Romeo and Juliet : la (re)naissance d’un mythe littéraire
p. 65-83
Texte intégral
1À travers ce titre polysémique sont soulevés différents problèmes inhérents à la nature du mythe, qu’il nous faut mettre en exergue pour le distinguer de la légende ou du texte purement symbolique. Le doute est en effet permis quant à la nature de Romeo and Juliet car la tragédie shakespearienne n’est que très rarement citée comme étant un mythe, mais elle semble déployer à différents égards des qualités proches de celles du mythe littéraire qui font d’elle une œuvre tout à fait exceptionnelle dans la littérature occidentale.
2Le terme « (Re)naissance », par sa double lecture, implique que la tragédie Romeo and Juliet serait à la fois la réappropriation d’un mythe antique fondateur qu’elle aurait renouvelé, mais peut-être en elle-même aussi un mythe, dont la définition reste ici à établir. Si l’on se réfère aux définitions du mythe antique, il paraît bien difficile de les appliquer à la tragédie de Shakespeare étant donnée sa création relativement récente, et l’inscription de son intrigue dans un temps historique défini. Mircéa Eliade, par exemple, définissait le mythe antique selon les termes suivants : « le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements1 ». L’impossibilité d’appliquer cette définition à l’œuvre de Shakespeare ne signifie cependant pas qu’elle ne puisse partager certaines qualités d’un mythe, si l’on envisage ce terme dans une perspective élargie. L’emploi du mot « mythe » dans le langage courant moderne est assez équivoque car il tend à s’appliquer à tout type d’œuvre ayant une certaine portée sur nos vies, c’est-à-dire à des œuvres populaires auxquelles nous faisons régulièrement référence, mais aussi à des vedettes du monde du spectacle dans la mesure où celles-ci incarnent certains de nos idéaux, et constituent donc des exemples pour nous. Mais cette approche trop floue et trop englobante du mythe moderne ne prend pas en considération le fait que Romeo and Juliet est avant tout une œuvre littéraire poétique.
3La définition du mythe selon Wunenburger semble plus appropriée pour traiter d’une œuvre littéraire : « Par la catégorie du mythe [il s’agit d’entendre] la capacité de l’imagination humaine à produire des récits exemplaires, suffisamment riches et complexes pour autoriser des variations indéfinies et pour donner lieu à un partage et une transmission collectifs2 ». Dans quelle mesure la tragédie de Romeo and Juliet entre-t-elle dans cette formulation du mythe ?
La Renaissance comme pivot de l’histoire et de la culture occidentale
4Si l’on s’accorde à affirmer avec Frye que « la littérature […] incarne la mythologie dans un contexte historique3 », il convient en premier lieu d’aborder certains des courants de pensée majeurs de la Renaissance qui débuta en Angleterre presque un siècle après son émergence sur le continent. Cette période, qui fit entrer l’Europe dans l’ère moderne, fut marquée par de profonds bouleversements, à la fois scientifiques, philosophiques et idéologiques. Toutes ces révolutions, et notamment la Réforme protestante en Angleterre, ébranlèrent tellement la population et les croyances qu’elle avait tenues pour vraies depuis des siècles, que celles-ci furent définitivement remises en question. La littérature fut alors l’un des domaines les plus prolifiques de la pensée qui cherchait de nouvelles réponses pour combler les vides laissés par ces nouvelles incertitudes. Les philosophes de la Renaissance se tournèrent vers une pensée antérieure à la pensée médiévale qu’ils jugeaient imparfaite : la pensée antique. Les récits mythologiques classiques, qui constituaient l’un des principaux vecteurs de la pensée antique, furent ré-explorés, étudiés et adaptés selon le principe de l’imitation littéraire. Cette théorie supposait un retour aux textes fondateurs de la pensée et de la littérature occidentales que les artistes et poètes devaient « traduire » pour les lecteurs ou spectateurs de la Renaissance. Les artistes ne se contentaient cependant pas de copier ces modèles, mais exprimaient leur génie à travers leur habileté à faire une synthèse des maîtres du passé et à mêler celle-ci à leurs propres idées afin de donner forme à une œuvre littéraire nouvelle. Les œuvres nées de ce procédé furent donc bien plus que des imitations car elles réunissaient une pensée antique et une vision contemporaine, tout en se tournant vers l’avenir et la modernité.
5La Renaissance, en raison de sa place de pivot dans l’histoire occidentale, semble donc propice au recyclage des mythes qui se présentaient alors comme des supports de réflexion et d’explication du monde extrêmement efficaces. Ce phénomène de réappropriation constante du mythe s’explique principalement par le fait que les repères culturels et intellectuels doivent se modifier dans le même temps que les évolutions sociales : « par le détour de la fiction, il [le mythe] exprime une vérité profonde. Mais la vérité change à travers le temps. C’est pourquoi à chaque âge, sur des modèles anciens, la société réécrit ses mythes4 ». Ce fut également le cas, par exemple, au xixe siècle au moment de l’avènement de la science et des progrès terrifiants qu’elle pouvait générer. Les œuvres littéraires qui apparaissent à ces moments clés de l’Histoire sont donc, pour certaines, bien plus que des reproductions mimétiques du passé, et peuvent parfois même devenir des mythes littéraires dont la définition pose dès le départ quelques problèmes.
La recréation de motifs de la passion amoureuse par le symbole
6En effet, le mythe est étymologiquement mythos, c’est-à-dire discours ou parole, en opposition au logos (la raison, le principe créateur et rationnel). Il est donc paradoxal de considérer qu’une œuvre écrite pourrait être mythique. Mais il faut ici aborder le fait que, dès l’Antiquité, le mythe connut un passage de la forme orale à la forme écrite, comme l’illustre l’œuvre poétique d’Ovide, elle-même considérée comme un mythe littéraire. Le propre du mythe littéraire est d’être, à l’inverse du mythe antique, une œuvre écrite et signée, dont la source même réside en un ou plusieurs mythes fondateurs que l’auteur s’approprie pour révéler ses propres conceptions et sentiments, afin de refléter au plus près les nouvelles réalités de la société dans laquelle il écrit. Mais le mythe littéraire n’en demeure pas moins mythe car son sens n’est pas seulement celui du récit de ses événements, mais aussi celui déployé par les figures symboliques qui le composent. L’imitation de certains poèmes d’Ovide effectuée par Shakespeare se présente alors non pas comme un changement de forme, mais davantage comme la marque du passage définitif du mythe dans la littérature, seule capable de garantir la pérennité de celui-ci à travers les siècles.
7Pour l’écriture de Romeo and Juliet, Shakespeare s’est plus particulièrement appuyé sur le poème d’Ovide, Pyrame et Thisbé5, extrait de ses Métamorphoses, qui se présente comme le mythe fondateur de nombre de textes centrés sur les amours tragiques émergeant au cœur de communautés en prise à des conflits sociaux et générationnels. Mais la réécriture du texte ovidien sous la plume de Shakespeare présente déjà un renouvellement de sa puissance poétique et symbolique, qui répond notamment à des nécessités dramatiques, tel que le pouvoir évocatoire des vers déclamés, comme l’illustre la comparaison des paroles emplies d’amour et de désespoir de Pyrame et de Romeo :
“O hapless girl,” said he, “I have been the cause of thy death ! Thou, more worthy of life than I, hast fallen the first victim. I will follow. I am the guilty cause, in tempting thee forth to a place of such peril, and not being myself on the spot to guard thee. Come forth, ye lions, from the rocks, and tear this guilty body with your teeth.” He took up the veil, carried it with him to the appointed tree, and covered it with kisses and with tears. “My blood also shall stain your texture,” said he, and drawing his sword plunged it into his heart6.”
8Les paroles de Pyrame sont magnifiées par Shakespeare lors du dernier soliloque de Romeo, suggérant ainsi la puissance symbolique et lyrique de sa poésie qui se construit comme un appel à la compassion du public :
Why art thou yet so fair ? Shall I believe
That unsubstantial Death is amorous,
And that the lean abhorred monster keeps
Thee here in dark to be his paramour ?
[…]
Eyes look your last !
Arms, take your last embrace ! And lips, O you,
The doors of breath, seal with a righteous kiss
A dateless bargain to engrossing Death7 !
(Acte V, scène III, 102-115)
9Le dernier monologue de Romeo s’appuie ainsi sur une conceptualisation métaphorique de la mort, qui la rend intensément plus présente et pesante que dans le texte d’Ovide. La mort devient elle-même une entité capable d’aimer et de posséder ; la compagne indésirable du couple tragique. L’usage du pentamètre iambique (caractéristique des tragédies shakespeariennes), ainsi que les nombreuses exclamations désespérées, renforcent le pouvoir lyrique de cette ultime déclaration d’amour qui, par son rythme, invite le spectateur à partager cette immense douleur. Cependant, bien que la poésie shakespearienne développe son propre langage symbolique, l’écriture ovidienne demeure toujours visible par transparence sous cette accumulation de symboles et de métaphores. La reproduction de certains modèles mythiques à travers l’histoire fait donc apparaître ce que l’on pourrait appeler des motifs ou des incarnations des amours tragiques.
10Le premier motif que l’on peut d’emblée distinguer dans la pièce serait celui du couple amoureux précipité dans le tragique, dont Romeo et Juliet sont une illustration. En effet, en tant que personnages fictifs, ils font partie de ces contenus de l’imaginaire collectif qui agissent en tant que « principes d’organisation », et se retrouvent dans différentes cultures, toujours avec la même essence, mais sous des formes légèrement différentes. L’homme s’identifie à Romeo et Juliet en tant qu’images primordiales à partir desquelles se construit une pensée mythique qui vient s’adjoindre aux capacités conscientes de la rationalité humaine. À travers leur appel aux facultés inconscientes de l’homme, Romeo et Juliet feraient donc partie, au même titre que Pyrame et Thisbé ou Tristan et Iseult de notre imaginaire collectif, ce répertoire de motifs qui constitue la base, la substance même de la culture et des arts occidentaux.
11En raison de sa continuité littéraire mythique, Romeo and Juliet « apparaît comme le lieu instable et magique d’une rencontre entre la mémoire d’un discours construit dans la longue durée, et la respiration d’un discours en prise sur son temps8 », même si Romeo and Juliet ne s’inscrit naturellement pas uniquement dans le contexte spécifique de la Renaissance. En effet, l’interrogation humaine sur l’amour ne peut se restreindre à une seule époque. Celui-ci a toujours été un objet de réflexion, et de représentation artistique et mythique, sous des formes purement imaginaires et fabuleuses ou volontairement explicatives. Dès l’Antiquité, les hommes se sont tournés vers un mode d’explication du monde dérivée de constatations empiriques conceptualisées sous formes d’images qui permettaient de contenir ces réalités inaccessibles par la Raison seule. À l’image du mythe, l’amour se situe non seulement au niveau humain (car chaque homme en fait l’expérience et le ressent effectivement), mais également à un autre niveau que les mythologies antiques saisissaient en termes de divin9. Le langage mythique (par son usage d’un langage poétique au service de la recherche d’une « vérité ») paraît être le seul capable de traduire la nature de l’amour : « le mythe s’avère […] le symbole d’une vérité que l’imagination se plaît à mettre en énigmes, parce qu’elle touche un domaine que le raisonnement ne peut cerner10 ». L’image la plus utilisée dans les mythes antiques était celle des dieux qui incarnaient à la fois la double nature de l’homme (physique et spirituelle) et ces réalités métaphysiques qui échappent en partie à l’explication rationnelle. Ainsi, dans la mythologie latine, l’amour prend-il les traits de Cupidon, fils de Vénus (la beauté, les plaisirs) et de Mars (dieu de la guerre). Dans Le Banquet de Platon, il est Éros, fils de Poros et de Pénia, fruit de l’abondance et de la pauvreté. Au travers de toutes ses représentations, l’amour est toujours combinaison d’antagonismes qui ne sont pas toujours réconciliés, ce qui expliquerait son caractère malin, insaisissable et incontrôlable. Les oxymores déclamés par Romeo expriment parfaitement ce paradoxe inhérent au sentiment amoureux :
Why, then, O brawling love, O loving hate,
O anything of nothing first create !
(Acte I, scène I, 167-168)
12L’influence de ces représentations mythiques de l’amour est toujours perceptible dans toute œuvre qui dépeint les rapports amoureux, précisément parce que l’on ne peut (ou du moins l’on ne veut) expliquer intégralement l’amour au travers de la pensée scientifique qui ne peut rendre compte de la dimension « magique » de l’amour. Non seulement la science, mais également le langage, en tant que système rationnel, semblent comporter quelques faiblesses pour parler de cette force passionnelle qui, selon les idées platoniciennes, préexisterait à l’homme. Shakespeare s’est lui-même interrogé dans sa pièce sur la capacité du langage à rapporter et à fixer nos sentiments, et sur ses lacunes à cet égard :
What’s in a name ? That which we call a rose
By any other name would smell as sweet.
So Romeo would, were he not Romeo called,
Retain that dear perfection which he owes,
Without that title.
(Acte II, scène II, 43-47)
13Ainsi Shakespeare souligne-t-il, métaphoriquement, le fait qu’un signifiant ne peut représenter intégralement le signifié (c’est-à-dire le concept) auquel il est habituellement adjoint, de façon arbitraire. Ceci vient, de façon anachronique, corroborer les théories de Saussure selon qui la langue n’est que pure convention. Les signifiants seraient donc des moyens d’approche des concepts auxquels ils sont étroitement liés, mais ne pourraient révéler toutes les spécificités et ambiguïtés de ces concepts. Les deux faces du signe (l’image acoustique et le concept) qui s’appellent l’une l’autre ne se superposent pas parfaitement, et encore moins lorsqu’il s’agit de traiter de concepts qui échappent à la rigueur rationnelle. Une partie de la substance des notions abstraites fondamentales est nécessairement tronquée par la fixité du langage car le signe n’a qu’une capacité de désignation. C’est bien en ce sens que Ernst Cassirer considère que « tous les processus [artistiques] ne saisissent jamais la réalité elle-même : ils doivent, pour la représenter, pour pouvoir la fixer d’une quelconque façon, recourir au signe et au symbole11 ».
14Le mythe s’est donc tourné vers le symbole en tant qu’outil linguistique spécifique fondé sur la connotation des images12. Le symbolique implique, en tant que signe, un décalage de rapport entre un signifiant donné et le signifié qui lui est habituellement attaché. Mais dans le cas du symbole, un nouveau type de corrélation apparaît (qui n’est pas clos dans la fixité d’un sens unique émergeant du rapport entre le mot et la chose) car le symbole n’implique pas seulement un signifiant et un signifié qui s’attirent, mais une multitude de signifiés, qui se développent bien au-delà de la convention, par la jonction de la raison et de la sensibilité humaines. Le symbole serait donc l’outil pratique qui se rapprocherait le plus de la réalité, voire de la vérité, ou du moins d’une vérité métaphorique car relativement variable d’une personne à l’autre, mais qui suffit à satisfaire le besoin humain de se voir apporter une explication à tout ce qui nous entoure. Le symbole est lui-même, non seulement signe aux signifiés infinis, mais également métaphore, c’est-à-dire figure poétique visant à « présenter une idée sous le signe d’une autre idée plus frappante ou plus connue13 ».
15Le mythe fait appel à nos sens et il satisfait nos fantasmes ou nos rêves par le biais de ses outrances symboliques dans l’interprétation desquelles chacun doit s’investir personnellement, en fonction de sa propre expérience. Mais chaque mythe garde, en dépit de cet aspect subjectif de son interprétation, une dimension universelle qui l’ancre dans un imaginaire collectif, commun à l’humanité. La définition formulée par G. W. Schelling semble tout à fait pertinente pour comprendre ce qu’est le symbolique au cœur du mythe : « La synthèse des deux, où ni l’universel ne signifie le particulier, ni le particulier l’universel, mais où les deux ne font qu’un absolument, est le symbolique14 ». Si l’on accepte le fait que le symbole est le lieu de rencontre entre le particulier et le général, il apparaît que le mythe développe ainsi son propre langage, et devient un « méta-langage15 », tel que Barthes l’a défini, pour traiter de phénomènes ou notions que notre rationalité seule ne peut comprendre. Ce méta-langage met donc en avant un deuxième niveau de signification, qui viendrait se placer au-dessus des corrélations conventionnellement établies entre un signifiant et un signifié : « il y a dans le mythe deux systèmes sémiologiques dont l’un est déboîté par rapport à l’autre : un système linguistique, la langue […] et le mythe lui-même que j’appellerai métalangage parce qu’il est une seconde langue, dans laquelle on parle la première16 ». Si l’on applique cette définition à la tragédie de Shakespeare, il apparaît que Romeo et Juliet sont eux-mêmes des signes dans la mesure où ils sont à la fois signifiants et signifiés. Pris en tant que couple, Romeo et Juliet sont en fait le signe « couple amoureux ». Mais ce signe ne se suffit pas à lui-même dans la pièce. À l’échelon du méta-langage, ce signe devient à son tour signifiant, ou dans les termes de Barthes, un sens, dont le concept qui lui est rattaché serait la destruction de soi ou le suicide. Au niveau de ce système sémiologique second, le nouveau signe ou, plus exactement, la signification, devient la destruction à laquelle mène l’amour.
16Parmi les phénomènes (dépeints dans la pièce) que seul un méta-langage est à même d’amener à notre compréhension se trouvent la mort, la haine, la vengeance et l’amour que nous savons exister car nous en faisons l’expérience, mais qui restent partiellement mystérieux et incompréhensibles pour notre Raison. Le regard que Romeo and Juliet porte sur ces thèmes, la représentation que la pièce entend en donner, et les questions qu’elle soulève lui apportent une dimension métaphysique participative du mythe. Yves Peyré souligne dans cette perspective que « marque de passion, instrument de persuasion et de louange, l’expression mythologique est la compagne obligée des déclarations d’amour17 ». En effet, seul le mythe en tant que méta-langage peut nous éclairer sur l’amour, en tant que phénomène méta-physique, placé au dessus de nous dans une méta-sphère, la sphère « divine ». Ceci tient du fait que pour avoir une vision globale, exemplaire et explicative, le regard doit (toujours selon cette conception métaphysique largement répandue à l’époque élisabéthaine) venir d’au-dessus de nos vies, dans un monde à part, dont la vision est bien plus objective, car divine.
17Le discours amoureux apparaît donc comme l’un des sujets de prédilection du mythe, qui en devient l’expression la plus juste pour notre conscience. Ainsi, « le goût du mythe s’affirme surtout dans la rhétorique amoureuse où il substitue aux visages des amants ceux des dieux antiques18 », par un processus de symbolisation des héros et de leurs comportements passionnels.
La permanence du symbole shakespearien
18La notion de symbole est elle-même déjà présente dans le titre de l’œuvre de Shakespeare car celui-ci nous renvoie au chiffre « deux » (qui est nécessairement sous-entendu dans le couple amoureux) qui « exprime la dualité, la polarité, la sexualité, la division de l’unité en masculin et féminin, actif et passif, yin et yang19 ». Cette forme particulière du titre, impliquant deux protagonistes, rapproche les héros shakespeariens des grands mythes antiques tels que Amour et Psyché ou des mythes littéraires, dont Romeo and Juliet est largement inspiré, notamment Pyrame et Thisbé d’Ovide et Tristan et Iseult. Romeo et Juliet sont fixés éternellement dans ce titre à travers un lien indestructible, incarnant pour toujours deux personnalités distinctes mais inséparables. Shakespeare a donc lui-même reproduit un schéma classique de la représentation amoureuse. Il inscrit sa pièce dans une continuité mythique, et ajoute ainsi ses héros aux modèles du couple tragique, les rendant exemplaires, au même titre que leurs malheureux prédécesseurs.
19Mais Shakespeare a fait bien plus qu’une simple reprise de motifs et de symboles ovidiens car il en a lui-même produit de nouveaux, qui sont largement plus exploités aujourd’hui dans la culture populaire que ceux du poète latin. Romeo and Juliet apparaît comme un renouveau, un pivot du mythe des amours tragiques qui se serait peut-être naturellement appauvri ou éteint. Shakespeare a enrichi le mythe de Pyrame et Thisbé en approfondissant la construction des personnages et en développant les différents épisodes de l’intrigue, tout en y ajoutant de nouveaux enjeux pour produire un nouvel imaginaire de l’amour maudit, et un métalangage construit sur des motifs renouvelés.
20Tous les motifs auxquels Shakespeare a donné naissance (notamment la scène du balcon, la simulation de la mort et la « résurrection » qui s’ensuit, ou le double sacrifice en tant qu’échappatoire ultime) et qui sont sans cesse repris par les arts, et aujourd’hui les médias modernes, constitueraient donc ce que Claude LéviStrauss appelle les mythèmes, ou « grosses unités constitutives du mythe20 ». Les mythèmes sont ces séquences, personnages ou motifs relativement distincts qui se révèleraient être en fait « des transformations d’un même thème mythologique21 », repris d’âge en âge, avec des modifications de traits plus ou moins importantes. Tous ces mythèmes présentent donc un trait commun et des traits qui les différencient des autres. Mais un mythème n’a de sens que dans une globalité thématique et sémantique. Si l’on prend pour exemple le double suicide de Romeo et Juliet, on comprend que celui-ci ne présente un sens que dans la mesure où il s’inscrit dans une cause qui mène à ce suicide. Sans cela les motivations ne sont pas clairement compréhensibles et sa portée symbolique en est considérablement diminuée. De même, si l’on considère le suicide de Pyrame et Thisbé comme un mythème, on s’aperçoit que Shakespeare a retravaillé ce schéma en tant que mythème, car il en a repris le thème (le suicide causé par l’amour impossible) mais en a redéfini les traits en fonction de sa propre sensibilité et des préoccupations de son temps (comme notamment la présence angoissante de la mort dans la société élisabéthaine, liée aux épidémies de peste). Le nouveau mythème que Shakespeare a développé viendrait donc, selon la technique utilisée par Lévi-Strauss22, se placer dans la même colonne synchronique que le mythème ovidien car ils possèdent toujours tous deux ce trait commun de l’autodestruction. Par transposition, on comprend que Shakespeare a lui-même repris des éléments structurels de sa source principale et que ce sont ces mêmes éléments sous-jacents et constitutifs du mythe qui sont repris encore et toujours à travers les nombreuses adaptations du mythe des amoureux maudits.
21Le métalangage inhérent aux symboles implique un message caché qui joue sur l’expansion sémantique d’un terme, quel qu’il soit. Ainsi, outre la présence d’objets symboliques qui font partie des traditions artistiques de la représentation amoureuse (comme la bague ou la croix que Juliet offre à Romeo), la pièce déroule tout un monde de symboles, qui ne l’étaient pas a priori. Ainsi, la belle Vérone est-elle devenue le lieu de la scène amoureuse par excellence dans la littérature occidentale et dans les autres arts ; une incarnation du berceau de l’amour. Vérone elle-même a été mythifiée car elle n’est plus seulement une ville réelle, mais un symbole géographique fictif qui se situe dans un monde hors du nôtre, son signifié ayant glissé dans le métalangage du mythe. Le nom « Vérone » renvoie à une multiplicité de sens et d’images que chacun peut redéfinir selon sa propre sensibilité. La ville italienne est devenue, dans la culture occidentale, la représentation même de la scène romantique, « s’organis[ant] comme un type emblématique, à égale distance entre un contenu particulier et un contenu universel23 ». L’œuvre est donc elle-même entourée d’une part de mystère et d’universalité qui lui confère un statut de modèle exemplaire. Ce mystère est renforcé par le fait que Shakespeare a choisi de situer son action en Italie, mettant ainsi les événements à distance et oblitérant toute critique directe de la société élisabéthaine que la censure aurait prohibée. Il est même presque certain que Shakespeare lui-même ne s’était jamais rendu à Vérone et qu’il l’a tout entière imaginée. Le dramaturge a choisi pour cadre un monde à part, absolument distinct de l’Angleterre, à la fois pour renforcer l’universalité de l’intrigue et pour sortir les gens du confinement quotidien qui les aliène, inscrivant sa pièce dans une logique mythique de dépassement des limites spatio-temporelles définies. D’autre part, la nature et les origines du conflit entre Capulet et Montague ne sont absolument pas précisées et définies, ce qui invite à penser que celui-ci n’est pas dû exclusivement à des particularités sociales ou culturelles de la Renaissance, mais plus généralement, à la nature humaine. L’imprécision qui entoure cette querelle est l’un des motifs les plus souvent repris dans les adaptations modernes de la pièce que ce soient des conflits entre familles ou entre clans et que ces conflits soient religieux, idéologiques, ethniques ou inter-générationnels. Ils reflètent des spécificités humaines universelles, et leurs représentations font partie de notre patrimoine commun et de notre imaginaire collectif dans lequel les parents sont représentés comme des tyrans, et les enfants comme des rebelles incompris et réprimés.
22Le langage symbolique pourrait donc, en raison de son extraordinaire pouvoir poétique et évocatoire, être la clef de la dimension mythique de Romeo and Juliet. En effet, on peut penser que dans leur traitement du langage et dans leur appel aux fonctions sensorielles humaines, la poésie et le mythe sont relativement similaires, et parfois même confondus :
[la voie poétique et la voie du discours mythique] tendent à une description de la complexité, embrassent une matière complexe : complexité humaine, complexité du cosmos. Or c’est précisément la fonctionnalité du mythe que de décrire […] le tissage […] entre les principes organisateurs du cosmos24.
23Ce rapport au cosmos est particulièrement riche dans Romeo and Juliet et tend à sortir de leur condition de mortels, non seulement les héros fictifs, mais également les lecteurs ou spectateurs de la pièce. Les images poétiques visent en effet à transporter ceux-ci hors de l’expérience commune afin de mieux saisir, par une vision cosmique et donc globale, ce qu’est l’amour, et comment il influence leurs vies. De même, le mythe implique par nature un mouvement de pensée vers le haut. Romeo et Juliet participent concrètement à ce mouvement car ils sont constamment représentés au-dessus de nous, que ce soit physiquement (comme dans la scène du balcon) ou spirituellement.
L’identité symbolique distincte de Romeo et Juliet
24La notion de mythification est par conséquent bien plus importante encore au niveau des deux héros qui semblent avoir développé leur propre statut mythique au-delà même de l’intrigue qui leur a donné naissance.
25Ainsi Romeo compare-t-il Juliet au soleil, l’astre majestueux par excellence, symbole de vie et de spiritualité céleste :
It is the east, and Juliet is the sun.
Arise, fair sun, and kill the envious moon,
Who is already sick and pale with grief
That thou, her maid, art far more fair than she.
(Acte II, scène II, vers 3-6)
26Ceci place d’emblée Juliet hors de la sphère terrestre. À travers son amour pour Romeo, et l’amour qu’il lui porte, elle tend vers l’amour absolu, celui qui rapproche de la divinité et de l’éternité. Platon (par un recours à des images mythiques) explique dans Le Banquet que la fin vers laquelle tend l’amour est l’immortalité, qui peut être atteinte dans la reproduction sexuelle des amants. Mais Romeo et Juliet ont atteint cette immortalité uniquement à travers leur amour et la plume de Shakespeare, la reproduction sexuelle leur étant refusée. À l’inverse de Tristan et Iseult dont l’amour naît grâce au philtre d’amour (qui représente métaphoriquement la flèche de Cupidon), Romeo et Juliet sont frappés d’une force invisible, inexplicable qui tient elle-même du métaphysique. Leur amour fulgurant semble s’épanouir hors de l’expérience humaine commune, et nous ne pouvons pas rationnellement le comprendre même au travers des symboles et métaphores qui ne nous en transmettent qu’une partie ; il devient amour surnaturel, sacré. De même, Mercutio se réfère-t-il aux êtres surnaturels qui peuplent les mythes antiques pour parler de la naissance imaginaire de l’amour au cœur des hommes, notamment à travers son allusion à la Reine Mab, « the fairies’midwife » (Acte I, scène iv, vers 54), déesse de l’amour, de la guérison et de la fertilité qui faisait usage de magie et de charmes ensorceleurs. Mercutio la dépeint comme un démon qui viendrait, à l’image de Cupidon, frapper d’amour tous les hommes, sans distinction :
And in this state she gallops night by night
Through lovers’brains, and then they dream of love ;
O’er the courtiers’knees, that dream on curtsies straight,
O’er the lawyers’fingers who straight dream on fees ;
O’er the ladies’lips, who straight on kisses dream,
Which oft the angry Mab with blisters plagues
(Acte I, scène IV, 70-75)
27L’amour serait donc, dans la pièce, le fruit des fées, des êtres fantastiques et merveilleux, qui rattachent la pièce au monde des divinités. Ou peut-être l’amour serait-il lui-même le véritable élément surnaturel de la pièce. En effet, dans la lignée des idées platoniciennes, il est fruit de la volonté des dieux et prend lui-même la forme d’un génie, allant çà et là entre les deux sphères, arrachant les hommes à leur primitivité. Il est également remarquable que Juliet elle-même soit dépeinte comme un être extraordinaire, presque surnaturel, qui semble passer d’une sphère à l’autre comme un intermédiaire entre les deux. Lorsque Juliet se réveille de son sommeil lourd comme la mort, qu’il est censé imiter, elle semble revenue du royaume des morts, telle Osiris25. Juliet s’apparente ainsi aux divinités, aux êtres supérieurs à qui il a été donné de voir l’au-delà. Et c’est donc, par son caractère de démon ou de génie (dans le sens platonicien du terme) que Juliet rejoint très justement la sphère divine, avec celui qu’elle a choisi. Ceci n’est possible qu’en raison de la correspondance spéculaire qui existerait entre les deux sphères (selon la doctrine de la Chaîne des Êtres26) dont le symbole se fait le médiateur.
28Les symboles relient implicitement l’homme au cosmos, ils rassemblent les contradictions naturelles et métaphysiques. En refusant l’autorité parentale, Romeo et surtout Juliet vont à l’encontre, non seulement de l’ordre social, mais aussi de l’ordre divin. Romeo and Juliet serait ainsi à la fois la mise en scène des conflits terrestres entre les héros et la structure sociale qui refuse leur union, mais aussi de leur combat contre le destin (et donc implicitement la volonté divine) qui refuse, lui aussi, qu’ils soient unis sur terre. Cependant, Juliet ne doit pas être considérée comme un être inaccessible, hors de la portée humaine, que Romeo ne pourrait atteindre. Romeo est également un idéal divin pour Juliet, « the god of [her] idolatry » (Acte II, scène ii, vers 14). Et c’est cet échange, traduit dans leurs sonnets communs, qui rend leur amour exceptionnel :
Romeo : If I profane with my unworthiest hand This holy shrine, the gentle sin is this, My lips, two blushing pilgrims, ready stand To smooth that rough touch with a tender kiss.
Juliet : Good pilgrim, you do wrong your hand too much, Which mannerly devotion shows in this, For saints have hands that pilgrims’hands do touch, And palm to palm is holy palmers’kiss.
Romeo : Have not saints lips, and holy palmers too ?
Juliet : Ay, pilgrim, lips that they must use in prayer.
Romeo : O then, dear saint, let lips do what hands do : They pray, grant thou, lest faith turn to despair.
Juliet : Saints do not move, though grant for prayers’sake.
Romeo : Then move not while my prayer’s effect I take.
(Acte I, scène V, 90-103)
29Ce partage de la beauté divine, par leurs paroles enlacées empruntes d’une expression religieuse très forte, les rend inséparables, indissociables, même après la mort. Les deux jeunes héros ont sacrifié ensemble leur vie dans un élan commun de don de soi jusqu’à l’ultime métamorphose, les faisant ainsi devenir, en tant que couple, les « star-crossed lovers27 », des incarnations symboliques des amants maudits qui ont atteint l’absolu vers lequel tendraient les êtres humains désirants. Dès leur rencontre, Juliet se rapproche du métaphysique, de ce qui est incompréhensible et inaccessible pour l’homme. Romeo sait donc instinctivement que son amour pour Juliet sera extra-ordinaire. De même, à différentes reprises dans la tragédie, Juliet est placée au-dessus du commun des hommes, non seulement physiquement lors de la scène du balcon, mais aussi à travers les termes utilisés pour la dépeindre :
O speak again, bright angel, for thou art
As glorious to this night, being o’er my head,
As is a winged messenger of heaven
Unto the white-upturnèd wondering eyes
Of mortals that fall back to gaze on him.
(Acte II, scène II, vers 27-31)
30Ce cliché pétrarquisant inscrit les deux jeunes héros dans les représentations traditionnelles du couple en littérature à cette époque, mais l’usage que Shakespeare en fait se présente comme une critique de cette idéalisation de la femme aimée. La distanciation convenable entre les amoureux s’efface, en effet, dès les premiers sonnets déclamés par le couple, dans lesquels se conjuguent leurs sentiments, sans aucune réserve. Par cette référence, Shakespeare laisse donc entendre que ses héros incarnent une nouveauté exceptionnelle de l’expression amoureuse. Ils personnifient ce mélange entre ordinaire de l’amour (qui stimule l’identification du lecteur/spectateur) et extrapolation extraordinaire des sentiments et réactions (qui participe à leur nature exceptionnelle, exemplaire). Les multiples images poétiques déployées au cours de la pièce suggèrent que Romeo considère Juliet comme étant entièrement amour, participative des forces métaphysiques qui pourraient alors l’arracher, lui aussi, à l’expérience humaine commune dont il fait encore partie. Mis en parallèle avec la position de Juliet, en hauteur sur le balcon, Romeo incarne l’homme à qui, selon Platon, il est donné de contempler la beauté divine dans toute sa pureté. Cet individu qui est en contact direct avec l’au-delà est nécessairement heureux, mais la pièce est constamment marquée du poids de l’impossibilité d’atteindre cet au-delà sans passer par la mort, qui devient le seul trait d’union entre le terrestre et le divin, et qui accompagne leur relation tout au long de la pièce. Cependant, la mort des deux jeunes héros ne les précipite pas uniquement dans un au-delà métaphysique perçu comme éternel, mais également dans une « après-vie » littéraire et artistique qui suggère une permanence et une récurrence du symbolisme qu’ils incarnent, et qui pourrait être comprise comme une permanence mythique.
La Liebestod
31Dans cette perspective, Romeo et Juliet deviennent tout entiers symboles de l’amour dont la mort est la seule issue possible. Tout comme Pyrame et Thisbé, ils apparaissent comme des héros métamorphosés, par leur amour bien sûr, mais aussi par son pendant, la mort. En effet, après leur destruction, Romeo et Juliet accèdent à la sphère divine, la seule qui pouvait accueillir, accepter et voir croître leur amour. Celui-ci ne pouvait pleinement s’épanouir sur terre tant il était en contradiction avec la finitude du conflit qui dévorait la société véronaise et avec les contraintes illusoires établies par l’homme. Northrop Frye explique dans ce sens que « rien de ce qui transgresse les barrières de l’expérience commune ne peut rester dans le monde de l’expérience commune28 ». La mort semble donc être la seule issue possible à la réalisation de leur amour qui appartenait dès ses prémices à un monde hors du nôtre. Juliet elle-même est décrite par Romeo comme une beauté trop parfaite pour se contenter d’appartenir à la sphère terrestre qui ne peut saisir sa dimension exceptionnelle : « Beauty too rich for use, for earth too dear » (Acte I, scène v, vers 44).
32Cette notion de mort inhérente à l’amour, comme deux aspects d’une seule et même entité, rapproche nos héros du mythe de la Liebestod29, dont la formation sémantique30 même montre que les deux notions de mort et d’amour sont indissociables. En effet, ce mythe nous présente une face de l’amour ultime dans lequel les amants, soumis au joug du destin dont ils ne peuvent se soustraire, et donc métaphoriquement aux dieux, atteignent un point où leur amour ne peut s’épanouir que dans la dissolution ultime de leurs êtres, en une métamorphose permanente qui, dans Romeo and Juliet n’est pas littéralement exprimée mais qui se traduit à travers leur statut de motifs et leur permanence littéraire. Dans cette situation, la pulsion d’amour devient irrémédiablement pulsion de mort. Freud expliquait ainsi dans son essai Au-delà du Principe de plaisir31 que les pulsions sont des forces à l’œuvre dans notre psychisme, non instinctives, qui conduisent l’homme à décharger les tensions qu’il a accumulées. Freud a lui-même établi un parallèle entre les pulsions de vie ou Éros (qui correspondent à la sexualité au sens large, ainsi qu’à l’usage des sens) et Thanatos, les pulsions de mort qui sont liées à une poussée visant à l’autodestruction. Le lien entre Éros et Thanatos au cœur même du psychisme renforce le caractère consubstantiel de l’amour et de la mort.
33Dans le cas de la Liebestod, dans la lignée de laquelle s’inscrit Romeo and Juliet, les contraintes extérieures sont tellement fortes qu’elles mènent à une exacerbation de ces pulsions. Après le « décès » de Juliet, Romeo se retrouve privé de l’objet qu’il a narcissiquement investi, car il avait trouvé en elle son miroir, son autre moitié, et il en va de même pour elle après le suicide de son mari. L’idéalisation que l’un fait de l’autre, au travers de l’amour, ne précipiterait donc pas la vie, mais la mort car chacun devient incomplet, dépossédé de soi-même, sans l’autre. La mort violente devient alors l’instrument de leur amour, et c’est elle qui les précipite dans le divin, et dans le mythe. L’équilibre entre les deux pulsions est rompu et la pulsion de mort devient éminente, faisant revenir l’individu à son état originaire de non-vivant. Mais il semble qu’au contraire dans Romeo and Juliet, la mort soit génératrice de vie mais, cette fois, une vie symbolique littéraire accordée par le public, et donc éternelle. Shakespeare insistait lui-même sur la valeur conservatrice de la littérature, bien après la mort :
When in eternal lines to time thou growest
So long as men can breathe or eyes can see,
So long lives this and this give life to thee32.
34L’amour tragique est donc le seul qui puisse véritablement se rapprocher du mythe car il implique l’ombre du divin, en parallèle avec son développement, jusqu’à l’issue fatale. En effet, le procédé même de la tragédie est de purger les angoisses humaines, selon le principe de la catharsis, défini par Aristote : « La tragédie est l’imitation d’une action de caractère élevé et complète, d’une certaine étendue, dans un langage relevé suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation, propre à pareilles émotions33 ». Le mythe s’avère alors le langage idéal pour la tragédie car celle-ci (comme le mythe) vise à atteindre, par un procédé de mise en images, les sentiments profonds de l’homme. De plus, la tragédie met généralement en scène les conflits entre les désirs individuels et l’organisation sociale qui les étouffe. Le mythe, quant à lui, reproduit exactement le même schéma, mais à un niveau supérieur, plus proche du métaphysique, devenant ainsi ce que l’on pourrait appeler une méta-tragédie. En effet, ce thème du refus des limites imposées à l’homme par quelque force que ce soit se retrouve dans les mythes qui « racontent ces conflits primordiaux entre l’organisation socioculturelle et les besoins instinctifs individuels […], antagonismes que [le mythe] résout34 ». L’antagonisme amoureux est donc nécessairement résolu dans la mort et dans l’accession des héros au divin, et au mythe. Juliet elle-même est consciente de ce paradoxe :
My husband is on earth, my faith in heaven ;
How shall that faith return again to earth,
Unless that husband send it me from heaven
By leaving earth ?
(Acte III, scène V, 205-208)
35L’affiliation de Romeo et Juliet aux éléments naturels, fondamentaux, de la vie les assimile à l’univers dont ils deviennent des constituants symboliques, à la fois au niveau terrestre et, après leur mort, à l’échelle divine. Les héros shakespeariens semblent donc évoluer en permanence dans cet espace intermédiaire entre l’humanité du public et la nature divine des héros mythologiques antiques. Le langage teinté d’allusions au sacré et aux figures divines n’a pas pour dessein unique d’inscrire Romeo et Juliet dans une perspective religieuse de l’amour, mais de les situer dans un monde qui n’est ni tout à fait un autre, ni tout à fait le nôtre. Seule cette construction des héros à un double niveau permet de viser l’émergence d’une identification emplie d’admiration, qui élève Romeo et Juliet au statut de modèles inspirateurs, affirmé à travers les siècles. Et c’est en cela que tient leur métamorphose, un passage dans le langage symbolique, plus qu’un changement physique de forme.
Conclusion
36Romeo et Juliet peuvent par conséquent être considérés comme les symboles, non seulement de la tragédie inhérente à l’amour né dans la haine, mais aussi d’un idéal amoureux dans lequel les deux amants ne font qu’un. En tant que figures littéraires les deux héros se présentent comme des personnages « bidimensionnels ». En effet, ils sont non seulement personnages de fiction (avec une vie, un passé, un caractère et une apparence physique tels qu’ils ont été imaginés par Shakespeare), mais aussi, et de manière plus substantielle, des symboles exemplaires car ils portent en eux une « signification » (dans le sens entendu par Roland Barthes). Romeo et Juliet s’inscrivent donc dans la lignée des héros mythiques, antiques et modernes, car ils n’ont pas seulement un rôle à jouer dans leur intrigue dramatique (ce qui impliquerait qu’ils seraient associés uniquement à la Renaissance anglaise), mais ils sont aussi des symboles sur lesquels on réfléchit, on s’attendrit, on s’émeut, car ils viennent satisfaire nos angoisses et répondre à certaines de nos interrogations. C’est donc peut être cet équilibre subtil entre la simplicité des personnages (avec leur impulsivité et leurs défauts) et le caractère exceptionnel, fictif et métaphysique de leur expérience qui les rend si proches de nous. Ils sont objets de notre réflexion et de notre sensibilité, et sujets (actifs) de notre culture et de nos arts.
37La tragédie Romeo and Juliet s’est, par le biais de ses images primordiales, installée dans la culture populaire occidentale en ce qu’elle fournit la base de nombre de nouvelles créations artistiques, picturales ou littéraires. Ses motifs l’inscrivent dans notre imaginaire collectif par le biais des innombrables adaptations qui en ont été faites depuis quatre siècles. La littérature, et plus récemment le cinéma, se sont nourris de l’œuvre pour fonder leurs propres significations et appels à notre sensibilité. L’enjeu amoureux dépasse toutes restrictions spatiales et temporelles, et les reprises successives qui ont été faites de la pièce nous invitent à penser que les motifs mis en exergue dans la pièce seront éternellement porteurs de signification symbolique ; les conflits sociaux sont inhérents au développement humain, ainsi que l’amour et la recherche effrénée d’une échappatoire, quelle qu’elle soit. Shakespeare a donc dépeint la nature humaine dans son ensemble, et le fait qu’il se soit largement appuyé sur le texte ovidien corrobore l’idée d’une vision globale de l’humanité qui ne peut se restreindre à une société donnée et dont Romeo et Juliet sont les exemples les plus populaires. Par conséquent, le symbolique de la pièce ne se trouve pas seulement dans son intrigue. La pièce elle-même, en tant qu’œuvre d’art, est devenue symbole, c’est-à-dire une métaphore à la capacité évocatrice très forte, qui peut être comprise et reprise dans d’autres contextes sous les formes les plus variées, de la simple allusion détournée à l’adaptation sur de nouveaux supports, tels le cinéma ou la télévision. La simple évocation de son titre fait référence à tout un monde d’images appelant à la sensibilité des spectateurs et qui ne nécessitent pas d’explications supplémentaires. Si, à l’inverse des mythes antiques, fondateurs, les événements relatés dans Romeo and Juliet n’ont pas fondamentalement modifié la condition humaine, il semble que l’œuvre a profondément enrichi la littérature occidentale qui l’a suivie. Et c’est en ce sens que la pièce peut elle-même être considérée comme fondatrice.
38Finalement, ce serait peut-être le mystère qui entoure l’aura de Romeo and Juliet, en tant que pièce au pouvoir inspirateur exceptionnel, qui lui conférerait son statut de mythe car cette œuvre est elle-même double signifiant de l’amour et de la tragédie, dans l’une de ses formes les plus abouties, une mise en abyme éternelle des principes fondamentaux de la nature humaine.
Notes de bas de page
1 Mircéa Eliade, Aspects du Mythe, Paris, Gallimard, 1958, p. 15.
2 Jean-Jacques Wunenburger, La vie des images, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1995, p. 27.
3 Northrop Frye, La parole souveraine, La Bible et la littérature II, traduit de l’anglais par Catherine Malamoud, Paris, Seuil, collection Poétique, 1994, p. 9.
4 Christophe Carlier et Nathalie Griton-Rotterdam, Des mythes aux mythologies, Paris, Ellipses, 1994, p. 91.
5 Pyrame et Thisbé ne constitue pas la seule source de Romeo and Juliet. En plus de ce mythe, il semble que Shakespeare se soit largement inspiré de The Tragicall Historie of Romeus and Juliet d’Arthur Brooke, elle-même dérivée d’un texte italien du XIIIe siècle de Matteo Bandello.
6 Ovide, « Pyramus and Thisbe » in Metamorphoses, Goold G. P. (ed.), Cambridge, Mass., London, Harvard University Press, W. Heinemann, 1984
7 William Shakespeare, Romeo and Juliet, Jill L. Levenson (ed.), Oxford University Press (The Oxford Shakespeare), 2000.
8 Frédéric Monneyron & Joël Thomas, Mythes et littérature, Paris, Presses Universitaires de France (Que sais-je ?), 2002, p. 121.
9 Le terme « divin » doit ici être entendu dans un sens métaphorique détaché de toute empreinte d’une foi religieuse. Il tient à la qualification d’une dimension transcendantale, ou métaphysique, dans une perspective médiévale et élisabéthaine de la Chaîne des Êtres.
10 Christophe Carlier & Nathalie Griton-Rotterdam, op. cit., p. 91.
11 Ernst Cassirer, Langage et mythe, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973, p. 42.
12 Le rapport étroit entre mythe et symbole entre dans la définition du mythe formulée par Mircéa Eliade, notamment dans Aspects du mythe.
13 Pierre Fontanier, Les figures du discours (1830), Paris, Flammarion, 1968.
14 G. W. Schelling Textes esthétiques, Klincksieck, 1978, p. 45.
15 Roland Barthes utilise ce terme pour parler du mythe en tant que système sémantique second qui viendrait se placer au-delà du langage commun basé sur le signe.
16 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 188.
17 Yves Peyré, La voix des mythes dans la tragédie élisabéthaine, Paris, CNRS éditions, p. 18.
18 Christophe Carlier & Nathalie Griton-Rotterdam, op. cit., p. 58.
19 Luc Benoist, Signes, symboles et mythes, Paris, Presses Universitaires de France (Que sais-je ?), 1994, p. 71.
20 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1972, p. 243.
21 Ibidem.
22 Claude Lévi-Strauss entreprend une classification dans un tableau des différents mythèmes qui se retrouvent dans « différentes variantes connues d’un mythe », et qui formeraient la structure synchro-diachronique d’un mythe. Ainsi, les rangées de son tableau correspondent aux séquences diachroniques « qui doivent être lues synchroniquement », cette synchronie étant mise en évidence dans les colonnes. Lévi-Strauss explique qu’« en appliquant systématiquement cette méthode d’analyse structurale on parvient à ordonner toutes les variantes connues d’un mythe en une série, formant une sorte de groupe de permutation, et où les variantes placées aux deux extrémités de la série offrent, l’une par rapport à l’autre, une structure symétrique mais inversée », p. 257 (Anthropologie Structurale, Paris, Plon, 1972).
23 Jean-Jacques Wunenburger, La vie des images, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1995, p. 17.
24 Ibid., p. 49.
25 Selon la mythologie égyptienne, après avoir été découpé et ses morceaux éparpillés, le corps d’Osiris retourna à la vie grâce au souffle magique d’Isis. Celle-ci mit alors au monde le fruit de son union avec son mari, brièvement ressuscité.
26 L’idée principale au centre de cette doctrine (proche de la notion d’axis mundi, ou de dimension verticale du cosmos) est que le monde (et toutes les créations naturelles) serait organisé en segments placés hiérarchiquement sur une ligne verticale. Au sommet de cette chaîne se trouve Dieu, placé au-dessus de l’Homme. Ce dernier ne peut pas transcender sa place sur cette chaîne, au risque de se voir écraser par les forces divines, mais il doit néanmoins tenter de se rapprocher du divin, afin de se distinguer du segment du règne animal, juste au-dessous de lui. Cette organisation structurée du monde est à relier à la doctrine des correspondances qui soutenait que chaque segment de cette chaîne se reflétait dans les autres segments, établissant ainsi un rapport de cause à effet spéculaire entre eux.
27 Prologue de Romeo and Juliet.
28 Northrop Frye, Shakespeare et son théâtre, traduit de l’anglais par Charlotte Melançon, Québec, éditions du Boréal Express, 1998, p. 54.
29 Le terme Liebestod s’applique à des œuvres littéraires, des légendes et contes folkloriques, mettant en scène des amours impossibles entre jeunes gens en raison de l’opposition parentale. Le nom de Liebestod n’apparut qu’au xixe siècle avec Richard Wagner qui composa un opéra inspiré du mythe de Tristan et Iseult, l’une des premières incarnations populaires de la Liebestod. Le mythe de la Liebestod était très populaire dès la Renaissance (notamment à travers les études d’Ovide), au moment où, tel que l’affirme Denis de Rougemont, il est passé du sacré au profane. (Pour plus de précisions sur cette notion, consulter The Oxford Shakespeare : Romeo and Juliet, Jill L. Levenson (dir.), Oxford, Oxford University Press, 2000).
30 En allemand, Liebes signifie « amour » et Tod, « la mort ».
31 Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir » dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 2001 (1927).
32 Shakespeare, Sonnet XVIII, in The Illustrated Stratford Shakespeare, London, Chancellor Press, 1991.
33 Aristote, Poétique, Paris, Le Livre de Poche classique, 1990, art.6, 1449b.
34 http://www.cvm.qc.ca/encephi/CONTENU/ARTICLES/mythe2.htm (le 27 octobre 2004).
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