De Prométhée à Frankenstein, ou d’un mythe à l’autre
p. 27-44
Texte intégral
1Fruit de la conjonction d’un rêve, d’un jeu littéraire et de conversations philosophiques entre Lord Byron et Percy Bysshe Shelley auxquelles Mary Shelley assista en silence, Frankenstein naquit, non du vide mais du chaos, à l’instar de la conception que défend l’auteur dans la préface quant à l’origine de toute invention : « Invention, it must be humbly admitted, does not consist in creating out of void, but out of chaos ». « Everything must have a beginning, to speak in Sanchean phrase ; and that beginning must be linked to something that went before1 », note-t-elle à ce propos. Travaillé par l’origine et la filiation, à l’instar des grands mythes antiques, le récit, par son sous-titre, s’inscrit dans la filiation du mythe de Prométhée. Les conditions de sa naissance (le chaos dont il procède et qui soulève la question de l’origine), aussi bien que les questions qui l’animent, auraient-elles été favorable à l’émergence d’un nouveau mythe, d’un mythe moderne, pour reprendre le terme de Mary Shelley dans le sous-titre « the Modern Prometheus » ? Les analyses de Mircea Eliade qui considère que le mythe porte toujours sur l’origine inciteraient à aller dans ce sens, de même que les thèses de la plupart de ceux qui se sont penchés sur le mythe jusqu’à Lévi-Strauss et qui s’accordent sur le fait que le mythe apporte une réponse à des phénomènes inexpliqués, voire résout une contradiction (Lévi-Strauss). En effet, Frankenstein renoue, en une période marquée par le triomphe de la science moderne, du Logos, avec les réponses des anciens aux enjeux des temps nouveaux (Mary Shelley souhaitait que son roman soit de ceux qui interrogent l’énigme de l’être : « One which would speak to the mysterious fears of our nature and awaken thrilling horror2 »), plus qu’avec la lettre des textes d’Hésiode, d’Eschyle et d’Ovide que le roman reprend en mêlant les diverses versions du mythe de Prométhée. Il réaffirme la pertinence de ce qui fonde celui-ci en une période qui se penche, d’une manière nouvelle, sur les conséquences de la domination du Logos, donnant naissance à un mythe moderne3.
Sécularisation et fragmentation du mythe
2Au premier regard, le mythe de Prométhée a plutôt perdu de son assise dans le traitement que Frankenstein opère de ses figures. Les références à Dieu sont la plupart du temps réduites à des ponctuations ou des formes exclamatives telles : « Good God ! », ou « Heaven bless my beloved sister4 ! », dans lesquelles le sens religieux semble avoir reculé pour ne plus être qu’expression convenue. Jean-Jacques Lecercle note que même la référence à Milton participe de la sécularisation du texte, la répétition de la création « transforme le tragique divin du mythe en grotesque farce humaine. Mettant en quelque sorte la création à la portée de toutes les bourses, elle fait perdre à la genèse sa majuscule, engage la multiplication compulsive des répétitions5 ». Il conclut : « Victor le savant annonce que l’homme est son propre créateur, que le progrès scientifique va glorifier la créature et marginalise le Créateur : il tend asymptotiquement vers la formule de La Mettrie, ou plutôt vers le Prométhée délivré de Shelley, et vers le jeune Marx6 ». Shelley n’avait pas encore écrit son célèbre poème, mais celui-ci était en gestation et il avait lu et débattu du Prométhée d’Eschyle avec Mary7. La figure du mythe devait devenir le support de son idéalisme. Toutefois, la sécularisation du mythe devrait plutôt contribuer à sonner la fin de celui-ci, Jean-Jacques Lecercle relève donc les rapports plus ambigus que le roman entretient avec la figure de Dieu. « Dieu est mort. Mais comme le texte est compromis, voilà qu’il reparaît ailleurs, dans la nature, comme cette Omnipotence du Mont Blanc qui remplit les spectateurs d’une terreur sacrée. Autant dire qu’il ressurgit dans le discours du sublime8 », citons :
The immense mountains and precipices that overhung me on every side, the sound of the river raging among the rocks, and the dashing of the waterfalls around, spoke of a power mighty as Omnipotence – and I ceased to fear or to bend before any being less almighty than that which had created and ruled the elements, here displayed in their most terrific guise9.
3Suivant Lévi-Strauss, pour qui « l’objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction », Jean-Jacques Lecercle considère que « si Frankenstein est un mythe, [...] c’est parce qu’il constitue une solution imaginaire [...] à une contradiction réelle10 ». Les contradictions du texte sont l’essence de son caractère mythique. Le traitement de la figure de Prométhée n’est dès lors qu’un des versant des contradictions du récit (qui sont de trois ordres : contradiction narrative, contradiction historique et contradiction subjective), par lequel « le couple blasphématoire célèbre et en même temps dénie la mort de Dieu11 », de même que la contradiction est au cœur des diverses versions du mythe de Prométhée « car le rebelle reconnaît la puissance de Zeus au moment même où il transgresse ses lois12 ». Pour Jean-Jacques Lecercle, la filiation d’un mythe à l’autre tient dès lors dans la reproduction des caractéristiques structurales du récit mythique. Il montre comment Frankenstein « ne saurait être qu’une version perverse et blasphématoire d’un mythe de création13 ».
4Par ailleurs, la plupart des critiques ont déplié la complexification de la trame du mythe originaire dans Frankenstein : mélange des versions d’Ovide et d’Eschyle, distribution de la figure de Prométhée entre Frankenstein et le monstre, contribuant ainsi à lui conférer une plus grande ambiguïté. Si pour Jean-Jacques Lecercle, celle-ci participe des contradictions du récit, l’accent se trouve plus souvent porté sur la fragmentation du mythe, participant de la monstruosité du récit, signe d’un changement d’époque et de paradigme, de la perte du sens consécutive à la mort de Dieu qui marque le récit. Comment comprendre en ce cas la dimension mythique de Frankenstein ? En donnant comme sous-titre à son roman « The Modern Prometheus », Mary Shelley ne percevait-elle pas qu’au-delà du démembrement du mythe opéré par son récit, l’enjeu en était plutôt une réécriture du mythe dans les conditions de la modernité ?
Le mythe
5Lacan fait écho à la thèse de Lévi-Strauss (auquel il rend hommage), mais il souligne le rapport du mythe aux conditions épistémologiques dans lequel celui-ci est produit : « Un mythe est toujours une tentative d’articuler la solution d’un problème14 ». Il relève à plusieurs reprises, suivant Freud, la différence d’époque entre Œdipe et Hamlet et l’incidence subjective du savoir concernant le meurtre du père pour Hamlet, corrélatif à « l’effet qu’introduit notre savoir15 ». En un temps où il s’inscrit dans une perspective structuraliste, il rapporte le mythe aux conditions de discours du temps :
Il s’agit de passer d’un certain mode d’explication de la relation au monde d’un sujet ou de la société en question à un autre – la transformation étant nécessitée par l’apparition d’éléments différents, nouveaux, qui viennent en contradiction avec la première formulation. Ils exigent en quelque sorte un passage qui est comme tel impossible, qui est une impasse16.
6La filiation « mythique » de Frankenstein à Prométhée ne réside pas simplement dans une analogie de structure mais dans le lien que ces textes portent aux conditions de discours de l’époque qui les a produits. Lacan note à cet égard que l’écriture même de Platon est travaillée par l’opposition du Mythos et du Logos : « À travers toute l’œuvre platonicienne, dans le Phédon, dans le Timée, dans La République, nous voyons surgir des mythes au moment qu’il en est besoin pour suppléer à la béance de ce qui peut être assuré dialectiquement17 ». Le mythe surgit dans les impasses de la dialectisation. Il devient pour Lacan, énonciation d’une vérité non-dialectisable. Il note par ailleurs : « C’est au point où il distingue de toute autre sorte de connaissance l’épistémè, la science que, singulièrement, [Platon] laisse la parole, de façon ambiguë, à celle qui, à sa place, va s’exprimer par le mythe18 », que Socrate laisse parler Diotime dans Le Banquet. Pour sa part, Frankenstein renoue avec le fondement des mythes en venant rappeler, en un temps où le progrès de la science allait remanier complètement la pensée, ce que la science refoule et qui se trouvait porté par les mythes.
7Un travail antérieur me conduisit à poser, en prenant appui sur Lacan, que le mythe moderne repose sur trois conditions : le mythe véhicule un savoir inconscient, il véhicule un savoir sur le sujet de l’inconscient en opposition au discours de la science, le mythe suppose que soit préservée la croyance en l’existence de l’Autre19. La manière dont Lacan retravaille l’opposition entre le Mythos et le Logos comme écritures, supportées par des discours de natures différentes (l’un supposant que le réel soit rationnel, l’autre comme énonciation d’une vérité gisant dans les impasses de la dialectique), permet de montrer comment cette seconde condition n’est pas uniquement relative à une époque et permet d’établir un lien entre mythe moderne et mythe classique, entre Frankenstein et Prométhée. Lacan indique par ailleurs, dans le séminaire Le Transfert, que l’énigme concernée par le mythe est souvent attribuée chez Platon à l’Autre, aux dieux, tandis qu’il souligne déjà dans ce même séminaire que le mythe porte sur l’énigme de l’objet « qu’il y a là, derrière » et qui introduit « dans le sujet lui-même une telle vacillation » (l’agalma)20. « Tout mythe se rapporte à l’inexplicable du réel, et il est toujours inexplicable que quoi que ce soit réponde au désir », indique-t-il encore21. La question de l’objet se corrèle à celle de la castration de l’Autre, que Lacan finit par situer au fondement du mythe.
8Dans L’envers de la psychanalyse, Lacan met l’accent sur la valeur de fiction de la vérité du mythe d’Œdipe, mais pour montrer sa pertinence et l’usage que l’on peut en faire. Freud prend appui sur le complexe d’Œdipe dans la mesure où « l’Œdipe joue le rôle du savoir à prétention de vérité22 ». « Le savoir à la place de la vérité [...], c’est le mythe23 », poursuit-il. Il indique enfin que le recours au mythe d’Œdipe a « quelque chose de sensationnel24 », en ce qu’il porte un savoir sur le fait que « le père, dès l’origine, est castré25 ». Telle est la vérité que « le foisonnement de tous les mythes articule en clair26 », bien avant que Freud fasse le choix du mythe d’Œdipe qui opère un « rétrécissement » des vérités portées par les mythes du père.
9Ainsi le rapport du mythe à la vérité tient, pour Lacan, dans l’écriture de la castration de l’Autre, à laquelle le mythe procède. Faire porter l’accent sur la castration de l’Autre permet d’affiner la seconde condition nécessaire à la constitution du mythe telle que je l’ai énoncée (le mythe véhicule un savoir sur la division du sujet de l’inconscient en opposition au discours de la science) et de faire le lien entre le mythe antique et le mythe moderne.
10La castration de l’Autre s’avère en effet l’enjeu tant du mythe de Prométhée, en particulier dans la version d’Eschyle, que de Frankenstein. Le lien de l’un à l’autre réside dans le secret qu’ils énoncent et qui contribue à la dimension mythique de ces deux récits.
La castration de l’Autre
11La lecture du mythe d’Œdipe que propose Lacan dans L’envers de la psychanalyse déplace l’accent du contenu manifeste du mythe vers son contenu latent. « Un mythe, c’est un contenu manifeste27 », énonce-t-il. Il ajoute « Le contenu manifeste, il faut le mettre à l’épreuve. Et ce faisant nous allons voir que ce n’est pas si manifeste que ça ». La vérité du mythe gît dans le contenu latent, elle tient à ce que « la vérité ne saurait s’énoncer que d’un mi-dire », parce qu’elle concerne l’innommable de la jouissance28. Il note en effet, que Freud ne traite pas la pièce de Sophocle comme un mythe :
Le complexe d’Œdipe tel que nous le raconte Freud quand il se réfère à Sophocle n’est pas du tout traité comme un mythe. C’est l’historiole de Sophocle moins, vous allez le voir, son tragique. Selon Freud, ce que révèle la pièce de Sophocle, c’est qu’on couche avec sa mère quand on a tué son père – meurtre du père et jouissance de la mère, à entendre au sens objectif et subjectif, on jouit de la mère et la mère jouit29.
12« Qu’Œdipe ne sache pas qu’il a tué son père, ni non plus qu’il fasse jouir sa mère, ou qu’il en jouisse, ne change rien à la question, puisque justement, bel exemple de l’inconscient30 », ajoute-t-il, soulignant l’ambiguïté de l’usage du terme inconscient. Il énonce : « Ce pauvre Œdipe était un inconscient31 ». Il en déplace dès lors la lecture au-delà du plan narratif pour toucher au mythe : « L’important est qu’Œdipe a été admis auprès de Jocaste parce qu’il avait triomphé d’une épreuve de vérité [...]. Si Œdipe finit très mal, [...] c’est parce qu’il a absolument voulu savoir la vérité32 ». Il invite à distinguer le contenu manifeste du mythe du contenu latent : « la mort du père. En effet chacun le sait, qu’il semble que ce soit là la clé, le point vif de tout ce qui s’énonce, et pas seulement au titre mythique, de ce à quoi a affaire la psychanalyse33 ». Certains, indique-t-il, pensent même que d’une certaine façon, elle « nous libère de la loi ». Il pense pour sa part qu’il n’en est rien. « C’est bien au contraire à partir de la mort du père que s’édifie l’interdiction de cette jouissance comme étant première34 ». Le mythe d’Œdipe, à cet égard, doit être traité comme un contenu manifeste, en ce qu’il semble seulement poser (« au niveau tragique où Freud se l’approprie ») que le meurtre du père (qui est à distinguer de la mort du père) « est la condition de la jouissance35 ». « Si Laïos n’est pas écarté, il n’y aura pas cette jouissance36 ». Toutefois, Lacan pose la question : « Mais est-ce au prix de ce meurtre qu’il l’obtient ? ». « Il l’obtient au titre d’avoir délivré le peuple d’une question qui le décime de ses meilleurs à vouloir répondre à ce qui se présente comme l’énigme, c’est-à-dire qui se figure d’être supporté par cet être ambigu qu’est le Sphinx » (en ce qu’il est deux « mi-corps37 »). Œdipe, répondant à l’énigme du Sphynx, délivre le peuple de la question qui le prive de ses meilleurs éléments décimés par l’impossibilité de la résoudre. Toutefois, « Œdipe, lui répondant, se trouve, c’est là qu’est l’ambiguïté, supprimer le suspens qu’introduit ainsi dans le peuple la question de la vérité38 ». « Il n’a pas idée d’à quel point [la réponse elle-même] devance son propre drame, mais aussi d’à quel point, de faire un choix, elle tombe peut-être dans le piège de la vérité39 », souligne Lacan. La vérité écartée resurgira pour lui sous l’espèce de la peste qui décime le peuple. « Pour lui, la question de la vérité se renouvelle », indique Lacan, aboutissant à « quelque chose qui a au moins rapport au prix payé d’une castration40 ». Œdipe est réduit à « être la castration elle-même [...] à savoir ce qui reste quand disparaît de lui, sous la forme de ses yeux, un des supports élus de l’objet a41 ».Tel est le prix à payer « d’être monté sur le trône non par la voie de la succession » mais « pour avoir effacé la question de la vérité42 ». « L’essence du maître c’est d’être châtré », souligne à cet instant Lacan, « ne voyez-vous pas que nous trouvons là, certes voilé, mais indiqué, que c’est aussi de la castration que procède ce qui est proprement la succession43 ? » Il explique : « si la castration est ce qui frappe le fils, n’est-ce pas aussi ce qui le fait accéder par la voie juste à ce qu’il en est de la fonction du père ? [...] Et n’est-ce pas indiquer que c’est de père en fils que la castration se transmet44 ? »
13La mort de Laïos, le vœu de mort du père, voile la castration de l’Autre. Dans le second mythe freudien, celui de Totem et Tabou, le principal selon Lacan, Freud conduit à établir « l’équivalence du père mort et de la jouissance ». Tout homme est mortel peut se comprendre en termes freudiens « tout homme [est] né d’un père, dont c’est [...] en tant qu’il est mort, qu’il – lui, l’homme – ne jouit pas de ce dont il a à jouir45 ». « L’équivalence est donc faite, en termes freudiens, du père mort et de la jouissance. C’est lui qui la garde en réserve [...]. Le mythe freudien [celui de Totem et Tabou], c’est l’équivalence du père mort et de la jouissance », commente Lacan. « Que le père mort soit la jouissance se présente à nous comme le signe de l’impossible même », note-t-il alors, marquant de ce fait le lien entre le père mort et le réel, qu’il définit à cet instant comme « l’impossible même46 ». Il en conclut que : « Le père, le père réel, n’est rien d’autre que l’agent de la castration, et c’est ce que l’affirmation du père réel comme impossible est destinée à nous masquer47 ». Reprenant le mythe de Totem et Tabou il indique que « la castration en tant qu’énoncé d’un interdit ne saurait se fonder que du second temps, celui du meurtre du père de la horde », mais « il ne provient pas d’autre chose que d’un commun accord », sanctionné par l’acte. « Le mythe, conclut Lacan, ne saurait ici avoir d’autre sens que celui à quoi je l’ai réduit, d’un énoncé de l’impossible. Il ne saurait y avoir d’acte hors d’un champ déjà si complètement articulé que la loi ne s’y situe48 ». De cela découle que « le père réel n’est pas autre chose qu’un effet du langage et n’a pas d’autre réel49 ». La castration de l’Autre se déduit de l’opération signifiante que constitue la castration : « La castration, c’est l’opération réelle introduite de par l’incidence du signifiant quel qu’il soit, dans le rapport du sexe. Et il va de soi qu’elle détermine le père comme étant ce réel impossible que nous avons dit50 ». Lacan conclut : « La jouissance sépare le signifiant maître, en tant qu’on voudrait l’attribuer au père, du savoir en tant que vérité […] même pour l’enfant, quoi qu’on en pense, le père est celui qui ne sait rien de la vérité51 ». L’énigme de la vérité, effacée par Œdipe, concerne la jouissance comme impossible (le meurtre du père qui garde la jouissance en réserve et de ce fait introduit la loi). Œdipe efface la vérité qui porte sur la castration de l’Autre.
Prométhée
14« Voilà pourquoi nous sommes d’une race dure, à l’épreuve de la fatigue ; nous donnons nous-même la preuve de notre origine première », (les pierres jetées dans son dos par Prométhée, devenues argiles et transformées en humain), ainsi Ovide conclut-il la partie des Métamorphoses dans laquelle la figure de Prométhée est mentionnée. Ne pourrait-on y lire une nouvelle indication de la castration de l’Autre, par laquelle la vérité sur l’origine n’est plus référée à l’Autre ? Si « la question des origines [du mythe de Prométhée] reste insoluble », comme le note Jean-Pierre Vernant52, la version la plus ancienne, celle d’Hésiode se conclut par ces mots : « Il n’est donc pas possible de se soustraire aux volontés de Zeus53 », pourtant, Prométhée l’a tenté par défi, il a dupé Zeus par sa fourberie et celui-ci se venge. Si Prométhée est à l’origine des malheurs de l’homme, du fait de ce défi, il est aussi leur bienfaiteur pour avoir dérobé le feu à Zeus, il le décomplète d’une partie de sa puissance, ainsi Jean-Pierre Vernant en délivre une lecture qui accentue la séparation entre l’homme et les dieux : « D’une certaine façon, le récit rend compte de la création de l’homme. Cette création nous est présentée comme une séparation des hommes et des dieux qui vivaient auparavant confondus54 ». La création de l’homme se fait dès lors aux dépens de Zeus, par sa privation d’un symbole de sa puissance, d’une jouissance aux dieux réservée. Prométhée substitue de ce fait un savoir qu’il transmet aux hommes (du signifiant), à une jouissance, ou, pour le dire dans les termes de Jean-Pierre Vernant : « La conservation de la vie humaine se trouve donc assurée par un acte qui a doublement le caractère d’un artifice : c’est la substitution d’une technique du feu à un feu naturel, c’est une ruse qui prend Zeus au dépourvu55 ». Autrement dit Zeus est pris au dépourvu par l’incidence du signifiant, qui le prive d’une jouissance, par la castration. C’est néanmoins la version d’Eschyle qui sera la plus pertinente pour lire Frankenstein, celle que Mary Shelley avait lue en compagnie de Percy Bisshe Shelley et qui devait également marquer l’œuvre du poète.
15Pierre Vidal-Naquet expose, dans sa préface aux tragédies d’Eschyle, le contexte de la création de ses œuvres : la fondation de la démocratie athénienne. Il indique : « La tragédie est une des formes d’identification de la cité nouvelle ; opposant l’acteur au chœur – c’est Eschyle qui introduit un deuxième acteur –, elle va chercher, dans le lointain du mythe, le prince devenu tyran, elle le projette et le met en question, représente ses fautes, ses choix erronés qui le conduisent à la catastrophe56 ». Le texte d’Eschyle donna forme au mythe et le fixa. Il s’enracine dans le contexte d’un bouleversement qui nécessite bien de passer « d’un certain mode d’explication de la relation au monde d’un sujet ou de la société en question à un autre57 », comme le pose Lacan. Les formes mêmes du récit en sont affectées comme le montre Pierre Vidal-Naquet. La naissance de la démocratie s’avérait en outre un terrain favorable à entrevoir la faille de l’Autre. Ainsi, le règne de Zeus marque-til déjà un pas sur celui des Titans, comme nous l’enseigne Pierre Vidal-Naquet : « C’est par la violence que Cronos s’est substitué à Ouranos, puis Zeus à Cronos ; plus d’un drame s’est joué parmi les dieux », mais l’orphisme enseignait au début du ve siècle que « Zeus avait fait grâce à Cronos et pardonné aux Titans. La victoire de Zeus avait donc été suivie d’un acte de clémence, et, par sa réconciliation avec les anciens dieux, le nouveau roi de l’Olympe était devenu le maître incontesté du monde, où il devait faire régner désormais la justice et la paix. Ce fut de là que partit Eschyle quand il conçut la trilogie des Prométhées58 ». Le monde d’Eschyle est également marqué par le passage du dieu du caprice à celui de la loi. Tel sera le terreau du mythe, l’avènement d’un dieu nouveau : « il s’était instruit peu à peu par ses propres fautes, il avait compris que la violence ne sait engendrer que la violence, et que celui-là seul peut commander souverainement aux autres qui se commande d’abord à lui-même59 ». Pierre Vidal-Naquet relève toutefois qu’Eschyle n’aurait pu sans risque d’accusation d’impiété, relater ainsi l’histoire de Zeus car il lui aurait fallu modifier sur plusieurs points une légende déjà fixée. Il songea dès lors à Prométhée pour recevoir le pardon de Zeus. Dans le Prométhée délivré, Pierre Vidal-Naquet nous indique que « l’apaisement commence à se faire sentir dans le cœur de Zeus ; il a pardonné aux Titans ; [...] sans son orgueil, qui continue à lancer des défis vers Zeus, Prométhée eût déjà sans doute obtenu son pardon60 ».
16Au-delà du contenu manifeste qui évoque déjà un dieu pacifié par la loi, la tragédie d’Eschyle porte précisément sur la castration de l’Autre. Zeus y apparaît comme un nouveau maître qui ignore le pouvoir du signifiant, il l’apprend de Prométhée qui lui enseigne ce que lui a transmis Themis, sa mère « à qui l’emporterait non par force et violence, mais par ruse, appartiendrait la victoire61 ». Faute de parvenir à se faire entendre des Titans, Prométhée se place aux côtés de Zeus. Toutefois, Zeus se sert du signifiant pour asseoir sa jouissance. « Aussitôt assis sur le trône paternel, sans retard, il répartit les divers privilèges entre les divers dieux, et commence à fixer les rangs de son empire. Mais aux malheureux mortels, pas un moment, il ne songea62 ». Tel est le grief de Prométhée à l’égard de Zeus, lui qui détient le pouvoir de la parole et le secret de la castration de l’Autre. Pierre Vidal Naquet relève que c’est dans le cycle des légendes d’Achille qu’Eschyle est allé chercher l’arme de Prométhée contre Zeus, le secret qu’il détient selon lequel Zeus « ne saurait échapper à son destin63 ». Ce destin lui seul le connaît et il lui a été transmis par Thémis, sa mère : « il contractera un hymen dont il se repentira un jour », son épouse enfantera d’un fils plus fort que son père. Le secret porte sur la limitation de la puissance de Zeus. À l’opposé de Zeus, celui dont la bouche « ne sait pas mentir : elle réalise tout ce qu’elle énonce64 », pour qui le signifiant est sans manque et qui sert son caprice, Prométhée est celui qui lui enseigne l’usage du signifiant, la ruse, il fait des hommes « des êtres de raison, doués de pensée » :
Au début, ils voyaient sans voir, ils écoutaient sans entendre, et pareil aux formes des songes, ils vivaient leur longue existence dans le désordre et la confusion. [...] Pour eux, il n’était point de signe sûr de l’hiver ni du printemps fleuri ni de l’été fertile ; ils faisaient tout sans recourir à la raison, jusqu’au moment où je leur ai appris la science ardue des levers et des couchers des astres. Puis ce fut le tour de celle du nombre, la première de toutes, que j’inventai pour eux, ainsi que celle des lettres assemblées, mémoire de toute chose, labeur qui enfante les arts65.
17En livrant le feu aux humains, qui de symbole de la puissance de Zeus devient « maître de tous les arts », Prométhée les a délivrés « de l’obsession de la mort66 ». Où l’on peut entendre qu’il a également introduit le refoulement. N’est-ce pas lui qui dit à Io qui l’interroge sur l’heure de sa fin « ne rien savoir vaut mieux pour toi que de savoir cela67 ». Prométhée incarne le pouvoir du signifiant dont la morsure introduit la castration68, ce qu’ignore Zeus qui voudrait lui dérober son indicible secret et que Prométhée refuse de délivrer. Il sait que le désir, le manque qui lui est inhérent, sera sa perte, qu’une femme, présentée dans la tragédie comme objet de la jouissance scopique de Zeus, sera sa perte. Enfin, l’inceste se trouve par l’intermédiaire de l’histoire d’Io du côté de Zeus tandis que Prométhée en énonce l’interdit. Le texte de la tragédie fait équivaloir le père réel et la jouissance « interdite à qui parle comme tel », il énonce la castration de l’Autre. Le mythe touche à la vérité de l’inconscient, comme nous l’enseigne Lacan.
De Prométhée à Frankenstein
18Si la référence à Prométhée est explicite dans le sous-titre que Mary Shelley donne à son roman, le nom de Prométhée n’apparaît jamais plus dans le texte. L’ambiguïté est d’ailleurs présente dès la page de couverture puisque le titre « Frankenstein or the Modern Prometheus », rattache la référence à Prométhée au nom du savant par la conjonction « or », mais la citation de Milton qui suit associe plutôt cette figure au monstre :
Did I request thee, Maker, from my clay
To mould me man ? Did I solicit thee
From darkness to promote me ? –
Paradise Lost
19Les références à Milton sont ensuite nombreuses et explicites, tandis que les allusions à Prométhée restent discrètes, quoique le sous-titre oriente notre lecture vers une série d’analogies. Faut-il entendre que celles-ci s’imposent suffisamment pour ne pas nécessiter d’être plus explicitées (le sens de la comparaison, n’est toutefois pas si évident, du fait de la distribution de la figure de Prométhée entre Frankenstein et le monstre) ou que l’analogie fondamentale est ailleurs que dans les comparaisons des intrigues et des personnages, au-delà du sens manifeste de la tragédie d’Eschyle ?
20On l’aura noté, Frankenstein est à la fois Zeus, le créateur, et Prométhée, comme en atteste l’ambiguïté de son exclamation enthousiaste : « Life and death appeared to me ideal bounds, which I should first break through, and pour a torrent of light into our dark world. A new species would bless me as its creator and source ; many happy and excellent natures would owe their being to me69 ». Tandis qu’il se désigne comme le créateur, la citation repose sur une allusion discrète à Prométhée qui se félicite d’avoir apporté la lumière aux humains : « Une pensée me dévore le cœur quand je me vois outragé de la sorte : quel autre a donc à ces dieux nouveaux assuré tous leurs privilèges ? [...] Écoutez, en revanche, les misères des mortels, et comment des enfants qu’ils étaient j’ai fait des êtres de raison, doués de pensée70 ». Peut-être pourrait-on y déchiffrer également une reprise du cri de victoire de Prométhée qui affirme avoir délivré les humains de l’obsession de la mort. Mary Shelley semble toutefois n’avoir retenu, à travers le Docteur Frankenstein, que l’ambition de Prométhée, son intérêt pour le bien-être des humains, ainsi que sa passion du savoir. Le monstre est à son tour celui qui défie son créateur pour l’avoir abandonné, mais qui prétend à sa puissance : « You are my creator, but I am your master ; obey71 ». Prométhée est surtout à la fois le monstre et Frankenstein. Ainsi la comparaison des humains avec les nouveaux dieux reparaît-elle dans le discours du monstre qui s’émerveille de la nature au printemps : « Happy, happy earth ! Fit habitations for gods, which, so short a time before, was bleak, damp and unwholesome. My spirits were elevated by the enchanting appearance of nature72 ». S’il en ressort une éclipse de la figure de dieu, un éclairage nouveau des ambitions de Prométhée pour l’humanité, une critique des espoirs des lumières, l’analogie avec le mythe est encore complexifiée du fait que le monstre est aussi image du peuple et de l’homme à l’état de nature, que Prométhée est l’homme lui-même et non plus demi-dieu.
21Il est aussi le fils de Zeus, celui qui sera plus fort que lui et le vaincra : « Remember thou hast made me more powerful than thyself ; my height is superior to thine, my joints more supple. But I will not be tempted to set myself in opposition to thee. I am thy creature, and I will be even mild and docile to my natural lord and king if thou wilt also perform thy part, the which thou owest me73 ». Frankenstein, pour sa part, est déjà une figure pacifiée du créateur (plus pacifiée que le Zeus du Prométhée enchaîné), prêt à reconnaître ses devoirs à l’égard de sa création : « For the first time, also, I felt what the duties of a creator towards his creatures were, and that I ought to render him happy before I complained of his wickedness74 ». Il est aussi un être humain en perdition qui en appelle finalement à dieu : « Calling on heaven to support me, I continued with unabated fervour to traverse immense deserts75 ». Quant à ses parents, ils n’ont rien, dit-il, des Titans, mais peut-être ont-ils été les véritables dieux de l’histoire : « We felt that they were not the tyrants to rule our lot according to their caprice, but the agents and creators of all the many delights which we enjoyed76 ». À trop poursuivre l’analogie, on risque de s’y perdre, sauf à s’arrêter à ce qui en émerge : l’effacement de la figure de Dieu au profit d’une interrogation sur les ambitions et les passions humaines, un déplacement du combat des dieux sur la scène d’une humanité aux prises avec son aveuglement et ses contradictions. Le créateur s’est éteint et la mort l’emportera, finit par conclure le monstre : « He is dead who called me into being ; and when I shall be no more, the remembrance of us both will speedily vanish77 ». Le passage par le mythe ne semble toutefois pas indispensable à la thématique et sa complexification opacifie le sens plus qu’elle n’y contribue.
22En revanche, l’analogie avec le mythe trouve toute sa pertinence au niveau du contenu latent. L’émergence de la mort de Dieu et de ses conséquences est l’indicateur d’un changement de paradigme, introduit par le discours de la science. Les conséquences du triomphe de la science au xixe siècle furent multiples. Lacan montra dans un premier temps comment l’objectivité requise de la démarche scientifique conduit à une exclusion du sujet. Il situe dès lors le sujet de l’inconscient comme produit du discours de la science. Il revient sur l’opposition Mythos/ Logos et cerne les conséquences de l’émergence de la pensée scientifique : « La mathématique représente le savoir du maître en tant que constitué par d’autres lois que le savoir mythique. Bref, le savoir du maître se produit comme un savoir entièrement autonome du savoir mythique, et c’est ce qu’on appelle la science78 ».
23Cela vient, explique-t-il, de ce que « la mathématique n’est constructible qu’à partir de ce que le signifiant peut se signifier lui-même79 », position intenable, comme nous l’a enseigné Saussure et comme l’illustre la disjonction entre sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation. De ce fait, « la science rejette, et exclut la dynamique de la vérité80 » du sujet de l’inconscient, qui tient précisément à l’écart entre énoncé et énonciation, à ce que le sujet soit représenté entre les signifiants. Rappelons que Lacan définit le sujet comme « ce qu’un signifiant représente, et il ne saurait rien représenter que pour un autre signifiant81 ».
24Il relève par ailleurs que la science exclut la question de l’origine : « Avec Humboldt, la linguistique commence, par quelque sorte d’interdit, par poser la question de l’origine du langage82 ». « Ce n’est pas pour rien que quelqu’un se soit avisé en pleine période de mythification génétique – c’était le style au début du siècle xix – ait posé que rien à jamais ne serait situé, fondé, articulé concernant le langage si on ne commençait pas par interdire les questions de l’origine83 ». Le constat selon lequel la science pour opérer se doit d’exclure la question de l’origine permet de souligner davantage encore l’opposition de la science et du mythe (qui, lui, concerne l’origine, comme l’a indiqué Mircea Eliade et comme le note encore Lacan en faisant du père et de sa castration le point nodal du mythe).
25Il souligne dès lors que la science « sert à refouler ce qui habite le savoir mythique84 ». « Mais excluant celui-ci du même coup, ajoute-t-il, elle n’en connaît plus rien que sous la forme de ce que nous retrouvons sous les espèces de l’inconscient, c’est-à-dire comme épave de ce savoir, sous la forme d’un savoir disjoint85 ». « L’inconscient répond à quelque chose qui tient à l’institution du discours du maître lui-même86 », que Lacan associe par ailleurs à la science, et qui est devenu au xixe siècle le modèle dominant, comme le souligne Mary Shelley qui fait dépendre la création du monstre de l’abandon de l’alchimie pour la science moderne. Le contexte du roman est celui d’une consommation de la rupture entre la science et la métaphysique. Pour sa part, l’invention de la psychanalyse fut souvent associée au sujet émergeant à l’époque romantique, en rupture de sens, coupé de la présence divine. La psychanalyse est issue des bouleversements épistémologiques du xixe siècle, de l’exclusion du sujet de l’inconscient opéré par le triomphe du discours de la science et du refoulement de sa vérité portée par le mythe. Lacan souligna en revanche, comment l’invention de la psychanalyse trouva appui sur le mythe. Il faudrait comprendre l’émergence d’un mythe moderne comme Frankenstein, dans ce contexte, comme l’écriture d’une vérité refoulée par la science, ainsi que l’indique Lacan lorsqu’il définit le mythe comme « la tentative de donner forme épique à ce qui s’opère de la structure87 », comme mi-dire de la vérité de l’inconscient à travers la fiction du mythe.
26Par ailleurs, le triomphe de la science eut pour conséquence de dévoiler l’inexistence de l’Autre, l’absence de toute instance de la garantie de la vérité, comme l’ont formulé Jacques-Alain Miller et Eric Laurent. Jacques-Alain Miller situe là l’une des conséquences de la disjonction du sens et du réel, constitutive de la formalisation de la science. Le réel de la science se cerne par des formules qui, pour être opératoires, doivent exclure le sens. La science moderne s’est constituée à partir d’une séparation progressive d’avec la métaphysique. Elle a contribué dès lors à dévoiler la structure de fiction de la vérité, comme le formule Lacan88 car celle-ci relève du langage. La dimension de semblant de l’Autre fut ainsi révélée, ce qui entraîna la ruine des idéaux ; l’effacement d’une croyance en l’existence d’une garantie quant au sens. L’inexistence de l’Autre (de la garantie) est l’une des expressions de la castration de l’Autre (du langage).
27La castration de l’Autre peut ainsi s’appréhender sur deux versants, l’un du temps de la croyance au père, l’autre de l’inexistence de l’Autre. L’œuvre freudienne reste marquée par la référence au père, notamment dans Totem et Tabou, l’instance du père symbolique, marqué par la castration, reste instance de la garantie, lieu de la loi. Lacan nous conduit au-delà du père, dévoilant l’inexistence de l’Autre de la garantie, comme effet du manque dans l’Autre du langage. Les deux versant se trouvent présents dans Frankenstein. Bien que le roman soit encore dominé par la croyance au père de la loi, dans une problématique qui s’écrit en termes freudiens, l’inexistence de l’Autre y est approchée. Le roman est à lire dans la double perspective de la dialectique entre le mythe comme écriture d’un savoir refoulé par la science, et des conséquences que le changement de paradigme dont il relève commencent à laisser apparaître.
28Un travail précédent me conduisit à montrer comment Frankenstein ouvre à un savoir sur l’inconscient que Lacan situe comme le produit du discours de la science, en tant que ses conditions d’exercice en nécessitent l’exclusion89. Le monstre supporte l’intuition selon laquelle l’homme, ni bon ni mauvais par nature, est gouverné par un désir qui le meut à son insu, et dont il méconnaît la cause.
29Par ailleurs, Mary Shelley place au cœur du débat sur la rationalité le passage de la magie à la science et examine le rapport de la science au sujet. Tout comme le monstre s’interroge sur ce qui cause le désir à travers sa rencontre avec les De Lacey, le Dr Frankenstein rencontre l’objet cause du désir au détour de ses investigations scientifiques. À la fois sujet et objet, le monstre n’aura de cesse de lui rappeler ce qu’il en est du sujet de l’inconscient forclos du discours de la science et exclu par la rationalité, ainsi que des conditions du désir. La rébellion du monstre se dresse contre la logique de l’être que lui impose Frankenstein, et contre le statut d’objet qu’il lui assigne : « You had endowed me with perceptions and passions and then cast me abroad an object for the scorn and horror of mankind90. » Il lui enseigne la condition de sujet désirant en occupant la place de l’objet a, amenant Frankenstein à le poursuivre sans fin jusqu’au pôle nord (il laisse des inscriptions afin d’alimenter sa fureur de le retrouver et se dérobe). L’ambition du scientifique se trouve liée au désir de toute puissance, à l’illusion d’une puissance sans limites, produite par la maîtrise du savoir scientifique (le roman se situe au début du xixe siècle marqué par les idéaux scientistes, ultérieurement démentis par les conditions épistémologiques de la science contemporaine). Le monstre n’aura de cesse de rappeler à son père la loi de la castration, il souligne la fonction de la loi symbolique qui fonde le désir et réclame d’accéder au statut de sujet. Le roman se fondant sur la révolte d’un sujet contre le discours de la science et de la rationalité au fondement de la modernité met en évidence la castration de l’Autre, l’inéliminable du réel (sous l’espèce de l’événement de la création du monstre), du sujet de l’inconscient, tandis qu’il laisse entrevoir les limites de la puissance du scientifique et de la science.
30En revanche, le père idéal s’incarne en la personne du vieux De Lacey, qui a pour seul nom celui de « father ». Ce dernier occupe la place du père symbolique freudien, marqué par la castration (il a perdu la vue) et qui supporte idéal de bonté et de justice. Il lie intimement la castration de l’Autre et l’avènement de la loi, comme un espoir, mais l’aveuglement du vieillard pointe déjà discrètement, au-delà de cet espoir, au-delà de la croyance au père, l’inexistence de l’Autre. D’une certaine manière, son aveuglement est aussi cause de la proximité du monstre qu’il laisse pénétrer sa demeure et de la première décision de celui-ci de se venger de l’humanité qui l’abandonne, comme elle a injustement condamné le père de Safie, injustice dont la tentative de réparation fut la cause du destin misérable de la famille De Lacey.
31Si Frankenstein peut être tenu pour un mythe moderne, c’est qu’il reste néanmoins un roman du temps de la croyance au père. L’inexistence de l’Autre y est entrevue, mais contrebalancée par la subsistance d’un idéal de la loi symbolique, fondée sur la castration de l’Autre. Il remplit à cet égard les conditions énoncées par Lacan pour que se forge un mythe : il participe d’un changement de discours (qu’il place en son cœur), il est marqué de ce fait par le passage « d’un certain mode d’explication de la relation au monde d’un sujet ou de la société en question à un autre – la transformation étant nécessitée par l’apparition d’éléments différents, nouveaux, qui viennent en contradiction avec la première formulation91 ». Le savoir sur l’inconscient vient en contradiction avec les nouvelles conditions épistémologiques de la science. Jean-Jacques Lecercle a montré, pour sa part, combien le récit est marqué par la contradiction. Il touche au savoir sur l’inconscient et le réel refoulé par le discours de la science. Il porte sur la castration de l’Autre.
32L’ouverture du roman sur l’inexistence de l’Autre laisse toutefois déjà entrevoir la mort du mythe dont Lacan énonce qu’il est du temps du père. Tandis que dans son enseignement Lacan faisait valoir que la jouissance était première, la référence au père se trouvait détrônée, ainsi que le mythe qui retrouvait, en ses écrits, la dimension de fiction propre à voiler l’inexistence de l’Autre. Frankenstein semble porter les germes de cette nouvelle bascule, lorsqu’il cerne les conséquences du changement de paradigme dont il est le produit. Si le xixe siècle fut producteur de grands mythes littéraires (aux côtés de Frankenstein il faut situer Dracula qui répond à de semblables conditions), la suite de la tradition fantastique donna plutôt lieu à l’émergence de récits marqués par l’inexistence de l’Autre qui ne produisirent plus de nouveaux mythes, comme j’ai pu le montrer par ailleurs92.
33Cerner la filiation mythique de Prométhée à Frankenstein aura nécessité de dépasser le plan des intrigues pour interroger les caractéristiques des œuvres, à la lumière d’un nouvel examen de la notion de mythe qui permette de montrer en quoi l’enjeu du roman, au-delà du démembrement du mythe originel, tenait en l’écriture d’un nouveau mythe répondant aux conditions de la modernité.
Notes de bas de page
1 Mary Shelley, « Author’s introduction to the standard novels edition », Frankenstein, (1831), Harmondsworth, Penguin, 1992, p. 58.
2 Ibidem, p. 57.
3 Je renvoie sur ce point à l’étude de la notion de mythe moderne que je propose dans « L’inconscient aux sources du mythe moderne », in Littérature et théories critiques, Numéro spécial de la revue Etudes anglaises sous la direction de Jean-Jacques Lecercle, Paris, Klincksieck/Didier-Erudition, numéro n° 3 (juillet-août-septembre 2002), p. 298-307.
4 Mary Shelley, Frankenstein, p. 72
5 Jean-Jacques Lecercle, Frankenstein : mythe et philosophie, Paris, PUF, 1988. p. 44.
6 Ibidem, p. 44.
7 Maurice Hindle, « Introduction to Frankenstein », op. cit., p. 23.
8 Jean-Jacques Lecercle, Frankenstein : mythe et philosophie, p. 44.
9 Mary Shelley, Frankenstein, p. 140.
10 Jean-Jacques Lecercle, Frankenstein : mythe et philosophie, p. 24.
11 Ibidem.
12 Ibid.
13 Ibid., p. 20.
14 Jacques Lacan, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet (1956-1957), texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 293.
15 Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, (1960-1961), texte établi par JacquesAlain Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 377.
16 Jacques Lacan, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, p. 293.
17 Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, p. 145.
18 Ibidem., p. 151.
19 Sophie Marret, « L’inconscient aux sources du mythe moderne ».
20 Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, p. 162.
21 Ibidem, p. 68.
22 Jacques Lacan, L’Envers de la psychanalyse (1969-1970), texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 113.
23 Ibidem, p. 126.
24 Ibid., p. 114.
25 Ibid., p. 115.
26 Ibid., p. 115.
27 Ibid., p. 130.
28 Ibid., p. 118.
29 Ibid., p. 131.
30 Ibid., p. 131.
31 Ibid., p. 131.
32 Ibid., p. 135.
33 Ibid., p. 138.
34 Ibid., p. 139.
35 Ibid., p. 139.
36 Ibid., p. 139.
37 Ibid., p. 139-140.
38 Ibid., p. 140.
39 Ibid., p. 140.
40 Ibid., p. 140.
41 Ibid., p. 104.
42 Ibid., p. 141.
43 Ibid., p. 141.
44 Ibid., p. 141.
45 Ibid., p. 143.
46 Ibid., p. 143.
47 Ibid., p. 145.
48 Ibid., p. 145.
49 Ibid., p. 147.
50 Ibid., p. 149.
51 Ibid., p. 151.
52 Jean-Pierre Vernant, « Le travail et la pensée technique », in Mythe et Pensée chez les Grecs, Paris, La Découverte, 1965, p. 264.
53 Hésiode, Les travaux et les jours, traduction Pierre Waltz (fin du VIIIe siècle av. JC), Paris, Les mille et une nuits, 1999, p. 12.
54 Jean-Pierre Vernant, « Le travail et la pensée technique », p. 264-265.
55 Ibidem, p. 265.
56 Pierre-Vidal Naquet, Préface aux Tragédies complètes d’Eschyle, Paris, Gallimard (Folio), 1982, p. 8.
57 Jacques Lacan, Le séminaire, livre IV, La relation d’objet, p. 293.
58 Pierre Vidal-Naquet, « notice introductive au Prométhée enchaîné », in Eschyle, Tragédies complètes, p. 198.
59 Ibidem, p. 198.
60 Ibidem, p. 202.
61 Eschyle, Prométhée enchaîné, in Tragédies complètes, p. 215.
62 Ibidem, p. 215
63 Ibid, p. 225.
64 Ibid, p. 244.
65 Ibid, p. 223.
66 Ibid., p. 216.
67 Ibid, p. 229.
68 Pierre Vidal-Naquet note dans la préface : « Entre les dieux et les hommes, le mode normal de communication est le sacrifice, cette invention de Prométhée », p. 27. L’accent porté
sur le sacrifice s’avère propre à souligner encore comment l’enjeu du mythe est bien l’avènement de la castration, tandis que du côté de dieu, celui qui dans les formules de la sexuation s’excepte de la castration, le mythe fait valoir qu’il est pur postulat logique. « Précisément, souligne Pierre Vidal Naquet, dans le monde tragique d’Eschyle, il n’y a pas de sacrifice régulier ».
69 Mary Shelley, Frankenstein, p. 101.
70 Eschyle, Prométhée enchaîné, p. 223.
71 Mary Shelley, Frankenstein, p. 212.
72 Ibidem, p. 161.
73 Ibid., p. 145.
74 Ibid., p. 147.
75 Ibid., p. 249.
76 Ibid., p. 86.
77 Ibid., p. 264.
78 Jacques Lacan, L’Envers de la psychanalyse, p. 102-103.
79 Ibidem, p. 103.
80 Ibid., p. 103.
81 Jacques Lacan, « Subversion du sujet » (1960), in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 819.
82 Jacques Lacan, « D’un discours qui ne serait pas du semblant » (1971), séminaire inédit.
83 Ibidem.
84 Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, p. 103.
85 Ibidem, p. 103.
86 Ibid., p. 104.
87 Jacques Lacan, « Télévision », Paris, Seuil, 1973, p. 51.
88 Jacques Lacan, « Jeunesse de Gide », in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 742.
89 Cf. S. Marret, « Frankenstein ou le rebut du symbolique », Autour de Frankenstein, Les Cahiers du Forell, n° 2, Université de Poitiers, UFR Langues et littératures, février 1994, p. 183 à 198, édition revue et augmentée, décembre 1999, p. 155 à 167.
90 Mary Shelley, Frankenstein, p. 135.
91 Jacques Lacan, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, p. 293.
92 Cf. Sophie Marret, « L’inconscient aux sources du mythe moderne » et « Interview with the Vampire : de l’universel du mythe au singulier du cas », colloque « Whither Theory ? », colloque international organisé par Jean-Jacques Lecercle, Université de Nanterre, les 19, 20 et 21 juin) 2003, site web http://www.whither-theory.com/
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007