Conclusion. Les premières conséquences de la décentralisation
p. 269-274
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Index géographique : France
Texte intégral
1Nous arrivons ici à l’extrême limite que nous nous sommes fixée. En effet, même si la réforme engagée par les CREAI depuis le début des années 1980 se déroule, en partie du moins, alors que sont publiés les différents textes de lois qui vont très largement redessiner le paysage, dans le cadre de la décentralisation de l’action sociale, les changements qui interviennent au niveau de ces centres régionaux ne leur sont pas directement redevables. C’est bien en amont, et au moins deux ans avant l’avènement du gouvernement socialiste, que les dés ont été jetés. Pour autant, à peine remis des profonds changements qu’entraînent la cession des établissements ou encore la modification des règles de leur financement, les CREAI se retrouvent face à un autre défi majeur : s’adapter sans attendre à une configuration inédite, issue de la nouvelle répartition des compétences en matière d’action sociale.
2Il faudra de fait plusieurs années encore pour que les CREAI trouvent (plus ou moins) leurs marques au sein de ce paysage profondément modifié du fait de la décentralisation (et ce sont des années 1990 qu’il faudrait alors parler). Pour autant, très vite leurs responsables vont prendre la mesure des virages à négocier. On s’en tiendra à ce repérage. En effet, la répartition des compétences, qui va très largement profiter aux départements, ne devient effective qu’au 1er janvier 1984 et ce n’est que dans les mois qui vont suivre que peu à peu les conseils généraux vont être confrontés à l’ampleur de la tâche qui les attend et vont opérer les premières inflexions vers là où ils entendent aller.
3Le coup d’envoi de la décentralisation est donné par la loi du 2 mars 1982 « relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions ». Suivront pas moins de 26 lois, 300 décrets et plus de 600 arrêtés et circulaires1. Si, pour ce qui concerne l’action sociale, le mouvement de réforme ne sera achevé qu’avec la dite « Loi particulière » du 6 janvier 1986, c’est en 1983 que les textes les plus importants seront publiés. Le 7 janvier, puis les 22 juillet et 19 décembre de cette année-là sont précisées les compétences qui vont changer de main et les modalités de ces passages de relais. Il y aura bien quelques bévues – la curieuse répartition des compétences en matière de prise en charge des handicapés adultes est la plus significative – mais dans l’ensemble les conseils généraux, grands bénéficiaires de la réforme, vont se mettre à l’ouvrage sans trop rechigner. Il y aura bien entendu des déçus et des perdants. Les DRASS devront se défausser partiellement de leurs missions de coordination en matière d’ouverture ou d’extension d’équipements même si les CRISMS seront maintenues ; les DDASS, qui jouissaient souvent d’une relative autonomie (vis-à-vis des élus mais aussi vis-à-vis des DRASS), vont perdre 90 % de leur personnel et, avec, nombre de compétences bien évidemment. Le secteur financé par la Sécurité sociale va demeurer sous la tutelle de l’État mais pas l’Aide sociale à l’enfance, là où émarge une part importante des associations que fédèrent les CREAI. Ici le département va se voir attribuer une compétence de droit commun, là où auparavant se réalisaient les actions supportées sur les crédits d’aide sociale au titre des « financements croisés » régis par des décrets de 1954 et 1955. Il restera aux élus à prendre la mesure d’un secteur qui leur était certes bien moins étranger qu’on l’a dit à l’époque, mais qui pour autant nécessitait la définition d’une politique où ils auront beaucoup à découvrir.
4Au tout début de l’année 1983, les élus du CREAI de Bretagne sortent de l’expectative. Ils ne savent pas encore vraiment quelles seront les compétences transférées en ce qui concerne l’action sociale, mais bien des indices laissent à penser que les départements vont remporter la grande part des attributions2. Une question se pose alors immédiatement : que restera-t-il à la région, espace où le CREAI puise sa légitimité ? Au fil des mois suivants, ils vont découvrir qu’il y a certes quelques grains à moudre mais que cela fait finalement assez peu. La formation professionnelle et l’apprentissage tombent dans son escarcelle (décret du 14 janvier et circulaire du 22 avril 1983) et on ne dédaigne pas un jour de se tourner vers la formation professionnelle continue. On sait aussi que les rectorats demeurent les maîtres d’œuvre de la politique d’intégration scolaire dont pour le moment on n’a pas vu vraiment les effets alors que les lois de 1975 intégraient largement les inspections académiques dans les CDES pour ce faire. Maigre bilan toutefois.
5La grande affaire, celle qui, on s’en doute, préoccupe tous les CREAI, est l’investissement de l’échelon départemental, là où, désormais, l’affaire est entendue, tout ou presque désormais va se jouer. Pour beaucoup de CREAI, cet échelon est fort peu investi pour l’heure et au sein du CLCC par exemple, on ne manque pas d’écouter avec attention les conseils que prodiguent les représentants bretons qui, là aussi, ont quelques longueurs d’avance puisque les associations départementales préexistaient à la fédération et que leurs responsables ont également une certaine expérience, même si pas toujours réussie, de délégations départementales ou encore de quelques administrateurs élus département par département3. Si l’expérience peut aider, reste que des choix s’imposent. En particulier, il va être largement débattu au sein du CREAI de Bretagne de l’opportunité de donner ou non une impulsion nouvelle à des délégations départementales qui, sauf dans le Morbihan, pèsent peu (ou pas du tout pour ce qui est des Côtes-d’Armor). Cela nécessiterait en effet des moyens qui vont au-delà de la seule disponibilité d’un délégué départemental. Faut-il alors faire glisser des postes de permanent du CREAI de l’échelon régional vers les départements ? Doter ces délégations d’un budget propre ? Assurer à chaque délégation départementale une présence au bureau4 ?
6En termes de moyens, le débat est posé. Rien ne se dessine clairement encore en 1985 (si ce n’est la réticence de la direction du CREAI…) mais tout au moins a-t-on pris la mesure de l’enjeu. Le fait que se dégage la perspective de disposer bientôt de « liquidités » du fait de la cession d’une part du patrimoine, ouvre quelques appétits, du côté du Finistère en particulier, où l’on suggère que ce sera là un bon investissement5, mais on entrevoit aussi les risques d’un démembrement. Dans tous les cas, on se cherche… et on cherche aussi des militants. Si, en effet, dans chaque département, les directeurs d’établissements se réunissent toujours, si leurs directeurs généraux en font de même, ce n’est plus dans le cadre de délégations départementales où ils ne s’y retrouvent plus vraiment. Des groupements plus ou moins informels de directeurs se sont mis en place à la fin des années 1970 et se sont étoffés6. On est entre soi, on y parle gestion, ressources humaines, relations aux élus, aux DDASS, etc., mais le CREAI en tant que tel suscite de moins en moins d’engouement.
7C’est affaire de moyens, c’est bien entendu surtout affaire de finalités. Quels sont les services que le CREAI peut offrir à ces nouvelles directions des Affaires sociales qui vont, sous la houlette des conseillers généraux, définir les axes d’une politique sociale dont on sait déjà qu’elle sera une des grandes affaires des départements ?
8Ici et là, dès les premiers mois de 1984, quelques CREAI – à Limoges ou à Dijon par exemple – se voient confier des études par les Conseils généraux. À ce niveau-là, il faut à tout prix prendre date, se faire connaître, montrer son savoir faire. La plupart des élus, des présidents de cette instance départementale en particulier, qui concentrent entre leurs mains beaucoup de pouvoirs, ne connaissent pas du tout ce que sont les CREAI. Il est révélateur d’ailleurs qu’ils ne sont même pas destinataires des circulaires liées à la réforme de 1984. Chacun semble s’accorder, en Bretagne comme ailleurs, sur le fait qu’il va s’agir de se démarquer d’une image d’organisme chevillé au secteur de l’éducation spécialisée, habitué aux seules « réponses médico-psychologiques7 » à l’heure où les conseils généraux attendent des évaluations – le maître mot des années 1985-1990 est lâché –, des études intégrant les coûts, etc. La circulaire du 4 novembre 1983 évoquait la nécessité pour chaque conseil général de définir un « schéma départemental des établissements et service sociaux et médico-sociaux » :
« Il aura, était-il stipulé, pour objet d’apprécier l’adaptation des moyens existants aux besoins en matière d’établissements et de services, de prévoir les aménagements souhaitables et les services nouveaux à créer, de définir les priorités en matière d’investissement et de fonctionnement et d’aider à la programmation des actions du département8. »
9Dès 1984, nombre de conseils généraux vont se lancer dans la réalisation de tels schémas. On sait que, dans cette première phase du moins, les CREAI seront quasiment absents, certains cabinets de consultants plus ou moins liés à des partis politiques vont remporter le marché et proposer des audits standardisés ayant toutes les apparences du sérieux de la méthodologie et de la rigueur mises à générer des économies, prometteuses en ces temps de disette. La plupart du temps, les CREAI ne seront même pas dans la course, n’ayant ni les moyens ni le savoir-faire pour proposer leurs services. Qu’à cela ne tienne, entendra-t-on, d’autres rendez-vous se présenteront et cette fois, on sera sur les rangs, l’idéal étant de s’assurer d’un financement pérenne par des Conseils généraux dont le CREAI deviendrait l’expert de référence en matière sociale.
10On en est là en cette année 1985. Les défis à relever ne manquent guère pour les responsables du CREAI de Bretagne. Ils sortent tous quelque peu groggy d’une passe délicate et déjà il leur faut faire leurs preuves dans un environnement qui évolue très vite et face à des partenaires obligés qu’ils n’appréhendent pas encore très bien. Rien n’est donc réglé pour le CREAI, d’autant qu’il devient moins intéressant pour les dirigeants des associations les plus puissantes de s’y investir. Peu à peu, d’ailleurs, on va les voir délaisser une instance qui n’est plus réellement en phase avec les enjeux du moment et avec les lieux où ils se négocient, mais c’est une autre histoire…
11À entendre les critiques adressées aux CREAI, et celui de Bretagne n’y échappe pas (il concentrerait même la plupart des reproches qui ont cours au tournant des années 1980), on est plutôt étonné de les savoir encore en activité après les mauvaises passes que seront pour eux les lois de 1975, leur réforme obligée du début des années 1980 et pour finir les effets d’une décentralisation qui bouscule une fois encore la donne.
12La réponse à cette question tient finalement en quelques mots : les services de l’État et ceux qui les dirigent, quelles que soient d’ailleurs leurs appartenances politiques, ont toujours été extrêmement ambigus vis-à-vis d’une action sociale où ils hésitent à s’engager, où ils préfèrent déléguer aux initiatives privées le soin d’entreprendre.
13Les velléités d’intervenir directement sont vite mises sous le boisseau, de crainte justement de se retrouver en première ligne dans un secteur protéiforme, en perpétuelle redéfinition, très sensible à l’opinion publique. C’est une affaire qui dure depuis le xixe siècle et qui se prolonge sans véritable discontinuité depuis lors. On laisse donc faire les fonctionnaires militants ; on laisse aussi se développer les stratégies d’entrisme de ces militants associatifs, président ici et directeur général là, qui ne comptent pas leur temps et savent profiter de quelques marges de manœuvre concédées par l’État pour accomplir leurs desseins. Tout ce monde d’ » entre deux » arrange bien des pouvoirs publics qui avancent à pas comptés sinon à vue. C’est bien ainsi qu’il faut comprendre le pragmatisme de directeurs de DRASS qui veillent à ce que les CREAI ne s’étendent pas trop mais qui, pour autant, leur permettent de se tirer provisoirement d’affaire, quand par exemple leur situation financière devient trop tendue.
14Gardons-nous de taxer trop hâtivement ces réactions d’hypocrisie, n’y voyons pas trop vite de noirs calculs : faute de lignes claires, de projets affirmés, les responsables des administrations déconcentrées, ceux des services décentralisés également, ont besoin d’instances comme le CREAI mais dans le même temps n’ont pas intérêt à ce qu’elles pèsent trop au point par exemple de pouvoir établir de rapports de force. Ils peuvent toujours en dénoncer les limites, ces instances leur sont bien précieuses finalement.
15Les avis de ces inspecteurs généraux qui interpellent très vivement les CREAI au tournant des années 1980 sont symptomatiques de ces ambiguïtés indépassables. En effet, d’un côté ils dénoncent, voire n’hésitent pas à vilipender ces organismes qui semblent alors aucunement trouver grâce à leurs yeux et dans le même temps, avec sachant très bien le poids qu’a leur avis, ils préconisent le maintien en place de ces coordinations régionales, au nom d’arguments qui peuvent laisser songeur, à savoir qu’il y aurait une levée de bouclier, y compris de la part de ceux qui ne se privent pas de les critiquer, ou bien que ce n’est pas certain que l’État ferait mieux s’il devait s’y substituer avec les mêmes missions. Mieux vaut finalement avoir à faire à ces CREAI bien imparfaits qu’à des groupes moins bien contrôlés qui risqueraient d’occuper la place laissée vacante. Dit ainsi, sans ambages, qui plus est par des fonctionnaires qui font autorité, ces arguments ont au moins le mérite de la franchise.
16Ainsi vont, au cours de la période considérée, des pouvoirs publics qui se défaussent et peinent assurément à tracer une ligne claire en ce qui concerne l’action sociale en direction des établissements et services de l’éducation spécialisée.
Notes de bas de page
1 Valérie Löchen, Guide des politiques sociales et de l’action sociale, Paris, Dunod, 2000, p. 51.
2 « La Réforme des collectivités locales et le CREAI », bulletin du CREAI, n° 58, 1983, p. 32.
3 « La fonction technique des CREAI », compte rendu des journées du groupement professionnel des directeurs de CREAI, 15 et 16 juillet 1982, Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, fonds CREAI.
4 Compte rendu du conseil d’administration, 4 décembre 1984, Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, fonds CREAI.
5 Compte rendu du bureau, 7 octobre 1983, Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, fonds CREAI
6 « Ces groupements ont suscité beaucoup d’inquiétude et d’hostilité de la part du CREAI. Nous étions mal perçus. Il faut dire que constitué ou non en association, on allait voir la DDASS, on savait faire pression, et cela, au CREAI, c’était très mal vu » (entretien d’Alain Vilbrod avec Roger Serrand, mars 2003).
7 Compte rendu de la réunion du CLCC, 8 et 9 mars 1984, Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, fonds CREAI.
8 Article 1212 de la circulaire du 4 novembre 1983.
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