Chapitre II. Les contradictions des personnages : un sujet divisé
p. 39-50
Texte intégral
Le Médisant, une fixité empreinte de mobilité
1Chronologiquement, Le Médisant (1715) se situe parmi les premières comédies de Destouches1. Le personnage ainsi désigné est apparemment d’une pièce, puisqu’à la fin tout le monde le désavoue du fait de ses commérages. Pourtant, il est permis de se demander si personnage principal est réellement monolithique et si la fixité de son caractère est au service d’une simple démonstration morale des méfaits de la médisance.
2Il semble bien, à la première lecture de la pièce, que Damon soit incontestablement unifié autour de sa médisance. De fait, il est incapable de changer d’attitude du début à la fin de la pièce, et ce malgré les objurgations des autres
3Mais ce qui est frappant c’est qu’il exprime constamment le vœu de changer, tout en n’y parvenant pas. Ainsi, à la scène VIII de l’Acte III il s’engage dans un serment farouche : « Je veux être écrasé, si je médis jamais2. » Puis devant les craintes de Valère il s’empresse ainsi de le rassurer :
Mon possible ! Oh ! parbleu, je vous réponds de moi.
Je ferais encore plus pour vous donner ma foi,
Madame, et je connais par cette expérience,
Quels inconvénients produit la médisance :
Tout ce qu’on m’a prédit n’est que trop confirmé ;
Je suis las d’être craint, et je veux être aimé3.
4Ce dernier vers est tout à fait capital, car il fournit la preuve du déchirement intérieur du personnage, de son dilemme et de sa capacité à faire retour sur soi. Par cette affirmation en deux temps, Damon « laisse entendre4 » à la fois son désir profond (« être aimé »), l’impossibilité de l’accomplir et le vecteur de conduite qui a été le sien jusque-là, le plaisir de médire. La réplique ultérieure de Marianne s’en fera d’ailleurs directement l’écho un peu plus loin :
Je n’avais pu l’aimer ; mais je croyais, sans crime,
Lui pouvoir accorder la plus parfaite estime5.
5Finalement, Damon fait exactement l’inverse de ce qu’il dit. Ainsi, au moment le plus convaincant de ses serments (« si j’y manque, ami, que je perde la vie. »), il se remet à médire de la manière la plus naturelle du monde :
[…]
Tu connais bien ton père, et sa facilité
pourrait même passer pour imbécillité6.
[…]
6De sorte qu’il est aisé de comprendre sa conduite à la fois comme conforme à un « caractère » dans la mesure où son comportement est attendu, mais également comme représentation de la dualité humaine oscillant entre amour de soi prédominant (la médisance relève bien de ce sentiment naturel de sa supériorité mis en évidence par Helvétius7) et désir de donner une bonne image de soi à l’autre et d’être aimé. Aussi avons-nous affaire à une comédie dans laquelle le personnage est capable de telles attitudes contradictoires qu’il n’apparaît pas simplement figé au service d’une démonstration morale. D’ailleurs, la force de dénégation dont il fait preuve manifeste nettement, s’il en était besoin, la division d’un sujet en proie à des désirs antagoniques, qui fait l’inverse de ce qu’il dit et dit l’inverse de ce qu’il fait. Damon de déclarer ainsi au baron, lequel ne manque pas de désigner l’incohérence de son interlocuteur :
Damon
Oh ! je ne médis plus, j’ai pris cela sur moi.
Le baron
Et que faites-vous donc ? Parlons de bonne foi :
Jamais où vous serez on ne vivra tranquille8 […].
7Cette dénégation se manifeste encore lorsque Damon renvoie aux autres les accusations que l’on dirige vers lui, refusant catégoriquement l’image de soi qu’on lui tend jusqu’à la tirade ultime destinée à Lisette, qui fait de lui le héros de l’intrigue alors même qu’on le chasse :
Tu me crois affligé ; mais, contre toute attente,
Apprends que tout ceci ne me fait nul dépit.
Valère n’est qu’un fat, je l’ai toujours bien dit.
Son père est moins que rien. Pour madame sa mère,
Je ne suis point surpris de la voir en colère,
J’ai su la démasquer sous son air imposant :
Marianne a besoin d’un mari complaisant,
Je n’étais pas son homme : ainsi, loin qu’on m’outrage,
Mon front, quand je la perds, se sauve du naufrage9.
8La réécriture de l’histoire prouve combien le sujet est la proie de son imagination10. Sa restauration narcissique suppose le déni de la réalité : Marianne ne l’aimait pas. Rien d’étonnant quand on a vu que lui-même n’aurait pu en aucun cas assumer cet amour, ni d’ailleurs aucun autre.
9En même temps, ce qui reste troublant dans cette pièce, c’est que Damon dit, malgré tout, dans une certaine mesure, la vérité. Ainsi Le baron se reconnaît tout d’abord fort bien dans le miroir que lui tend le jeune homme mais, devant le danger d’être à son tour calomnié, il se rebelle :
Et je sens que bientôt vous m’auriez gagné l’âme,
Si vous ne médisiez jamais que de ma femme11.
10De son côté, La baronne avoue le bien-fondé des propos du Médisant concernant son époux, avant de refuser les calomnies qui la concernent :
Il publie à la Cour aussi bien qu’à la ville,
(au baron)
Que vous n’êtes qu’un sot, et qu’un vieux imbécile :
S’il n’eût fait que cela, le mal serait petit ;
Mais dire que je suis un dangereux esprit,
Que je l’aime, et qu’afin qu’il soit dans ma famille,
Et pour cacher mon jeu, je lui donne ma fille,
Ah ! c’est un trait si noir, qu’il n’est point de danger
Où je ne m’exposasse, afin de m’en venger12.
11Les deux époux se renvoient la critique mais aucun ne peut supporter l’atteinte narcissique, ou, en d’autres termes, la vérité de soi. Et d’ailleurs, qu’est-ce qui prouve que Damon ne dit pas la vérité sur le désir inconscient de la baronne (III, vii, p. 472) lorsqu’il sous-entend qu’elle veut faire de lui son amant ? De la part d’une mère qui ne tient jamais compte du désir de ses enfants, tout paraît possible ! Dans le même ordre d’idées, l’affirmation concernant Marianne « Je n’étais pas son homme » est à prendre au sens littéral, dans la mesure où Léandre était d’emblée celui à qui la jeune fille se destinait.
12D’une part on voit donc Damon tenir un discours contradictoire vis-à-vis de soi, de ses paroles et ses actions, discours qui démasque un sujet ne coïncidant pas avec soi, un sujet partagé entre des désirs divergents ; d’autre part on le voit tenir une parole-miroir, renvoyant à chacun une vérité possible de soi. De ce fait, loin de n’être que l’illustration d’un caractère, le personnage de Damon acquiert une profondeur étonnante.
13La médisance devient par conséquent à comprendre comme un mode d’être grâce auquel le sujet cherche à se situer par rapport au monde. Bien sûr, ce mode d’être se construit plutôt sur l’excès, l’inflation de l’imagination, la méconnaissance de soi où l’incapacité à reconnaître ses désirs propres. Mais au lieu d’y voir une condamnation morale, on peut y lire aussi une réflexion philosophique, l’illustration dynamique d’une conséquence de l’amour de soi poussé à l’extrême. En même temps, cette parole semble témoigner d’un désir réel de connaissance de l’autre, voire de soi qui, quoique très souvent déformé par la recherche « des satisfactions narcissiques » dont parlent Jean Seroy et Michel Gilot prouve néanmoins combien, pourrait-on dire, l’inconscient est très largement représenté dans le texte et combien il y a clivage d’un sujet déchiré entre tous ses modes d’être.
14Le titre « Le Médisant » n’est donc pas la preuve d’une fixité mais plutôt d’une mobilité paradoxale, laquelle est davantage le fait du personnage principal que celui des autres.
15Ceux-ci sont confrontés à des vérités qui les dérangent, qu’ils refusent parfois. On n’a pas le sentiment que les parents de Marianne aient évolué à la fin de la pièce, leurs dissensions sont les mêmes qu’au début. Ils restent héritiers des parents de la comédie classique. Simplement, ils se sont entendu dire qui ils étaient, ou pouvaient être et ce que l’autre pensait qu’ils étaient. Peut-on sortir indemne de telles révélations ? La question mérite d’être posée et suggère une lésion potentielle dans la belle coïncidence du personnage comique avec soi-même.
16Si nous rapprochons cette comédie du Méchant de Gresset (1747), autre comédie morale, nous remarquons que la méchanceté comprise comme « véritable style de vie, et comme un phénomène social13 » bien qu’ayant à voir avec la médisance de Damon, marque déjà un tournant de la comédie morale.
17En effet, des différences fondamentales séparent le personnage de Cléon et celui de Damon14 : d’une part, l’absence de franchise de la part de Cléon. Tandis que Damon médit ouvertement, Cléon lui n’agit que de manière dissimulée, et grâce notamment à deux lettres anonymes qu’il fait écrire par son valet Frontin (II, i) et qui sont chargées de discréditer Valère, le jeune homme qu’il est censé protéger, ainsi que Géronte et sa sœur Florise, ses soi-disant grands amis. En fait, tandis que la médisance de Damon semblait relever d’un véritable mode d’être au monde trahissant force contradictions intérieures, la méchanceté de Cléon semble, elle, relever davantage d’un choix existentiel, choix destiné selon Jacques Truchet à combattre « l’ennui15 » :
Cléon.
Quand je n’y trouverais que de quoi m’amuser.
Oh ! c’est le droit des gens, et je veux en user.
Tout languit, tout est mort, sans la tracasserie ;
C’est le ressort du monde et l’âme de la vie :
Bien fou qui là-dessus contraindrait ses désirs ;
Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs16.
[…]
18On lit en creux la réminiscence pascalienne. Le divertissement est ici le but ultime, comme l’indique la conclusion de Cléon :
Cléon.
[…]
Je puis avoir Chloé, je puis avoir Florise ;
Mais quand je manquerais l’une et l’autre entreprise,
J’aurai, chemin faisant, les ayant conseillés,
Le plaisir d’être craint et de les voir brouillés17.
19Cléon revendique ainsi à la fois une position surplombante et excentrique, et fait des autres personnages des marionnettes qu’il peut manipuler. À sa façon il aspire à un espace infini et à une mobilité permanente, dans une quête vertigineuse d’un plaisir sans fin :
[…] Veux-tu que, limité
Au petit cercle obscur d’une société,
J’aille m’ensevelir dans quelque coterie ?
Je vais où l’on me plaît, je pars quand on m’ennuie,
Je m’établis ailleurs, me moquant au surplus
D’être haï des gens chez qui je ne vais plus :
C’est ainsi qu’en ce lieu, si la chance varie,
je compte planter là toute la compagnie18.
20Au « Je suis las d’être craint, et je veux être aimé » de Damon, fait donc écho ici a contrario le désir incessant de Cléon d’être objet de haine. Tandis que l’un oscille entre deux attitudes, l’autre est définitivement attaché à son identité. Tandis que Damon aspire à la fixité tout en se montrant mobile, Cléon, qui aspire à la mobilité, est un être complètement monolithique, qui n’évoluera pas. Il y a donc bien au fond interversion des deux attitudes et le personnage est beaucoup plus proche du « caractère » chez Gresset que chez Destouches, dans la mesure où il reste fidèle à lui-même tout au long de l’intrigue.
21En outre, alors que les propos de Damon tendaient parfois, nous l’avons vu, aux autres personnages une image assez juste d’eux-mêmes, les propos de Cléon, qui s’appuient sur des adjectifs dévalorisants, ne visent qu’à dénigrer les autres sans pertinence ni justesse : « […] votre fille est sotte/Vous avez pour surcroît un frère qui radote19 » affirme-t-il ainsi ; ou ailleurs « Sur l’aigre Céliante et la fade Uranie » et l’on n’en finirait pas. Le monde entier est indifféremment calomnié, grâce à une construction verbale sans fondement, à rapprocher bien sûr des célèbres critiques de Célimène.
22Enfin, alors que Damon était ami de Valère et entendait le rester, Cléon ne se pense l’ami de personne ; au contraire, pour lui le temps passé avec ses prétendus amis est du temps perdu20. Ainsi, le personnage de Cléon semble finalement beaucoup plus proche de celui de Tartuffe que de celui du Médisant. Seule l’intervention de Lisette permet de démasquer Cléon, qu’elle pousse à calomnier sa maîtresse tandis que celle-ci écoute bien cachée, de même qu’Elmire dissimule son mari sous la table. Dans ces deux comédies, le méchant le reste jusqu’au bout, et la tentative de Tartuffe pour s’emparer des biens d’Orgon annonce celle de Cléon cherchant à faire interdire Géronte. La comédie morale de Gresset nous paraît en conséquence plus dans la lignée de Molière que celle de Destouches, qui se caractérise par une beaucoup plus grande labilité du personnage.
La fatuité du Curieux impertinent ou l’aveuglement engendré par les passions
23Plus largement, si l’on considère l’ensemble des comédies de Destouches, l’on constate que très souvent le personnage principal manifeste d’éclatantes contradictions ainsi qu’une attitude critique par rapport au monde – frôlant parfois la misanthropie –, qui pourraient bien être la marque d’une identité changeante, inachevée et en quête de soi.
24C’est le cas dans Le Curieux impertinent. Représentée pour la première fois en 171021, cette comédie possède un titre qui souligne d’emblée l’ambivalence du personnage et plus globalement, de la démarche de Destouches dramaturge.
25En effet, on peut comprendre le titre comme la juxtaposition de deux substantifs dont le premier signifie « soucieux de savoir » ; ou bien l’on peut comprendre le premier terme comme un adjectif signifiant « original, étrange ». Une telle polysémie indique d’emblée une lecture plurielle de la comédie, et de son personnage principal. Car compris de la deuxième manière, le titre attirerait l’attention sur la spécificité et l’irréductibilité du personnage, sur son caractère mystérieux et difficile à pénétrer.
26En d’autres termes, pris dans le premier sens le titre signifierait une condamnation implicite et morale du personnage ; au contraire, pris dans le second sens, il impliquerait une distance interrogative, une action dramatique considérée comme lieu de questionnement et d’expérimentation du sujet à situer du côté de l’imagination et de la sensibilité.
27Ainsi, le fondement de l’intrigue est constitué par une caractéristique psychologique affectant Léandre : la jalousie. Or celle-ci prend la forme d’une inflation de l’imagination, consistant à se représenter l’avenir sous des couleurs effrayantes et à laisser parler des peurs viscérales :
Je suis sûr d’être aimé ; mais je tremble qu’un jour…
Souvent le mariage est la fin de l’amour :
Les femmes, tu le sais, sont faibles inconstantes,
On en voit tous les jours cent preuves éclatantes.
J’en suis frappé, je crains… je mourrais de douleur,
Si je tombais, ami, dans un pareil malheur22 […].
28L’affirmation initiale est immédiatement contredite par le « mais » qui suit. Les phrases demeurent inachevées au moment de désigner l’objet de la peur, lequel est de l’ordre de l’ineffable, du fantasme. On passe d’ailleurs d’un présent « je crains » à un conditionnel « je mourrais de douleur » qui fait l’impasse sur la représentation de l’événement pour en signaler la conséquence : le risque d’anéantissement du sujet. Car il s’agit bien de cela, d’une telle crainte narcissique de se voir blessé, que le sujet ne parvient finalement jamais à s’engager, préférant au réel son imagination.
29D’où la litanie des verbes de volition et des complétives à valeur de stricte condition :
Pour satisfaire donc à ma délicatesse,
Je prétends de Julie éprouver la tendresse ;
Avant de l’épouser, je veux être certain
Que tout autre que moi l’adorerait en vain ;
Que les plus grands efforts d’une ardente poursuite,
Que le brillant éclat du plus parfait mérite,
Qu’en un mot il n’est rien qui la puisse engager,
Malgré le goût du siècle, au plaisir de changer23.
30Les verbes « je prétends » et « je veux » indiquent combien le sujet se saisit se dilate dans la parole, combien pourrait-on dire il se saisit comme le centre des relations interpersonnelles. Léandre, de même que l’Irrésolu, est livré à son imagination ou sa sensibilité, comme il le précise lui-même : « Oh ! la raison m’ennuie24. »
31En outre, la peur de la souffrance narcissique est telle que jamais le sujet ne l’envisage. Il ne se projette dans le futur que gagnant, victorieux sans pouvoir écouter le discours raisonnable de son ami, qui lui représente d’autres résultats possibles :
Léandre
Si Julie est constante,
Mes vœux seront remplis, j’aurai l’âme contente ;
Si son cœur peut changer, je perdrai sans douleur
Un infidèle objet qui ferait mon malheur.
Damon
Cela tournera mal ; de ce que tu médites,
Ami, pour toi, pour moi, j’appréhende les suites.
Léandre
Oh ! ventrebleu ! C’est trop raisonner sur ce point ;
Je vous crus mon ami, mais vous ne l’êtes point.
Il faut quitter ce titre, ou bien il faut te rendre25.
32Ainsi, au fil de l’intrigue, nous assistons à la progression de l’amour de Damon pour Julie, cependant que Léandre prouve, à travers la multiplication des épreuves, combien il lui est en fait impossible de borner son désir : « Qui ? moi, je me rendrai sur une épreuve ou deux ?/celles-ci ne sont rien, j’en médite encore une26… » D’ailleurs, l’utilisation d’un modalisateur (« pourrai ») au moment-même où il laisse entrevoir la possibilité d’arrêter les épreuves démontre son ambivalence :
Si tu te fais aimer, va, je te le pardonne ;
Et si, par grand bonheur, tu n’es point écouté,
Je pourrai borner là ma curiosité27.
33De fait, ce n’est toujours pas là qu’il s’arrête, puisqu’à la scène VIII de l’acte IV Léandre prie encore Damon de demander officiellement à son père la main de Julie. Ce qui apparaît clairement c’est de ce fait l’impossibilité de mettre un frein au désir d’être rassuré. En d’autres termes, sous couvert de mettre Julie à l’épreuve, Destouches met en scène un jeune homme tout entier submergé par ses craintes narcissiques, incapable de s’engager jamais dans le réel et de croire en la parole de l’autre. Le langage devient le lieu où le sujet ne rencontre jamais que lui-même. D’ailleurs, lorsque Damon avoue à Léandre que lui-même aime Julie et que son ami s’expose trop, Léandre met en doute ses propos et n’envisage pas du tout les suites possibles :
Damon
Je crains que mon amour à la fin ne produise.
Léandre
Tu te flattes, mon cher : poursuis ton entreprise ;
Je suis presque assuré que l’effet qu’elle aura,
C’est qu’au parfait bonheur elle me conduira28.
34Léandre tient par conséquent un langage démontrant l’enfermement du personnage, son incapacité au dialogue, d’où l’expression « Tu te flattes », qui laisse entendre que le jeune homme n’envisage pas réellement les qualités de son ami, ni n’accepte de prendre en compte la validité de ses propos. Au contraire, l’activité fantasmatique qui le pousse à imaginer le réel au lieu d’oser le vivre transparaît à travers un monologue où Léandre se loue soi-même en soulignant du même coup combien l’activité de l’imagination est le lieu de la jouissance :
Ô curiosité ! qu’on met au rang des vices,
Vous devenez pour moi la source des délices,
Le remède aux soupçons, aux paniques terreurs,
Et la pierre de touche où l’on connaît les cœurs29.
35La gradation hyperbolique (« Le remède aux soupçons, aux paniques terreurs ») indique l’emprise de l’imagination sur l’individu, tandis que le dernier vers résonne pour le spectateur comme la preuve ironique de la substitution de l’activité fantasmatique à l’activité de la raison.
36D’ailleurs, il faudra que Léandre perde tout pour reconnaître la non-coïncidence entre son désir et la réalité. À moins que justement la réalité (la perte de Julie) ne corresponde finalement à son vœu le plus intime, comme pourrait le laisser penser sa résignation finale absolument dénuée de révolte et son départ qui était déjà préfiguré par ses nombreuses absences tout au long de l’intrigue :
Léandre, en s’en allant.
Je perds tout ce que j’aime, et le mérite bien30.
37La comédie s’achève ainsi sur la défaite – ou le triomphe inconscient – d’un personnage marqué par l’emprise de l’imagination. Le sujet est ici systématiquement déraisonnable, livré à ses pulsions et ses fantasmes et la comédie est bien le moyen de représenter l’individu empêtré dans ses contradictions, ses désirs inconscients et une imagination l’incitant à se représenter la réalité autrement qu’elle n’est :
[…] nous n’apercevons le plus souvent dans les choses que ce que nous désirons y trouver : sur la Terre, comme dans la Lune, des passions différentes nous y feront toujours voir ou des Amours ou des Clochers. L’Illusion est un effet nécessaire des passions, dont la force se mesure presque toujours par le degré d’aveuglement où elles nous plongent31.
38Malgré tout, cette dernière remarque de Léandre, qui équivaut à une certaine remise en question de soi, peut aussi suggérer combien l’intrigue et le dialogue dramatiques ont permis au personnage de progresser dans la connaissance de soi : non seulement il s’est avoué l’ampleur de sa jalousie et sa difficulté à s’engager, mais en plus il a réalisé in fine combien il pouvait être fatal de chercher à manipuler les autres. Ainsi cette épreuve, qui est une des premières manifestations de la métathéâtralité chère à Destouches révèle combien le personnage metteur en scène expérimente, au fil des circonvolutions de l’intrigue, des configurations affectives nouvelles capables de l’éclairer en retour sur sa relation à soi-même et/ou à l’autre.
39Cependant, l’issue funeste au jeune homme, ainsi que l’interprétation selon laquelle il s’agit là d’un personnage guidé totalement par des désirs inconscients, nous proposent en somme une image nouvelle de la comédie. Celle-ci représente désormais, avec Destouches, des sujets à la fois marqués par l’imagination (se manifestant par le biais de l’épreuve, donc de la mise en scène) et la sensibilité, mais aussi soumis aux aléas d’une intériorité qui les pousse à ne déchiffrer le rapport au monde qu’à travers leurs passions.
40En réalité, il nous semble la comédie de Destouches oscille entre deux pôles. L’un, constitué par un sujet prisonnier de soi et incapable de toute évolution ; l’autre, incarné au contraire par un sujet fluctuant, tenté par cette fermeture au monde et en même temps voué à un déchirement permanent, preuve de sa mobilité.
41Les deux modes d’êtres du sujet : le sujet fixe, rappelant les célèbres types de Molière, le sujet empirique, réconciliant en lui raison, imagination et sensibilité prendraient corps tantôt dans des personnages s’opposant, tantôt au sein d’un même personnage, créant ainsi des tensions très riches sur le plan dramaturgique et celui des relations interpersonnelles.
Notes de bas de page
1 Fréron reconnaît cette comédie comme l’une des meilleures du dramaturge : « Son génie inventeur éclate dans Le Médisant, représenté le 20 février 1715 avec un grand succès. » L’Année Littéraire, op. cit., p. 158-159.
2 Le Médisant, Œuvres dramatiques de Philippe Néricault Destouches, tome 1, op. cit., III, viii, p. 476.
3 Id.
4 Voir D. Maingueneau, Pragmatique pour le discours littéraire, Paris, Dunod, p. 92-93.
5 III, ix, p. 478.
6 III, viii, p. 477.
7 De l’Esprit, op. cit., Discours 2, chapitre 4, « De la nécessité où nous sommes de n’estimer que nous dans les autres : “Comment n’aurait-on pas de soi la plus haute idée ? Il n’est personne qui ne changeât d’opinions s’il croyait ses opinions fausses. Chacun croit donc penser juste, et par conséquent beaucoup mieux que ceux dont les idées sont contraires aux siennes. Or s’il n’est pas deux hommes dont les idées soient exactement semblables, il faut nécessairement que chacun en son particulier croie mieux penser que tout autre” », p. 72-73.
8 V, ii, p. 514.
9 V, xiv, p. 534.
10 Ce qui nous renvoie là encore à l’analyse de Helvétius et du roman de l’imagination, ainsi qu’au développement des passions fondé sur celui des sociétés ; pour Helvétius, l’amour est une « passion factice », ce que nous serions bien tentés de croire ici : lorsque « […] les richesses et les honneurs, par mes avantages qui y seront attachés, deviendront l’objet général du désir des hommes. De là naîtront, selon la forme différente des gouvernements, des passions criminelles ou vertueuses ; telles sont l’envie, l’avarice, l’orgueil, l’ambition, l’amour de la patrie, la passion de la gloire, la magnanimité, et même l’amour, qui, ne nous étant donné par la nature que comme un besoin, deviendra, en se confondant avec la vanité, passion factice, qui ne sera, comme les autres, qu’un développement de la sensibilité physique. » Discours 2, chapitre 9, « de l’origine des passions », p. 291.
11 V, ii, p. 514.
12 V, xiii, p 532.
13 J. Truchet, Notice du Méchant, Théâtre du xviii e siècle, tome 1, op. cit., p. 1473.
14 Fréron rappelle la dette de Gresset envers Destouches : « […] il est fâcheux encore que ce drame n’intéresse pas et soit vide d’action ; que Le Médisant n’ait point de nuances comiques, bien différent en cela du Méchant de M. Gresset, qui cependant est redevable de ses principaux traits à M. Destouches. » L’année Littéraire, op. cit., p. 159.
15 Ibid., p. 1474.
16 Le Méchant, Théâtre du xviii e siècle, t. 1, op. cit., II, i, p. 1224.
17 II, i, p. 1225.
18 II, i, p. 1226.
19 II, iii, p. 1229.
20 II, i, p. 1223.
« Un peu de bruit rendra ceci moins ennuyeux,
et me paiera du temps que je perds avec eux. »
21 Fréron n’épargne guère que le rôle de Crispin dans sa réception de la pièce : « On voit avec plaisir dans cette comédie jouée le 17 décembre 1710, un rôle de Crispin, rôle qui, par malheur pour la bonne gaieté, se perd tous les jours au théâtre, grâce à la prétendue délicatesse de nos Comiques modernes qui veulent mettre du bon ton jusque dans la bouche des valets. Quelques lecteurs difficiles trouveront peut-être le caractère de Léandre, ou Curieux impertinent, hors de la nature. Cet amant soupçonneux devrait s’en tenir à une épreuve ; il n’est pas vraisemblable qu’au moment où Julie paraît le plus aimer Léandre, elle change tout à coup et se donne à Damon. On pourrait encore reprocher à cette pièce sa longueur, un quatrième acte absolument vide d’action et d’intérêt, un froid même répandu sur tout l’ouvrage, une espèce d’uniformité dans les caractères des valets et des maîtres, ces scènes trop contrastées qui sentent l’art, et trahissent, pour ainsi dire, les secrets du poète. » L’Année Littéraire, op. cit., p. 154.
22 I, vii, p. 16.
23 Ibid., p. 17.
24 Ibid., p. 19.
25 I, vii, p. 21.
26 III, vii p. 68.
27 Ibid., p. 71
28 IV, viii, p. 92.
29 V, iii, p. 108.
30 V, vi, p. 114.
31 De L’Esprit, op. cit., Discours 1, chapitre 3, « Des erreurs occasionnées par nos passions », p. 27.
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