De « 1 + 1 = 1 » à « 2 – 1 = 0 » : l’impossible arithmétique du mythe de l’amour fusion dans The Eye of the Storm de Patrick White
p. 153-177
Texte intégral
1Dans le Séminaire XX, Encore, Lacan souligne la dimension d’impossible de l’amour fusion ; une notion qui prend sa source dans un mythe de la Grèce antique, celui de l’androgyne, tel qu’il est raconté par Aristophane dans Le Banquet de Platon :
Et si tandis que [deux êtres] sont couchés ensemble, Héphaïstos se dressait devant eux avec ses outils et leur demandait : « Hommes, que voulez-vous l’un de l’autre ? » et si, les voyant embarrassés, il demandait encore : « Votre désir n’est-il pas de vous identifier l’un à l’autre autant qu’il est possible, de manière à ne vous quitter ni la nuit ni le jour ? Si tel est votre désir, je veux bien vous fondre ensemble et vous souder l’un à l’autre au souffle de ma forge, en sorte que de deux vous ne fassiez plus qu’un seul et que toute votre vie vous viviez tous deux comme si vous n’étiez qu’un, et qu’après votre mort, là-bas, chez Hadès, vous ne soyez pas deux, mais un seul, dans une mort commune. Voyez : est-ce à cela que vous aspirez ? et ce sort vous satisfait-il ? » A ces paroles aucun d’eux, nous le savons, ne dirait non, et ne montrerait qu’il veut autre chose. il penserait tout simplement qu’il vient d’entendre exprimer ce que depuis longtemps sans doute il désirait : se réunir et se fondre avec l’être aimé, au lieu de deux n’être qu’un seul.
La raison en est que notre nature originelle était comme je l’ai dit, et que nous formions un tout : le désir de ce tout et sa recherche a le nom d’amour2.
2C’est ainsi qu’Aristophane rend compte du sentiment amoureux : s’il apparaît sous différentes formes (amour hétérosexuel et homosexuel), l’amour ne semble pouvoir s’appréhender que sur le mode fusionnel. En postulant une complétude originelle que tout être humain aspirerait à retrouver, le mythe de l’androgyne donne donc naissance à un second mythe, celui de la moitié perdue, qui érige l’amour fusion en idéal. Un idéal qui, depuis, a fait mythe, puisque société et littérature occidentales s’en sont emparé pour appréhender le couple, fournissant ainsi implicitement un modèle explicatif, définitoire, et par là même normatif du couple tout en évacuant la dimension d’impossible de l’idéal (ce que la citation de Lacan met en avant)3. Aristophane explique en effet que,
au temps jadis notre nature n’était pas la même qu’à présent, elle était très différente. D’abord il y avait chez les humains trois genres, et non pas deux comme aujourd’hui, le mâle et la femelle. Il en existait un troisième, qui tenait des deux autres ; […] en ce temps-là, en effet, existait l’androgyne, genre distinct, qui pour la forme et pour le nom tenait des deux autres, à la fois du mâle et de la femelle4.
3Il poursuit avec la description de ces êtres qui « avaient quatre mains, le même nombre de jambes, deux visages tout à fait pareils sur un cou parfaitement rond ; leur tête, au-dessus de ces deux visages situés à l’opposé l’un de l’autre, était unique5. » Ils défièrent les dieux, et pour les punir, Zeus décida de les couper en deux pour les affaiblir, de sorte qu’après cette division, les êtres humains éprouvèrent le besoin de rechercher leur moitié complémentaire. L’amour est donc présenté comme le fruit de la division et comme ayant pour but de combler le manque qui en résulte.
4Si, dans le discours d’Aristophane, « 1/2 + 1/2 = 6 », c’est-à-dire que deux moitiés complémentaires visent la réunification d’un tout divisé, l’un ne pouvant aller sans l’autre, les nombreuses transpositions littéraires du mythe de l’androgyne et du mythe de la moitié perdue qu’il engendre (des Métamorphoses d’Ovide7 à Roméo et Juliette, jusqu’aux histoires d’amour des romans à l’eau de rose) semblent sous-tendues par une réécriture du mythe de l’amour fusion sous une autre forme algébrique, celle-ci plus problématique : « 1 + 1 = 1 ». C’est précisément ce hiatus que Patrick White explore dans The Eye of the Storm, en disséquant deux formes d’amour : la relation de couple hétérosexuelle (et homosexuelle dans une moindre mesure) et la relation mère/enfant. En effet, dans The Eye of the Storm, la réécriture du mythe s’avère subversive puisqu’il semble bien que « 1 + 1 = 1 » ne puisse qu’échouer et aboutir à une formule tout aussi problématique : « 2 - 1 = 0 ». Nous verrons que la subversion à l’œuvre dans le roman s’apparente à une entreprise de démythification de l’amour fusion : la recherche de complétude qui conditionne tous les personnages vient buter sur l’échec du « rapport sexuel » (pour reprendre les termes de Lacan) ou l’irréductible division homme/femme et n’aboutit qu’à des solutions (im)possibles, dans lesquelles fusion rime avec annihilation du sujet.
5 1 +1 =1 ?
6Aristophane dit des hommes tels qu’ils existaient au temps jadis que « chacun, bien entendu, est en quête perpétuelle de son complément8 » : c’est un sentiment similaire qui assaille les personnages de The Eye of the Storm. En effet, pour plusieurs des personnages principaux, la complétude (« wholeness ») est le maître-mot. A cet égard, le dialogue qui s’instaure entre Lotte Lippmann et Basil lors de sa première visite à Moreton Drive est tout à fait emblématique :
‘If I could choose – if I could begin again – I would ask to create one whole human being.’
‘Literally ?’he asked, while knowing they were more or less agreed.
‘Yes,’she said.’Or two. Myself. And one other – out of my body.’
[…]
He sat holding his head, staring at the place where his plate had been. To create one other being out of my body. He had failed in that. Though Imogen his’daughter’had shown herself willing to stand in. But with Shiela in the beginning, before the performance had set, he might have created a whole rather than a part. When all the parts were hanging from their pegs and out of sight, this whole might have reminded him that he was not wholly actor : he was also a whole human being9.
7Tous deux témoignent du sentiment d’incomplétude qui les ronge, notamment à travers le « Myself » que Lotte Lippmann assène comme une évidence, soulignant ainsi le caractère fondamental du manque en chaque être : se concevoir comme incomplet (comme n’étant pas « one whole human being »), semble aller de soi. Si Lotte Lippmann paraît situer la solution plutôt du côté des mythes bibliques (ses propos renvoient clairement à la Genèse), Basil quant à lui lorgne du côté du mythe de l’amour fusion. En effet, quand il évoque Shiela, sa première femme, il exprime le regret de ne pas être parvenu à créer un tout : « he might have created a whole rather than a part ». Le couple est donc envisagé comme un moyen pour l’être humain d’atteindre la complétude.
8Si l’enfant (« To create one other being out of my body ») et le couple apparaissent comme des moyens de résorber un manque, on comprend pourquoi les personnages du roman semblent tous miser sur l’amour. Ainsi, l’attitude quelque peu ambivalente de Flora Manhood à l’égard de Col prend-elle sens. Elle se détache de lui car il fait naître en elle un sentiment de vide : « he made her feel empty » (p. 114). Cela est le contraire du but recherché, qu’elle a clairement en tête dès le début de leur relation :
It was too much spontaneity which persuaded her for a time that she needed Colin Pardoe. I am not whole Col except when I feel you inside me then we are truly one person, she had been fool enough to even put it in writing ; the spoken word fades out, but writing lasts for ever if a person is mean enough to want to prove something10 (p. 306).
9Le ressentiment que l’on perçoit à travers les mots qu’elle utilise témoigne de sa déception : Col ne semble plus pouvoir représenter un accès vers la plénitude, c’est pourquoi elle met leur relation entre parenthèses – c’est, en effet, après sa révélation (« he made her feel empty ») qu’elle décide de cesser de le voir. Quête de l’autre et quête de complétude semblent donc aller de pair. À cet égard, il est tout à fait révélateur que le sentiment de vide qui l’assaille au moment où elle découvre le cadavre de sa patiente11 soit synonyme d’un retour vers Col. Un revirement qu’Elizabeth Hunter avait anticipé, elle qui qualifiait Flora de reproductrice, « breeder » (p. 445), ne voyant pour elle d’autre solution que le couple et les enfants.
10À travers cette quête de l’autre pour résorber un manque, l’amour fusion apparaît dans sa dimension d’idéal. Il semble bien que la plupart des personnages franchissent un pas supplémentaire par rapport à leur aspiration première. Au départ, l’autre est conçu comme un moyen pour mettre un terme au vide, au manque en soi – un moyen de faire « un » à l’intérieur de soi, c’est-à-dire de se sentir complet. Or on se rend compte que les personnages en arrivent à un désir de « faire Un avec l’autre », ce qui peut sembler paradoxal, puisqu’au lieu de faire enfin Un, ils n’aspirent plus qu’à être une partie d’un tout, c’est-à-dire être incomplet à nouveau. Cet idéal de fusion apparaît clairement dans le mot que Flora avait écrit à Col au début de leur relation : « I am not whole Col except when I feel you inside me then we are truly one person » (p. 306). L’idée n’est plus que l’individu, « I », fasse un mais que le couple, « we », fasse un, ce qui rejoint bien les aspirations des êtres telles qu’elles sont présentées par Aristophane. La conception du couple que Basil expose va dans le même sens. Il s’agit de créer un tout avec sa femme pour garder à l’esprit que lui-même, en tant qu’être humain, peut être complet : « this whole might have reminded him that he was not wholly actor : he was also a whole human being » (p. 149). Le cheminement des personnages, de la reconnaissance du sentiment de manque à la quête de l’autre et à l’idéalisation de l’amour fusion, s’accorde donc parfaitement avec la destinée des hommes telle qu’elle est présentée dans le mythe de l’androgyne.
11S’il reprend le schéma du mythe de l’androgyne, Patrick White semble toutefois s’en écarter quelque peu en situant l’énigme du sentiment d’incomplétude du côté de la relation d’amour fusionnel primordiale, la relation à la mère, qu’il place au cœur du récit et à propos de laquelle Paul Verhaeghe écrit : « Dans sa forme originelle, cette relation englobante et cette exclusivité sont condamnées à disparaître. L’héritage en est un sentiment fondamental de manque et un désir inextinguible12. » La relation mère/enfant apparaît comme une véritable matrice dans la mesure où elle informe à la fois le récit et les relations des personnages à l’intérieur de celui-ci. En effet, on peut dire qu’elle fournit le cadre dans lequel le récit se développe puisque le roman s’ouvre sur l’attente fiévreuse de l’arrivée des enfants au chevet de la mère et se clôt sur le départ des enfants après sa mort. D’autre part, le manque qui conditionne le sujet dans sa relation à l’autre pourrait être rapproché du manque inscrit au cœur de la relation maternelle. Le reproche que les enfants font à leur mère de son manque d’amour se trouve relayé dans le texte notamment par l’image de l’allaitement.
12Une mère allaitant son enfant est une image traditionnellement perçue comme une image d’amour qui connote la fusion entre la mère et l’enfant. Or ici, elle est subvertie puisqu’elle témoigne du caractère non naturel, « non inné » de l’amour maternel. Elle est en effet associée à un sentiment de déception de l’enfant plutôt qu’à un sentiment de complétude : «’Isn’t disappointment something we’ve got to expect the moment we put our mouth to the nipple ?’» (p. 123). Lorsque l’image réapparaît, cette déception de l’enfant est associée à une carence de la mère, à travers le manque de lait maternel :
Look right back to the original grudge. I was never a natural mother – I couldn’t feed. But that – you see darling – hasn’t deprived you of – of nourishment. She had told him, by God, without his asking. And doled out a cheque for five thousand – dollars, not pounds. Again only a wretched nibble (p. 320).
13Freud écrit dans « La Féminité » : « Le reproche à la mère qui remonte le plus loin est qu’elle a donné trop peu de lait à l’enfant, ce qui est interprété comme un manque d’amour de sa part13. » Ici, cela est clairement mis en évidence par la connexion qui se fait dans l’esprit de Basil entre cette absence de lait maternel et le chèque que sa mère lui a donné. Il interprète son geste comme une manière de soulager sa culpabilité, une tentative de réparation en quelque sorte. Mais le remède est pire que le mal puisque ce geste ne fait que confirmer le sentiment d’un manque d’amour maternel ; c’est pourquoi, aux yeux de Basil, ce chèque n’est qu’un pis-aller : « [a]gain only a wretched nibble ». La dernière évocation de l’allaitement, à travers le point de vue d’Elizabeth Hunter, marque le point culminant de cette subversion progressive :
Like poor little Basil sucking first at one unresponsive teat then the other the breasts which will not fill in spite of the nauseating raw beef and celery sandwiches prescribed by Dr Whatever – to’make milk to feed your baby’. Instead of milk, ’my baby’(surely the most tragic expression ?) must have drawn off the pus from everything begrudged withheld to fester inside the breast he was cruelly offered (p. 423).
14L’image de l’allaitement se transforme en image d’empoisonnement, inscrivant la relation primordiale mère/enfant dans un rapport de manque d’amour et de fusion ratée. C’est l’idée d’une réparation possible de cette fusion manquée qui semble pouvoir expliquer le lien de dépendance à leur mère des enfants Hunter à l’âge adulte.
15En effet, à la lecture des retrouvailles entre Elizabeth Hunter et Dorothy et Basil, on a le sentiment de voir ces trois personnages dans des rôles figés : Elizabeth Hunter est une mère avant tout, de la même manière que Basil et Dorothy sont perçus en tant qu’enfants et non en tant qu’adultes, même s’ils ont tous deux passé la cinquantaine. Ainsi, alors que Dorothy incarne théoriquement une femme d’âge mûr, quand elle se retrouve en présence de sa mère, c’est l’image de la petite fille qui domine : « The Princesse de Lascabanes exposed her teeth in a giggle, becoming the schoolgirl who was never long absent from her » (p. 59) ; « the lubberly schoolgirl the Pinet shoes and her little Chanel camouflaged » (p. 63). L’attitude que Mrs Hunter adopte envers eux les place dans une éternelle position d’enfants ; c’est ce que la première visite chez le notaire – pour recevoir un chèque de leur mère – met en évidence : « The Hunter children were enchanted, feverish it looked, to discover the Christmas tree still existed » (p. 268). L’image de l’arbre de Noël et l’expression « the Hunter children » utilisées par le narrateur sont tout à fait révélatrices du regard que leur mère porte sur eux et de l’image à laquelle ils s’identifient.
16Cette absence d’évolution de leurs rôles et cette dépendance vis-à-vis de leur mère est présentée de manière ambivalente. Si le narrateur considère avec ironie la position dans laquelle les place leur mère et qu’ils acceptent volontiers lorsqu’ils reçoivent le chèque, le lecteur, à travers le regard de Dorothy et Basil eux-mêmes, s’aperçoit que cette régression au stade d’enfant peut apparaître comme une étape positive, dans la mesure où elle est vécue comme un possible accès au sentiment de complétude qui leur a toujours fait défaut. C’est particulièrement clair lors de la première visite de Dorothy à Moreton Drive : « Dorothy sipped her barley water. Nobody really expected her to give an opinion, just as they will ask, but don’t expect, an opinion from a child. This, and the cool innocent stuff she was drinking, made the princess feel fulfilled rather than bored » (p. 60). La réaction que le lecteur attend serait plutôt un sentiment d’agacement de la part d’une adulte que l’on traite comme une enfant. La dernière phrase, en prenant le contre-pied de la réaction attendue, met en évidence la distorsion de la relation et fait émerger le désir de Dorothy d’atteindre une certaine complétude à travers la réunion avec sa mère. Ce désir fait écho au fantasme de Basil qui fait de la relation mère/enfant une relation idéale de plénitude :
He would have liked to flop down, feel the tape closing round his neck, the clean, soft, white bib settling below his chin, then a detached hand feeding him slowly but firmly with spoonfuls of sweetened bread and milk. In such circumstances the mistakes would not yet have been made, and might even be avoided. (p. 125)
17Si Dorothy se sent littéralement comblée lorsqu’elle retrouve la position d’enfant auprès de sa mère, Mrs Hunter elle-même semble envisager une fusion possible avec sa fille : « It was only now that Mrs Hunter felt they had reached the point at which they might become one » (p. 64). C’est seulement après avoir « obligé » Dorothy à ré-intégrer son rôle d’enfant en la traitant comme telle que Mrs Hunter envisage la possibilité de ne plus faire qu’un avec elle, de sorte que cet idéal de fusion semble être inséparable de la relation primordiale fusionnelle mère/enfant. Le désir de fusion des enfants fait donc écho à celui de la mère qui voudrait pouvoir les posséder et ne se résout qu’avec amertume à les considérer comme des êtres indépendants : « As for being her children, she remembered them as sensations in her womb, then as almost edible, comfortingly soft parcels of fat, till later they were turned into leggy, hostile, scarcely human, beings, already preparing themselves for flight14 » (p. 203). Le refus de la mère d’accepter la séparation est souligné par le contraste entre l’image de fusion (qui associe l’enfant à un objet oral) et l’image de déchet (qui associe l’enfant à un objet anal) que l’on trouve un peu plus loin dans le texte : « Little children come tumbling out like sheeps’pellets but unexpectedly hard into the cold commodious world » (p. 334). Les enfants, comme les excréments, sont des objets dont il faut se défaire. La connotation péjorative de l’image témoigne de son refus d’accepter cette réalité.
18On peut d’ailleurs rapprocher ce désir de fusion, persistant de part et d’autre, de l’absence du père. En effet, c’est la fonction paternelle qui est censée mettre fin à la relation duelle mère/enfant mais, dans The Eye of the Storm, chaque fois qu’un père est évoqué, c’est sa faiblesse qui est mise en avant15. D’ailleurs, dans le roman, à l’exception d’Arnold Wyburd, aucun père vivant n’est évoqué. Cette disparition littérale du père ne fait qu’accentuer la défaillance de la figure paternelle dans la mesure où le suicide ou la maladie qui en sont la cause sont clairement associés dans le texte à l’idée de faiblesse. L’effacement de la figure du père va de pair avec l’omniprésence de la figure maternelle. Le renversement du schéma traditionnel fait que la relation triangulaire Père/Mère/Enfant se transforme en relation duelle mère/enfant : « Their children. Hardly Alfred’s, except by the accident of blood » (p. 28). Cette remarque d’Elizabeth Hunter montre bien que la place du père est réduite à néant. Cet effacement du père est une donnée essentielle de la famille telle qu’elle apparaît dans The Eye of the Storm car il implique une sur-représentation de la figure maternelle et une relecture inquiétante de la relation d’amour fusionnel, les enfants Hunter étant réduits à être les objets de la jouissance maternelle présentée comme sans limite.
19Ainsi, si manque, incomplétude et idéal de fusion s’inscrivent au cœur du récit, il semble que Patrick White propose une relecture du mythe à travers le prisme de la première relation d’amour, la relation mère/enfant, qui introduit un écart par rapport au mythe et vient souligner le décalage entre l’idéal et la réalité de l’amour fusion. Un constat qui s’applique non seulement à la relation primordiale d’amour fusionnel mais également aux relations d’amour à venir, l’auteur mettant l’accent sur l’inéluctable échec du « rapport sexuel » (pour reprendre les termes de Lacan), c’est-à-dire l’irréductible division homme/femme qui interdit que « 1 + 1 » fasse jamais « 1 » et conduit à une relecture inquiétante de l’idéal de fusion, dévoilant ainsi ce que l’on peut considérer comme le contenu latent du mythe de l’androgyne.
20 1 + 1 = 3 ?
21Au lieu d’atteindre l’unité à laquelle ils aspirent, hommes et femmes restent irrémédiablement séparés. La séparation qui caractérise quatre couples sur cinq est le reflet de la division entre l’homme et la femme au sein du couple. Mais dans The Eye of the Storm, le couple semble d’emblée problématique dans la mesure où il finit toujours par s’élargir à plus de deux personnes. En effet, le mariage ne semble pas pouvoir aller sans l’adultère : à l’exception du second mariage de Basil, pas un seul couple n’échappe aux relations extra-conjugales, ce que Dorothy apprend à ses dépends :
Comme je vous plains ma pauvre amie. The hot black glove fingering your cold skin. Mais ça ne durera peut-être pas vous savez bien qu’Hubert a toujours eu besoin de distractions on a même raconté qu’il avait tâté des garçons. The cousin could hardly restrain her spit. Il paraît qu’il a eu une aventure avec un gondolier l’an passé16 (p. 57-58).
22Si Dorothy est humiliée par l’infidélité de son mari, que dire de Basil, qui élève l’enfant issue de la relation adultère de sa femme, chose qu’il n’a jamais réussi à assumer :
A thin Bottomley ; and Imogen a big thick-ankled girl throwing back God knows where. Daddy darling I want you to know that in any kind of fix – regardless of everything – and my living with Mother – you can rely on me. She must have inherited that from the Bottomleys (p. 131-132).
23Dans The Eye of the Storm, l’autre est toujours trompé, l’auteur mettant ainsi en évidence une insatisfaction fondamentale dans le rapport à l’autre qui pousse à aller chercher satisfaction ailleurs et s’accorde mal avec l’idée d’une complétude enfin retrouvée, « 1 + 1 » étant alors égal à « 3 »17.
24On peut noter tout le paradoxe du couple à qui il est refusé de « faire trois » autrement que sur un versant négatif. Le dialogue entre Lotte Lippman et Basil (p. 148-149) laisse entendre que le couple d’une part, et les enfants d’autre part, peuvent représenter deux moyens d’atteindre cet idéal de complétude. Or, l’association couple/enfant(s) ne va pas de soi dans le roman. En effet, à l’exception d’Elizabeth Hunter et du couple Wyburd, la plupart des personnages ou couples n’ont aucune descendance, et seule la stérilité de Dorothy s’explique par une raison physiologique. En ce qui concerne Basil, nulle part il n’est fait allusion à une quelconque impuissance physique. Pourtant son infécondité est encore mieux soulignée à travers l’enfant qui est désigné comme « his non-child » (p. 483) – il s’agit d’Imogen, l’enfant que Shiela a eue avec un autre. C’est finalement le désir d’enfant en général qui est présenté comme problématique. A travers le point de vue de Flora, on s’aperçoit qu’il est lié soit à un désir de s’affirmer en tant qu’individu18, soit à un besoin de lutter contre l’ennui19. Faire des enfants est alors associé à un sentiment égoïste, loin de toute idée de fusion et de complétude avec l’autre.
25Ainsi, il semble y avoir une béance au cœur du couple, une incapacité structurale des hommes et des femmes à s’y « rencontrer » et ce d’autant plus que le désir sexuel apparaît en tant que facteur de division, et non en tant que mouvement vers l’autre comme chez Aristophane. En effet, le désir est ambivalent, notamment pour Dorothy, pour qui il est indissociable du dégoût et de la souffrance : « Lust and disgust are one, she suspected, the same shooting pain in both mind and body. Love : she must learn love » (p. 405). Comme désir et dégoût se mêlent, l’objet de désir suscite un sentiment double d’attraction/répulsion. L’espoir de Dorothy d’être soustraite au désir et à ses ravages (« saved from desire » p. 587) est contredit lorsqu’elle se retrouve en présence de certains hommes. En même temps que les rencontres de Dorothy mettent en évidence le caractère illusoire de cet espoir, elles indiquent que la peur suscitée par le désir est double : elle craint le désir de l’autre tout comme le sien. Cela apparaît clairement lors de sa tentative de séduction d’Edvard Pehl :
He was looking at her more with his teeth, it seemed, than with his eyes.
[…]
The throbbing had begun again. For some unreasonable reason directionless fears were shooting through her. However seductive the moss at the roots of the deformed cypresses, she must not give in, nor to the increasing ejaculations of her head.
So she disentangled herself from the plastic bag. ‘This is where I shall leave you’(p. 390).
26Dorothy renonce à la tentative de séduction qu’elle avait entreprise quand elle a l’impression de devenir un objet de désir pour Edvard, et ce faisant, un objet qu’il peut dévorer, détruire : « He was looking at her more with his teeth, it seemed, than with his eyes. » Dans l’image qui suit, le vocabulaire est suffisamment ambigu pour renvoyer implicitement au désir de Dorothy : ses pensées telles qu’elles sont exprimées traduisent sa peur face au désir et à l’acte sexuel qui peut en découler. Il y a une tentative de séduction – « seductive » – à laquelle elle doit résister – « not give in » – pour en éviter les conséquences sexuelles – « ejaculations ».
27La peur suscitée chez Dorothy par le désir de l’autre peut s’articuler à son rapport problématique à la castration, c’est-à-dire qu’un sentiment fondamental d’incomplétude est aussi ce qui, paradoxalement, vient faire achopper la rencontre avec l’autre. En effet, il semble que Dorothy craigne que l’autre puisse découvrir ce qu’elle croit être son être profond : « Dorothy de Lascabanes and Edvard Pehl looked at each other from either end of this telescopic situation. Because hers was the wrong end, she could feel him staring into the pores of her skin, through them, and beyond » (p. 310). Qu’est-ce donc qu’elle cherche à cacher à l’autre autant qu’à elle-même ? C’est la castration féminine qu’elle perçoit en termes d’injustice et de défaillance et qu’elle cherche à pallier à travers une attitude fétichiste. Il semble en effet que l’on puisse associer le ressentiment de Dorothy envers son frère au sentiment d’injustice d’être privée du phallus qui assure au garçon l’amour de l’Autre maternel. Cette privation symbolique entraîne chez elle un déni de la castration. En effet, suivant l’analyse de Freud dans « Le Fétichisme20 », les allusions récurrentes au curieux rapport de Dorothy à ses chaussures revêtent un caractère fétichiste indéniable, comme le souligne David Coad21. Cette interprétation est confirmée quelques lignes plus loin lorsque le narrateur nous dit de Dorothy après qu’elle a jeté un dernier regard sur le professeur Pehl : « The Princesse de Lascabanes was glad of her shoes after all » (p. 391). Si les chaussures représentent bien un fétiche à travers lequel elle nie la castration, alors on peut comprendre à travers cette remarque que Dorothy refuse d’abandonner ce fétiche – ce qui reviendrait à accepter la castration féminine – et se félicite donc de ne pas avoir succombé au désir : sa concrétisation sur le plan sexuel l’aurait amenée à devoir accepter la castration. Le même phénomène d’attraction/répulsion face à l’autre se retrouve dans sa « non-relation » (réalisée seulement en fantasme) avec Rory Macrory, ce dernier correspondant bien au partenaire idéal pour Dorothy en cela qu’il représente un moyen de combler le manque en elle : « All her life she had lived with her own emptiness. Macrory : his arms alone filled her with revulsion » (p. 502). Le sentiment fondamental d’incomplétude s’avère alors paradoxal dans la mesure où il pousse à rechercher l’autre tout en faisant obstacle à la rencontre (lorsqu’il est envisagé sous l’angle de la castration).
28Par conséquent, loin de faciliter le rapprochement de deux êtres, le désir suscite la peur de l’autre, mettant ainsi en péril la quête de l’autre. Mais s’il reste à l’état de fantasme et n’est pas assouvi chez Dorothy, c’est aussi en rapport à la transgression de l’interdit de l’inceste qu’il représente. Chez Dorothy, ce sont tous les personnages masculins attirants qui sont plus ou moins explicitement associés à l’image du père. Comme souvent chez Patrick White, ce sont les rêves du personnage qui permettent de mettre en évidence le caractère incestueux de son désir : « O Father Father she wanted to cry for what he had suffered she was only consoled by the touch of milky legal silk his long old transparent testicles dangling trailing over her thighs » (p. 216). Sa rêverie érotique met en scène Arnold Wyburd qui représente un substitut paternel22. Le désir apparaît donc comme problématique en cela qu’il est subverti par le thème oedipien ; les figures parentales font intrusion dans le couple.
29Si l’objet de désir est informé par l’image du père pour Dorothy, pour Basil, le désir sexuel équivaut, semble-t-il, à un désir de retour à la mère. En effet, les deux scènes d’amour qui impliquent Basil lient clairement son désir à l’image de la mère. À l’aéroport de Bangkok, il se retrouve au lit avec Jeanie, une actrice de l’âge de sa fille. Si l’alcool l’empêche de passer réellement à l’acte, la manière dont s’exprime le désir suscité en lui est révélateur :
The room did become yours as far as sleep could persuade a vast black chamber in which naked tumblers were playing a scene from birth to death it was the only scene in the play Mitty explaining for that reason fairly elastic somebody pulls your frightened prick to remind you the tumblers have formed a womb out of their stacked bodies through which you were expected to crawl under the encrustations of swallows’-nests out between the mare’s legs whether Mitty approved of her Primordial Baby’s interpretation you couldn’t tell nor look to see whether Mother23 (p. 143).
30En ce sens, ce qui rend « all of this madly incestuous » (p. 143), ce n’est pas seulement, comme le pense Jeanie, que Basil pourrait être son père de par son âge et les pièces de théâtre qu’ils pourraient jouer ensemble, mais aussi que le désir de Basil pour la jeune fille est indissociable de la figure maternelle.
31Pour Basil, désir sexuel et désir de renaître se confondent, ce qui peut s’envisager en rapport au manque qui le caractérise – qu’il cherche à pallier – et qui renvoie au manque de la relation mère/enfant. C’est ce que laisse entendre la scène d’amour entre Basil et Flora. En effet, le désir de Basil pour Flora trouve son aboutissement dans une scène où Flora endosse explicitement le rôle de la mère :
So that, from being at first only her patient, he became her baby. He could have been wanting that. He did in fact nuzzle at those breasts overflowing with kindness and – and’nourishment’, unlike the reluctant official tit recoiling from his importunity.
As he sucked, and made all the sounds of gratified fulfilment, she felt herself to be doubly a deceiver […].
But she went through her part in the play, of wife and mother, without showing her distress, let alone disgust (p. 322).
32Le terme « nourishment » rend l’association Flora/Elizabeth Hunter encore plus claire : la femme désirable serait donc celle qui incarne la mère idéale ; Flora contraste avec Elizabeth Hunter en cela qu’elle parvient à combler le manque subi autrefois. Le dégoût qu’éveille en Flora le fait de jouer à la fois un rôle d’amante et de mère renvoie au caractère incestueux de l’union.
33Dans The Eye of the Storm, Patrick White met donc en évidence que l’objet de désir s’avère le support d’investissements complexes. En cela, le couple ne peut plus guère être résumé par la formule « 1 + 1 » mais plutôt par « 1 + 1 + 1 ». Si c’est l’autre que l’on désire en apparence, il s’avère en fait que l’on désire quelque chose au-delà de l’autre qui a trait aux figures parentales. À « 1 + 1 » vient alors s’ajouter un troisième élément qui met à mal l’idée d’un tout réunifié à partir de ses deux moitiés. Il convient de distinguer ici entre ce qui s’ébauche d’un savoir inconscient du texte sur le désir et ce qui est propre à l’imaginaire de l’auteur. En effet, le texte met en avant que l’objet de désir est constitué à partir des figures parentales ; en cela, il rejoint le concept de l’objet a de Lacan, qui met en évidence que l’objet cause du désir, l’objet a, est constitué à partir de la relation à l’Autre parental. Mais chez White, le désir renvoie aussi aux figures parentales parce qu’incestueux, ce qui tient à l’imaginaire de l’auteur ; c’est ce rapport à la transgression de l’interdit qui le rend menaçant.
34Comme l’indique le comportement de Basil, l’incompréhension homme/femme et la complexité du désir n’empêchent pas l’activité sexuelle, supposée consacrer la fusion entre les deux partenaires. Bien au contraire, dans The Eye of the Storm, le rapport au corps et à la sexualité occupe une place importante ; cependant, il semble que ce rapprochement homme-femme se réduise bien souvent à un accouplement qui ne rend que plus flagrant le fossé entre eux, mettant ainsi en évidence que « le désir sur fond de castration et d’objet a empêche que la sexualité représente une fusion24. »
35En effet, il ne semble pas y avoir une grande différence aux yeux de l’auteur entre l’acte sexuel humain et animal25. Le regard que porte Elizabeth Hunter sur la sexualité semble tout à fait révélateur à cet égard : « after a woman has been with a man you can smell her – like a doe after she’s been to the buck » (p. 84). A travers cette comparaison, la sexualité entre êtres humains se trouve ravalée au rang de l’accouplement animal ; ce qui indique que la sexualité dans The Eye of the Storm menace de rester au niveau du pulsionnel et que le désir de fusion avec l’autre est compromis. La description des scènes d’amour témoigne d’une vision désublimée de l’acte dans lequel, bien souvent, chacun se rapporte à l’autre uniquement pour satisfaire une pulsion sexuelle. La métaphore utilisée pour décrire l’attitude d’Athol Shreve envers Elizabeth Hunter après l’acte sexuel est très significative à cet égard : « Again fully armoured, he came and sat on the edge of the bed, seeming inclined to return to picking at a meal he thought he had finished » (p. 99). Dans l’acte sexuel, il s’agit de « consommer » l’autre, de l’utiliser pour assouvir son désir, rien de plus. Dans ce cas, la femme équivaut littéralement à un morceau de viande. On retrouve la même image de prédation lors des préliminaires entre Basil et Flora :
Sir Basil would have liked to follow suit by standing up as quickly from the musical sofa, but could have felt a twinge in his back. His moody smile became a bare grin as he got to his feet, but he came on in the only possible direction : he too, had his plan to carry out.
And grabbed (p. 313).
36Ce que la sexualité peut avoir d’avilissant dans ce contexte pour la femme, ravalée au rang d’objet, est résumé dans le regard que porte Flora sur ses relations avec les hommes : « He was all over and around her : exploring. She felt that she had stopped being a woman to become a mountain range » (p. 315). À travers les yeux de Col, elle se voit d’ailleurs comme « a body for fucking » (p. 106). De sorte que la sexualité, censée autoriser la fusion au sein du couple26, ne fait que rendre plus flagrante la béance entre les deux partenaires et consacre une collision plus qu’une communion : « They were driven together in a collision which sounded like that between two objects in solid bone or hard rubber » (p. 98). L’homme et la femme sont explicitement ramenés au rang d’objets, ce qui indique bien que l’acte sexuel n’est pas la rencontre de deux êtres. L’autre n’est jamais qu’un objet, dont chacun se sert pour sa jouissance, ce que souligne la violence qui imprègne certains actes sexuels. Cela apparaît dans le couple formé par Col et Flora. En effet, « l’attitude phallocrate27 » que Col adopte à l’égard de sa compagne se transforme en violence sur le plan sexuel. Le comportement animal de Col est implicitement teinté de brutalité :
She realized that she was caught again, if she had ever really broken free. Col […] was coming at her […] She was part of the plan his fingers had worked out scientifically, and which finally was their plan. He only tore one button from where it was rooted in his pants. […] She began to moan for something else as he drove her deeper into the yielding mattress of prickling grass. […] As soon as he allowed, she extricated her softened body. […] ‘What have you done to me ?’(p. 111-113).
37Cette interrogation de Flora peut s’interpréter presque littéralement, tant l’ensemble de la scène met en avant la passivité de Flora et l’aggressivité de Col. Jamais le lecteur n’a l’impression qu’ils font quelque chose ensemble ; il ne semble pas y avoir de place pour elle en tant que sujet dans l’acte. Cela peut en partie expliquer la vision qu’elle a de la sexualité et de la procréation en tant que contrainte. L’organe masculin est associé à une arme à ses yeux : « waving his thing to bludgeon her into childbirth » (p. 86). Dans la scène d’amour entre Flora et Col, David Coad relève les expressions « prick ling grass » et « root ed in his pants » qu’il considère typiques des jeux de mots de White ; elles visent ici à subvertir « la romantisation de l’amour sexuel28 ».
38La « collision » à laquelle s’apparente la rencontre sexuelle met également sur la voie de l’absence de « rapport sexuel » puisqu’elle souligne que la rencontre homme/femme ne s’appréhende que sur le mode du heurt, ce qui vient coïncider avec la théorie analytique selon laquelle la castration « règle les modalités de la jouissance : elle autorise et même commande la jouissance d’un autre corps (« jouissance phallique ») tout en faisant obstacle à ce que la rencontre sexuelle puisse jamais être une unification29 ». L’absence de « rapport sexuel » venant contrecarrer l’idéal de fusion, la rencontre sexuelle prend dès lors une dimension tragique chez Patrick White, comme en témoigne le terme de collision ; elle vient s’articuler au dévoilement du réel du corps, à sa dés-érotisation, ramenant l’amour au sordide.
39La sexualité dans The Eye of the Storm, loin de les réunir, consacre donc la division entre hommes et femmes. La quête de l’Un semble être un dénominateur commun mais elle aboutit à un échec. L’acte sexuel met alors en évidence la formule lacanienne selon laquelle « Il n’y a pas de rapport sexuel », « rapport à entendre au sens d’harmonie, de complémentarité entre les sexes30 » : « 1 + 1 » ne font pas « 1 » pour Patrick White. Ainsi, il subvertit le contenu manifeste du mythe de la moitié perdue, mais en soulignant l’impossible du « rapport sexuel », il semble également dévoiler ce qui peut apparaître comme le contenu latent de ce mythe, c’est-à-dire l’impossible de l’idéal de fusion qui implique la destruction du sujet. En effet, si l’être originel peut se définir par « 1/2 + 1/2 = 1 », la division opérée par Zeus aboutit à la création de deux êtres, « 1 + 1 », à partir d’un seul. Or l’idéal de fusion vise à re-créer l’unité originelle, ce qui apparaît comme fondamentalement impossible et destructeur puisqu’il faudrait alors que « 1 » soit égal à « 1/2 », ce que l’on ne peut envisager que comme une mutilation du sujet. Le Tout originel est perdu à jamais. La fusion envisagée sur le mode du non-rapport sexuel renvoie donc à l’impossible (et à sa dimension menaçante pour le sujet), inscrit en filigrane dans le mythe de la moitié perdue tel que nous venons d’en faire apparaître la logique, mais généralement évacué de ses transpositions littéraires.
40On peut également noter que la stérilité du rapprochement homme/femme sur laquelle le texte met l’accent fait écho aux implications de ce mythe replacé dans une perspective platonicienne : comme l’indique Geneviève Droz, le mythe d’Aristophane repose sur l’idée d’une « unité close sur elle-même et parfaitement stérile31 » qui convoque un sentiment de régression, « l’amour se referm[ant] sur le couple retrouvé et sur une hypothétique unité qui répèt[e] celle de nos origines32 ». Patrick White met donc au premier plan le contenu latent du mythe et le replace également dans la perspective platonicienne (dans laquelle le mythe d’Aristophane ne représente qu’une première étape), très souvent oubliée, d’un « amour qui procède du manque et consiste dans le désir de l’autre » mais vise un dépassement : dans la perspective platonicienne, l’amour est « un élément moteur et dynamisant [qui] ouvre sur de l’inédit33 ». Cependant, chez White, si l’amour fusion tel qu’il est prôné par Aristophane est marqué du sceau de l’échec, il en va de même de la conception platonicienne : à l’intérieur du couple, « 1 + 1 » n’est égal à « 3 » que sur un versant négatif. Finalement, il semblerait bien que, pour l’auteur, la seule formule qui permette d’écrire l’amour fusion soit « 2 - 1 = 0 ».
41 2 – 1 = 0
42En effet, le texte explore d’autres solutions pour répondre à ce besoin de complétude des personnages tout en en soulignant à chaque fois la dimension d’impossible et le caractère auto-destructeur de la quête. Si le manque pousse la plupart des personnages à chercher un semblable – un autre – pour atteindre un état de complétude, le salut pour Elizabeth Hunter semble résider dans une autre forme d’amour fusionnel34. À travers son exemple, apparaît la disjonction entre l’amour comme quête de l’autre ou plutôt de l’Autre35. L’Autre divin se manifesterait dans le Tout de l’univers avec lequel le sujet cherche à fusionner : « Love is a kind of supernatural state to which I must give myself entirely, and be used up, particularly my imperfections – till I am nothing » (p. 162). Les aspirations du personnage se réalisent lors de l’épisode de l’œil du cyclone qui correspond à un moment de révélation et de grâce36, dans la mesure où le personnage a accès au Tout de l’univers. Dans cette scène, il apparaît que c’est l’œil de Dieu, en se focalisant sur elle, qui donne à Elizabeth Hunter la capacité de « voir » ; il se produit un double mouvement : l’œil de Dieu descend vers Elizabeth Hunter, ce qui permet à son regard de s’élever vers la vérité, c’est-à-dire de reconnaître la place qu’elle occupe dans l’ensemble plus vaste de l’univers. D’où les nombreuses références qui renvoient au fait de n’être qu’une partie d’un Tout : « Only yourself and de Santis are real. Only de Santis realizes that the splinters of a mind make a whole piece. Sometimes at night your thoughts glitter ; even de Santis can’t see that, only yourself : not see, but know yourself to be a detail of the greater splintering » (p. 93). C’est la manière dont le personnage se rapporte à son moi qui lui permet d’accéder à la fusion avec l’Autre divin. En effet, s’ouvrir au divin,’eye’, nécessite de reconnaître la béance au cœur du sujet,’I’, et de renoncer à soi. Il apparaît que celui qui « voit » est celui qui peut dire « I » car l’expérience du cyclone lui a révélé une part de vérité sur son être. Paradoxalement, l’œil du cyclone lui a permis d’accepter son être, « I », pour ensuite y renoncer. En effet, si la mort d’Elizabeth Hunter peut s’interpréter comme une fusion dans un Tout plus vaste, cette fusion se fait par la disparition de son moi : « Till I am no longer filling this void with mock substance : myself is this endlessness » (p. 551). L’expérience de transcendance est une expérience de dépassement du moi qui fait apparaître le vide au fondement du sujet (« void ») et rend alors ce vide fécond car il permet d’atteindre l’infinitude (« endlessness »).
43Si la scène de l’oeil du cyclone et celle de la mort d’Elizabeth Hunter pointent toutes deux vers la concrétisation de l’idéal de complétude de l’amour à travers l’amour divin, il n’en demeure pas moins que la dernière image attachée à chacune des scènes tend à souligner les limites de cette expérience. Si l’on en croit Peter Beatson, l’oiseau peut être interprété comme le symbole de l’esprit humain et de sa fusion avec Dieu37. Que penser alors de l’image de l’oiseau empalé (p. 425) sur laquelle se conclut l’expérience de transcendance d’Elizabeth Hunter après la description de l’œil du cyclone ? La mort de l’oiseau signale que quelque chose défaille dans l’expérience d’union au divin, d’autant plus que l’oiseau empalé peut s’interpréter comme une image de castration (située du côté de la jouissance phallique) et se trouve donc en porte-à-faux avec cette expérience mystique de l’ordre de la jouissance Autre, qui est hors-sens et hors-langage. Guy Briole note à ce propos :
Cette ignorance [de la jouissance de l’extase], ce qui ne peut se dire en mots, ce qui échappe au langage est ce que vise le mystique : ce qui, de l’expérience ineffable ne peut se partager. Ce qu’il tente d’atteindre, c’est un au-delà du langage, au cœur de l’être dans sa profondeur abyssale. C’est ce point au-delà duquel on atteint à une limite, qui est celle que permet le chiffrage du langage. Limite où il manque un signifiant pour dire le réel et qui fait qu’il n’y a pas de rapport sexuel. C’est de cela que se définit la vacance dont parle le mystique. Vacance au cœur du sujet dans laquelle est appelée l’installation de l’Autre divin. De cette intime communion, une jouissance est éprouvée, une jouissance Autre. Le lieu de la vacance, du trou dans le langage, c’est l’âme. Elle devient ce lieu de jouissance de l’Autre divin où est attendu l’instant d’une totale plénitude38.
44De même, il n’est pas anodin que l’ultime expérience mystique ait lieu lorsque le personnage meurt sur sa chaise percée. La situation revêt en effet un caractère grotesque : on ne pourrait trouver de moment plus mal choisi pour rencontrer Dieu. Cette image ne va pas dans le sens d’une glorification de l’expérience de l’Un, mais plutôt d’une mise en évidence des limites. Si l’expérience de transcendance d’Elizabeth Hunter n’est pas mise en doute, il n’en demeure pas moins que ce qui reste à la fin de cette scène, c’est un cadavre sur une chaise percée, ce qui s’apparente à un dévoilement de la face d’objet du sujet. Dans la logique de Patrick White, il ne parvient qu’à se faire objet pour compléter l’Autre. L’amour fusion, placé sous l’angle du divin, fait alors place à la mort fusion qui représente l’évanouissement du sujet.
45Après l’échec de la jouissance Autre, l’exemple de Basil et Dorothy représente une tentative pour atteindre l’idéal de complétude du côté de la jouissance phallique, à travers l’inceste. En effet, si méfiance et distance caractérisent la relation du frère et de la sœur au début du roman, ces derniers se rapprochent au cours du récit. Le vocabulaire employé pour décrire la relation qui se noue entre eux souligne l’ambiguïté de leurs sentiments et annonce la scène d’inceste : « As though performing an act of love on a still doubting mistress, he inserted his suggestion gently but firmly in what he could only guess to be her imagination » (p. 437). Dans les rêveries de Dorothy, le frère est identifié au partenaire fusionnel idéal, celui qui viendrait compléter le sujet : « the no longer vengeful siblings tumble down the veranda steps to greet the travellers and merge at last into one another » (p. 438). Le couple ainsi formé, censé supplanter la fusion gémellaire (« She even found herself warming towards their mother for having made a less animal version of identical twins : mutually appreciative siblings », p. 410), est présenté comme un moyen de mettre fin à l’incomplétude fondamentale, palliant en cela les carences de la relation conjugale39.
46Ce rapprochement du frère et de la sœur, immédiatement perçu par Dorothy comme potentiellement dangereux (« she was not on any account prepared to be carried away to the point of incest » p. 262-263), aboutit à la scène d’inceste qui « rapproche des termes voués à demeurer séparés40 ». En cela, l’inceste devient une tentative pour atteindre la complétude en mettant fin à l’altérité radicale :
Chaque fois [dans les unions fraternelles incestueuses passionnelles], le fantasme de totalité transparaît de manière plus ou moins marquée. La relation du frère et de la sœur est généralement une relation spéculaire qui renvoie à un androgyne originel où l’un est l’autre dans un mouvement de confusion identitaire. Ce lien fraternel offre donc la possibilité d’un double d’un autre sexe, le plus proche de soi41.
47L’union des deux sexes dans l’inceste renvoie donc indirectement à la figure de l’androgyne et par là même à l’idéal de fusion. Il convient de noter que l’on peut également lire cette scène comme un assouvissement symbolique du désir incestueux lié aux figures parentales : l’union avec le frère pourrait équivaloir à l’union avec le père et l’union avec la sœur à l’union avec la mère puisque c’est dans le lit parental que l’inceste est consommé. La scène d’inceste représenterait alors la concrétisation de la tentative de fusion avec l’Autre parental pour mettre fin à l’incomplétude.
48Ce passage à l’acte s’apparente dès lors à une double transgression de l’interdit de l’inceste ; or, comme dans les récits mythiques, la transgression ne va pas sans « répercussions violentes et désastreuses42 », puisque la mort de Basil et Dorothy est évoquée dès la fin de la scène : « Elizabeth Hunter had specialized in spacious beds : so much of her life was spent in them, and still not spent ; her children might go before her, bones broken by their convulsions on this shuddering rack » (p. 526). Cependant, ce n’est pas dans la mort des enfants mais avant tout dans celle de la mère que résulte symboliquement l’inceste : les enfants l’apprennent, en effet, au réveil de leur nuit incestueuse43. La fusion incestueuse s’appréhende donc elle aussi sur un mode tragique. En effet, comme le fait remarquer Dorothy, leur union s’avère problématique et stérile. Le glissement de sens du « it » dans le passage qui suit traduit l’innommable au cœur de leur tentative de fusion :
‘You’ve got to admit it’s beautiful.’It was her brother looking over her shoulder at the landscape at’Kudjeri’.
‘Oh God, yes, we know that !’she had to agree ;’beautiful – but sterile.’
‘That’s what it isn’t, in other circumstances.’
‘Other circumstances aren’t ours’(p. 527).
49L’idéal déçu apparaît également dans le texte à travers le thème du paradis perdu, comme le souligne David Coad44. L’échec de l’inceste en tant que tentative de fusion est d’autant plus éclatant que l’inceste, à peine consommé, est immédiatement articulé dans le texte à la séparation définitive du frère et de la sœur : « Such thoughtless candour poured them back into their separate skins : to turn to ice » (p. 526). La fusion elle-même est mise en doute un peu plus loin dans le texte : « They lay huddled together, and he tried to conjure their former illusion of warmth, under a reality of wretched blankets » (p. 527). Une fois l’illusion dissipée, l’acte apparaît dans sa réalité crue, ce qui suscite l’horreur des personnages :
At his last dozing Basil had willed himself to wake early, to avoid any possible Macrory invasion, but on opening his eyes next, he was in some way conscious of having failed. It was early enough : in fact the sheets of spent moonlight still showed their random inkblots. Then why this shock of cold terror ? […]
And Dorothy waking, crumpled, crushed. Hadn’t she been supporting a weight ? But smiling for Basil.
While prolonging the smile, Dorothy closed her eyes again. Less pressed for time in that the bed was officially hers, she could afford the extra snooze. Till she fully awoke to the same reverberating terror (p. 553).
50L’adjectif « crushed » indique le caractère auto-destructeur de l’acte. Après cet épisode, le frère et la sœur sont plus que jamais divisés. Dorothy semble craindre d’admettre une quelconque intimité avec Basil, ce qui s’explique par la peur de ce que Basil représente, c’est-à-dire la transgression de l’interdit de l’inceste45, mais aussi la crainte que l’union à son frère ne mette en péril son intégrité en tant que sujet46. Cette peur va à l’encontre de son désir profond qui est un désir d’union à Basil, comme l’indique le passage qui suit immédiatement : « If only the towers would crash, grind you into the gritty pavement, Basil too, with his cocky hat, parted lips, that split in the cushion of the lower one – buried beneath steel and concrete ; but together » (p. 585). L’inceste tel qu’il est présenté dans The Eye of the Storm est donc fondamentalement ambivalent, puisqu’en scellant l’union de Basil et Dorothy dans le crime, il les divise à jamais. Cette division nous ramène à l’impossible du rapport sexuel et témoigne de l’échec de la fusion du côté de la jouissance sexuelle.
51La crainte de Dorothy que la fusion incestueuse ne conduise à l’anéantissement de soi peut être mise en relation à cette autre figure de l’Autre qu’est leur mère – « the Lilac OTHER » (p. 595), qui ne laisse apparaître la fusion qu’en termes de soustraction. Derrière l’Autre maternel se profile, en effet, une image plus inquiétante de l’Autre de la jouissance. Une image récurrente dans le texte en témoigne : celle de la dévoration47. En effet, l’amour pour Elizabeth Hunter équivaut à l’engloutissement de l’autre. En ce sens, le nom Hunter ne renvoie pas seulement à la quête spirituelle du personnage, mais aussi à son rapport à l’autre envisagé comme une proie : « She’d sucked the living daylights out of all the people she’d killed : that husband for instance ; or half-killed : Princess Dorothy you could see at first glance had almost been swallowed » (p. 107). Il ne semble guère étonnant alors que les enfants puissent craindre la fusion avec l’Autre maternel puisqu’elle consiste à faire Un en effaçant l’un des deux partenaires.
52Lorsqu’il s’applique à son fils, le désir de dévorer qui caractérise Elizabeth Hunter peut s’interpréter en termes de castration, ce que suggèrent les références intertextuelles à King Lear. En effet, Basil est obnubilé par le rôle du roi Lear, le seul dans lequel il ait échoué. Il apparaît que si Basil échoue à incarner le personnage du roi, c’est parce que c’est sa mère qui détient symboliquement le pouvoir et qu’elle le prive ainsi de ses attributs, au sens propre et figuré.
[U]naccomodated man is no more but such a poor, bare, forked animal. Stick to the text reality is a mad king not an aged queen whose crown won’t come off for pulling whose quite fresh eyes live by lucid flashes as hard as marble (p. 516).
53Dans le dernier rêve de Basil, mère et fils apparaissent clairement comme rivaux, engagés dans une lutte pour le pouvoir (et symboliquement pour le phallus, érigé en symbole du pouvoir) : « the old is only laughing she is holding something in reserve under her lilac wig it is your call to get into the drag the wig the crown48 » (p. 593). Basil veut récupérer les attributs qui feraient de lui le roi, cependant si la mère semble accepter de les lui rétrocéder, il ne récupère que the drag et the wig, puisque le rôle dont il hérite et auquel sa mère le cantonne est celui de fou du roi49 : « He is born our King of Kings (crack) forward Basssll well folks here I am this is my real role your fool (jingle bells little soft shoe here) the audience is loving it as for the OLD KING she yawns she is above it50 » (p. 594). Elizabeth Hunter est « le vieux roi », c’est-à-dire que symboliquement le pouvoir qu’elle détient la range du côté des hommes ; c’est donc bien le phallus qu’elle possède. Le rêve de Basil se termine par l’émasculation de ce dernier par sa sœur, à la suite de quoi il s’écrie : « then I am free51 » (p. 594). Il s’agit d’une libération dans la mesure où il n’a plus besoin de récupérer les attributs du pouvoir que sa mère refuse de lui donner, puisqu’il est châtré : l’attribut phallique n’est plus censé lui revenir, ce qui met fin à la compétition avec la mère. À travers l’image de la mère prédatrice et castratrice, la fusion avec la mère apparaît dès lors dans sa dimension menaçante et peut alors s’écrire « 2 – 1 = 1 », c’est-à-dire que les enfants sont engloutis par l’Autre maternel. Cette disparition du sujet met fin à l’altérité, mais sur un versant négatif puisque toute idée de complétude s’efface.
54La mort de la mère vient confirmer les ravages de la fusion pour le sujet. En effet, loin de représenter une libération, elle consacre le vide désormais impossible à combler des enfants. La disparition d’Elizabeth Hunter se fait en deux temps : d’abord, ses enfants s’éloignent d’elle en allant à’Kudjeri’(la maison familiale) dans l’espoir d’y renaître symboliquement52. Cependant, ce séjour ne fait que confirmer l’emprise de la mère sur ses enfants et l’impossibilité pour ces derniers de mener une existence autonome, comme en témoigne l’apparition de la main menaçante de la mère lorsque Basil pénètre dans le point d’eau53. De même, la transformation de Dorothy est loin d’être une résurrection. Tout vole en éclats lorsque Dorothy réalise que le regard valorisant des Macrory, qui lui permet d’assumer son statut de femme, est conditionné par l’image de sa mère :
[…] when she realized the Macrorys were training on her neither envy nor resentment, but their admiration, and in Anne’s case, love.
There was nothing in the inventory of her character or features which could possibly explain it ; or was it her white dress ? unpretentious enough, she had thought, and like most of her clothes, just outclevering shabbiness. But Anne was lapping it up ; Macrory’s eyes seemed to be having a love affair, not with the dress, nor her body inside it (she was pretty sure) but with what she stood for.
When Anne explained,’Dorothy, we only saw your mother once. […] I’ll never forget her. She was wearing white.’[…]
‘I love your mother,’ Anne said.
While it was Dorothy her daughter they were looking at. Basil too, was beginning to take notice. He had raised his head. Surely to God Basil was not in love with Elizabeth Hunter ? With her arms, Dorothy de Lascabanes tried to cover as much of herself as she was able […] (p. 520-521).
55L’interprétation de Peter Wolfe selon laquelle Dorothy parvient alors à se construire une identité propre (« the self-renewal she attains is wholly her own54 ») n’est guère convaincante, puisqu’en essayant d’être elle-même, Dorothy n’a réussi qu’à produire une pâle copie de sa mère.
56Le deuxième temps de la disparition de la mère correspond à sa mort effective. Le texte vient alors confirmer les doutes de Basil quant à l’espoir de libération : « unlike Jonah’s [whale], his would not spew him out till she died, and perhaps not even then » (p. 519). Dans l’avion qui la ramène en France, le rêve que fait Dorothy montre que les effets dévastateurs de la relation à la mère perdurent :
how frightfully hard religion is on stockings the priest the surely no this Protestant expression which refuses to distinguish sheep from goats these Dutch-coloured fingers offering not the nice hygienic wafer but a chalice qu’est-ce que vous me faites mon père spilling the stain will never come out rubbing spreading the unspeakable oh oh55 (p. 589).
57Ce rêve indique que Dorothy est toujours hantée par les figures paternelle et maternelle, même si elle a le sentiment inverse56 : son fantasme incestueux se combine à sa culpabilité à l’égard de la mort de sa mère à travers la référence à Macbeth57. En ce sens, Dorothy illustre ce que Serge André écrit à propos de la relation mère/fille :
Pour décrire la relation de la fille à sa mère […], Lacan a eu un mot fameux : le ravage. C’est qu’en effet cette relation a tous les traits d’une relation passionnelle dont les partenaires ne parviennent pas à trouver l’issue sinon en termes de rupture. L’histoire d’une fille et de sa mère apparaît comme l’histoire d’une séparation toujours remise à plus tard58.
58La « poularde demi-deuil » (p. 588) dont rêve Dorothy peut alors laisser entendre que malgré sa mort la mère ne disparaît qu’à « moitié » de la vie de sa fille, l’empêchant d’être un sujet à part entière. En ce sens, le terme « impersonality » (p. 587), connoté positivement dans l’esprit de Dorothy, prend une toute autre signification dans le texte, celle d’une absence d’identité59.
59Le sentiment de libération de Basil semble tout aussi illusoire. En effet, ce dernier a l’impression d’être enfin devenu un homme : « He tried himself out sotto voce in his unappreciative aeroplane, projecting his voice forward into the cavern of his mouth, rolling the words around to extract the utmost in timbre. The results pleased him. Yes, he had matured » (p. 592). Cela semble cependant contredit par l’image qui nous est donnée de lui juste avant son départ, celle d’un personnage qui manque d’épaisseur et demeure associé au vide : « the leaner, lined Basil […] standing on the brink of something ; or was it nothing ? » (p. 585). En ce sens, le ravage de la fusion sur lequel se clôt le roman pourrait s’écrire « 2 – 1 = 0 », c’est-à-dire que la mort de la mère, loin de libérer les enfants, consacre leur sentiment de vide et semble les condamner à n’être jamais tout à fait sujets.
60Ainsi, dans The Eye of the Storm, la relecture du mythe de l’androgyne et du mythe de la moitié perdue qu’il engendre s’apparente à une tentative de démythification de l’idéal de l’amour fusion. Si les personnages rappellent la condition divisée des êtres humains tels qu’ils sont décrits dans Le Banquet à travers l’accent mis sur le manque et la recherche de complétude, Patrick White introduit un écart par rapport à l’explication mythique en ramenant le tout originel à la symbiose entre la mère et l’enfant. Cet écart s’avère subversif puisqu’aux carences de la fusion dans la relation maternelle font suite les défaillances du « rapport sexuel », qui interdisent toute idée de fusion au sein du couple homme/femme. L’auteur souligne donc la dimension d’impossible au cœur du mythe, le processus de subversion trouvant son aboutissement dans le dévoilement de son contenu latent : l’impossible d’un l’idéal qui implique la destruction du sujet. En effet, lorsque la fusion semble envisageable (dans l’union à l’Autre divin ou dans l’inceste), elle équivaut à la disparition du sujet, reproduisant alors le schéma de l’union à la mère en tant que figure de l’Autre de la jouissance, une figure sans limite. La relecture du mythe proposée par Patrick White aboutit donc à une vision complètement dé-sublimée de l’amour fusion, qui ne peut s’écrire qu’en formules algébriques impossibles et transforme l’addition en soustraction, renvoyant alors à la métaphore de la râpe et du fromage : « [T]here was nothing to be done about it. Perhaps the grater instinctively loves the cheese » (p. 526).
Notes de bas de page
2 Platon, Le Banquet, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 35-36 ; c’est moi qui souligne. Sauf indications contraires, les italiques ne doivent pas être imputés à l’auteur.
3 Il convient de noter que cette définition du mythe de l’amour fusion s’apparente à une analyse barthésienne du mythe. En effet, dans Mythologies, Barthes déconstruit et dénonce le mythe comme parole qui se donne pour universelle, évidente, naturelle, cachant ainsi sa dimension idéologique.
4 Platon, op. cit., p. 29-30.
5 Ibidem, p. 30.
6 Selon la formule de Jean-Pierre Vernant, L’individu, la Mort, l’Amour, Paris, Gallimard, 1989, p. 149.
7 Voir, par exemple, l’histoire d’Hermaphrodite et Salmacis ou celle de Pyrame et Thisbé.
8 Platon, op. cit., p. 33.
9 Patrick White, The Eye of the Storm, London, Vintage, 1995 (1973), p. 148-149. Toutes les mentions de pages dans le corps du texte feront référence à cette édition et, sauf indications contraires, les italiques ne doivent pas être imputés à l’auteur.
10 En italiques dans le texte.
11 « [I]t did not prevent her touching the body several times when she had laid it on the bed, not expecting evidence of life (she was too experienced for that) but illumination ? that her emptiness, she ventured to hope, might be filled with understanding » (p. 552). Plus loin, elle exprime clairement ce sentiment de vide : «’I’m nothing.’» (p. 573).
12 Paul Verhaeghe, L’amour au temps de la solitude : Trois essais sur le désir et la pulsion, Paris, Denoël, 2000, p. 63.
13 Sigmund Freud, Nouvelles Conférences d’Introduction à la Psychanalyse, Paris, Gallimard Folio/Essais, 1989 (1933), p. 163.
14 En italiques dans le texte.
15 Il en va ainsi du père d’Elizabeth Hunter : « And Father’s education and suicide. Father was frail, as in the end, dear decent Alfred » (p. 92), du père de Mary de Santis : « It was Papa : an elderly, distinguished, but weak man, asking for love and understanding as well as the drug he depended on » (p. 338) et du père de Dorothy et Basil. Basil parle de lui comme d’un homme insignifiant : « this insignificant man » (p. 132), tellement effacé que ses propres enfants ont du mal à se souvenir de lui : « For God’s sake, he would forget about Dad for years on end, then regret it ; but what was there to remember ? » (p. 132).
16 En italiques et en français dans le texte.
17 Cette autre formule algébrique impossible peut quant à elle renvoyer à la conception platonicienne (inspirée de Diotime) telle qu’elle s’exprime plus loin dans Le Banquet. En effet, selon l’analyse de Geneviève Droz, pour Socrate, si l’amour procède du manque et du désir de l’autre, il vise à « engendrer un troisième terme » (enfant, pensée ou œuvre), l’amour étant alors conçu comme un « enfantement créatif », dans Les Mythes Platoniciens, Paris, Editions du Seuil, 1992, p. 48. Il convient de remarquer que chez White, les deux formules, « 1 + 1 = 1 » et « 1 + 1 = 3 », sont renvoyées dos à dos.
18 « All men, she suspected, not only Col Pardoe, hated the pill as being unnatural. It was natural for men, even if they didn’t know it, to want to pump a woman up, then in watching, feel their self-importance expand » (p. 309).
19 « She herself would not have wished to be born ; sometimes she wondered whether her parents had wished it ; or whether it was something that had happened because it was too long a drive to the pictures, so they stayed at home » (p. 321).
20 Sigmund Freud, « Le Fétichisme » (1927), dans La vie sexuelle, Paris, PU.F., 1992, p. 133136.
21 David Doad, Prophète dans le Désert : Essais sur Patrick White, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1997, p. 62-63.
22 « Ever since leaving Mother for Europe, she had hoped somebody, some man, would materialize to make [her plans] for her. If an elderly, not to say fatherly, solicitor could not, who then would ? » (p. 217) ; « What she had wanted by forestalling Basil was to talk, not to a solicitor, but to an elderly man, one old enough to be her father » (p. 256).
23 Le paragraphe s’achève ainsi.
24 Roland Chemama (dir.), Dictionnaire de la Psychanalyse, Paris, Larousse, 1995, p. 44.
25 Voir Geneviève Laigle, Le Sens du Mystère dans l’œuvre romanesque de Patrick White, Paris, Atelier national de reproduction des thèses, Diffusion Didier Erudition, 1989, p. 221.
26 Une idée soulignée par la remarque de Flora : « I am not whole Col except when I feel you inside me then we are truly one person » (p. 306) ; en italiques dans le texte.
27 David Coad, Prophète dans le désert, op. cit., p. 52.
28 David Coad, Le Moi Divisé et le Mystère de l’Union dans l’ouvre romanesque de Patrick White, Paris, [s.n.], 1991, p. 312.
29 Roland Chemama (dir.), op. cit., p. 44.
30 Gérard Miller, « L’acte manqué par excellence, c’est l’acte sexuel », Gérard Miller (dir.), Lacan, Paris, Bordas, 1987, p. 79.
31 Geneviève Droz, op. cit., p. 48.
32 Ibidem.
33 Ibid.
34 « She began going out of her way to avoid [her husband], hoping to find in solitude insight into a mystery of which she was perhaps the least part » (p. 28).
35 Grand Autre et petit autre renvoient à la distinction établie par Lacan entre le petit autre comme semblable, comme partenaire imaginaire et le grand Autre qui représente une altérité radicale, qui ne se résorbe pas, et appartient au registre du symbolique. Il convient de noter que le grand Autre peut s’incarner dans le petit autre, c’est-à-dire le partenaire.
36 À ce propos, voir David Coad, Prophète dans le désert, op. cit., p. 130.
37 Peter Beatson, The Eye in the Mandala : A Vision of Man and God, London, Paul Elek, 1976, p. 153.
38 Guy Briole, « Être mystique », La Lettre mensuelle, « Clinique de la féminité », publication de l’École de la cause freudienne, n° 141, juillet 1995, p. 16-18.
39 L’image du jumeau est également utilisée dans l’autobiographie de l’auteur pour décrire le partenaire amoureux idéal : « the inevitable painful search for the twin who might bring a softer light to bear on my bleakly illuminated darkness » dans Patrick White, Flaws in the Glass : a self-portrait, London, Jonathan Cape Ltd, 1981, p. 35.
40 Claude Lévi-Strauss, cité dans Bertrand d’Astorg, Variations sur l’interdit majeur : littérature et inceste en Occident, Paris, Gallimard, 1990, p. 9.
41 Odile Bourguignon et coll., Le Fraternel, Paris, Dunod, 1999, p. 135.
42 Ibidem, p. 130.
43 Il convient de remarquer que l’on peut également interpréter la mort de la mère comme préalable à l’union incestueuse. En effet, en disparaissant, la mère rend l’union possible car cela implique la disparition de l’Autre de la Loi qui fixait l’interdit de l’inceste.
44 David Coad, Le Moi Divisé et le Mystère de l’Union dans l’œuvre romanesque de Patrick White, op. cit., p. 280-281.
45 Ainsi sa peur est-elle explicitement associée à un sentiment de honte et à un désir d’oubli : « It was Dorothy who was frightened : what if she couldn’t shake Basil off ? If he trailed her from one hemisphere to another like some filthy dream she wanted to forget ? » (p. 585).
46 «‘Your strength, Dorothy, is probably your greatest weakness.’/ Her strength ? Her swaying, timorous, ugly, helpless self ! » (p. 585).
47 Geneviève Laigle note à ce propos : « Toujours possessive, captatrice, « dévorante », l’image maternelle hante les romans de White. […] Le schéma dans tous les cas reste le même : pareille à l’ogresse des contes de fées, la mère dévore sa progéniture. Elle rend ses enfants incapables de vivre et d’aimer » dans Geneviève Laigle, « Patrick White et l’empreinte de la mère », Commonwealth, vol. IX, no 2, printemps 1987, p. 92-97.
48 En italiques dans le texte.
49 Ce rôle de bouffon qu’il endosse participe de la défaillance du modèle masculin dans le roman.
50 En italiques dans le texte.
51 Idem.
52 C’est ce qu’indique notamment l’image du fœtus, p. 471 et 487.
53 « And another crueller, more relevant trick the light was playing, as its meaner refractions flickered on the face of the dam : this old freckled claw was twitching, clenching and unclenching, or beckoning through the brown water, perhaps appealing to him » (p. 493).
54 Peter Wolfe, Laden Choirs : The Fiction of Patrick White, Lexington, University Press of Kentucky, 1983, p. 186.
55 En italiques dans le texte.
56 « It was strange how Mother’s death seemed to have cut most of her desires : before any, her hankering after a father. » (p. 579-580).
57 V, 1 : « Out damned spot ! out, I say ! », « What, will these hands ne’er be clean ? », William Shakespeare, Macbeth, Paris, Aubier, 1987, p. 208 et 210.
58 Serge André, Que veut une femme ?, Paris, Points Seuil, 1995, p. 197.
59 À ce propos, voir également Caroline Bliss, Patrick White’s Fiction : The Paradox of Fortunate Failure, London, Macmillan, 1986, p. 145.
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