qui, grâce à l’œuvre wagnérienne, se font dévoreuses d’hommes. Du coup, on assiste dans plusieurs œuvres à une tentative d’exclure la femme de la sphère wagnérienne, de reconstituer la vigueur d’une société originelle essentiellement masculine. Ainsi, l’éviction d’Isolde au profit du seul Tristan se remarque dans plusieurs textes. Cette lettre de Pierre Louÿs à Paul Valéry est de ce point de vue représentative : « Le second acte de Tristan était beaucoup plus facile à faire que le troisième et il est incomparablement moins bien. Partout où Tristan ne duotte pas harmoniquement avec l’insupportable Isolde, son rôle est d’une beauté qu’on n’a jamais atteinte ni à l’orchestre ni au théâtre, je crois. » La littérature wagnérienne regorge de cénacles phallocratiques, mimétiques de la société parsifalienne de Montsalvat. La tentation du repli narcissique, homosexuel n’est jamais éloignée. L’homme dénonce une générale « odor di femina » corruptrice des mœurs et des arts : « De ces plaines surchargées s’exhalait un odor di femina. La littérature d’alors pullulait de femmes et d’hommes femelles11. » L’image virile du Surhomme ou celle du chaste prophète, toutes deux créées à partir de l’œuvre wagnérienne, sont des conséquences de cette crise de l’identité masculine.
21Wagner sert pour Strindberg à penser la question féminine. Dans Drapeaux noirs, Strindberg évoque la triade maudite qui résume selon lui à elle seuletoute la décadence moderne : Pasteur, Wagner et Ibsen. Ces trois figures symbolisent le règne du « bluff » et le renversement des repères, par lequel « le bien est appelé mal et le petit le grand » : « Lorsque les trois plus grand bluffeurs, Pasteur le stérilisé, Wagner le musicien dépourvu de talent musical et le stupide Ibsen seront démasqués, alors notre époque désaxée reprendra à nouveau le droit chemin. Le choléra des poules, la Götterdämmerung et Nora, quelle merde12 ! » Les femmes sont d’ailleurs, dans le reste du roman, comparées à des poules. Ce qui les place également sous le signe de Pasteur. Dans le cadre d’une démonstration qui ne laisse pas d’étonner, au chapitre 13, Wagner et la question féminine sont à nouveau associés : « que la femme soit faite pour mettre au monde des enfants et pour s’occuper d’eux est un fait [...]. S’il s’agit au contraire de se prononcer sur la valeur de la musique de Wagner, on peut parler d’opinions, car là on se trouve en présence d’un fait complexe13 ». Dans sa pièce intitulée Le Hollandais (Holländaren, inachevé), le mythe wagnérien se renverse : la femme rédemptrice finit inexorablement par se transformer en femme satanique. Le visage de Lilith perce ainsi bientôt sous celui de Senta, et même la mère du personnage fera l’objet d’un jugement sévère :
« Le Hollandais (à sa mère) : Je ne comprends pas pourquoi l’amour, souvenir du ciel, doit ouvrir les portes de l’enfer ! Je ne comprends ni pourquoi ni comment une furie peut, en s’approchant de moi, se faire passer pour un ange. On m’enlève la foi dans ce qu’il y a de meilleur au monde. [.] Tu m’as dit un jour que ma rédemption s’accomplirait grâce à une femme aimante. Où trouver cette rédemption ? [...] Imagine un peu comment une femme doit se comporter pour que l’homme qui l’aime en arrive à lever la main sur elle, elle qu’il a voulu à l’image de la divinité ! Si tu penses qu’un homme puisse maltraiter une épouse bonne, tendre, fidèle, aimée, alors tu viens de l’enfer comme toutes les femmes, et tu n’es plus ma mère ! [.] J’ai fait tout ce qu’il fallait pour leur plaire ! Désormais, je ne laisserai plus ma vie se conformer aux bons plaisirs d’une femme, mais seulement à ce qui est honnête et équitable14. »
22Ce texte possède bien sûr de fortes composantes autobiographiques.
23Chez le très wagnérien Schönberg de La main heureuse, également nourri de Strindberg et de Weininger, la femme manifeste une attitude hostile à l’égard de l’homme artiste.
24La critique misogyne faite par Nietzsche de la wagnérienne est très complète, particulièrement dans Le Cas Wagner. Nietzsche, en psychologue qui s’est mis à rejeter la métaphysique allemande, celle qui a engendré le mythe de l’Eternel féminin, considère que l’amour wagnérien n’est qu’une fable. Toutes les créatures féminines de l’œuvre wagnérienne relèvent de cette mythologie, de cet idéalisme fumeux, de ce goût pour l’ineffable. La seule réalité tangible en la matière, dit Nietzsche fasciné par Carmen : c’est « la haine mortelle des sexes ». Plus tard, il avance que l’Amour, tel que Wagner l’a glorifié, n’est selon lui « qu’une forme supérieure de parasitisme ». Il ajoute : « L’homme est lâche devant tout “Eternel féminin”, et les petites bonnes femmes le savent bien15. » Nietzsche n’aura de cesse de montrer combien la distance qui sépare l’Eternel féminin, pure fable livresque, de la femme contemporaine, grande lectrice qui s’en repaît, est immense. À partir de là, l’œuvre de Wagner est déclarée tout entière consacrée à une question typiquement féminine, celle du salut, et, de ce fait, tout entière faite pour les femmes. La femme dans l’œuvre wagnérienne n’est qu’une variation mythologisante de la wagnérienne réelle : une adoratrice possessive, atteinte de tous les excès du bovarysme : « Êtes-vous venue me sauver ? » lança-t-il d’une voix mauvaise, sifflante./La vierge des dernières amours. Quel rôle pour vous, n’est-ce pas, et combien héroïque ! » Ainsi Allan-Lohengrin, au moment de son suicide, se moque-t-il de Christel-Elsa dans Un Beau ténébreux de Julien Gracq16. L’obsession féminine du salut serait ainsi le grand danger de l’homme et de l’artiste. Les problèmes que Wagner porte à la scène sont pour cette raison « de purs problèmes d’hystériques ». Nietzsche ajoute que, pire que la brahmsienne, la wagnérienne révèle combien Wagner « est le musicien d’une catégorie de femmes frustrées17 ».
25Wagner est pour Weininger une valeur absolue, un instrument privilégié, positif, et non plus critique, pour penser toute la complexité du problème féminin dans la modernité européenne. La thèse principale de Weininger est la suivante : la femme doit s’émanciper non de l’homme mais d’elle-même, c’est-à-dire du néant ontologique propre à son sexe : « Les femmes sont dépourvues à la fois d’essence et d’existence, elles ne sont pas et ne sont rien. On est homme ou femme dans la mesure où on est ou n’est pas18. » L’homme sauvera alors la femme non par la pitié mais par la chasteté. La féminité n’est pas, en effet, une spécificité du sexe féminin : elle est en tout être et, à ce titre, doit être combattue. L’embryon est asexué. Et il existe toute une gradation entre la virilité et la féminité tranchées. En revanche, il n’y a pas de continuité, pas d’étape possible, entre l’amour platonique et l’amour physique (la bestialité). Weininger s’appuie sur Tannhäuser pour illustrer cette idée : Tannhäuser n’a pas d’autre issue que celles offertes par l’alternative entre Vénus et Elisabeth. Mais c’est surtout le personnage de Kundry qui inspire et illustre sa théorie de la sexualité19. Si Kundry n’a pas de nom, ainsi que le dit Klingsor dans l’œuvre de Wagner, c’est parce qu’elle est l’image même de cette carence ontologique qui définit intrinsèquement la femme. Herzeleide, la mère de Parsifal, symbolise par excellence la mère, une figure sans identité représentant l’espèce, n’ayant pour fonction que d’en assurer la reproduction : cette lignée indifférenciée dont l’homme seul, parce qu’il a accès à l’identité, est en mesure de se détacher. Avec Kundry et Herzeleide, Weininger envisage également pourquoi l’amour est obligatoirement lié au besoin obscur de rédemption. Il y a dans l’amour physique un indépassable sentiment de culpabilité, de faute. La femme est alors comme sous l’empire d’une malédiction. Mais sa tentative de rébellion par rapport à cet état de malédiction, même quand elle prend la forme de la servitude et de l’anéantissement, n’est que feinte. Weininger est plus sévère que Wagner : la servitude de la femme, la pitié de l’homme, ne la sauveront pas. La réticence face à la pitié est la marque de l’influence de Nietzsche sur Weininger. Kundry implore certes la pitié pour le désir qui la consume, mais la morale de la pitié est une marque de faiblesse. Pour que la femme cesse d’être femme, il faut qu’elle cesse d’être femme pour l’homme. Autrement dit, il faut défaire l’homme de son désir sexuel, de son obsession féminine de l’accouplement. Pour ce faire, il faut enlever à la femme l’éducation de la femme, et à la mère l’éducation de l’humanité. Alors seulement l’humanité sera défaite de cette propension à l’autoconservation de la féminité au sein du devenir humain. La modernité cessera d’être féminine, c’est-à-dire de promouvoir l’accouplement au rang des valeurs essentielles du temps présent. À travers cette peur des femmes, Weininger envisage la femme à la fois comme l’essence et le problème même de la modernité. Pour Weininger, l’omniprésence du sexuel dans la modernité est une omniprésence de la femme dont l’homme est responsable.
La tentation du repli androgynique ?
26Il y a dans toute la littérature wagnérienne, nous l’avons vu, l’expression d’un fantasme narcissique, androgynique. Celui-ci se manifeste de plusieurs façons qui sont liées et complémentaires : la tentation de la chasteté, de l’homosexualité, et de la relation incestueuse. Ces différentes données sont envisagées de façon particulièrement complexe du point de vue philosophico-historique. Chez leurs illustrateurs et partisans, ils sont présentés comme une ouverture, une modernité qui remettrait en cause les rigoureuses et réactionnaires catégories de l’identité et de la sexualité. L’épisode du procès de Georges Eekhoud, similaire à celui de Wilde, procès dans lequel la référence wagnérienne a été considérée comme primordiale, le prouve. En même temps, ces auteurs peuvent révéler par le fantasme d’un retour à la complétude originelle, à la perfection androgynique, à la complaisance narcissique, autant de formes de prostration, de répétition et de conservation de tout ce qui est soi, qui ne seraient rien d’autre qu’une peur face aux mutations de la société moderne. Chez les contempteurs de ces différentes attitudes, ces dernières seraient au contraire les traits typiques d’une décadence qui se caractériserait par la confusion des genres et des sexes, l’amollissement, la dégradation des mœurs, et, partant, par la confusion esthétique des styles et des époques, par un tarissement de ce qui faisait la force et la virilité d’une civilisation. L’efféminisation de l’homme, de l’art, de la société, est le signe de sa dégénérescence. Rappelons le point 9 du Manifeste du futurisme : « Nous voulons glorifier la guerre, – seule hygiène du monde – le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme20. » Ces contempteurs, garants d’un ordre social antérieur à la modernité, font donc preuve des mêmes traits et des mêmes angoisses que ceux qu’ils condamnent. L’homophobie sera ainsi riche de traits homosexuels. La critique de la dégénérescence se caractérise par un mépris de la mort, qui est exaltation morbide de la mort.
27La tentation de la chasteté est revendiquée par de nombreux auteurs ou courants ésotériques se réclamant de Wagner. Elle fait le fond de plusieurs textes proposant des variations sur le mythe de Parsifal. La chasteté a eu, historiquement, son mythe wagnérien : celui de Louis II de Bavière. Le roi vierge y est représenté comme le prêtre d’une communauté préservée de toute corruption par l’initiation et le mystère. Sa virginité serait le signe même que la décadence philosophico-historique n’a pas eu lieu. Glorifier le roi vierge, c’est formuler le rêve que l’âge d’or d’avant la sexualité, d’avant l’histoire, peut être retrouvé. Surtout, en vue de l’avenir, l’idéal de la pureté doit être retrouvé par l’exercice rigoureux de la pratique ascétique. Le mythe qui décrit une lutte contre la décadence est un mythe décadent.
28Dès lors, la volonté est forte d’exclure la femme de sociétés parsifaliennes retrouvées. Pour les spectateurs de la fin du xixe siècle, l’association entre homosexualité et wagnérisme ne fait aucun doute. Chez certains auteurs, le personnage wagnérien permet certainement de donner libre cours à la rêverie homosexuelle. Dans Femmes amoureuses de Lawrence, Gerald est sans cesseexalté pour sa virilité nordique, siegfriedienne ; la lutte amicale auquel il s’adonne avec le faible Birkin, relève sans aucun doute tout autant de la Blutbrüderschaft à l’allemande, que du fantasme homosexuel pur. La peinture de la relation de ces héros avec les déesses wagnériennes Gudrun et Hermione, décrite comme une lutte à mort remettant en question la puissance du totem phallique, renforce cette idée. L’homosexualité teintée de wagnérisme est présentée comme pouvant être associée à la crise identitaire propre à la modernité : une ouverture vers cette modernité, qui est aussi une peur de la modernité engageant un repli narcissique.
29La même idée se présente a fortiori dans le cas de la représentation des incestes wagnériens, dont la symbolique est en outre renforcée par le soulignement de la gémellité des deux protagonistes. Dans le cas de l’inceste wagnérien se joue à plein le décalage symbolique entre le mythe et le réel. L’inceste gémellaire est une constante de la mythologie, marquée du signe de la positivité puisque de cette relation monstrueuse peut naître le plus grand des héros. Transporté dans le domaine de la réalité bourgeoise, elle constitue le pire des tabous, la marque absolue d’une dégénérescence. Si l’inceste wagnérien est placé par les exégètes à la fois dans la sphère mythologique et dans la sphère bourgeoise, et fait donc l’objet d’un jugement moral très ambigu et contrasté, l’inceste de personnages imitant les héros wagnériens est considéré comme le summum du fantasme régressif et narcissique. L’inceste de ces personnages constitue un refus frileux de l’altérité, du mélange, de l’histoire. La préservation supposée de la pureté de sang entraîne au contraire un tarissement de la vitalité fécondante de ce sang : l’image philosophico-historique de la stérilisation de la société, de la déliquescence d’une race, c’est l’image par excellence du repli identitaire sur soi. Dans Les enfants de Wotan de Thomas Mann (Wälsungeblut, aussi traduit Le sang des Wälsungen ou Sang réservé), on peut lire : « Il préférait accompagner Sieglinde en promenade. Il était accoutumé à sa présence depuis ses souvenirs les plus lointains, ils étaient liés l’un à l’autre depuis le jour où ils avaient poussé ensemble leur premier cri, essayé ensemble leur premier pas. Il n’avait jamais eu d’autre ami que cette sœur qui, née avec lui, lui offrait de lui-même une image précieusement parée, sombre et charmante ; et il ne se lassait pas de tenir sa main fine et moite au long de leurs jours somptueusement vides. » Et dans Le crépuscule des dieux d’Elémir Bourges : « Comme deux cordes à l’unisson, dont l’une sonne quand on touche l’autre, le cœur leur vibrait de se répondre. Ils s’exaltaient, donnaient leur pleine voix ; des élans d’amour leur revêtaient l’âme de joie et de lumière, de toutes parts, et quand ils entonnèrent à la fin le chant triomphal du Printemps, Christiane et Hans Ulric se saisirent la main. Fiévreux, enthousiastes, haletants, ils allèrent, sans faire une faute, jusqu’à la fin de cette admirable page21. » De Bourges, Mendès, T. Mann à Visconti, l’inceste intervient fréquemment au cours de sagas familiales imitées de Wagner, comme le signe non de sa mythologisation, mais, selon le critère naturaliste, de sa dégénérescence. Enfin, à ces incestes, il faudrait ajouter l’immédiate évocation de l’idéal wagnérien de l’hermaphrodite puis de l’androgyne, par exemple chez Lawrence, ou, surtout, chez Péladan et plusieurs auteurs fin de siècle, pour lesquels il sert de véritable modèle de pensée.
30Ainsi, il semble bien que la littérature wagnérienne soit caractérisée par l’entremêlement d’un mouvement centripète de répétition de soi (représenté par les figures de l’homosexualité, de l’inceste, de l’androgynie), et d’un mouvement centrifuge d’ouverture à l’autre (représenté par les figures problématiques de la Femme ou, nous le verrons ci-dessous, du Juif). Que l’étude de la sexualité, de la différence sexuelle, ait pu, à travers Wagner, donner lieu à autant de considérations philosophico-historiques, n’est pas sans constituer un grand sujet d’étonnement. Que ces mêmes études aient pu engendrer une esthétique prête à attribuer un sexe à l’œuvre, et à attribuer un coefficient de modernité à ce sexe, est encore plus surprenant. Ici, le mouvement même de l’identité a pour corollaire intrinsèque une forme de l’œuvre d’art, caractérisée par sa plus ou moins grande ouverture.
Notes de bas de page
2 Paul Claudel, Partage de midi, op. cit., Acte I, p. 46 ; André Suarès et Paul Claudel, Correspondance 1904-1938, Paris, Gallimard, 1951, p. 179-180.
3 Gabriele D’Annunzio, Triomphe de la mort, op. cit., p. 276.
4 Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, Paris, Corti, 1992, p. 140.
5 Alain Robbe-Grillet, Angélique ou l’enchantement, op. cit., p. 50.
6 D.H. Lawrence, La Mort de Siegmund, Paris, Gallimard, 1981, p. 94.
7 Joris-Karl Huysmans, L’Ouverture de Tannhäuser, op. cit., p. 60-61.
8 D.H. Lawrence, Femmes amoureuses, op. cit. p. 282-284.
9 Dominique Fernandez, La Rose des Tudors, Paris, Julliard, 1976, p. 12-15.
10 D.H. Lawrence, Femmes amoureuses, chapitre XX, « Les gladiateurs », op. cit, p. 394.
11 Romain Rolland, Jean-Christophe, op. cit, Tome II, p. 157.
12 August Strindberg, Drapeaux Noirs, op. cit., p. 36-37.
13 Ibid, p. 185-190.
14 August Strindberg, Le Hollandais [Holländaren], Théâtre Complet 5, Paris, L’Arche, p. 443-447.
15 Nietzsche, Le Cas Wagner, op. cit., p. 25.
16 Julien Gracq, Un beau ténébreux, Paris, Corti, 1945, p. 249.
17 Nietzsche, Le Cas Wagner, Second Post-Scriptum, p. 51.
18 Otto Weininger, Sexe et Caractère, Lausanne, L’âge d’homme, Essais, p. 233.
19 Otto Weininger a élaboré toute sa théorie de la sexualité autour de Parsifal. Cf. Otto Weininger, Des fins ultimes, Lausanne, L’Âge d’homme, Sphinx, Lausanne, 1981, et notamment l’« Essai sur les idées sous-entendues par les ouvrages de Richard Wagner, et plus particulièrement par son « Parsifal ».
20 Manifeste du futurisme, Milan, Editions de Poesia, 1909.
21 Thomas Mann, Les enfants de Wotan, in Romans et Nouvelles, op. cit., Tome II, p. 43 ; Elémir Bourges, Le crépuscule des dieux, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 1987, p. 103-110.
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