James, le réalisme et le mythe : « Only trying to be natural », ou les troubles de la parole innocente
p. 99-117
Texte intégral
1Les termes réunis dans ce titre risquent de sembler quelque peu discordants. James, pour commencer, n’est pas un auteur dont le nom est associé au mythe, et pour cause : il s’y est effectivement peu intéressé. On trouve dans son œuvre peu de références à des mythes ou des figures mythiques, sinon par le détour de l’art. Ainsi la chevelure de Madame Merle est décrite, dans The Portrait of a Lady, comme étant arrangée « somehow’classically’and as if she were a Bust, Isabel judged – a Juno or a Niobe2 ». La référence mythologique (supportée par la référence au sculptural) a pour fonction ici, sur le modèle du roman policier, de fournir un indice discret sur ce qui constitue un des nœuds de l’intrigue (à savoir la nature manipulatrice et la maternité malheureuse de Madame Merle), mais le fil n’est pas poursuivi plus avant3. Il est bien entendu possible de fournir une analyse des romans sous l’angle du mythe, à l’instar de Sämi Ludwig qui voit dans le Portrait une opposition entre figures sataniques et figures angéliques, avec d’un côté Osmond représentant Pluton, et Pansy, Proserpine, et de l’autre, Warburton, Ralph et Edward Rosier incarnant des figures christiques4 : le mythe est un intertexte comme un autre, et peut fort bien fournir un accès au texte. Il serait donc théoriquement possible de suivre le fil mythologique afin de s’introduire dans le texte en question dans le présent article, The Princess Casamassima : ceci, autant le préciser d’emblée, ne sera pas le cas. Bien qu’on y trouve quelques références au mythe ici et là, elles sont le plus souvent teintées d’ironie. Ainsi, lorsque la princesse affirme qu’elle délivrera Hyacinth de son vœu fatal, elle lui promet de l’envelopper d’un nuage « as the goddess-mother of the Trojan hero used, in Virgil’s poem, to escamoter Aenas5 ». Le décalage créé par la valeur concrète du verbe français, ainsi que le commentaire prosaïque de Hyacinth (« What she meant was, in his view, to prevent him from playing his part at all »), marquent bien le caractère essentiellement badin de la référence. Il ne sera pas davantage question d’envisager une supposée valeur mythique de l’œuvre jamesienne. Aucun de ses romans ou de ses personnages n’a « fait mythe » : Isabel Archer n’est pas Juliette, Miles n’est pas Alice, et, n’en déplaise au Maître, même Daisy Miller, qui devint à l’époque un nom commun, n’a laissé aucune empreinte populaire durable. Tout au plus pourrait-on évoquer le fameux « contraste international », dont on pourrait considérer qu’il a pris valeur de mythe (celui de l’Europe corrompue contre l’Amérique innocente) dans la perception courante de la spécificité jamesienne. Il serait encore possible, en poursuivant les variations sur les acceptions du terme, d’envisager la figure de James comme participant du mythe de l’auteur illisible, ou du mythe de l’Auteur tout court (mais avec une majuscule)6. Outre la difficulté de frayer une voie sur ces territoires déjà bien défrichés, le sens du mot mythe se trouverait alors fort dilué.
2Point de rapport évident entre James et le mythe, donc. Guère plus, à première vue, entre mythe et réalisme, sinon sur le mode de l’exclusion. Récit mythique et récit réaliste apparaissent historiquement, voire essentiellement, antinomiques. La prolifération de figures du surnaturel qui caractérise l’univers mythique est en elle-même radicalement opposée aux thèmes de prédilection du réalisme, résumés par la célèbre définition d’Erich Auerbach :
Le traitement sérieux de la réalité contemporaine, l’ascension de vastes groupes humains socialement inférieurs au statut de sujets d’une représentation problématique et existentielle, d’une part, – l’intégration des individus et des événements les plus communs dans le cours général de l’histoire contemporaine, l’instabilité de l’arrière-plan historique, d’autre part, – voilà, croyons-nous, les fondements du réalisme moderne7.
3Romanesque, héroïque et merveilleux (pour reprendre des catégories de Philippe Hamon) sont autant de modes littéraires qui pourraient naître du mythe, et contre lesquels le réalisme est fondé8. Pourtant, au regard de l’histoire littéraire, les réceptions de ces deux modes de représentation du monde partagent la particularité d’osciller entre norme et scandale9, entre outil d’oppression et outil de libération. Tous deux sont perçus, soit comme des révélateurs privilégiés des rouages de l’humain et de la société, soit au contraire comme les plus conservateurs, voire les plus réactionnaires des récits. Il est d’ailleurs significatif qu’un même critique se soit tant occupé de ces deux types de discours : à savoir Barthes, qui fustige la pseudo-innocence d’une parole mythique visant à transformer l’histoire en nature10, et condamne le texte classique, dit « lisible », qui participe tout autant d’une fausse innocence par le jeu de la connotation et de la dénotation :
[L]a dénotation n’est pas le premier des sens, mais elle feint de l’être ; sous cette illusion, elle n’est finalement que la dernière des connotations (celle qui semble à la fois fonder et clore la lecture), le mythe supérieur grâce auquel le langage feint de retourner à la nature du langage, au langage comme nature [… ]11.
4Ce qui est mis en accusation ici, c’est la revendication d’évidence qui informe des discours visant à créer l’illusion d’un rapport non-problématique, indiscutable (« naturel »), à la réalité et au sens, paroles qui se définissent alors par leur intention bien plus que par leur lettre12. Certes, Barthes n’associe pas explicitement le texte « classique », ou « lisible », au réalisme lui-même. Étant donné la définition qu’il donne du texte « scriptible » comme n’étant justement pas un objet, mais « quelque chose » qu’on « trouvera mal en librairie » et qui ne se rencontrera que « fugitivement et obliquement dans quelques œuvres-limites », il semble bien que ce soit toute la littérature occidentale qui tombe sous le couperet de la « lisibilité » : les textes lisibles, affirme-t-il, « forment la masse énorme de notre littérature13 ». Cependant, le texte sur lequel il choisit de faire porter son analyse est « Sarrasine » de Balzac, l’auteur réaliste français par excellence : le texte réaliste semble considéré, en filigrane, comme la quintessence même du texte classique / lisible14. Dès 1957, il l’énonce clairement au détour de son article sur « Le mythe, aujourd’hui » : il n’y a, écrit-il, « malheureusement aucune antipathie entre le réalisme et le mythe15 ». Presque quinze ans plus tard, la définition qu’il donne des textes classiques semble pouvoir tout aussi bien s’appliquer aux discours mythiques auxquels il s’était attaché dans ses Mythologies : il s’agit de « textes lisibles, engagés dans le système de clôture de l’Occident, fabriqués selon les fins de ce système, adonnés à la loi du Signifié16 ». Ce qui est mis en accusation dans cette perspective critique, c’est non seulement la clôture de deux modes qui restreignent, figent le sens, et « immobilisent le monde17 », aux dépens du foisonnement de la signification, mais également la duplicité de discours mensongers : si le mythe est une parole volée18, le réalisme est « un type de discours qui voudrait se faire passer pour un autre », pour reprendre les termes de Todorov dans l’introduction à l’ouvrage collectif Littérature et réalité, qui contient le fameux article de Barthes sur « l’effet de réel » (1968)19. Tout comme le mythe cherche à se dissimuler en tant que discours idéologique (mais pas en tant que discours chargé d’une forte intention signifiante20), le réalisme « se dissimule comme discours poétique21 » et idéologique.
5Certes, les mythes envisagés par Barthes correspondent à des objets culturels qui ont en apparence fort peu à voir avec le mythe au sens strict : il s’agit de « mythes de la vie quotidienne française22 ». Il précise d’ailleurs en note, lorsqu’il donne sa première définition du mythe comme parole : « On m’objectera mille autres sens du mot mythe », et il ajoute, d’un ton péremptoire où l’on ne peut s’empêcher de déceler une pointe de mauvaise foi : « Mais j’ai cherché à définir des choses, non des mots23 ». Ici comme ailleurs, la définition du terme ne va pas sans un certain embarras24. Cependant, la critique barthésienne se contente de reprendre, sur le mode idéologique, les termes du débat initial entre philosophie et mythe. Si la philosophie condamne d’emblée le mythe, c’est en opposition au logos, à la raison libératrice : comme le souligne Ricœur, « chercher le fondement, la raison d’être, exclut que l’on raconte des histoires25 ». Ce qui se fait jour dans ce type de critique du mythe, c’est le versant négatif d’une analyse plus bienveillante qui valorise le type de savoir non-rationnel véhiculé par le mythe : tout se noue en définitive autour de cette « prétention au sens et à la vérité » que Ricœur isole comme étant définitoire de la « forme de discours » qu’est le mythe26. Or l’on trouve une prétention similaire au cœur du réalisme, la profession de représentation privilégiée de la réalité étant somme toute une autre forme de « prétention au sens et à la vérité ». Nous sommes confrontés à deux modes de narration qui partagent un même élan de compréhension du monde, un même souci de rendre le réel représentable, c’est-à-dire cohérent et intelligible. Toutefois le mythe, comme le souligne Frye, a deux aspects : l’un est sa structure de récit, l’autre est sa fonction sociale de (re)connaissance, et de cohésion27. Les figures du mythe sont conçues pour incarner quelque chose qui dépasse le récit (vérité sacrée dans les sociétés où le mythe est « vivant », pour reprendre les termes d’Eliade, ou encore savoir sur l’inconscient dans une approche psychanalytique). Dès lors qu’on lui dénie sa fonction explicative, et plus généralement cognitive, toute déconstruction est d’une certaine manière inutile, car on se situe alors radicalement à l’extérieur du mythe (qui devient alors fable, ou conte, en d’autres termes « simple » récit). Comme l’écrit Paul Veyne :
Pour rejeter le mythe ou le Déluge, il ne suffit pas d’une étude plus attentive ou d’une meilleure méthode : il faut changer de programme ; on ne rebâtit pas ce qui était construit de travers : on va habiter ailleurs28.
6Ce qui fonde le mythe en tant que mythe (et non en tant que fiction), c’est le fait qu’un groupe donné s’en empare et lui reconnaisse une valeur et une fonction extra-littéraires : quel que soit son succès, une œuvre réaliste reste « de la littérature » ; quelles que soient ses intentions cachées, l’entreprise réaliste a pour but de produire de « simples » récits. Mais il s’agit d’un objet littéraire particulier, qui est conçu, en tant que fiction, comme la représentation privilégiée de la réalité. Comme le souligne Levine, essayant de définir le terme de réalisme : « Whatever else it means, it always implies an attempt to use language to get beyond language, to discover some non-verbal truth out there29 ». Telle est du moins la manière dont le lecteur est censé percevoir la démarche réaliste dans toute son innocence, ce qui implique que le geste producteur du message s’efface au maximum30. C’est précisément à cette fin que l’entreprise réaliste emprunte une démarche propre au mythe : il s’agit alors de « naturaliser » le rapport entre mots et choses, entre récit et réalité. Comme l’écrit Barthes, « le mythe est vécu comme une parole innocente : non parce que ses intentions sont cachées : si elles étaient cachées, elles ne pourraient être efficaces ; mais parce qu’elles sont naturalisées31 ». Si le mythe exige que « les choses perdent en lui le souvenir de leur fabrication32 », le réalisme nécessite tout autant l’oubli de sa production : la dissimulation de sa textualité.
7C’est à ce mythe fondateur du réalisme que James s’attaque dans The Princess Casamassima, le roman jamesien qui reste considéré comme « le plus réaliste » de tous, en raison de son intrigue, dont Philip Grover écrit qu’on y reconnaît tous les « ingrédients » du réalisme français :
[T]he tainted heredity, the meager and poverty-stricken upbringing, and the social revolutionary movement with its idealistic hopes of a better social order coming out of terror and violence […]33.
8Le terme réalisme est alors, souvent, employé indifféremment avec celui de naturalisme34, considéré comme une variante thématique du réalisme, lui-même entendu au sens de mouvement (en l’occurrence, celui de Flaubert). Or la question réaliste peut s’aborder à partir de deux conceptions différentes, à savoir, schématiquement : d’un côté, une définition qui s’intéresse aux réalismes historiques et, à l’instar d’Erich Auerbach ou de Philip Grover, tend à se concentrer sur les milieux représentés (sur l’objet de la représentation, auquel on tentera de donner un contenu identifiable) ; de l’autre une définition qui se tourne vers le texte pour considérer le réalisme comme une stratégie visant à mettre en place une puissante illusion référentielle (et met alors l’accent sur le processus de représentation). La première approche, que l’on pourrait qualifier de « thématique », a longtemps prévalu, avant de devenir de plus en plus nuancée, sans toutefois disparaître complètement. Si l’idée selon laquelle James « adhère étroitement aux principes de Zola35 » dans The Princess Casamassima a peu à peu cédé la place à l’intuition qu’il y « évide » les conventions du réalisme social36, il est cependant frappant de constater à quel point le « naturalisme » du roman reste un lieu commun de la critique. Graham, par exemple, dans un ouvrage récent, le décrit comme « one of two novels that he wrote in the naturalist vein, sketching life among London’s poor ». Il s’agirait d’un roman qui serait « riddled with grotesque descriptions of prisons, ports and slums37 » : une affirmation surprenante, fondée davantage sur ce que le roman professe représenter, à travers les déclarations de ses personnages notamment, que sur ce qu’il représente vraiment. En effet, la description de l’unique prison du roman (Millbank) est limitée à un chapitre ; en guise de port, l’on trouve tout au plus une vingtaine de lignes sur la Tamise (p. 439) ; enfin, s’il est sans cesse fait mention d’éventuelles visites dans les quartiers misérables, ceux-ci ne sont jamais représentés dans l’espace du roman, puisque, comme on nous le rappelle avec une certaine insistance, l’endroit le plus pauvre du roman (Audley Court) est loin d’être un taudis, tandis que Hyacinth, le personnage principal et supposé représentant des classes populaires, n’a aucune connaissance de première main de ces quartiers :
[A] hundred things Muniment had told him about the foul horrors of the worst districts of London, pictures of incredible shame and suffering that he had put before him, came back to him now, with the memory of the passion they had kindled at the time (p. 445-446, nos italiques).
9Indéniablement, le sujet que James entreprend de traiter dans ce roman marque une rupture avec le milieu social de prédilection de son univers fictionnel, mais il y est approché de manière fort oblique : il est ainsi révélateur que Medley, le manoir loué par la princesse, soit décrit de manière bien plus détaillée qu’aucun quartier londonien. De plus, l’approche naturaliste tendrait à être invalidée par une lecture concurrente, et tout aussi répandue, selon laquelle le roman relèverait d’un réalisme « à la Dickens », caractérisé par une esthétique du grotesque et de la démesure. Par-delà leurs divergences, ces deux perceptions du roman se distinguent par une absence notable d’analyse comparatiste, leurs affirmations s’appuyant relativement peu sur des textes précis. Leur persistance critique souligne à quel point certains motifs, aussitôt associés à tel ou tel mouvement réaliste, fonctionnent comme des lieux familiers de la littérature, à consonance que l’on serait tenté de qualifier de mythique : ce qui pose la question de la fonction de ces topoi dans la mise en place d’un réalisme entendu au sens de processus de représentation fondé sur le vraisemblable.
10Le roman s’ouvre sur la visite inattendue que reçoit Miss Pynsent (Pinnie), la mère adoptive de Hyacinth. Mrs. Bowerbank, geôlière à la prison de Millbank, est venue annoncer que la mère biologique de Hyacinth, emprisonnée suite au meurtre de Lord Frederick, est à l’agonie et souhaiterait revoir son fils une dernière fois. L’imposante Mrs. Bowerbank, qui fixe Pinnie d’un regard qui lui semble être l’œil même de la justice (« the steady orb of justice », p. 56) et lui fait baisser la tête devant sa « logique implacable » (« overwhelming logic », p. 58), évoque irrésistiblement un autre fameux « émissaire de la loi » (« emissary from the law », p. 58) : Jaggers, le sévère avocat de Great Expectations. Tout comme Jaggers apparaît pour emmener Pip, la visite de Mrs. Bowerbank a pour objet Hyacinth, l’orphelin « [rescued] from the workhouse and the streets », comme Pinnie se le formule en termes très dickensiens (p. 56). Si tout est démesurément grand chez Jaggers38, Mrs. Bowerbank n’en est pas moins impressionnante : « the big, squarefaced, deep-voiced lady who took up, as it were, all that side of the room » (p. 61). Les expressions employées pour décrire leur attitude pragmatique et légaliste se font écho : « Take everything on evidence », martèle Jaggers39, tandis que Mrs. Bowerbank apparaît comme une femme « accustomed to looking facts in the face » (p. 56). Lincipit de The Princess Casamassima est placé sous le signe d’une diffusion de la culpabilité similaire à celle qui caractérise Great Expectations40. Devant Mrs. Bowerbank, Pinnie ne peut s’empêcher de se sentir coupable (p. 56), tout comme les villageois de Great Expectations lorsque Jaggers les interroge, d’une manière « expressive of knowing something secret about every one of [them] that would effectually do for each individual if he chose to disclose it41 ». L’ombre de la prison plane sur l’ouverture du roman, rendue sensible par les inflexions de Mrs. Bowerbank, « which seemed meant to resound through corridors of stone » (p. 64).
11La visite à la prison de Millbank, qui a lieu au chapitre trois, ne déçoit pas les attentes créées par cet incipit : elle est construite de manière à évoquer un récit familier, en évacuant d’avance tout inattendu. Le chapitre commence ainsi par nous signaler que Pinnie a décidé de réserver un fiacre pour le retour « as then, very likely, she should be so shaken with emotion [...] that it would be a comfort to escape from observation » (p. 78) ; il se termine, sans surprise, sur l’information suivante : « Miss Pynsent went home in a cab – she was so shaken » (p. 89). Entre-temps, le lecteur a assisté à une scène qui peut être considérée comme « déjà écrite », déroulant en toute logique le fil contenu dans l’expression : « the urchin over whom the shadow of the house of shame might cast itself » (p. 79). Mrs. Bowerbank était apparue à Pinnie, dès l’incipit, comme « a person who represented [...] a possibility of grating bolts and clanking chains » (p. 56). Nous ne sommes donc nullement déconcertés lorsque, à peine entrée dans la prison, elle se retrouve « in a vast interior dimness, with a grinding of keys and bolts going on behind them » (p. 82). Ainsi, la description de Millbank que les passants livrent à Pinnie et Hyacinth comme un grand et sombre bâtiment avec des tours, « which they would know as soon as they looked at it » (p. 79), semble s’adresser tout aussi bien aux lecteurs, dont il est attendu qu’ils « reconnaissent » ce topos de l’univers dickensien. Un lecteur assidu de David Copperfield ne manquera d’ailleurs pas de déceler des échos de la description qu’y fait Dickens des abords de Millbank. Pour ne retenir que l’exemple le plus frappant : dans The Princess Casamassima, la prison « threw a blight over the whole place » (p. 80), tandis que dans David Copperfield :
There was a story that one of the pits dug for the dead in the time of the Great Plague was hereabout ; and a blighting influence seemed to have proceeded from it over the whole place […]42.
12Enfin, le passage est émaillé de touches d’humour sur le modèle de l’absurde dickensien à visée politique : ainsi Pinnie se demande, naïvement mais fort à propos, « why a prison should have such an evil face if it was erected in the interest of justice and order – an expression of the righteous forces of society » (p. 79), tandis que Mrs. Bowerbank est irritée par l’apparent mépris de Hyacinth envers « one of her Majesty’s finest establishments » (p. 87).
13L’ouverture du roman semble donc ancrer le récit dans un territoire dickensien. Pourtant, ce contrat de lecture aisément déchiffrable est rompu, dès le chapitre suivant, par le retour de Millicent, la petite voisine qui faisait une apparition fugace dans le premier chapitre. Son milieu familial peu respectable la rendait alors, aux yeux de Pinnie, indigne d’être la camarade de jeu de Hyacinth. Désormais adulte, et déterminée à ne pas être laissée à la porte comme elle l’était dans l’incipit, elle force le passage et impose sa présence à Pinnie. L’on comprend ainsi que de nombreuses années se sont écoulées entre le troisième et le quatrième chapitre. La petite fille à la propreté douteuse qui jouait avec « une poupée miteuse » (« a dingy doll », p. 54) est désormais « cruelly, scathingly well-dressed » (p. 91), et inspecte avec dédain l’intérieur de Miss Pynsent. Nous assistons alors à une re-description du lieu, qui reprend les mêmes éléments, mais d’un point de vue différent. Tandis que dans le premier chapitre, le « petit parloir » de Pinnie était simplement en désordre, « with paper’patterns’ lying about on the furniture and snippings of stuff scattered over the carpet » (p. 53), il apparaît désormais étriqué et délabré, à l’image du papier peint, « the tattered wall-paper, which, representing blocks of marble with beveled edges, in streaks and speckles of black and gray, had not been renewed for years » (p. 90)43 : le caractère éphémère des fragments de tissu a fait place à l’inéluctabilité de ce qui part en lambeaux. Le « sanctuaire » de Pinnie, qu’elle considérait simplement comme « somewhat stuffy » (p. 53) est violé par le regard impitoyable de Millicent, qui y voit quant à elle « a kind of musty dimness » (p. 90) et « a smell of poverty and failure » (p. 93). Nous apprenons bientôt que Millicent est employée comme modèle dans un grand magasin, au rayon des manteaux et des vestes, où elle pose pour les clients fortunés : elle semble ainsi tout droit sortie du labyrinthe luxueux d’Au Bonheur des Dames, sa vitalité maintes fois soulignée renforçant le parallèle avec l’insouciante Pauline du roman de Zola. Elle est d’ailleurs présentée comme un pur produit du milieu urbain, « a daughter of London, of the crowded streets and hustling traffic of the great city [...] ; she represented its immense vulgarities and curiosities, its brutality and its knowingness » (p. 93). C’est donc un personnage éminemment zolien qui fait irruption dans le topos dickensien de Lomax Place, dans une scène dont la construction (la porte s’ouvre sur une intruse) rappelle irrésistiblement celle du premier chapitre.
14La cohérence de l’espace du récit est désormais compromise, car l’introduction de Millicent ne signale pas tant un abandon de Dickens au profit de Zola, que la mise en place d’un incessant déplacement d’ancrage. Pinnie reste construite en termes dickensiens : ainsi il nous est dit qu’elle « bristled, as she used to do, with needles and pins (they were stuck all over the front of her dress) » (p. 91), tout comme la soeur (et mère adoptive) de Pip arbore « a square impregnable bib in front, that was stuck full of pins and needles44 ». Tout au long du roman, Pinnie restera ce personnage naïf et simple, caractérisé par « a certain still, quaint, polished politeness […] which made her resemble a pair of old-fashioned sugar-tongs » (p. 211), description qui évoque la formule dickensienne reposant sur l’association d’un personnage à un objet représentatif. Il est donc logique que Madeira Crescent, le quartier populaire où la princesse décide d’élire domicile, et qui est présenté comme « almost as bad as Lomax Place » (p. 417), soit doté d’un personnage qui évoque le Micawber de David Copperfield (p. 417 et 477). L’intrigue révolutionnaire du roman se situe quant à elle résolument en territoire naturaliste, évoquant la vision zolienne du « peuple » et la monstruosité de la grande ville (« an immeasurable breathing monster », p. 480). Hyacinth lui-même est manifestement construit selon l’un des grands principes du naturalisme, celui de l’hérédité : sa « double nature » est due au mélange extraordinaire qui coule dans ses veines (« the extraordinarily mixed current in his blood », p. 165), comme on nous le rappelle avec une insistance d’autant plus suspecte que la paternité de Lord Frederick, on s’en souviendra (même si de nombreux critiques ont tendance à l’oublier), ne repose que sur des suppositions. L’utilisation de topoi littéraires ne se limite d’ailleurs pas à Dickens ou à Zola. Un troisième type de réalisme est évoqué à travers le jeu intertextuel avec un roman de Tourgueniev, Terres Vierges (1877)45. La similitude entre les deux intrigues n’est bien entendu pas passée inaperçue auprès des critiques, d’aucuns allant jusqu’à parler de pillage46. La comparaison est en outre encouragée par la description que James fit de la « fausse position » du héros de Terres Vierges dans la critique qu’il écrivit lors de sa publication, en des termes qui semblent annoncer la situation de Hyacinth dans The Princess Casamassima :
[T]he natural son of a nobleman, not recognized by his father’s family, and who, drifting into the stream of occult radicalism, finds himself fatally fastidious and sceptical and “aesthetic” – more essentially an aristocrat, in a word, than any of the aristocrats he had agreed to conspire against. He has not the gift of faith, and he is most uncomfortably at odds with his companions, who have it in the highest degree [...]47.
15La ressemblance ne se limite pas à la construction du personnage principal, puisque le roman de James reprend des scènes cruciales de celui de Tourgueniev, telles que la rencontre, au théâtre, de l’aristocrate qui changera le cours de la vie des deux héros48, ou encore leur contemplation, depuis la fenêtre de leur chambre à l’étage, du jardin de la riche demeure où ils se trouvent invités, contre toute attente49. Si, pour reprendre une expression de Levine, le réalisme cherche à brûler tous les livres, le roman de James semble au contraire bien résolu à affronter les implications de sa propre textualité50.
16Il ne s’agit pas ici de présenter une analyse exhaustive des références présentes dans The Princess Casamassima. Le texte en regorge littéralement, au point d’apparaître comme « the most variously and visibly derivative of all his novels51 », ou encore « James’s’library’book52 ». Si l’on s’en tient aux noms qui nous sont gracieusement fournis par le texte, la liste est impressionnante : Dickens, Scott, Bulwer, Balzac, Alfred de Musset, Browning, Tennyson, Keats, Octave Feuillet, ou encore Dumas (à travers une référence aux Trois Mousquetaires). Ceci sans compter les multiples références au « roman français », dont les auteurs sont à l’occasion plus précisément définis comme « certain members of an intensely modern school, advanced and scientific realists » (p. 264), ou encore les nombreux ouvrages au genre indéfini, tels que « des romans qui représentent l’aristocratie » (« novels portraying the aristocracy », p. 266). On y trouve même, dans les mains de la princesse, « a volume of heavy work on Labour and Capital » (p. 448). La préface, écrite vingt ans plus tard, accentue la tentation intertextuelle en proposant un autre palmarès : Shakespeare, Cervantès, Balzac, Fielding, Scott, Thackeray, Dickens, George Meredith, George Eliot, Jane Austen, « old Dumas », Zola et Trollope – une énumération dont on remarquera que Tourgueniev y brille toujours par son absence. Pain bénit, en somme, pour les critiques, qui n’ont plus qu’à se baisser pour glaner ces indices aimablement disposés le long du chemin. Il n’est donc pas surprenant que ce roman de James soit celui qui ait été le plus lu, non dans le texte, mais, pourrions-nous dire, « dans l’intertexte », donnant lieu à une « querelle des intertextes » sans précédent dans la critique jamesienne53.
17La confrontation de ces lectures donne parfois des résultats surprenants : ainsi Rosy Muniment, qui a été principalement considérée comme construite sur le modèle de Jenny Wren, l’invalide de Our Mutual Friend (Dickens), serait également issue de Snadulia, l’invalide de Terres Vierges54, ou de la fille boiteuse de M. Delobelle dans Fromont Jeune (Daudet)55, ou encore de Vanda de Mergi dans L’Envers de l’histoire contemporaine (Balzac)56. Au lieu de se pencher sur le phénomène de l’intertextualité en soi, ces lectures tendent à ramener le texte à un (ou plusieurs) intertexte(s) précis, pour ensuite l’analyser à travers le prisme d’un travail sur la relation différence / similitude : cette opération serait censée « résoudre » quelque chose du texte qui se révélerait une fois l’intertexte correct trouvé. Or l’on pourrait se demander si une telle approche n’a pas pour effet de masquer ce qui, par le biais de la mise en jeu d’intertextes concurrents, est au cœur d’un roman comme The Princess Casamassima, c’est-à-dire la mise en question de la notion de réalité et, par là même, de la possibilité même d’un quelconque réalisme. Lorsque Hyacinth visite pour la première fois le parc de Medley (au nom évocateur), il nous est dit que sa promenade est accompagnée de réminiscences (« his whole walk was peopled with recognitions », p. 301) : un sentiment fort semblable à l’expérience de lecture susceptible d’être provoquée par le roman lui-même. En effet, ces références, qu’elles soient explicites ou implicites, couvrent une variété de types de littératures, afin que tout lecteur, selon sa propre culture, puisse en discerner au moins une : le texte semble construit de manière à ce que quiconque puisse y trouver « de l’intertexte » et entre alors dans le jeu interprétatif qui découle de la reconnaissance d’une référence. Le fait que des lecteurs les y trouvent ne prouverait en somme que la capacité d’un texte comme The Princess Casamassima à faire proliférer les intertextes, c’est-à-dire sa capacité à mettre en jeu toute la question de la référence. Car la logique de comparaison ici à l’œuvre n’est plus celle entre roman et réalité, mais entre ce roman et d’autres représentations avérées de la réalité : c’est la réalité « à la Dickens », « à la Zola », « à la Tourgueniev », dont James lui-même avait souligné les implications problématiques dans « The Art of Fiction », publié deux ans plus tôt :
[T]he reality of Don Quixote or of Mr Micawber is a very delicate shade ; it is a reality so colored by the author’s vision that, vivid as it may be, one would hesitate to propose it as a model [... ]57.
18Barthes soulignait que « l’auteur réaliste passe son temps à se référer à des livres : le réel, c’est ce qui a été écrit58 », mais selon lui, il s’agirait précisément de ce que le texte réaliste cherche à masquer :
Finir, remplir, joindre, unifier, on dirait que c’est là l’exigence fondamentale du lisible, comme si une peur obsessionnelle le saisissait : celle d’omettre une jointure59.
19Or il semble au contraire que le texte de James se délecte de cette hétérogénéité. Loin de prendre « la démarche précautionneuse et méfiante d’un individu qui craint d’être surpris en flagrant délit de contradiction », le roman semble au contraire chercher à créer ce « trouble du bon sens » que Barthes identifie comme la honte suprême du discours réaliste60. Il n’y est pas permis au lecteur d’oublier la fabrication d’un récit construit sur le modèle d’un patchwork, d’un tissage (inter)textuel dont les coutures sont visibles (on se souviendra que le lit de Rosy est orné d’un tel tissu, « a counterpane of gaudy patchwork », p. 133), les « raccords » étant parfois soulignés par des transitions fort abruptes, comme entre le troisième et le quatrième chapitres. Le passage constant d’un topos à l’autre est figuré dans le roman par la récurrence de seuils : il est peu de débuts ou de fins de chapitres qui ne s’accompagnent d’une porte qui s’ouvre ou se ferme. Hamon souligne également le processus de « lissage » au cœur du projet réaliste, mais il articule plus explicitement cette exigence à la question du vraisemblable, constitutive de l’économie réaliste :
Le problème du texte réaliste est un problème de raboutage (intertextualité) de fragments d’écriture […] dont il faut effacer au maximum les points de suture (c’est le rôle du vraisemblable)61.
20Le vraisemblable est en effet ce qui permet au lecteur de ne pas questionner la véracité de la représentation proposée. Il s’agit d’emporter son assentiment et le vraisemblable doit alors correspondre à une notion contractuelle de ce qui est « réel », c’est-à-dire à des formes pré-construites (et intelligibles) de la réalité. Ceci va manifestement à l’encontre du mouvement essentiel du réalisme vers un réel non littéraire, non déjà-construit62. « I am only trying to be natural », s’écrie Christina, la princesse éponyme (p. 466), en une formule qui illustre la défaite annoncée d’une tentative exigeant le camouflage de la faille entre naturel et artificiel. C’est cette fissure constitutive du réalisme que James met en scène dans The Princess Casamassima, où l’utilisation de différentes représentations attestées de la réalité a pour effet de faire apparaître leur caractère contractuel, dès lors que ces topoi sont extraits du cadre de représentation cohérent dans lequel ils étaient inclus, c’est-à-dire dès qu’ils sont « déterritorialisés ». Le brouillage des repères s’étend à la suggestion de topoi relevant de la romance qui viennent concurrencer les topoi réalistes, eux-même déjà en concurrence les uns avec les autres. Le roman contient ainsi en creux des motifs rebattus de la littérature romantique, tels que l’aristocrate épousant l’artisan (Lady Aurora et Paul), ou la reconnaissance tardive de l’enfant illégitime (Hyacinth) par la riche famille noble (celle de Lord Frederick). Ces solutions ne seront pas réalisées dans l’espace du roman, mais le récit les laisse planer à l’envi : comme l’écrit Millicent Bell, « the intertextual reference to myth and literary tradition [...] lives only fitfully in the text and is finally thrust aside63 ». En outre, James semble prendre le plus grand plaisir à insérer les épisodes les plus improbables dans ce cadre apparemment réaliste, n’hésitant pas à en souligner au passage le caractère invraisemblable, comme à l’occasion de la parenthèse suivante qui signale, si besoin en était, la chance extra-ordinaire qu’a l’artisan londonien de pouvoir prendre quelques vacances à Paris : « the extraordinary opportunity to come abroad with his pocket full of money (it was more extraordinary, even, than his original meeting with the Princess) » (p. 380). Ce qui explique des réactions critiques contemporaines de la publication du roman, telle que celle d’Annie R. M. Logan, qui écrit alors dans The Nation :
The Princess Casamassima fits an empirical yet generally accepted definition of realistic fiction about as neatly as does Aladdin and the Wonderful Lamp64.
21Et pourtant. rien de tout cela n’a empêché (ou n’empêchera) ce roman, qui déconstruit le mythe constitutif du réalisme, d’être lu de manière « réaliste », ni les critiques de se déchirer autour de la question, éminemment « réaliste », de la sincérité du personnage éponyme. D’aucuns auront assurément noté que mon usage du terme « mythe » a subi une singulière et subite altération lors du passage de l’analyse des contraintes propres au mythe et au réalisme, dans une perspective barthésienne, à celle du mythe fondateur du réalisme. La deuxième utilisation relève d’une acception courante, aux contours indubitablement plus flous que la première ; elle témoigne d’un glissement de sens fort fréquent dans l’appropriation du terme. Pourquoi donc persister à utiliser ce terme et non celui « d’illusion » du réalisme, par exemple ? Philippe Hamon parle de « fantasme de la mimesis » et de « désir de réalisme65 » ; Christopher Prendergast avance quant à lui « la ténacité du préjugé mimétique » (« the sheer tenacity of the mimetic prejudice ») lorsqu’il pose la question suivante : « Why is it that texts have so frequently proffered themselves or have been so persistently read in mimetic terms66 ? » Or le terme de « mythe » semble pouvoir avantageusement remplacer ceux de fantasme, de désir, ou encore de préjugé, dans sa dimension de fiction collective à visée existentielle, de « puissance [...] de représentation dont on n’a encore rien dit tant qu’on s’est borné à la qualifier de’maîtresse d’erreur et de fausseté’67 ». Car ce qui est au cœur de l’entreprise essentiellement mythique qu’est le réalisme, c’est ce mythe central qui informe notre pensée, celui de la mimesis, d’une correspondance possible entre mot et chose, entre parole et réalité, et, partant, du postulat d’un réel saisissable dans le discours narratif, et ce, quelle que soit la rationalité de notre attitude envers la division langage / réalité, ou envers l’existence même d’une entité telle que « la réalité ». Comme le disait Barthes lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, « [d]e ce qu’il n’y a point de parallélisme entre le réel et le langage, les hommes ne prennent pas leur parti68 ». Levine souligne ce paradoxe essentiel lorsque, cherchant la définition la moins contestable possible du terme de réalisme, il écrit que celle-ci devra se situer à mi-chemin entre croyance et connaissance, qu’elle devra concilier « both our common sense notion that realism tries to represent reality and our sophisticated awareness that it cannot69 ». Si la notion de réalisme résiste encore à ses déconstructions, c’est bien parce qu’il se trouve des lecteurs tout à fait disposés à entrer dans le jeu du mythe, à coopérer à ce suspens de la séparation entre langage et réalité, entre fiction et vérité. Comme le soulignait Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture, l’écriture réaliste est « loin d’être neutre, elle est au contraire chargée des signes les plus spectaculaires de sa fabrication70 ». Mais elle laisse au lecteur la possibilité de lire de manière « innocente », de faire comme si. « Les Grecs ont-il cru à leurs mythes ? », feignait de se demander Paul Veyne, pour répondre finalement que la question n’avait pas de sens. Les auteurs réalistes ont-ils cru à leur mythe ? Et les lecteurs réalistes, ceux qui font le choix de lire le texte comme réaliste, croient-ils à ce mythe ? Il est tentant d’emprunter une ébauche de réponse à Paul Veyne :
[C]haque individu intériorisait la contradiction et pensait du mythe des choses inconciliables, aux yeux d’un logicien, du moins ; l’individu, lui, ne souffrait pas de ses contradictions, bien au contraire : elles servaient chacune des buts différents71.
22« Mythe » donc, plutôt qu’« illusion », car les auteurs réalistes eux-mêmes étaient bien conscients de la dimension d’impossible au cœur de leur tentative72, les « troubles de la représentation » que l’on peut déceler dans leurs textes témoignant de la fêlure essentielle d’une parole dont l’innocence est aussi vacillante que celle de Pinnie dans The Princess Casamassima73 : « she was a kind and innocent creature, but she told fibs as freely as she invented trimmings » (p. 58). « Mythe » encore, parce que The Princess Casamassima reste, malgré tout, un texte « réaliste », ne serait-ce que pour la simple raison qu’il est encore lu comme tel : on aura beau tenter de le déconstruire, y « introduire de l’explication74 », la mimesis ne se laissera pas si aisément démythifier.
Notes de bas de page
2 Henry James, The Portrait of a Lady (1908), Robert D. Bamberg (éd.), New York, Norton, 1995, p. 154.
3 Il est à noter que cette référence a été ajoutée par James lors de sa révision du roman pour l’édition de New York. Dans le texte original, la chevelure de Madame Merle est simplement « arranged with picturesque simplicity ». The Portrait of a Lady (1881), dans Henry James : Novels 1881-1886, William T. Stafford (éd.), New York, Library of America, 1985, p. 370.
4 Sämi Ludwig, « Allegorical Negotiations in The Portrait of a Lady », Pragmatist Realism : The Cognitive Paradigm in American Realist Texts, Madison, The University of Wisconsin Press, 2002, p. 153-166. Outre l’absence de justification du grand écart entre la mythologie grecque et la Bible, le recours au(x) mythe(s) a ici pour effet de réduire le roman à une dichotomie pour le moins caricaturale.
5 Henry James, The Princess Casamassima, London, Penguin, 1987 (1886), p. 384. Les numéros de page figurant entre parenthèses dans le corps du texte renverront à cette édition du roman.
6 Le dernier roman de David Lodge, Author, Author (2004), s’attache précisément à déconstruire cette figure du « Maître », en représentant James aux prises avec l’échec et les difficultés financières. Ce faisant, bien entendu, cet ouvrage fort médiatisé participe encore du mythe, comme en témoigne le fait que la conférence internationale de la Henry James Society (Juillet 2005) en a aussitôt repris le titre pour l’un de ses ateliers. On peut noter que le roman de Lodge s’inscrit dans une série de fictions s’inspirant du personnage de James, dont Henry James’s Midnight Song (1993) de Carol de Chellis Hill, Felony (2002) de Emma Tennant, et The Master (2004) de Colm Toibin.
7 Erich Auerbach, Mimesis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, 1977 (1946), p. 487.
8 « [S]i l’auteur réaliste met trop l’accent, différentiellement, sur un personnage héros, le risque est grand de provoquer aussi une’déflation’de l’illusion réaliste et de réintroduire le romanesque, l’héroïque et le merveilleux comme genres ». Philippe Hamon, « Un discours contraint », Littérature et réalité, Gérard Genette et Tzvetan Todorov (éds.), Paris, Seuil (Points), 1982, p. 153-4.
9 Voir dans cet ouvrage l’article de Claudia Desblaches, et sa présentation du mythe comme « esthétique du scandaleux ». On se rappellera le parfum de scandale qui entoura la réception des auteurs réalistes français. Christopher Prendergast souligne quant à lui l’ambiguïté et l’instabilité au cœur du concept de mimesis, « which enables it to produce diametrically opposed interpretations, to gather into itself notions of both norm and transgression, conservation, and subversion », dans The Order of Mimesis : Balzac, Stendhal, Nerval, Flaubert, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 13.
10 Roland Barthes, « Le mythe, aujourd’hui », Mythologies, Paris, Seuil (Points), 1957, p. 215.
11 Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil (Points), 1970, p. 14. Comme il l’écrit quelques pages plus loin : « ce qui est nié, ce n’est pas la qualité du texte (ici incomparable), c’est son’naturel’» (p. 19). Les italiques sont de l’auteur.
12 Roland Barthes, « Le mythe, aujourd’hui », op. cit., p. 209.
13 Ibidem, p. 10-11.
14 À la suite de Barthes, Philippe Hamon retient deux critères définitoires du réalisme : ceux de lisibilité et de description. Il cite S/Z et ajoute : « on pourrait peut-être risquer la chaîne d’équivalences : texte lisible « texte vraisemblable « texte classique « texte réaliste » (art. cit., p. 174). Le risque est faible, car l’équivalence est fortement suggérée par le texte de Barthes.
15 « Le mythe, aujourd’hui », op. cit., p. 222.
16 S/Z, p. 14.
17 « Le mythe, aujourd’hui », p. 243.
18 Ibidem, p. 211.
19 Littérature et réalité, op. cit., p. 9. L’on trouve, au détour de ces articles, d’autres parallèles établis entre mythe et réalisme, comme si l’analyse de l’un appelait ici irrésistiblement la mention de l’autre. Tel est le cas, par exemple, de la note 17 de l’article de Philippe Hamon, dans laquelle il commence par une analyse de l’ouvrage d’Auerbach et finit par une citation des Mythologiques de Lévi-Strauss sur « la pensée mythique » (art. cit., p. 172).
20 Nous empruntons ici les termes de Ricœur dans son article « Mythe – interprétation philosophique » de l’Encyclopedia Universalis (tome XV, 1996, p. 1044).
21 Philippe Hamon, art. cit., p. 156.
22 Mythologies, op. cit., p. 9. Comme il le précisera en 1971 : « Le propre des Mythologies c’est de prendre systématiquement en bloc une sorte de monstre que j’ai appelé la’petite bourgeoise’(quitte à en faire un mythe) et de taper inlassablement sur le bloc » (« Réponses », dans Tel Quel47 (1971), 89-107, p. 96). On notera le glissement de sens entre les « mythes » en question dans les Mythologies et le « mythe » de la petite bourgeoisie ici mentionné.
23 Ibidem, p. 193.
24 Nous ne résistons pas à citer Paul Veyne, dont l’objet d’étude (le mythe grec) est pourtant le plus hétérodoxe en ce domaine : « le mythe n’est pas une essence, mais plutôt un fourretout, et la raison, de son côté, s’éparpille en mille petites rationalités arbitraires », dans Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes Paris, Seuil (Points), 1983, p. 131.
25 Paul Ricœur, art. cit., p. 1042. On notera que cette « hostilité de principe » dont parle Ricœur pourrait également être celle du réalisme, dont l’entreprise de réalité exclut, précisément (et paradoxalement), que l’on raconte « des histoires ».
26 Ibidem, p. 1042.
27 Northrop Frye, The Great Code : The Bible and Literature, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1982, p. 47.
28 Paul Veyne, op. cit., p. 117.
29 George Levine, The Realistic Imagination : English Fiction from Frankenstein to Lady Chatterley, Chicago, The University of Chicago Press, 1981, p. 6.
30 Philippe Hamon, art. cit., p. 132.
31 Barthes, « Le mythe, aujourd’hui », op. cit., p. 217.
32 Ibidem, p. 230.
33 Philip Grover, Henry James and the French Novel : A Study in Inspiration, Londres, Paul Elek Books, 1973, p. 10.
34 Équivalence encouragée par la désormais célèbre notation épistolaire de James lors de l’écriture du roman : « you see, I am quite the Naturalist », évoquant sa visite de la prison de Millbank et les notes qu’il y prit (lettre de décembre 1884 à Thomas Sergeant Perry, dans Henry James Letters, Leon Edel (éd.), London, Macmillan, 1981, p. 61).
35 Lyall H. Powers, « Henry James and Zola’s Roman Experimental », The University of Toronto Quarterly 30 (1960), p. 16.
36 Sheila Teahan, The Rhetorical Logic ofHenry James, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1995, p. 37.
37 Wendy Graham, Henry James’s Thwarted Love, Stanford, Stanford University Press, 1999, p. 205.
38 Ainsi il est décrit lors de sa première apparition comme : « a burly man of an exceedingly dark complexion, with an exceedingly large head and a correspondingly large hand », dans Great Expectations, Edgar Rosenberg (éd.), New York / Londres, Norton, 1999 (1861), p. 68.
39 Ibidem, p. 251.
40 Sur la question de la culpabilité, voir les articles de Dorothy Van Ghent et de Julian Moynahan dans l’édition Norton de Great Expectations (op. cit.). Mark Seltzer a analysé la scène d’ouverture de The Princess Casamassima en termes similaires, sans toutefois faire le parallèle avec Great Expectations : « The opening scene plays out, in an anticipatory and understated fashion, the diffusion of penalty that traverses The Princess Casamassima. It is the prison that provides the model for the contagion ». Henry James and the Art of Power, Ithaca / Londres : Cornell University Press, 1984, p. 44.
41 Great Expectations, p. 107.
42 Charles Dickens, David Copperfield, New York, Dodd, Mead, 1943 (1850), p. 658. Pour plus de détails, voir Frederic Nies et John Killey, « David Copperfield and The Princess Casamassima », dans The Henry James Review 10 (1989), p. 179-184. Il s’agit d’une des rares études critiques comparant The Princess Casamassima à un roman précis de Dickens.
43 Nos italiques.
44 Great Expectations, p. 13.
45 Rappelons que Tourgueniev était associé à l’école réaliste française de Flaubert.
46 Voir par exemple Davitt Bell (« James’s pilfering of Turgenev’s novel ») dans The Problem of American Realism : Studies in the Cultural History of a Literary Idea, Chicago, University of Chicago Press, p. 93.
47 « Terres Vierges (1877) », dans Literary Criticism. Volume Two : European Writers, Prefaces to the New York Edition, Leon Edel (éd.), New York, The Library of America, 1984, p. 1003.
48 Chapitre 3 de Terres Vierges et chapitres 12 et 13 de The Princess Casamassima.
49 Chapitre 7 de Terres Vierges et chapitre 22 de The Princess Casamassima.
50 George Levine : « Like Don Quixote’s friends, realism seems intent on burning libraries, recognizing the madness of taking what is only a text as though it had the authority of reality. […] Part of realism’s complex fate had to do with the continuing struggle of its practitioners to avoid the implications of its own textuality, that they are merely part of the Don’s library, deserving of burning », op. cit., p. 9.
51 Richard H. Brodhead, « Henry James : Tradition and the Work of Writing », in The School of Hawthorne, Oxford, Oxford University Press, 1986, p. 144.
52 Adeline Tintner et Leon Edel, The Library of Henry James, Ann Arbor, UMI, 1987, p. 79.
53 Pour une analyse plus détaillée de la réception critique intertextuelle du roman, voir Anne-Claire Le Reste, « Intertextualizing The Princess Casamassima : Realism and Reference(s) », in EREA 3.2 (2005), p. 19-32, no spécial, The Reception of Henry James in Text and Image, Denis Tredy (éd.), http://www.e-rea.org.
54 David Lerner, « The Influence of Turgenev on Henry James », Slavonic and East European Review 20 (1941), p. 48.
55 George H. Ford, Dickens and his Readers : Aspects of Novel-Criticism Since 1836, Princeton, Princeton University Press, 1955, p. 210.
56 Adeline Tintner, The Book World of Henry James : Appropriating the Classics, Ann Arbor, UMI, 1987, p. 274-5.
57 « The Art of Fiction » (1884), in Literary Criticism. Volume One : Essays on Literature, American Writers, English Writers, Leon Edel (éd.), New York, The Library of America, 1984, p. 51.
58 S/Z, p. 41.
59 Ibidem, p. 102.
60 Ibid., p. 149. On se souviendra que Barthes plaçait déjà le « bon sens » au cœur de son analyse du mythe (« Le mythe, aujourd’hui », op. cit., p. 243).
61 Philippe Hamon, art. cit., p. 132.
62 Les ambiguïtés de la notion de vraisemblance sont au cœur de la réception d’une nouvelle comme « Georgina’s Reasons » (1884), assez mal reçue lors de sa publication par des critiques qui condamnèrent le manque de vraisemblance de son intrigue, et plus particulièrement de son héroïne immorale (ou plutôt, amorale), assimilant cette caractéristique à « l’école française », ce qui témoigne bien de l’évolution de la perception du réalisme, du scandale à la norme. Or l’on sait que l’intrigue fut inspirée par une anecdote « réelle », dont James a très peu modifié les paramètres essentiels, ce qui tendrait à confirmer, si besoin en était, que la notion de vraisemblable est bien liée au familier, et non à l’éventualité de réalisation.
63 Millicent Bell, Meaning in Henry James, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1991, p. 25.
64 Henry James : The Contemporary Reviews, Kevin J. Hayes (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 191.
65 Philippe Hamon, art. cit., p. 131.
66 Christopher Prendergast, op. cit., p. 13.
67 Paul Ricœur, art. cit., p. 1042.
68 Roland Barthes, Leçon, Paris : Seuil (Points), 1978, p. 22.
69 George Levine, op. cit., p. 8.
70 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil (Points), 1953, p. 49.
71 Paul Veyne, op. cit., p. 65.
72 Contrairement à ce qu’affirmait par exemple Philippe Hamon, lorsqu’il écrivait que le discours réaliste se caractériserait par ses contradictions « entre les présupposés de départ formant un’cahier des charges’particulièrement lourd, [...] et la méconnaissance des contraintes propres du texte et de son écriture » (art. cit., p. 166-7, nos italiques). Cette idée d’une supposée « naïveté » des écrivains réalistes a bien entendu été largement déconstruite.
73 L’expression « trouble de la représentation » est utilisée par Barthes dans S/Z (op. cit., p. 204). Nous rejoignons ici les analyses de Christopher Prendergast, qui reprend et commente cette image dans les termes suivants : « it will also be one of my contentions that the area and incidence of these disruptive moments are far greater than is apparently implied by S/Z » (op. cit., p. 14).
74 Nous empruntons cette formule à Roland Barthes, qui écrivait en 1953 : « Introduire l’explication dans le mythe, c’est pour l’intellectuel la seule façon efficace de militer » (« Maîtres et Esclaves », compte-rendu d’un ouvrage de Gilberto Freyre, dans Lettres nouvelles 1 (mars 1953), 107-108, p. 108).
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