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Frankenstein, ou l’Œdipe moderne ?

p. 13-26


Texte intégral

1Frankenstein commence par un voyage – ou plutôt, par une lettre d’un homme parti pour un long voyage, lettre envoyée à sa sœur. La première phrase de cette lettre, et donc du roman, est celle-ci :

You will rejoice to hear that no disaster has accompanied the commencement of an enterprize which you have regarded with such evil forebodings1.

2Étrange voyage en effet que celui entrepris par Walton et qui inquiétait tant sa sœur, étrange voyage au cours duquel les découvertes s’accumuleront – mais ce ne seront pas des découvertes géographiques. Ce que cherche Walton avec l’enthousiasme d’un petit enfant (ce sont ses mots), c’est un passage vers une contrée inconnue et merveilleuse, et même s’il ne découvre pas cette contrée, dit-il, la seule découverte du chemin qui y mène sera un inestimable bienfait accordé à toute l’humanité jusqu’à la dernière génération. Un autre immense bienfait pour l’humanité serait de découvrir le secret de la boussole (« the secret of the magnet ») : la loi qui permet à l’être humain de se diriger sur cette terre. On peut lire, sous ce texte grandiloquent, la volonté de découvrir ce qui permet à l’être humain de se diriger dans cette vie et de composer avec les mystères de son psychisme.

3Première constatation : Walton écrit à sa sœur et non à ses parents (on apprend plus tard que son père est mort, mais il n’est pas fait mention de sa mère). Au cours de cette lettre, il précise que ce voyage a été entrepris grâce à l’héritage reçu d’un cousin. Dans la deuxième lettre, il se lamente sur l’absence auprès de lui d’un véritable ami, d’un frère qui pourrait le guider dans ses difficultés présentes et à venir. Il loue ensuite les qualités de son lieutenant, « a man of wonderful courage and enterprize, [...] madly desirous of glory », et de son maître d’équipage, « remarkable […] for his gentleness and the mildness of his discipline » – louanges qui ne s’appliquent pas à un père, mais à ses compagnons de voyage et subordonnés. La figure du père apparaît brièvement dans le discours de Walton, dans la première lettre, où il évoque « the regret that I felt, as a child, on learning that my father’s dying injunction had forbidden my uncle to allow me to embark in a seafaring life ». Étrange formule, puisqu’elle permet à Walton de présenter sa décision d’entreprendre un voyage d’exploration comme un défi envers l’interdiction de son oncle, en le dédouanant d’un défi direct envers son père. Il rapporte aussi une anecdote à propos de son maître d’équipage, lequel a eu un comportement exemplaire, nous dit Walton, en résistant à son beau-père putatif pour laisser sa fiancée épouser celle qu’elle aimait. Le thème de la résistance à une injonction paternelle est donc bien présent, mais il donne lieu, à chaque fois, à un déplacement. Quant aux acteurs en présence, ils appartiennent tous à la même génération, la génération précédente disparaissant dans les marges du texte.

4La troisième lettre se termine sur les mots « Heaven bless my beloved sister ! » et la quatrième entame la narration concernant le monstre et son créateur. Dans cette lettre, Walton remarque à propos de l’étranger arrivé à bord de son navire « I begin to love him as a brother » et un peu plus loin, « I have found a man who, before his spirit had been broken by misery, I should have been happy to have possessed as the brother of my heart ». Le plus âgé de ces deux frères, Frankenstein, met en garde le plus jeune contre la tentation de découvrir un secret auquel il veut tout sacrifier en s’exclamant :

‘Unhappy man ! Do you share my madness ? Have you drunk also of the intoxicating draught ? Hear me ; let me reveal my tale, and you will dash the cup from your lips2 !’

5Une constellation familiale réduite à une seule génération apparaît déjà, en amont de l’histoire proprement dite, et introduit le thème du secret auquel aspire cette génération, secret interdit et mortifère. Cet article s’attachera à esquisser les données qui permettent de pointer vers ce fameux secret et à examiner les raisons pour lesquelles les premières pages du roman réduisent la portée de ce secret sur une seule génération.

La famille

6L’histoire de Frankenstein, au début du premier chapitre du roman, commence par l’histoire de ses parents. Hubert Desmarets a noté combien la figure de la mère était ambivalente dans Frankenstein, puisqu’elle est systématiquement absente, et combien elle est liée à une figure paternelle bornée :

Walton n’évoque dans ses lettres à sa sœur que son père et son oncle ; Clerval, son géniteur ; Caroline Beaufort et, à sa suite, Elizabeth Lavenza, Felix et Agathe de Lacey ou même Safie se voient privés de mère, comme Mary Shelley (la seule à survivre dans son roman étant celle de Justine Moritz, avatar de ce que la psychanalyse baptisera « la mauvaise mère »). Étrange chose, soulignons-le au passage, que cette éviction, assurée aussi par la parthénogénèse masculine ; éviction de la femme par une femme, en outre, dans un récit censément calqué sur un genre gothique friand de persécutées et n’en sacrifiant en réalité qu’une après Justine : Elizabeth, qui dès lors ne saurait devenir mère elle-même. Cet insistant effacement va de pair avec la mise en scène réitérée d’autorités paternelles autoritaires autant que bornées : Alphonse Frankenstein, le père de Clerval, le juge Kirwin se montrent fort sévères mais aussi partiaux et peu compréhensifs que le Prométhée moderne – ainsi que Zeus dans ce mythe, comme le montrera Shelley, ou que Dieu dans le Paradis perdu de Milton, partisan du diable sans le savoir selon Blake3.

7Une mère absente, un père borné : ces deux figures insistent en effet tout au long du texte. Les circonstances du mariage des parents de Victor Frankenstein mettent immédiatement en scène une spécificité de la structure familiale mise en scène dans le roman, celle du non-respect de la loi de succession des générations. La femme du père est la fille de son ami intime : elle appartient donc à la génération suivante. Elle a, symboliquement, épousé son père, un père attentif qui l’aime parce qu’elle a souffert et l’abrite du monde extérieur comme un jardinier abriterait une plante exotique. Le fruit de cette union basée sur une transgression est celui qui donne son nom au roman, Victor Frankenstein. Celui-ci imagine ce qu’il a représenté pour ses parents en des termes très particuliers :

I was their plaything and their idol, and something better – their child, the innocent and helpless creature bestowed on them by heaven, whom to bring up to good, and whose future lot it was in their hands to direct to happiness or misery, according as they fulfilled their duties towards me4.

8Il y a la même relation entre les parents de Frankenstein et ce ciel qui leur a envoyé un enfant qu’entre les parents d’Œdipe et les dieux qui leur ont annoncé la destinée de leur fils, une relation de laquelle découle un choix : accomplir leur devoir envers ce fils ou ne pas le faire. Les parents de Frankenstein, à l’inverse des parents d’Œdipe, choisissent de l’élever et lui offrent un modèle constant de bonté – Œdipe, lui, sera victime d’une tentative d’infanticide puis abandonné et adopté. Curieusement, la figure de l’adoption apparaît aussi dans Frankenstein, immédiatement après l’histoire de la naissance de Victor, bien que le texte laisse entendre qu’il s’est écoulé plusieurs années. Sa mère, en effet, désirait une fille, et adopte Elizabeth Lavenza, dont la mère est morte en couches et dont le père est mort en exil. Cette adoption, qui fait d’Elizabeth la « plus que sœur » de Victor, est effectuée en l’absence du père qui n’a plus qu’à sanctionner la décision de sa femme5. À la naissance d’un second fils, la famille se fixe sur les rives du lac Léman, « in considerable seclusion », et Victor se lie à Henry Clerval. Le noyau familial est restreint et surtout fermé au monde.

9Cette enfance dont Victor se souvient avec « exquisite pleasure » est placée sous le double signe d’un profond respect filial et d’une curiosité grandissante pour ce qui causera sa perte, « natural philosophy », c’est-à-dire la connaissance de l’origine de la vie. Ce double signe apparaît rapidement comme les deux termes d’un questionnement impossible et, plus que la « natural philosophy » par elle-même, c’est la conjonction de ces termes qui représente le danger auquel s’expose le jeune homme. À treize ans, en effet, il découvre un livre de Cornelius Agrippa et s’expose à la fois à la découverte de ce qui le fascine profondément et à l’interdiction de son père :

A new light seemed to dawn upon my mind, and, bounding with joy, I communicated my discovery to my father. My father looked carelessly at the title page of my book and said,’Ah ! Cornelius Agrippa ! My dear Victor, do not waste your time upon this ; it is sad trash.’If, instead of this remark, my father had taken the pains to explain to me that the principles of Agrippa had been entirely exploded and that a modern system of science had been introduced which possessed much greater powers than the ancient, because the powers of the latter were chimerical, while those of the former were real and practical ; under such circumstances I should certainly have thrown Agrippa aside and have contented my imagination, warm as it was, by returning with greater ardour to my former studies. It is even possible that the train of my ideas would never have received the fatal impulse that led to my ruin. But the cursory glance my father had taken of my volume by no means assured me that he was acquainted with its contents ; and I continued to read with the greatest avidity6.

10Comme chez Walton qui est comme lui laissé à lui-même pour ce qui est de son éducation, c’est donc un livre qui enclenche le désir de savoir chez Frankenstein et, comme chez Walton, cette découverte est liée à un interdit énoncé par le père, auquel tous deux renoncent à se plier. On retrouve ici le déplacement noté plus haut, puisque Victor se persuade que son père, malgré ses paroles, ne sait pas de quoi il parle d’une part et qu’il aurait dû lui expliquer son refus d’autre part ; une contradiction dans son propre discours qui ne fait que l’encourager à résister à celui de son père. Il abandonne plus tard, de lui-même, la recherche du secret, pour y être ramené, dit-il, par la fatalité :

Thus strangely are our souls constructed, and by such slight ligaments are we bound to prosperity or ruin. When I look back, it seems to me as if this almost miraculous change of inclination and will was the immediate suggestion of the guardian angel of my life – the last effort made by the spirit of preservation to avert the storm that was even then hanging in the stars and ready to envelope me. Her victory was announced by an unusual tranquillity and gladness of soul which followed the relinquishing of my ancient and latterly tormenting studies. It was thus that I was to be taught to associate evil with their prosecution, happiness with their disregard. It was a strong effort of the spirit of good, but it was ineffectuai. Destiny was too potent, and her immutable laws had decreed my utter and terrible destruction7.

11Frankenstein, pas plus qu’Œdipe, ne peut résister à la fatalité qui le pousse en avant. Chez Œdipe, cette fatalité, selon la lecture de Freud, représente l’inévitable confrontation du petit enfant au complexe central (complexe d’Œdipe). Et chez Frankenstein ? Peut-on déjà postuler l’existence d’un complexe particulier, illustré par la tragédie de Frankenstein, auquel tout enfant doit inéluctablement se confronter dans son développement psychique ? Le thème récurrent de la fatalité m’encourage à le croire et à développer l’interprétation du texte dans ce sens. Comme le note Gérard Genette, une telle interprétation tend à lire le texte en tant que version censurée d’un complexe donné, laquelle interprétation permet d’atteindre une version décensurée où « l’enchaînement des conduites, immotivé dans l’hypotexte puisque déterminé de l’extérieur par des oracles qui sont des ordres, se trouve maintenant déterminé de l’intérieur par un motif inconscient8 ». On traduira ainsi les nombreuses références à un destin implacable, sur lesquelles je ne reviendrai pas ici en détail, par une motivation inconsciente à agir.

12Jean-Jacques Lecercle propose de lire dans Frankenstein ce qu’il nomme « trois parodies freudiennes9 ». La première concerne le fantasme originaire de la scène primitive. Le petit Victor F., à la suite de la mort de sa mère, a recours à la sublimation (la recherche de l’origine de la vie par l’étude scientifique) en même temps qu’à la psychose, où le monstre halluciné a l’apparence du père castrateur. C’est évidemment l’histoire d’Œdipe, et l’histoire de la constitution ratée du monstre comme sujet. Cette interprétation rejoint celle de Claude Lévi-Strauss, pour qui le mythe d’Œdipe offre « une sorte d’instrument logique qui permet de jeter un pont entre le problème initial – naît-on d’un seul, ou bien de deux ? – et le problème dérivé qu’on peut approximativement formuler : le même naît-il du même, ou de l’autre10 ? »

13La seconde parodie sous la plume de Jean-Jacques Lecercle, celle dite du président Frankenstein, concerne le fantasme refoulé qui s’exprime ainsi : « J’ai tué maman », phrase qui s’incarne dans le monstre au prix d’un double déplacement, d’auteur et d’objet du meurtre : le monstre a tué William, le frère cadet, c’est-à-dire le gêneur. Le « je » mégalomane de Frankenstein se distribue donc, ainsi que l’objet de son fantasme, dans tous les personnages. Jean-Jacques Lecercle note que la phrase fantasmatique « j’ai tué maman » concerne directement l’auteur du roman, Mary Shelley :

Quant à la phrase fantasmatique, elle ne concerne pas Victor, lequel, nous dit le conte, avait dix-sept ans lorsque sa mère mourut (ce qui est un peu tard pour un traumatisme infantile), mais l’auteur, qui avait, elle, effectivement tué sa mère, morte en couches, et qui avait dix-huit ans lorsqu’elle écrivit Frankenstein. Quant au prénom « William », il résume trois générations de relations familiales chez les Godwin : c’est le prénom du patriarche, Godwin père ; c’est aussi celui qu’aurait porté le fils qu’il comptait avoir de Mary Wollestonecraft, et qui naquit fille [...] ; c’est le prénom du fils que Godwin, bien vite remarié, eut de sa seconde femme, du demi-frère cadet de Mary Shelley donc, comme le William du conte est le frère cadet de Victor ; c’est enfin le nom que les Shelley donnèrent à leur premier fils, né en 1816 justement, et qui devait mourir en 1819. L’importance narrative de la naissance et de la mort de William, situées de part et d’autre du centre de symétrie du conte, n’a d’égale que leur importance fantasmatique, elle-même fondée sur le poids du contenu affectif dont est chargé, pour Mary Shelley, ce prénom11.

14Ajoutons, pour faire bonne mesure, que William Godwin, le père de Mary Shelley, est également celui à qui Frankenstein est dédié, le premier récipiendaire, donc, de ces quelques lignes de Paradise Lost placées en frontispice du roman, qui ressemblent furieusement à l’apostrophe adolescente par excellence, « j’ai pas demandé à naître » : « Did I request thee, Maker, from my clay To mould me man ? Did I sollicit thee From darkness to promote me ? ». Cette apostrophe adressée à un père, en première page d’un roman où la question des origines et celle du fantasme parental sont centrales me semble essentielle. Nous y reviendrons.

15Jean-Jacques Lecercle, pour sa part, propose une troisième parodie, fondée sur le texte de Freud, « Un enfant est battu », qui s’incarne dans Frankenstein par « un enfant est regardé » ou « un enfant regarde », ou plus simplement « regarder » ; le regard fait en effet fonction d’objet a, assumé par un sujet impossible. L’énoncé du fantasme serait donc celui-ci : « être le regard qui reflète la jouissance des parents, une jouissance mortifère. De cette jouissance quelqu’un, la mère, meurt ». Le monstre serait ainsi le regard, exclu de la chaîne des êtres, qui réunit en une scène unique la conception, la naissance et la mort12.

16Ces trois parodies éclairent magistralement le texte et permettent d’articuler les motifs inconscients que nous avons notés plus haut. Peut-on cependant imaginer qu’une autre interprétation soit possible ? J’ai déjà souligné, comme JeanJacques Lecercle le fait, que le mythe de Frankenstein porte sur la connaissance de fonctionnements psychiques fondamentaux, des fantasmes originaires, mais je souhaite ici examiner plus avant les structures familiales au sein desquelles ces fantasmes sont mis en œuvre.

17Nous avons laissé Frankenstein, enfant, hésitant devant la confrontation à un secret portant sur ses origines et à l’aube d’une grande catastrophe. Elle s’incarne immédiatement dans la mort de la mère, juste avant son départ pour Ingolstadt. L’excellente femme, sur son lit de mort, indique à Victor et à Elizabeth que son vœu le plus cher était qu’ils s’unissent et place cette injonction sous le signe du père en précisant : « This expectation will now be the consolation of your father13. » Elle charge également Elizabeth de s’occuper de ses plus jeunes enfants – enfants dont le texte n’a pas encore précisé les noms, qui n’apparaîtront que bien plus tard ; il s’agit de William, dont on a vu l’importance, le plus jeune de la fratrie, et de celui que le texte n’avait nommé jusque-là que comme le « deuxième fils », Ernest. À la mort de la mère, la situation familiale est donc la suivante : Victor, l’aîné, est l’enfant fantasmé que la mère a eu de son propre père ; Elizabeth, la fille adoptive, doit devenir la femme de Victor (premier inceste, frère-sœur) et prendre la place de la mère (c’est-à-dire la partenaire du père : deuxième inceste, double celui-ci, père-fille avec le père et mère-fils avec Victor). Elizabeth prend donc le relais d’une position fantasmatique parfaitement incestueuse en reproduisant non seulement tous les traits de la mère originelle mais encore, par le passage à la génération suivante, en ajoutant les effets de l’inceste à l’intérieur de la fratrie.

18Cette situation étant nouée, Victor quitte le milieu familial. Il est dorénavant confronté au secret originel, toujours interdit par l’injonction paternelle, ainsi qu’à une nouvelle situation incestueuse à laquelle il doit se conformer pour respecter l’injonction maternelle. Comment peut-il s’en sortir ? Il ne le peut pas. C’est une situation littéralement impossible à assumer, une situation injuste, tout aussi injuste que celle d’Œdipe, puisque les deux personnages portent le poids d’un héritage qui les place irrémédiablement en position de coupable. Les victimes/coupables abondent d’ailleurs dans tout le roman : le père de la mère qui meurt dans la misère, Justine, le père de Safie et les De Lacey, Victor accusé du meurtre de Clerval et, bien sûr, le monstre lui-même.

Inscription obligatoire et impossible dans l’ordre familial

19La première forme du mythe de Frankenstein serait donc celle-ci : l’inscription obligatoire et impossible dans un ordre familial. Victor doit se confronter au secret de ses origines, c’est-à-dire au fantasme parental d’où il tire son existence, mais il ne le doit pas. Il doit prendre sa place dans une structure familiale, mais il ne le peut pas. Il est chargé de résoudre l’énigme indicible du désir dont il est issu, mais cela lui est interdit.

20C’est bien le fantasme du petit enfant coupé du discours sur ses origines et contraint à des acrobaties psychiques pour y trouver une logique ; fantasme évidemment apparenté au fantasme œdipien. On comprend que le premier contact avec le professeur Waldman soit une révélation, lui qui évoque ainsi les « modern masters » : « They penetrate into the recesses of nature and show how she works in her hiding-places. [They can] even mock the invisible world with its own shadows14. » Frankenstein peut dorénavant découvrir le principe de la vie et accomplir le fantasme parental15, tout en luttant contre lui. Mais le fantasme d’Œdipe auquel il est confronté est, au premier chef, celui de sa mère. C’est bien avec des corps morts qu’il crée un monstre, comme la mère l’avait créé, fantasmatiquement, à partir du corps mort de son propre père, créant par là une génération qui n’appartient pas à la succession des générations. « A new species would bless me as its creator and source ; many happy and excellent natures would owe their being to me16 », dit Victor. Ce n’est pas jouer à Dieu, c’est jouer à la mère.

21Le deuxième temps du mythe, c’est donc l’incarnation de l’enfant merveilleux du fantasme maternel ou de la représentation narcissique primaire de l’enfant17. La figure du monstre endosse la culpabilité et la curiosité de l’enfant face à ce fantasme fondateur de son identité première ; c’est lui qui sera confronté au fatum : que peut devenir cet enfant ? Peut-il réellement vivre, être bon, avoir une descendance à son tour, malgré ses origines ?

22L’accomplissement du fantasme n’amène pourtant que de l’horreur. Frankenstein a en effet perpétué le secret de ses origines, sans parvenir à acquérir sa propre place dans la constellation familiale.

23L’attitude du père telle que la perçoit Frankenstein durant la période de « gestation » du monstre est intéressante. Il cite ainsi l’injonction paternelle qui a précédé son départ :

‘I know that while you are pleased with yourself, you will think of us with affection, and we shall hear regularly from you. You must pardon me if I regard any interruption in your correspondence as a proof that your other duties are equally neglected18.’

24Cette injonction n’en est pas vraiment une : elle fait porter sur lui le poids d’un devoir non formulé, sans que le père s’exprime lui-même. C’est en réalité une injonction paradoxale ; Frankenstein soupçonne les sentiments de son père, mais il n’est pas face à un interdit clairement posé. Le père apparaît là encore en retrait de son rôle, puisqu’il n’intervient pas comme médiation entre le désir de la mère et l’enfant, mais se contente de rester dans une position de censeur qui ne formule pas de censure. Pour le dire autrement, pour Victor, le signifiant paternel ne s’incarne jamais face au désir de la mère.

25Le seul bénéfice que Frankenstein peut espérer tirer de la création du monstre est de voir celui-ci prendre la place impossible d’enfant idéal de la mère, et ainsi résoudre, temporairement, l’impossible de la situation19. Mais s’il a « agi » le secret, il ne l’a pas levé. Le rêve halluciné dans lequel il plonge dès que le monstre est vivant lui montre en effet Elizabeth sous les traits de sa mère morte ; ce n’est pas seulement l’annonce de la mort de sa fiancée, mais bien la représentation du fantasme qui continue à agir malgré la mise en acte. L’arrivée de Clerval, le frère de cœur, ne permet pas plus de résoudre le problème, puisque Clerval le soigne et le rend à la vie, ce qui lui permet de lire la lettre d’Elizabeth et de reprendre sa place impossible dans la famille. C’est dans cette lettre, d’ailleurs, que se précise la position respective des uns et des autres, et qu’est introduit le personnage de Justine, rejetée par sa mère, adoptée par la mère de Victor à qui elle ressemble de façon frappante, accusée par sa mère d’être la cause de la mort de ses frères et sœur et réintégrée pour finir à la famille Frankenstein.

26Le chapitre suivant annonce la mort de William, par une lettre du père. Pourquoi William est-il tombé sous la colère du monstre, plutôt qu’un autre ? En quoi cela suit-il la loi fantasmatique qu’incarne le monstre ? La place de William dans la fratrie est particulière. C’est le seul à être né après l’installation de la famille dans la résidence paternelle (Ernest est né juste avant). C’est donc le seul à être véritablement le fils de son père. Les autres, intégrés à la famille durant les tribulations des parents, sont encore les enfants du fantasme de la mère. Mais William, qui portait le portrait de la mère autour du cou, n’est pas son enfant idéal, puisqu’il est né du mari et non du père de la mère. En ce sens, on conçoit que la lettre qui annonce la catastrophe soit signée du père. Elizabeth, incarnation de la mère, s’accuse de sa mort – ce qui, du point de vue du fantasme tel qu’il est compris par Victor, est exact : la mère est cause de la mort de ce fils-là. « Your dear mother ! Alas, Victor ! I now say, Thank God she did not live to witness the cruel, miserable death of her youngest darling20 ! », se lamente le père. Le déplacement de la figure de la mère sur celle d’Elizabeth et de Justine justifie la culpabilité ressentie par Frankenstein à l’occasion de leur mort.

27La mort de l’enfant-du-père est le centre du roman car, après elle, le roman se referme progressivement jusqu’à la résolution, où tous les enfants du fantasme, à leur tour, seront tués. En quelque sorte, le texte se replie en enfermant le secret en son sein. Mais un secret qui n’est pas révélé rend esclave : Frankenstein devient l’esclave de la créature dont il ne peut admettre l’existence. Il doit être tué par elle, ou tuer ce monstre qui représente la menace perpétuelle de dévoilement du secret familial. Là est la formulation de la deuxième période du mythe ; le monstre incarne le moyen terme entre deux impossibilités : vivre avec le secret incarné qui menace sans cesse de faire surface ou révéler le secret et tuer par là les enfants fantasmatiques de la mère, c’est-à-dire tous ceux qui restent de la fratrie, y compris Victor lui-même. La tension du texte dans la deuxième partie est celle-là, puisque la figure du monstre permet de poursuivre les deux impossibilités en même temps, dans une longue chaîne de massacres et dans une lutte à mort entre le secret à moitié révélé (incarné mais non pas révélé) et le porteur du secret.

Le mythe de Frankenstein ?

28Le troisième temps du mythe est l’annihilation totale de tous les personnages liés au fantasme. C’est l’équivalent de l’aveuglement d’Œdipe, qui couronne là aussi le dévoilement et la mort des personnages fantasmatiques. Pas plus qu’Œdipe, Frankenstein ne peut trouver un terme heureux à ses tribulations, car il ne s’agit pas de personnages réels : ce qui compte dans l’expression du complexe, c’est la tragédie, pas les personnages – d’ailleurs ni Œdipe ni Frankenstein n’ont d’inconscient21. Le mythe porte sur la tragédie d’Œdipe telle que transmise par Sophocle, et sur la tragédie de Frankenstein telle qu’écrite par Mary Shelley. Pour le dire autrement, c’est l’organisation du complexe dans le texte qui porte sur le fantasme inconscient, pas le personnage lui-même. Cela rejoint la définition de Lévi-Strauss : un mythe est une organisation d’éléments, et cela vaut aussi bien pour l’analyse des mythes antiques que pour celle des mythes porteurs de concepts psychanalytiques – pour autant d’ailleurs qu’on veuille les distinguer, car il ne s’agit en dernière analyse que de deux lectures spécifiques du même matériau.

29Le destin de Frankenstein est donc inéluctable. Victor et le monstre doivent mourir tous les deux. Ou, pour respecter la formulation du fantasme : ils doit mourir.

30L’alternative face à laquelle se trouve Victor, il l’expose à son père après la mort de Clerval :

‘I am not mad,’ I cried energetically ;’the sun and the heavens, who have viewed my operations, can bear witness of my truth. I am the assassin of those most innocent victims ; they died by my machinations. A thousand times would I have shed my own blood, drop by drop, to have saved their lives ; but I could not, my father, indeed I could not sacrifice the whole human race.’

31C’est là encore une alternative impossible. Mais elle introduit une autre peur, celle qui a présidé à la création, avortée, d’une compagne pour le monstre. Car le monstre réclamait le droit à sortir du fantasme (étant une figure mythique, il articule à la fois le secret et le désir d’en sortir) en devenant géniteur à son tour, mais un véritable géniteur, avec une femme qui lui ressemble. Cette expression du fantasme, en abyme, est terrorisante pour Victor, pour qui cette demande n’est que la perpétuation du secret originaire, car cette femme-là serait la sœur du monstre, issue du même créateur. Toujours aucune alternative ; il s’incline devant le désir exprimé, mais refuse au dernier instant et détruit la créature, dont il craint qu’elle et le monstre ne soient les futurs ancêtres d’une race qui détruirait l’humanité. Ce qui le ramène à la première alternative, mourir ou tuer le monstre, ce qui revient au même.

32La totalité du texte navigue sur cette impossibilité, et toute la deuxième partie s’attache au désir de meurtre de Frankenstein envers le monstre, et du monstre envers le produit du secret que lui-même représente, c’est-à-dire l’enfant idéal de la mère. Le fantasme de la mère, on l’a vu, c’est d’avoir un enfant avec son propre père – un enfant hors des générations et un enfant qui ne soit pas le produit d’une relation sexuelle. C’est le complexe d’Œdipe. La tragédie de Frankenstein, c’est le complexe d’Œdipe d’un parent dont hérite, sous une forme altérée, le fils. Pour reprendre les paroles de Freud à propos du complexe d’Œdipe, c’est un travail sans espoir ; toutefois, poursuit-il, « cette recherche, ainsi que les différentes théories qu’elle produit, influe de manière décisive sur le caractère de l’enfant et ses névroses ultérieures22 ».

33Le monstre est le retour du refoulé familial23 : celui que l’enfant croit avoir créé de toutes pièces, mais dont il n’a fait qu’hériter, et avec lequel il doit composer toute sa vie. Frankenstein n’a en effet que deux choix possibles : soit accomplir le désir de sa mère morte, soit y échapper ; soit créer à son tour sans pour autant donner la vie, soit renoncer. Le monstre, figure mythique, incarne les deux choix à la fois, ce qui en fait une figure paradoxale et impossible.

34Sortir du fantasme parental représente donc la troisième période du mythe. Le complexe de Frankenstein serait la confrontation au complexe d’Œdipe à la deuxième génération, c’est-à-dire l’affrontement et la lutte à mort avec un monstre qui incarne l’enfant idéal, incestueux, de la mère. Un complexe qui rejoint la formule de Serge Leclaire : « on tue un enfant ». C’est-à-dire se représenter puis mettre en pièces l’enfant idéal fantasmé par la mère, incarné par le monstre, pour s’en débarrasser. On n’a jamais fini ce combat-là, on meurt sans l’avoir gagné : « my utter and total destruction24 », dit Victor Frankenstein. C’est le meurtre nécessaire et impossible de la représentation narcissique primaire :

La pratique psychanalytique se fonde d’une mise en évidence du travail constant d’une force de mort : celle qui consiste à tuer l’enfant merveilleux (ou terrifiant) qui, de génération en génération, témoigne des rêves et désirs des parents ; il n’est de vie qu’au prix du meurtre de l’image première, étrange, dans laquelle s’inscrit la naissance de chacun. Meurtre irréalisable, mais nécessaire, car il n’est point de vie possible, vie de désir, de création, si on cesse de tuer « l’enfant merveilleux » toujours renaissant25.

35Ce fantasme premier ou, comme le formule Serge Leclaire, le plus originaire des fantasmes, est souvent dissimulé par la formulation d’autres fantasmes, dont le complexe d’Œdipe :

Que celui-ci affleure dans le travail psychanalytique, déguisé le plus souvent, c’est évidemment la règle ; mais il est remarquable que, jusqu’à ce jour, on se soit plus volontiers arrêté à ses satellites ordonnés dans la constellation œdipienne, fantasme du meurtre du père, de prise ou de mise en pièces de la mère, laissant pour compte la tentative de meurtre d’Œdipe-enfant dont c’est l’échec qui a assuré et déterminé le destin tragique du héros26.

36On peut dès lors répondre à la question posée en titre : le mythe de Frankenstein n’est pas tant un « Œdipe moderne » que l’inscription littéraire du fantasme premier, le plus structurant de tous. L’inscription obligatoire et impossible dans un ordre familial n’était donc pas la version ultime du mythe de Frankenstein, puisque cette inscription même dissimule le plus originaire des fantasmes, « on tue un enfant », qui prolonge la deuxième forme du mythe (l’incarnation/identification à l’enfant monstrueux et merveilleux du fantasme maternel) :

Tout « ordre » familial, et à plus forte raison social, se donne pour charge de prendre en compte cette figure introuvable ou perdue de bonheur, de chute, de gloire et d’impuissance, mais il ne fait en réalité que nous en divertir. Car aucun « ordre » ne saurait nous dispenser de notre propre mort : non pas de celle qu’il ordonne et administre par ses pompes guerrières ou religieuses, mais de la première mort, celle que nous avons à traverser dès l’instant que nous sommes nés, celle que nous connaissons et dont nous ne cessons de parler, puisque nous avons à la vivre chaque jour, cette mort à l’enfant merveilleux ou terrifiant que nous avons été dans les rêves de ceux qui nous ont faits ou vus naître. Il ne suffit point, tant s’en faut, de tuer ses parents, encore faut-il tuer la représentation tyrannique de l’enfant-roi : « je » commence en ce temps-là, déjà contraint par l’inexorable seconde mort, l’autre, dont il n’y a rien à dire27.

37Le voyage se termine, sans se terminer, et se conclut sur ces paroles du monstre :

‘But soon,’ he cried, with sad and solemn enthusiasm,’I shall die, and what I now feel be no longer felt. Soon these burning miseries will be extinct. I shall ascend my funeral pile triumphantly, and exult in the agony of the torturing flames. The light of that conflagration will fade away ; my ashes will be swept into the sea by the winds. My spirit will sleep in peace ; or if it thinks, it will not surely think thus. Farewell.’

Notes de bas de page

1 Frankenstein ; or, the Modern Prometheus, edited with an introduction and notes by Maurice Hindle, Londres, Penguin Classics, 1992 (1831), p. 13.

2 Frankenstein, p. 27.

3 Hubert Desmarets, L’Eve future, Frankenstein, Le Marchand de sable, Paris, Éditions du Temps, 1999, p. 129.

4 Frankenstein, p. 33.

5 La version de 1831, utilisée ici, diffère beaucoup de la version de 1818 en ce qui concerne la description de la famille, et tout particulièrement l’adoption d’Elizabeth Lavenza. Dans la première version, en effet, le père abandonne une partie de ses activités publiques pour se consacrer à l’éducation de ses enfants après leur naissance et le jeune Victor est « the destined successor to all his labours and utility » ; le fait que Victor soit longtemps fils unique ne vient que comme une précision dans le texte et l’arrivée d’Elizabeth dans le cercle familial est décrite par Victor comme « an incident which took place when I was four years of age ». Elizabeth, dans cette version, est la cousine de Victor : la sœur d’Alphonse Frankenstein a épousé un gentleman italien et a eu une fille avant de mourir, laquelle est confiée à la famille Frankenstein pour lui éviter de vivre sous la coupe d’une belle-mère après le remariage de son père. « My father did not hesitate, and immediately went to Italy, that he might accompany the little Elizabeth to her future home. I have often heard my mother say, that she was at the time the most beautiful child she had ever seen, and shewed signs even then of a gentle and affectionate disposition. These indications, and a desire to bind as closely as possible the ties of domestic love, determined my mother to consider Elizabeth as my future wife ; a design which she never found reason to repent » (Frankenstein, Appendix A, p. 219). Ici, c’est donc du côté paternel, et non du désir de la mère, qu’est issue Elizabeth.

6 Frankenstein, p. 38-39.

7 Frankenstein, p. 41.

8 Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p. 460-461.

9 Jean-Jacques Lecercle, Frankenstein : mythe et philosophie, Paris, PUF, 1997 (1988), p. 91.

10 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon (Agora), 1974 (1958), p. 248.

11 Jean-Jacques Lecercle, op. cit., p. 96.

12 Ibidem, p. 97-100.

13 Frankenstein, p. 41.

14 Frankenstein, p. 47.

15 On parle évidemment de fantasme parental tel qu’il est imaginé par le petit enfant, imaginé ou déduit de la situation particulière à laquelle il est confronté.

16 Frankenstein, p. 52.

17 Le monstre, corps composé de morceaux disparates, c’est-à-dire corps morcelé, est bien la représentation du narcissisme d’avant le stade du miroir. On se souvient de la scène où le monstre découvre son visage dans une flaque, mise en scène de ce stade du miroir.

18 Frankenstein, p. 54.

19 Ce remplacement fantasmatique de Frankenstein par le monstre s’incarne dans la tradition, qui attribue le nom de Frankenstein à la créature plutôt qu’au créateur.

20 Frankenstein, p. 70.

21 Gérard Genette (op. cit., p. 459) cite ce passage de l’introduction de Jean Starobinski à la traduction de Hamlet et Œdipe d’Ernest Jones (Gallimard, 1967) : « Œdipe, dramaturgie mythique à l’état pur, est la pulsion manifestée avec le minimum de retouches. Œdipe n’a

donc pas d’inconscient, parce qu’il est notre inconscient, je veux dire : l’un des rôles capitaux que notre désir a revêtus. Il n’a pas besoin d’avoir une profondeur à lui, parce qu’il est notre profondeur. Si mystérieuse que soit son aventure, le sens en est plein et ne comporte point de lacune. Rien n’est caché : il n’y a pas lieu de sonder les mobiles et les arrière-pensées d’Œdipe. Lui attribuer une psychologie serait dérisoire : il est déjà une instance psychologique... Il n’y a rien derrière Œdipe, parce qu’Œdipe est la profondeur même. »

22 Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1979, p. 56.

23 On pourrait aussi reprendre les termes d’une analyse portant sur un secret hérité, selon Nicolas Abraham et Maria Torok qui parlent de « crypte ». On se souvient que les films adaptés du roman représentent souvent la naissance du monstre dans ce qui ressemble à une crypte inaccessible, sombre et mystérieuse (bien qu’elle soit perchée dans les hauteurs pour pouvoir capter les éclairs).

24 Frankenstein, p. 41.

25 Serge Leclaire, On tue un enfant, Paris, Seuil (Points), 1975, p. 11 (souligné par l’auteur).

26 Ibidem, p. 15-16.

27 Ibid., p. 13.

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