Introduction
p. 189-191
Texte intégral
1« S’agit-il d’étudier des espaces, des questions sociales inscrites dans des espaces, ou des sociétés dans leur dimension spatiale comme le revendique la géographie sociale ? ». La question posée par S. Fleuret et R. Séchet pose clairement les enjeux de l’articulation entre deux notions qui ne se situent pas sur le même plan : espace et société. Les différents textes de cette seconde partie ont pour point commun de mettre en avant le refus d’autonomiser, de fétichiser l’espace et constituent des jalons pour construire une théorie de la dimension spatiale du social.
2F. Ripoll nous montre que cette approche dimensionnelle de l’espace permet de dépasser cette double contrainte qui travaille la géographie depuis ses origines, à savoir le fait de revendiquer le statut de science sociale sans prendre la société pour objet. Cette hantise des géographes de perdre leur identité les a généralement conduits à « s’accrocher » à l’espace, mais un espace autonomisé, extrait de la société, dans une « approche disjonctive » (Ripoll) qui a longtemps perduré (espace et société), même après que la géographie sociale eut affirmé le renversement des facteurs et la primauté du social (Veschambre).
3De ce point de vue, l’analogie entre sociolinguistique urbaine et géographie sociale est éclairante (Bulot et Veschambre). L’une et l’autre se positionnent dans le rejet d’une conception longtemps dominante où respectivement la langue1 et l’espace sont pensés comme extérieurs à la société, autonomes, avec leurs propres lois. Cette conception a d’ailleurs nourri dans les deux cas des projets de description scientifique ayant pour modèle les sciences exactes.
4Considérer l’espace comme une dimension fondamentale de la société, au même titre que le temps, permet de dépasser la contradiction fondatrice de la géographie. Il ne faut pas entendre ces dimensions comme des cadres préexistants à la société mais bien comme des constructions sociales. Dans cette optique, toute relation ou interaction sociale s’inscrit dans la dimension spatiale, suppose de l’espace et peut-être même « fait espace » : comme l’écrit F. Ripoll, « si la géographie est vraiment une science des êtres-humains-en-société, et non de la surface terrestre (même aménagée), elle doit pouvoir traiter de tout objet social sans avoir aucune inquiétude à ce sujet ».
5Une telle réflexion sur le statut de l’espace conduit à réinterroger les catégorisations du social et des rapports à l’espace, ce que R. Keerle appelle « l’explicitation du langage disciplinaire de la géographie ».
6La notion de communauté suscite des prises de position contrastées. Pour V. Gouëset et O. Hoffmann, le rejet dont elle fait l’objet en France est suspect et ne devrait pas aller de soi au sein d’une géographie sociale attentive aux « minorités », au sens anglo-saxon de populations dominées. Même si l’appellation de communauté mérite d’être discutée à propos des homosexuels, le texte d’A. Léobon vient de ce point de vue combler une lacune dans le champ de la géographie sociale, où d’autres « minorités », les femmes, les populations issues de l’immigration, sont finalement assez peu abordées : il nous montre comment les homosexuels se sont progressivement ouvert des « champs de liberté », en s’appropriant des espaces dans les plus grandes villes. D. Giband réaffirme quant à lui le rejet d’une notion qui a tendance à figer les rapports sociaux, dans un cadre ethnique et territorial fermé. Il lui préfère l’outil conceptuel de la « formation socio-spatiale », emprunté à G. Di Méo et utilisé également par R. Keerle dans sa réflexion sur le champ sportif : cet outil lui permet d’articuler le social et le spatial, de manière dynamique, en intégrant à la fois les aspects matériels, économiques et les représentations.
7Mais quels que soient les choix conceptuels opérés, les auteurs se retrouveraient probablement dans l’invitation faite aux géographes par V. Gouëset et O. Hoffmann, de veiller à déconstruire les associations entre des espaces définis comme territoires et des groupes sociaux, qui ne reflètent pas la pluralité des pratiques et des références identitaires et qui sont potentiellement dangereuses, dans le registre communautaire notamment. Raisonner en terme d’appropriation de l’espace, comme le proposent F. Ripoll et V. Veschambre, présente justement l’intérêt d’éviter les « rhétoriques holistes » et de privilégier la mise en évidence des hiérarchies sociales et des rapports de pouvoir. Au delà de cette entrée par l’appropriation, ils proposent de privilégier en règle générale les notions et concepts qui renvoient à des rapports sociaux, à des dynamiques, plutôt qu’à des configurations spatiales.
8En abordant cette question des catégorisations sociales et spatiales, on rejoint inévitablement la posture critique de la géographie sociale. Les textes d’Y. Guermond et N. Mathieu d’une part, de S. Fleuret et R. Séchet d’autre part, traitent de front la question du statut de l’espace dans la recherche et celle de l’engagement. Véritable plaidoyer pour l’engagement des géographes sur les terrains les plus dramatiques, le premier texte développe à propos des territoires palestiniens occupés l’idée d’une « éradication de l’espace », comme suppression de toute interaction, comme destruction de toute une société. Le second insiste à la fois sur la lecture des questions de santé comme révélateurs des inégalités sociales et des enjeux de pouvoir et sur l’importance d’éviter toute forme de spatialisme qui occulte les rapports sociaux, en raisonnant en terme de dimension spatiale du social.
9Les deux premiers textes de F. Ripoll et V. Veschambre abordent de manière théorique cette approche dimensionnelle de l’espace. Viennent ensuite cinq textes qui interrogent le vocabulaire de la discipline, autour des catégorisations sociales et spatiales (Keerle, Giband, Gouëset et Hoffmann, Léobon, Ripoll et Veschambre). Les trois derniers textes proposent des entrées spécifiques, (confrontation disciplinaire, terrain, thématique) pour envisager la dimension spatiale des inégalités sociales et des rapports de domination (Bulot et Veschambre, Guermond et Mathieu, Fleuret et Séchet).
Notes de bas de page
1 Cette conception d’une linguistique cartésienne a été notamment élaborée par N. Chomsky et remise en cause par P. Bourdieu (2001). La déconstruction de cette conception de la langue reste d’actualité : D. de Robillard parle à ce propos du mythe de la langue standard « en soi », décontextualisée (de Robillard, 2005).
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Penser et faire la géographie sociale
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